L’Homme qui rit (éd. 1907)/Notes-I

Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff ([volume 9] [Section A.] Roman, tome VIII.p. 539-567).

RELIQUAT

de
L’HOMME QUI RIT


Victor Hugo a laissé un grand nombre de notes et de fragments. Tout ce travail préliminaire nous permet de suivre l’évolution de sa pensée, de surprendre ses intentions premières, de découvrir les raisons qui l’ont amené à modifier le cours des aventures ou à transformer sur certains points le caractère de ses personnages.

C’est le travail de premier jet pour tout le livre, depuis la préface jusqu’à la conclusion, ce sont des indications rapides : morceaux de dialogue, observations philosophiques, considérations politiques, descriptions de sites.

Il semble que son premier souci soit de fixer d’abord ses personnages : et quand il a créé l’image, il la retouche, il la complète, il la perfectionne ; quelquefois même il la modifie absolument en sens inverse ; il garde alors dans ses notes le portrait primitif et nous présente un héros tout différent.

Il ne s’attache pas seulement aux acteurs dont il fouille la physionomie, il se passionne pour le drame lui-même. Son imagination fait naître les péripéties, les coups de théâtre. De là des ébauches de plans, des esquisses d’aventures, des incidents qui disparaîtront dans le livre.

Sa verve, sa fécondité l’entraînent parfois plus loin qu’il ne le voudrait ; les pages s’amoncellent, morceaux d’une rare puissance et d’une émouvante grandeur, mais qu’il juge sans doute trop étrangers à l’action ; il se résigne donc à des sacrifices et prive son roman de toutes ces étonnantes créations de son génie.

Nous reproduisons ces notes et ces fragments qui nous présentent l’Homme qui Rit sous un jour nouveau et parfois inattendu, et nous divisons ce reliquat en trois parties : Ébauches de préface ; notes ; fragments.


I

ÉBAUCHES DE PRÉFACE.

Ce sont là des documents précieux. Observons tout d’abord que quelques-uns de ces projets sont datés de 1868, en mai et juillet. Environ un an avant que l’œuvre parût, Victor Hugo se préoccupait déjà de la présenter aux lecteurs ; on assiste à ses tâtonnements, à ses incertitudes. Les notes se multiplient, les idées jaillissent, tantôt se répétant sous diverses formes, tantôt s’élargissant. Il semble qu’après avoir voulu seulement affirmer l’âme et faire passer l’idée philosophique au premier plan, il cherche ensuite à agrandir le cadre de sa préface.

Sans doute la conception spiritualiste domine l’œuvre tout entière, sans doute Victor Hugo la proclame d’autant mieux qu’elle a été méconnue dans ses publications antérieures ; mais il n’est pas seulement un philosophe, il a voulu faire un drame et placer ce drame dans un milieu historique : il a donc été philosophe, écrivain dramatique et historien, historien impartial qui dénonce les tares de la royauté ; et en instruisant le procès contre le passé, en choisissant dans ce passé l’un de ses plus grands crimes, le droit royal de mutilation, il a voulu justifier l’avènement de la démocratie.

On retrouvera dans ces essais le désir d’établir ces divers caractères de son livre au point de vue philosophique, historique et social.

Mais après avoir accumulé les notes et les avoir amalgamées, il s’aperçoit que sa préface sera une longue introduction. Il risque d’empiéter sur les livres projetés. Il préférera renoncer aux considérations trop étendues, et se bornera à indiquer en quelques lignes le plan d’une trilogie dont l’Homme qui Rit sera le premier chapitre.

Il semble que Victor Hugo avait tout d’abord songé à remplacer la préface par une simple dédicace au lecteur.

dédicace.
Il n’y a de lecteur que le lecteur pensif.
C’est à lui que je dédie mes œuvres.

Qui que tu sois, si tu es pensif en lisant, c’est à toi que je dédie mes œuvres.


Il y a deux sortes de drame : le drame qu’on peut jouer, et le drame qu’on ne peut pas jouer. Ce dernier participe de l’épopée. Aux personnages humains il mêle, comme la nature elle-même, d’autres personnages, les forces, les cléments, l’infini, l’inconnu.

Celui qui écrit ces lignes a fait de ces deux sortes de drame. Les drames du premier genre sont : Hernani, Ruy Blas, les Burgraves, etc. Les drames du second genre sont : le Dernier jour d’un condamné, Claude Gueux, N.-D. de P., les Misérbles, les Travailleurs de la mer, et ce livre, l’Homme qui Rit. On a interdit le théâtre aux premiers. On ne peut l’interdire aux seconds.

À ce drame-là, on ne ferme point le théâtre. Il échappe aux censures et aux polices[1].

Étant plus grand, il est plus libre.

Il peut affirmer l’âme humaine plus puissamment encore que le drame circonscrit dans la lutte brève des hommes. À la lutte des hommes, il ajoute la lutte des choses.


Le but de l’art, c’est l’affirmation de l’âme humaine.

La science peut être matérialiste, c’est son affaire. L’art ne le sera jamais.

À chacun sa sphère. À la science, la substance ; à l’art, l’essence.

Eße. Toute l’âme est là.

L’âme est. Le reste existe.

Dieu et l’âme sont un fait identique, on peut même dire concentrique.

Le scalpel fouille à sa manière, le rayon fouille à sa manière ; ne leur demandez pas de trouver la même chose. Le rayon trouve l’âme. Lux vocat lucem.

Chose qui semble contradictoire et qui est évidente, tous les deux ont raison. Le matérialiste ne dit pas qu’il n’y a que la matière et le spiritualiste ne dit pas qu’il n’y a que l’esprit. Chacun affirme ce qu’il voit. Qu]en savent-ils ?

Dans les époques sceptiques, affirmer l’âme c’est affirmer la conscience, la volonté et la liberté ; la conscience qui est notre prunelle, la volonté qui est notre bras, la liberté qui est notre aile.


22 mai 1868.

Si l’on demande à l’auteur de ce livre pourquoi il a écrit l’Homme qui Rit, il répondra que, philosophe, il a voulu affirmer l’âme et la conscience, qu’historien, il a voulu révéler des faits monarchiques peu connus et renseigner la démocratie, et que, poëte, il a voulu faire un drame.


Dans l’intention de l’auteur, ce livre est un drame. Le Drame de l’Âme. D’une part ce monstre, la matière, la chair, la lange, l’écume, le dénuement, la faim, la soif, l’opulence, la puissance, la force, l’infirmité, la mutilation, l’esclavage, l’affront, la chaîne, le supplice, la souffrance, la jouissance, la pesanteur, la gravitation, l’évolution sociale et humaine ; de l’autre ce lutteur, l’Esprit.

Ce livre est aussi une histoire. Le poëte dramatique sans l’historien et sans le philosophe n’existe pas.

Ce livre, envisagé à un certain point de vue, beaucoup plus restreint il est vrai que le premier ci-dessus, pourrait être intitulé : l’Angleterre après sa révolution et avant la nôtre.


L’histoire ne peut tout dire. À peine d’encombrement, il faut qu’elle choisisse.

Le roman fait ce qu’elle ne fait pas. Par un côté le roman est drame, par l’autre histoire. Il complète le récit par la peinture, et la narration par la vie. Quant à nous, il nous semble au moins aussi utile de raconter les mœurs que de raconter les événements.


H.-H., 31 mai 1868.

Il n’y a pas d’autre lecteur que le lecteur pensif.

Celui-là comprendra pourquoi l’auteur de l’Homme qui Rit a cru utile de publier ce livre, où est peinte l’ancienne Angleterre, avant le livre où sera peinte l’ancienne France, qui aura pour conclusion la Révolution et qui sera intitulé : Quatrevingt-treize.

L’Angleterre après 1688, la France avant 1789, tels sont les deux pôles de l’immense fait européen qui a produit la Révolution, française encore aujourd’hui, avant peu universelle.


Le monstre fait, par caprice royal et de main humaine, est un fait, le plus effrayant peut-être de ceux qui caractérisent le vieux monde. L’histoire l’effleure et l’indique à peine. Il nous a paru utile de mettre ce côté du passé en pleine lumière avant de donner au public le livre qui suivra celui-ci : Quatrevingt-treize.

La monarchie à outrance a produit la révolution.


Un grand procès se plaide : le procès de l’avenir contre le passé. Le présent est rapporteur et l’humanité est témoin.

L’histoire amasse lentement le dossier de tout ce vieux crime qu’on appelle la monarchie. De ce crime l’aristocratie a été tantôt juge, tantôt complice. Complice, elle doit être condamnée. Juge, elle doit être appréciée. Déclaration d’amour à l’Angleterre.

Mais la vérité veut être dite.

Un fait terrible du bon plaisir royal a été longtemps laissé dans l’ombre. Un fait de mutilation qui commence chez le pape et ne finit pas chez le sultan. L’auteur a éclairé ce fait. Il est nécessaire que tout ce qui, soit en France, soit en Angleterre, a amené 93, soit approfondi.

Ce devoir, l’auteur a voulu le remplir.


La révolution française est, à beaucoup d’égards, la révolution anglaise. 1789 a travaillé en Angleterre presque autant qu’en France.


Des sociétés vieillies résulte un certain état difforme. Tout finit par y être monstre, le gouvernement, la civilisation, la richesse, la misère, la loi. Le roi est un cas tératologique, le seigneur est une excroissance. Le prêtre est un parasite ; tous les dogmes, royauté, code, bible, s’exfolient en chimères. Les fantaisies de la toute-puissance vont jusqu’à créer des monstres matériels, victimes des monstres moraux. Les sexes prennent les vices les uns des autres. L’homme s’effémine, la femme « s’humanise ». L’un perd la honte, l’autre la pudeur. Les mœurs profondes reflètent tout cela, qui est sur leur rive. De plus en plus les jouissances s’épanouissent, les souffrances se creusent, les indifférences deviennent féroces. On se hait. Chacun prépare sa tempête. La matière opprime. L’âme se débat. De là le chaos.

Sur le chaos plane l’esprit.

Cet état informe et difforme, que le monstre résume, tous les peuples le présentent à un moment donné. Chez deux peuples surtout il est caractéristique ; en Angleterre après 1688, révolution fausse ; en France avant 1789, révolution vraie. 93 conclut.


17 juillet 1868.

Notre civilisation, celle du moins dont nous sommes le produit immédiat, comporte-t-elle, sous d’autres formes, les grandes lignes fatales et criminelles de l’âge homérique et biblique ? Peut-elle avoir, elle aussi, ses Ixion et ses Sisyphe, ses roues qui tournent toujours, ses rochers qui retombent sans cesse ?

Avons-nous dans nos siècles moderncs, au double point de vue de l’histoire et de l’art, l’équivalent de l’antique foudroyé ? Peut-on ajouter l’enregistrement d’une grande misère de plus à ce lugubre dossier du passé, dont la démocratie instruit si utilement aujourd’hui le procès ?

Par exemple, du vieux « droit royal de mutilation », de ce crime, le plus odieux de tous ceux que la royauté a commis sur l’homme, qui s’est accompli partout en Europe sur une si large échelle, avant la révolution française, tantôt publiquement, par les vindictes légales et pénales, tantôt d’une façon inavouée et occulte, pour les besoins de la politique et la satisfaction des maîtres, de cet attentat qualifié droit, a-t-il pu sortir quelque chose comme un Prométhée ou un Job, se dressant à un moment donné, et jetant, non plus au dieu, mais au roi, sa protestation tragique ? L’auteur l’a pensé. De là ce livre, qui est, comme tous ses autres romans, un essai de drame hors des proportions ordinaires.


II

NOTES POUR L’HOMME QUI RIT.

Il y a deux sortes de notes : les unes sont documentaires (indications historiques, description de Londres, particularités sur les mœurs anglaises, études sur la Chambre des lords). Elles ont été utilisées et développées dans le roman, nous n’en parlerons pas.

Les autres, au contraire, contiennent des variantes de situations et de caractères ; elles sont intéressantes parce qu’elles nous révèlent une orientation particulière du roman, une conception première différente de celle que Victor Hugo a définitivement choisie, notamment pour le caractère de Josiane.

Dans le livre, Josiane apparaît comme une créature à la fois pure et perverse, sans amant mais aussi sans chasteté, avec toute la vertu possible et sans aucune innocence, n’aimant de l’homme que l’exception : dieu ou monstre, à la recherche de sensations maladives. Elle est attirée vers Gwynplaine, non parce qu’il est laid, mais parce qu’il est difforme. La difformité n’est pas la laideur : elle est grande par elle-même ; plus la difformité sera compliquée, étrange ou inattendue, plus elle séduira Josiane.

Or, dans un premier projet, Josiane était franchement et exclusivement une courtisane. Sans doute lord Cyrus, son amant, répondait bien à son goût pour les créatures d’exception, puisqu’il était beau comme Apollon ; mais elle n’était plus chaste, la fin de son entretien avec lord Cyrus ne nous laisse aucun doute à ce sujet ; si elle envisageait l’idée de se marier à un monstre comme Gwynplaine, c’était simplement sur le conseil de son amant et pour conserver une fortune.

Josiane n’était donc pas cette belle fille, ce monstre de pureté et d’impudeur, le pendant moral et immoral du monstre Gwynplaine ; c’était Vénus épousant Vulcain par intérêt.

Cette conception première du caractère de Josiane modifiée complètement dans le roman n’est pas une des moindres curiosités de ce reliquat.

Quelques réflexions d’Ursus et quelques indications sur son caractère :

Il avait en lui une colère contre les choses qu’il prenait pour de la haine contre les hommes. Les hommes ! c’était là son mot le plus amer. Il leur voulait du mal et leur faisait du bien.


— Est-ce que la joie n’est pas partout où est la lumière ?
— J’ai vu un ver luisant dans une tête de mort, répondit Ursus.

Ursus :

— Dieu, dit-il, c’est lord Fuisumero.


— Rien n’est plus étrange que moi. Suis-je bête d’être bon !


On peut être en retraite même dans le ciel.

Certains astres sont hors des affaires et se font satellites.

— La lune, dit Ursus, est une planète douairière qui accompagne la terre sa fille au bal des soleils.


Ursus : « Petit, on m’apprenait des vers d’un vieux poëte oublié qui s’appelait Shakespeare ; il vivait il y a cent ans. Cela s’appelait Hamlet, Romeo et Juliette, Macbeth, Othello ; on a laissé là ces extravagances, et on est revenu au bon goût. C’est très heureux pour l’Angleterre, mais c’est très malheureux pour moi. »


Ursus dit :

— Quelquefois l’inconnu que nous appelons Dieu et dont nous sommes les patients s’irrite contre la vertu des hommes, souvent meilleurs que lui, et leur témoigne sa mauvaise humeur par des pestes et des fléaux. Les philosophes prennent acte de ces mouvements d’impatience et cela fait du tort à Dieu. Il y a des dépits qu’il ne faut point laisser paraître.


Arrivée de l’enfant chez Ursus. — Scénario de la réception :

Ursus philosophe — pauvre — poêle de fonte — pomme de terre — un peu de lait. — Il se prépare à souper — entend gronder Lupus[2] et appeler — ouvre son vasistas. — Accueille l’enfant d’injures et de menaces — le recueille, le nourrit, donne à boire à la petite, le réchauffe. — Il le met nu — lui ôte ses haillons — l’habille de vêtements neufs — pas tout à fait à sa taille — grommelant : Le méchant garnement est trop petit. Tu vois bien que ces habits-là ne sont pas faits pour toi. Tu auras l’air de les avoir volés. Cela fait qu’on t’arrêtera comme filou et larron. — Ce sera bien fait.

Tout en le déshabillant, il le voit nu. Il grommelle : — Allons ! ils l’ont laissé homme. Quelle bêtise ! pendant qu’ils étaient en train, ils auraient bien dû le faire monstre tout à fait. Il eût pu gagner sa vie en chantant chez le pape. Comme cela, il aura des enfants à son tour. — Ah ! graine de malheur !

Il donne sa pomme de terre à l’enfant — son lait à la petite — et se passe de souper.

L’enfant rudoyé et attendri.

— Fainéant ! petit drôle ! Il sort et va voir si la femme est morte. Il revient. Elle est bien morte, dit-il. Elle est heureuse. — Quel malheur que ce drôle ait sauvé la petite !


Dans ce fragment, Dea est supposée n’être plus au maillot puisqu’elle est en âge de manger une pomme de terre :

Le petit frappa :

— Entrez, dit le vieillard.

Ils entrèrent.

Le vieillard les regarda.

— J’ai justement trois pommes de terre, dit-il. C’est toute ma fortune à peu près. Il y en aura une pour chacun de nous.

Tu es bien laid.

Tiens, elle est aveugle.


Colère bourrue et bonne :

— Tu mourras sur l’écha… — Mais mange donc tout, qu’on te dit !


Avant de partir à la découverte de la morte, Ursus consultait son loup :

— Homo, il s’agit de trouver une gueuse de femme qui nous empêchera de dormir cette nuit, et qui s’est avisée de se coucher bêtement sur la neige. Tu as plus d’esprit que ça, toi. Maintenant, veux-tu m’aider à la retrouver ? Nous lui donnerons une danse. Veux-tu ? oui. Eh bien, partons.


Variantes des noms des naufragés :

Et ils signèrent ; la femme en tête :
Galdastigazù, du Val d’Andorre, chirurgienne.
Niclich, voué au noir.
Pierre-Jean Gernard, ancien notaire royal.
Carcagente, du bagne de Mahon.

Variantes des noms des deux lutteurs dans le chapitre : Écoße, Irlande et Angleterre.

Un irlandais nommé Gulibardine et un écossais nommé Helmsdail.


Détail sur l’éducation donnée à Gwynplaine :

La chiquenaude de Gwynplaine.

Ursus lui avait donné un autre talent. Ce qu’on appelait alors la chiquenaude consistait à casser un pavé avec une chiquenaude.


Victor Hugo avait probablement voulu une première rencontre de Gwynplaine avec la justice pour « ses paroles inconsidérées », puis il a réservé cet effet pour la Cave pénale :

C’était une grande salle basse ayant à l’un de ses angles au fond une cage de fer à mettre les accusés. Toutes les salles de justice étaient à cette époque ornées de cette cage qui décore encore aujourd’hui la (mot illisible) de Jersey.

On apercevait au fond de la salle, dans la cage de fer un homme, et près de lui un magistrat en robe. L’homme parlait, le magistrat écrivait. Ils étaient trop loin et parlaient trop bas pour qu’on pût entendre leur dialogue. C’était probablement quelque braconnier interrogé par le shériff, chose alors la plus ordinaire du monde, et Gwynplaine y fit à peine attention.


Aveu d’Hardquanonne. — Cave pénale.

— J’ai eu pitié de lui. Je me suis dit : il faudra que ce garçon-là puisse gagner sa vie plus tard. Je lui ai brûlé avec un fer chaud le cartilage du nez, et je lui ai fendu la bouche jusqu’aux oreilles. Cela a fait l’Homme qui rit. Il est riche aujourd’hui.


Josiane n’était pas posée comme esprit fort ; témoin cette curieuse consultation chez une sorcière :

Josiane croyait aux sorcières (développer — citer des faits — histoire).

(Depuis quelque temps toute pensive.)

Elle va voir une sorcière qui était de la cour, la marquise (un nom italien), et elle lui dit : « Je suis amoureuse, j’aime quelqu’un d’impossible, je voudrais être à lui et qu’il fût à moi. Je l’aime d’amour. Je ne puis lui envoyer de message. Je ne peux avoir avec lui aucun rapport direct. Comment faire ? »

La sorcière lui dit : « Écrivez-lui une lettre. Cachetez-la avec de la cire de quête, scellez-la avec ce sceau qui est le sceau de… (voir Bodin) et mettez-la le soir en vous couchant, tous les soirs, sur votre crédence de nuit. »

— Et après ?
— C’est tout.
— Comment, tout ?
— Oui. Un matin en vous réveillant, vous verrez près de votre lit l’homme que vous désirez.
— Que dites-vous là ?
— La certitude.
— Cette lettre fera venir l’homme que je veux pour amant ?
— Elle l’évoquera. Elle l’appellera. Il viendra. C’est par ce moyen que Marie Stuart fit venir près d’elle Rizzio. Il est infaillible.
— J’essaierai, dit Josiane.

Incrédule sur tout, elle croyait à cela…


Plusieurs détails de ce plan sont supprimés dans le roman.

Ses domestiques.
Josiane.
Son tribunal, cour de baron.
Son entrée à la Chambre.
Son premier discours.
Visite : la reine.
Chiquenaude à un groom de l’aumônerie.
Procès. — Le grand sénéchal rit. — Acquittement humiliant.
Josiane et lord Augustus.
Son désespoir.0

Chiquenaude ayant fait saigner du nez dans le palais de la reine. La peine pour ce fait était le poing coupé ; il est vrai que, comme il s’agissait d’un lord, on pouvait faire grâce et se borner à lui faire trancher la tête, grande faveur ; le poing coupé était infamant et la tête tranchée était honorable.

Josiane : « J’ai entendu dire que vous aviez un procès, mon cher. Eh bien, où en êtes-vous ? »


D’après cette note, et celles qui suivent, Gwynplaine serait resté quelque temps pair d’Angleterre, oubliant Dea, malheureux, mais résigné à la grandeur :

Il s’aperçut de l’effet étrange de son visage. Il ne revit personne que dans l’ombre. Triste, mais espérant.

Après son apparition à la chambre et son fiasco, il perdit l’espérance.

Une première entrevue très courte à Winchester.

— Mylord, dit Josiane, je crois devoir prévenir votre Seigneurie que lord Augustus vient me voir tous les jours de trois heures à cinq. Nous faisons une promenade à cheval ensemble.
— Pourquoi me dites-vous cela, madame ? demanda Gwynplaine.

La duchesse répondit :

— Pour que vous preniez d’autres heures…

Entretien de Josiane avec lord Cyrus :

— Il est plus que difforme, il est terrible. A-t-il une âme ? je ne sais. Il n’y a d’âme que dans un Apollon tel que vous. Vous êtes Apollon. Maintenant écoutez. Si je vous épouse, nous serons pauvres. Nous n’aurons à nous deux que dix mille guinées de rente. C’est mourir de faim. Cependant je suis prête. Je vous aime. Si j’épouse lord Clancharlie comme le veut la reine, je reste riche. Je continue d’être déesse et vous dieu. J’ai ma cour, mes palais, mes chasses, mes chiens, mes courtisans. Je donne des fêtes, que je vous dédie. C’est la grande vie de l’empyrée. (Etc. Développer.)
— Que me conseillez-vous, Cyrus ?
— D’épouser lord Clancharlie.
— Clancharlie ?
— Vénus a épousé Vulcain.

Un moment après, Clancharlie entend le bruit d’un baiser et la voix étouffée de Josiane qui disait : « Je t’aime ! »


Entrevue de Gwynplaine et de la reine :

La grave reine Anne rit. Le soir un vieux lord dit à Gwynplaine :

— Mylord, croyez-moi, n’allez plus chez la reine.
— Pourquoi ? demanda Gwynplaine.
— Par respect pour la Chambre.
— Comment ?
— Puisqu’en vous voyant la reine se met à rire, vous n’y devez plus retourner. Un lord n’est pas un bouffon.

Duel de Barkilphedro et de Gwynplaine. Ce duel ne pouvait figurer dans la version définitive, Barkilphedro étant représenté comme un personnage méprisable et lâche n’aurait jamais provoqué Gwynplaine :

… Barkilphedro fort à l’escrime. — Rencontre avec Gwynplaine qu’il provoque. Gwynplaine n’a jamais touché une épée. Lord Cyrus Mannours qu’il ne connaît pas, intervient, prend le duel pour lui, tue Barkilphedro : Permettez, monsieur, que je vous dise mon nom. — Je le sais, vous êtes lord Clancharlie. — Je suis lord Cyrus Mannours.

Plus tard, jugement de Cyrus Mannours par la Chambre des lords.


Conclusion inédite :

Ainsi Barkilphedro, visant Josiane, avait frappé Dea.

Continua-t-il ses intrigues ? C’est probable. Laissons-le dans ses ténèbres. On met toujours trop longtemps de la lumière sur une vipère.

Que celui qui avait été Gwynplaine épousât Josiane, cela était aussi impossible à lui qu’à elle.

Ils s’éloignèrent l’un de l’autre avec horreur.

Tout ceci aboutit au bonheur de Josiane. Elle resta fille, et prit lord David pour amant.

La pairie demeura à lord Fermain Clancharlie ainsi que le vaste héritage Clancharlie-Hunkerville.

Plusieurs mois s’écoulèrent. Automne.

Ainsi avorta le rêve d’un méchant. Les êtres qui sont dans l’ombre durent bien rire de Barkilphedro.


III

FRAGMENTS.

Victor Hugo a laissé de longs et importants fragments. Il ne les a pas utilisés malgré leur lien de parenté avec le sujet ; c’étaient des épisodes ou des considérations politiques et philosophiques ; l’action aurait risqué d’être ralentie ou coupée au moment où se déroulaient les plus émouvantes péripéties du drame. L’industrie des Comprachicos lui avait fourni le texte d’une étude fort belle et fort curieuse sur le bouffon de cour. Il met à nu, pour ainsi dire, l’âme de son Triboulet. La physiologie des bouffons et la psychologie de leurs maîtres sont exposées avec une puissance incomparable. Il y a une analyse minutieuse et profonde des sentiments et des sensations provoquées par le spectacle de ces monstres variés : joies, voluptés, surprises, besoin d’hilarité, conscience de la suprématie et de la force en face de l’infériorité attestée par ces difformités ; l’anatomie du bouffon, cette dissection savante et vivante des éleveurs de monstres, cet exposé des déformations de sentiments amenées par la vue de ces déformations physiques, tout ce tableau tragique est peint d’une touche large et vigoureuse.


note préalable sur les comprachicos.

I

Le sujet de ce livre, pour ceux qui voudront bien lire l’ouvrageces volumes avec attention, est humain. Il est philosophique, et non historique. Si ce livre se rattache à quelque chose, c’est au côté éternel de l’homme, et non au côte passager. L’action sans doute, et c’est la loi du drame comme c’est la loi de la vie, se passe dans un pays et dans un temps, mais elle se passe surtout dans l’âme humaine. Le reflet d’histoire spéciale qui nous éclaire tous nous localise, mais ne nous circonscrit pas. L’infini du cœur n’est d’aucun siècle. L’homme n’est point date.

Les Comprachicos ou Raghles, qui sont l’objet de cette note préalable, tiennent tout au plus dans ce livre la place du prologue dans la tragédie. Les comprachicos sont, pour le drame dont ce livre essaiera d’être la représentation, ce qu’on pourrait appeler un fait de point de départ. L’idée du livre est au delà.

Pourtant, il a paru nécessaire d’indiquer ici, le plus brièvement possible, quelques détails caractéristiques et étranges ; détails fameux il y a deux siècles, oubliés il y a cent ans, ignorés aujourd’hui.

Ce court chapitre préliminaire n’est autre chose qu’un renseignement ; nous ne pouvions pas ne point l’écrire, mais on peut ne pas le lire.

II

Le fait des comprachicos éclaire tristement, et d’une lumière utile, tout un côté desanciennes mœurs mœurs féodales. Ce mot, mœurs féodales, comprend presque toute l’histoire.

Les comprachicos sont un symptôme. Ils sont l’abcèsla pustule – le charbon d’un virus. Ils révèlent tout un état social, séculaire, préexistant, immémorial. Le fait antique, dont les comprachicos sont une branche, est plus qu’un fait, c’est pour la société une manière d’être. Il se ramifie de nos jours, fort pâli, il est vrai, et devenu présentable, jusque dans nos mœurs parisiennes, sous diverses formes ; il a perdu sa férocité, il a gardé sa reptilité ; il se glisse un peu partout ; et, si l’on regarde de près. on retrouve cette veine noire, sans solution de continuité, du haut en bas de la sombre formation humaine qu’on appelle la civilisation.

L’histoire se tait volontiers sur le côté gênant des faits sociaux.

Qu’on nous permette une parenthèse.

Il serait temps que l’histoire entrât dans la voie des aveux. L’histoire met sa dignité à être une narration qui ne raconte point. L’historien, du moins l’historien de la vieille école intitulée la grande histoire, a une foule de raisons pour cela.

Premièrement, la courtisanerie, deuxièmement, lela rhétorique beau langage, etc., etc.

Ne rien dire de désagréable est une loi. Ce mot : désagréable a de l’étendue. Il exclut tout ce qui peut déplaire ; aussi bien ce qui déplaît à la rhétorique que ce qui déplaît à l’autorité. L’historien, dit sérieux, a la prudence, plus la pruderie ; la lâcheté, plus le cant, qui est aussi une lâcheté. Dire, c’est oser. Et oser, c’est trop pour l’histoire.

Ne mela brouillez pas avec la rhétorique. L’histoire est un cahier d’expressions. Elle ne demande point : Cela a-t-il pu se faire ? mais : cela peut-il se dire ? L’histoire n’est point toujours admissible dans l’histoire. Il faut d’abord que le récit soit noble ; il sera vrai ensuite, s’il peut. Un roi meurt dans une posture humaine. Impossible de raconter sa mort. Moi-même je m’en garderai bien. L’histoire est une portière qui se croit grande dame. L’élégance avant tout. Elle passe sous silence une foule de faits qu’elle ne trouve point assez majestueux. — Comment veut-on que je parle d’une poule ? disait Bossuet. Un poëte de la haute école historique a traduit la poule au pot par « la sarcelle dans l’urne ». Le grand cri de Waterloomot de Cambronne, plus fâcheux encore pour la dignité de l’histoire que le mot de Henri IV, a subi la même amélioration : la garde meurt, etc. Ces délicatesses de style font partie de ce qu’on appelle en France le goût.

A-t-on jamais pensé à ceci, que personne n’oserait dire : Le rêve d’Athalie ? Les gens du commun font des rêves, les rois font des « songes ».

Telle est la puissance de la rhétorique.

Passons.

(LE BOUFFON.[3])
Page 23. [Pourquoi des monstres ?
Pour rire.]

Nous expliquons ceci.

Le bouffon de cour est un fait mixte ; le bouffon de cour, pris comme produit physique, indique, chez ceux qui l’ont inventé, une forte préméditation.

C’est un être hideux.

On le suppose fortuit ; point : il est voulu. Brusquet, qui lardait par derrière le manteau de Strozzi. CorcovitaTriboulet, PedasonLepelu, StavirazaMilletoits, tous ces porte-marotte, ont été d’efficaces amuseurs du trône ; ils ont fait éclater de rire l’ennui royal, l’un par sa claudication, l’autre par ses verrues, l’autre par son bégaiement, l’autre par ses omoplates trop hautes et trop étroites contenant la phtisie, etc. On se tromperait si l’on croyait que ces chefs-d’œuvre de la difformité complète, absolue et Irréprochable, sont des créations pures et simples de la nature. La nature n’a pas tant de talent que cela. L’art l’a aidée. La nature ébauche volontiers l’horrible, mais pour achever le monstre il faut l’homme. C’est à cela que servaient les comprachicos. La nature ne faisant point de monstres parfaits, les comprachicos comblaient cette lacune.

En Angleterre, après la restauration des Stuarts, un besoin social s’était manifesté, un profond besoin de joie. Dans l’antiquité, au moyen âge et jusqu’au dix-huitième siècle, ce besoin de joie, propre à ce qu’on nomme les hautes sphères, a produit les bouffons de palais. Les princes et les seigneurs ne pouvaient se passer de ce complément. Être puissant, être beau, être jeune, être bien portant, ne suffit pas ; c’est même fastidieux, si l’on n’a pas près de soi le faible, le laid, le vieux, le malade, pour jouer avec. L’infortune d’autrui, douce comparaison perpétuelle qui rehausse votre félicité. Vous avez le quine du bonheur, celui-ci a le quine du malheur ; assaisonnement. Ainsi s’efface la monotonie de la prospérité sans ombre ; il y a dans votre destinée quelqu’un de malheureux, qui n’est pas vous. Par-dessus le marché, forcez ce misérable à rire ; confrontez son rire avec le vôtre ; ajoutez à votre gaîté hautaine composée de tous les triomphes et d’aucune pitié, cette gaîté soumisehumiliée, formée d’un tas de souffrances et pleine de rage, démêlez cette rage insubmersible sous votre joie, amusez-vous à toucher du doigt l’impuissance de cet ennemi qui vous caresse, de cette morsure qui vous baise, et vous verrez quel redoublement d’extase il y aura en vous. Volupté et cruauté sont synonymes. Sentir souffrir, et voir rire, quel raffinement ! Le bouffon de cour procure aux maîtres cette satisfaction. Cet amuseur est un torturé. C’est le banni, il entre, et il reste le banni. Complication profonde de jouissance.

Ajoutez à ce mystère de délices la plénitude d’orgueil que vous donne l’humiliation d’un autre. Son grotesque vous constate sublime. C’est votre preuve faite par votre contraire. C’est mieux que votre extrême qui vous touche, c’est votre extrême qui vous cajole. C’est la certitude de vos félicités qui vous arrive concrétée dans une misère consentante. Adhésion farouche d’un éclat de rire. Rien ne vous affirme à vous-même comme cette présence gaie du malheur.

Cette résignation est votre prisonnière. Ce malheur est votre vaincu. Il traîne une chaîne mélodieuse pour vos oreilles. Sans que vous vous en rendiez bien compte ( — car vous n’êtes pas méchant — ), cette angoisse prosternée et vile, cette douleur admise à vos fêtes, cette détresse complaisante soulignant tout ce que vous avez avec tout ce qui lui manque, ce désespoir folâtrant pour vous distraire, dégage en vous une vague et enivrante conscience de votre suprématie.

Autre jouissance, prise encore plus profondément, c’est-à-dire plus bas : ce bouffon est un homme ; ce monstre est une âme. En dessous il grince et rugit, car jamais l’esclave ne rit. Il ricane. Ce qui rit, c’est le maître. Il y a de la protestation dans le ricanement. Parfois la vengeance est derrière. Or cela vous plaît. Cette menace sourde a juste la quantité de pointe qu’il faut pour chatouiller. Ce bouffon vous hait, et vous le savez, et vous le voulez. S’il ne vous haïssait pas, son adoration aurait moins de saveur. C’est une sorte de sel terrible, qui ôte la fadeur à ce flatteur. Vous tenez à en être abhorré. Vous entendez qu’il soit hypocrite. Aussi est-ce un cœur étrange. Quel Tartuffe qu’un Tartuffe par ordre ! Ce Tartuffe, vous le pénétrez, et vous avez cette volupté acre et bizarre d’être son jouet, sans être sa dupe. Vous êtes son pantin, mais il est le vôtre. Vous vous donnez le plaisir de regarder dans la transparence d’un traître. Quel aquarium qu’une âme !

Ce qu’on y voit vivre, ce qu’on y voit croître, ce qu’on y voit flotter, est effrayant. Cette eau trouble, vous péchez dedans. Ce masque, vous vous voyez à travers. La fureur qui est dessous, vous charme. Si ce monstre vous aimait, vous le chasseriez. Il manquerait à son devoir. Où serait votre triomphe ? Puisqu’il est votre piédestal, il faut qu’il soit votre jaloux. Se faire rehausser par son envieux, plaisir profond. Le miasme devenu encens, c’est exquis. L’avortement de la haine amuse.

Ôtez-lui sa haine, vous vous ôtez votre joie. C’est précisément de sa rage que vous riez surtout, et du vrai rire inextinguible. Être une idole abhorrée, quelle souveraineté ! Un chat humain qu’on a entre les jambes, une adulation alimentée d’exécration latente, l’acceptation par un infirme du mépris jovial sans miséricorde, une bosse qui fait le gros dos, la sombre dignité qui est dans le malheur abdiquant, le ridicule consentant à être risible, le tragique se déclarant comique, l’idée que vous vous faites des inexprimables pensées de cet homme quand il est seul, voilà de quoi vous tenir les côtes ! voilà de quoi faire montrer leurs belles dents à toutes ces jolies femmes de vos plaisirs, qui fixent par le féminin le sens du mot courtisan.

Rire, la bonne chose ! Or, le rire naît toujours d’un contraste, et le plus irrésistible des contrastes, c’est le malheureux singeant la joie et faisant comme Dieu quelque chose de rien. la produisant sans l’avoir, c’est le malade mettant un grelot à sa maladie, c’est le patient de toutes les tortures décomposant son cri en chanson pour vos vices et en hymne à vos gloires, c’est l’agonie voulant plaire.

Voilà, en fait de sensation, la sensation suprême. Toute l’antique hilarité princière, féodale et financière, est là. Le pauvre est le condiment du riche. Rien de plus formidable.

Allons plus loin.

Cela est royal, sans aucun doute, et en même temps, car le philosophe ne s’arrête pas aux rois, cela est humain. (Humain, dans de certains cas, signifie inhumain.)

Ce repoussoir se résout en embellissement. Il existe des ombres illuminantes. Le reflet colorant, quel mystère ! Un grand veut un nain ; une belle veut un magot. Une jeune se complète d’une vieille ; de là, la duègne. Un certain resplendissement de la beauté résulte des difformités juxtaposées. C’est plus que de l’éclat, c’est de l’explosion. Une blanche se farde d’une négresse. Qu’elle est laide ! accentue qu’elle est belle ! Lois tristes.

Si la laideur n’existait pas, la beauté existerait moins.

Une infirmité fait valoir une force. Des jovialités ineffables sortent de ce qu’il y a de plus lamentable dans le contraste ; l’obscénité de la chanson se double de la castration du chanteur. Une soif avoisine à propos un assouvissement. Sans ce voisinage, l’assouvissement serait satiété. Tantale accroît Jupiter. Vulcain bancal rend plus léger Mercure ailé. Tous les haillons font ce plaisir à toutes les pourpres.

Une certaine flatterie aux heureux consiste à être horrible. Ce rôle sacrifié, dans les beaux temps monarchiques, le peuple le joue. Il est populace. Comme ces guenilles font bien au dernier plan, au fond ! Bâtissez Versailles avec la chair et le sang de ces affamés, et, le jour de votre fête, pour voir leurs coups de poing autour d’un saucisson, jetez-leur de quoi manger dans la boue. Ceci a son lendemain. On rit jusqu’à ce qu’on tremble. On en rit, jusqu’à ce qu’on en tremble.

La société, tant qu’elle a été monarchique, a été si joyeuse qu’il lui fallait des monstres. De ce besoin d’hilarité résulte, nous venons de le dire, le bouffon de cour, toujours difforme. On cherchait des monstres dans cette populace ; on y trouvait des à-peu-près, qu’on perfectionnait.

Comme nous l’avons expliqué, le désœuvrement, l’oisiveté, la toute-puissance décontenancée à force d’être repue, voulait des hochets. Le bâillement de l’Olympe est une sommation aux misérables. Amusez-nous ! disent les dieux. Il fallait des passe-temps aux maîtres, des souffre-bonheurs ; ce qui est plus lugubre que des souffre-douleurs. Demande d’un côté, offre de l’autre. En haut, une opulence effrénée, en bas une indigence désespérée. L’indigence vendait ses petits à l’opulence.

L’opulence en faisait ce qui lui plaisait.

Page 24. [Un enfant destiné à être un joujou pour les hommes cela a existé. Mais un enfant droit ce n’est pas bien amusant. Un bossu c’est plus gai.]

Voici comment fut confectionné Staviraza, qui eut l’honneur d’être le nain de Jacques IV, roi d’Écosse.

Des artistes en ce genre de sculpture l’avaient acheté âgé d’un an à sa mère mendiante. Ces ciseleurs lui avaient coupé le nez, les lèvres et les oreilles et lui avaient scalpé le crâne. Cela fit une tête de mort, qui chanta plus tard des chansons bachiques. En outre on le mettait la nuit dans une boîte trop étroite où il dormait comme il pouvait, de façon qu’il grandît tortu. Cette croissance comprimée le maintint petit et le fit comique. Le roi Jacques IV le vit, en fut charmé, et voulut l’avoir. Les inventeurs qui avaient acheté l’enfant brut dix ascalius le revendirent terminé cent jacobus d’or. Bonne affaire. Il est vrai qu’ils l’avaient élevé, formé, et nourri. On maria Staviraza à une naine et il en eut des enfants qui malheureusement n’eurent rien d’assez monstrueux pour pouvoir figurer à la cour. On essaya de les sculpter, on s’y prit probablement mal, ils moururent. Staviraza lui-même, que sa torsion dans la boîte avait rendu rachitique, mourut jeune après avoir fait dix ans les délices de la monarchie écossaise.

Autre début de la troisième division précédée d’un sommaire :

Abaissement de hommes — Le coq du roi d’Angleterre.
Les seigneurs russes gloussant ou miaulant.

La souveraineté, tant qu’elle est limitée à l’homme sur lui-même, se nomme liberté. Dès qu’elle déborde sur autrui elle est usurpation et despotisme, et voilà où elle mène. Les empereurs allemands et russes, héritiers des formules de l’empire romain se qualifiaient Divinitas sostra, Eternitas nostra. On ne dit pas cela impunément.

.........................

Les rois à prix réduit qu’on a maintenant coûtent encore fort cher. Le roi décroît, soit, mais le bourgeois augmente. L’infatuation, qui est le bourgeois tout entier, c’est le despotisme rapetissé. Il y a dans nos mœurs du tyran répandu. C’est délayé, mais c’est odieux. Un certain mauvais fond humain est presque irréductible. Grattez le présent, vous trouvez le passé. Grattez le dix-neuvième siècle, vous trouverez lel’antiquité moyen âge. Qu’est-ce que le groom, qu’on veut nain ? Qu’est-ce que le jockey, qu’on veut maigre ? Qu’est-ce que Brunet, forcé de jouer le soir où il a perdu sa mère, étouffant de sanglots pendant que vous étouffez de rire ? La barbarie est, témoin la guerre. La férocité règne, témoin l’échafaud. L’ignorance gouverne, témoin l’Université. Les bûchers ont disparu ; oui, sous la forme auto-da-fé, non sous la forme suttie. Le suttie persiste, quoi que fasse l’Angleterre. La vente des femmes a encore lieu à l’heure où nous sommes ; traite des noires en Amérique, traite des blanches en Europe. La Turquie est au seizième siècle, la Perse au quatorzième, le Japon au douzième. Cette vieille plaie, la théocratieféodalité, saigne encore partout sur la terre. Tel prince, vivant et régnant, a pris son âme dans Machiavel.


Page 31. [L’Angleterre a longtemps eu le même souci des gypsies, dont elle voulait se débarrasser, que des loups, dont elle s’était nettoyée.]

Il n’est pas bon, en effet, qu’il y ait sous le ciel des créatures humaines rôdant sans asile. Il faut un toit à l’homme ; le ciel est pour lui une mauvaise couverture, les suggestions de la belle étoile sont redoutables. Les égoïstes ont tort d’oublier, de jouir et de rire. Le mal d’autrui est notre mal ; on ne songe pas assez à cela, les sociétés, ne fût-ce que pour leur tranquillité et pour leur intérêt, devraient se préoccuper profondément de ceux qui n’ont pas de pain et de ceux qui n’ont pas de souliers. La mise au pied du mur d’un misérable est un danger. Pour qui ? pour le mur, qu’il escaladera. Ce mur, c’est la société. Réduire un homme aux expédients, c’est le réduire à on ne sait quelle attaque. L’expédient qu’il trouve est pris dans votre repos. Les va-nu-pieds marchent sur la loi ; les meurt-de-faim mangent la paix publique. Ce mal qu’on guérirait par la fraternité, l’Angleterre le traitait par la sévérité.


(L’ÎLE RAGHLES[4].)

L’Irlande, qui pourrait s’appeler « un lac par jour » puisqu’elle a trois cent soixante-cinq lacs, possède, dans le nombre, plusieurs lacs singuliers. Le lac Cone est salé ; le lac Leaugh change le bois en pierre ; le lac Earne est couvert d’îles ; le lac Foyle n’en a pas une ; le lac Bala-mac-Andan a des îles flottantes ; les lacs des monts Slew-boemy ne portent d’autres barques que les troncs d’arbre creusés appelés par les irlandais Cots, et les bateaux de cuir appelés Carrughs; le lac Leane, en Glencarta, communique souterrainement, dit-on, avec ces mines où l’on trouve de l’argent brut, dont le comte de Thomond fit couvrir sa maison, prenant cet argent pour du plomb ; les lacs des Douze-Montagnes, en irlandais Pbelem-ghe-madone, nourrissent des forêts dont le bois chasse les araignées et a servi à construire la voûte à fenestrages de la grande salle de Westminster ; la pêche de l’or est possible dans le lac Sillon, du comte de Cavon ; dans le comté de Roscomoren qui, géométralement, a la forme d’une hache, il y a le lac Ree ; l’eau du lac Ree désaltère les hommes et tue les bêtes ; le berger y boit, le troupeau non ; c’est près du lac Crogher qu’était l’idole Keancroity, laquelle parlait à travers une pierre dorée ; c’est d’un des lacs des monts Curlew qu’on a tiré une autre pierre, la liafail, à laquelle est attaché l’empire des bretons et qui, enfermée dans la chaise de bois d’Édouard le Confesseur, sert aujourd’hui au couronnement des rois d’Angleterre ; cette pierre a pour fonction de gémir quand le roi s’y assied. Pierre ressemblante au peuple. C’est au bord du lac Swilly qu’on élisait les rois d’Ulster par l’incroyable cérémonie de la jument ; c’est d’un lac près de Carrickfergus qu’est sortie la voix qui conseilla à Melachlin, roi de Meath, de tuer Turges, lord de Norvège, au temps où les rois d’Irlande habitaient dans des palais d’osier ; l’étroit lac Leslip a vu toute nue la vesta du catholicisme, sainte Brigitte, dont le miraculeux feu sans fin a brûlé pendant mille ans à Kiliare, et consumé plus d’arbres qu’il n’en faut pour une forêt sans jamais grossir son tas de cendre ; on trouve dans un lac du pays d’Offal une ardoise excellente en médecine qui empêche le sang de se cailler dans le corps après une chute ; un lac du pays de Lease, que Marie Tudor nomma Queen’s County, blanchit immédiatement la barbe et les cheveux de ceux qui s’y lavent ; le petit lac Hamnel, entre Molinghar et Kilbegan, fait tomber la pluie du ciel quand on le regarde et surtout quand on s’y baigne, et il faut pour l’apaiser qu’un prêtre vierge lui chante une messe, et lui jette de l’eau bénite et du lait de vache.

Celui de tous ces lacs qui éveille l’intérêt le plus saisissant, car la curiosité est parfois poignante, c’est le petit lac Derg ou Dirg, jadis Liffer, situé à six milles anglais et à cinq milles irlandais de Dungall. Au milieu de ce lac il y a une île, et au milieu de cette île il y a un trou qui va au purgatoire. L’île se nomme Raghles, le trou se nomme Frugadory.

Les comprachicos, fort dévots à saint Patrick, qui a fait le trou communiquant au purgatoire, ne venaient jamais dans cette île plus de onze à la fois ; cinq s’asseyaient sur les cinq tas de pierre qui couvrent les tombeaux, à la pointe nord de l’île, et six dans la grotte où était le trou, laquelle ne contenait que six hommes, pas un debout. C’est à cause de cette grotte que les irlandais appellent cette île Ellan-u-Frugadory, ce qui veut dire Île du Purgatoire. Il s’y passait les mêmes choses que dans l’antre de Trophonius, ce qui prouve que les cavernes sont de toutes les religions.


Victor Hugo s’affirme une nouvelle fois peintre prodigieux dans cette description de la baie de Portland. Si, dans la version définitive, il n’a conservé que quelques détails d’histoire naturelle et de botanique, dans son reliquat il nous donne une étude complète de la formation géologique de Portland ; et ce n’est pas par vaine satisfaction d’érudit : sa géologie est amusante, captivante et, par-dessus tout, poétique ; c’est la justification du travail sculptural opéré par le flot sur la falaise, c’est le récit des transformations du granit qui, pierre brute, dresse peu à peu son architecture fantastique sous la poussée de l’océan, revêtant les aspects les plus variés, s’élevant en colonnes et en entablements, saisissante image des palais en ruines.

La description de la baie se termine par cette complication qui se mêlait au paysage : les potences soutenant des contrebandiers goudronnés. Victor Hugo a voulu réserver cet effet. Il ne parle donc du pendu goudronné que lorsque l’enfant l’a rencontré, dans le livre : La nuit moins mire que l’homme ;.

(PORTLAND.)

La baie de Portland est remarquable par sa muraille de roches déchiquetées avec symétrie. Les angles rentrants et les angles saillants y sont à vive arête ; le flot les


émousse à peine, et ils gardent, leur configurationcorrection géométrique polyédrique en dépit de la mer. L’Angleterre — Albion — est un morceau de craie. Cette craie n’est nulle part plus visible que dans la baie de Portland. Vers la pointe, où est le phare, toute la côte est une longue cassure blanche, avec quelques anfractuosités vertes au sommet qui sont de la moisissure, c’est-à-dire du gazon. Rien de plus riant l’été, l’hiver rien de plus rechigné. La mer abonde toujours dans le sens de la saison ; à l’été plein d’aube, de rayons et d’étoiles, elle offre un miroir ; à l’hiver elle ajoute la tempête. En juin, le gazon des falaises de Portland fourmille de fleurs ; en décembre, cette rive, que le flux et le reflux dissèque, vaguement entrevue sous la buée marine, prolonge dans l’écume ses blêmes vertèbres, sur lesquelles tombe un linceul de pluie. Dans la saison des brouillards, quand la brume prend possession du golfe de Portland, c’est un véritable endroit pour les mélancoliques. La tristesse y est à souhait. L’humidité froide est là pour longtemps. La brume, cette exsudation de l’hiver, est tenace dans cette baie ; elle semble s’y plaire ; elle adhère aux falaises que sa lividité molle continue. C’est du spleen dissous qui flotte. Tout le paysage est pleureur. On préférerait l’ouragan. La tempête est une colère ; la brume est une bouderie. Le maussade est plus triste que le lugubre.

Le sud maritime de l’Angleterre a longtemps gardé, même en pleine civilisation, l’aspect acariâtre et rébarbatif des vieux temps bretons. Portland est resté un lieu obscur, et presque un lieu inconnu, jusqu’au jour où il a donne le nom de comte à William Bentenek, premier gentilhomme de la chambre du roi Guillaume III et ambassadeur extraordinaire après la paix de Ryswyck. Mais, tout en devenant pairie, Portland est demeuré solitude. Au dix-septième siècle, cette solitude était farouche. Dans les rares hameaux de la côte, à Birtport par exemple, village de fileurs de chanvre et de faiseurs de câbles, on parlait encore cette antique langue perdue à laquelle appartiennent ces deux mots signifiant habitants des Caux, dont, à travers le latin de César, nous avons fait « les Durotriges ». Aux environs, l’océan se retirant peu à peu, çà et là, de certains points du rivage, il y avait d’anciens ports qui mouraient de cette retraite de la mer, entre autres Warcham, ville qui avait battu monnaie sous Guillaume le Conquérant, et qui maintenant agonisait, quoique baignée par deux rivières, la Frome au sud et la Piddle au nord. Dorchester était démantelée, son Maiden-castle passait pour hanté par les fées et les dames blanches, et quant à sa voie romaine, on n’y marchait point, le peuple la croyant pavée par les diables. Le beau château de Lulworth n’existait pas, ni ses pelouses où galopent les daims et les biches, ni son parc plein de gibier. On rencontrait par moments des vestiges des vieux siècles, appartenant aux saxons qui étaient sauvages et aux danois qui étalent barbares.

Dans l’intérieur des terres, se dressaient parmi les broussailles, comme des affleurements de roches, les ruines des Caïrs, ces mystérieuses cités primitives, masses parfois extraordinaires, comme celles de Silcester, la palanquè bretonne qui avait une lieue de tour. Les traditions abondaient ; chaque courbure du test, du wey, ou de l’itching avait son histoire. La table ronde d’Arthur était à Winchester, qui est la vieille gwent. Aux alentours de la Blackwater, la pousse du blé était gênée par de larges carreaux de granit, qui étaient les anciennes rues dallées du roi Kenelwalch ; on en retrouvait les embranchements ; on pouvait voir dans un champ un tronçon d’édifice déformé qui avait été la Monnaie à six boutiques des rois du West-sex ; il y avait trace du sentier par où avait passé le faux cercueil de l’impératrice Mahaud, faisant la guerre au roi Étienne. Comme aujourd’hiu dans l’Amérique du Nord défrichée, telle campagne nue portait un nom de forêt, ainsi une plaine s’appelait des hêtres, « Bucken », mot saxon fruste encore distinct dans Buckholt. Les gros chênes de Vindugladia avalent leurs racines dans un encombrement de blocs sculptés. La reine Cuthbarghe revenait, voilée, dans le cloître sans voûte de Winbuenminster.

Aux légendes immémoriales se joignaient les légendes récentes. Le 20 juin 1653, à Pool, hameau de pécheurs dont le havre a quatre marées par jour, il était tombé une pluie de sang ; ce sang était chaud, et fumait. De là des superstitions ; une foule de petites terreurs locales ; ici la crainte d’une pierre debout dans un hallier ; là l’effroi d’une cloche dont on ne voyait pas le clocher. Ces peurs faisaient la solitude.

Purbeck, la presqu’île de marbre, était inhabitée. De Purbeck à Portland, tout le pays, sans cesse balayé, on pourrait dire râpe par le vent de mer, était une lande déserte. Ce pays fauve était magnifique.

La formation géologique de Portland, vaste alluvion où le déluge a laissé des tours et des bastions tout dessinés, a par endroits un tel aspect de citadelle et de forteresse que les soldats aujourd’hui en garnison sur ces crêtes y ont, pour compléter le trompe-l’œil, ajouté des créneaux.

La grande architecture naturelle, que nous appelons montagne en plaine et littoral en mer, est extraordinaire en Angleterre. Le littoral, c’est le rempart de la terre construit par l’océan avec le granit pour matière première et l’eau pour outil. L’Angleterre semble voulue de toute éternité tant elle est bien bâtie dans la mer et par la mer.

Selon la roche, cette architecture varie. Un des plus curieux spécimens de la construction océanique, c’est cette baie de Portland. La pierre dont est fait ce profond golfe n’est pas pour la mer une pierre commode à manier. Les vagues y travaillent sans cesse ; mais cette pierre leur résiste et ne se laisse point pétrir. Rien de persévérant comme la houle, rien de persistant comme le rocher. De là ces monstrueux chefs-d’œuvre, pleins d’infini, où l’océan dépense ses flots et l’éternité ses siècles.

Le granit est souvent irréductible, et il ne faut pas croire que l’océan en vienne toujours à bout ; telle roche, immergée au large sous l’écume depuis des millions d’années, a encore à cette heure sa forme primitive, et la maintient, quelle que soit la puissance de la goutte d’eau.

L’angle droit domine dans la baie de Portland. La falaise de Portland est bizarre, tant elle est correcte. Dans l’océan le régulier est singulier. Cette falaise ne se laisse imposer par le flot aucune forme de caprice. Elle a en elle une géométrie que la mer dégage, mais ne modifie pas. Les coups d’équinoxe, les paquets de mer, les remous, les ressacs, peuvent entamer cette roche, non la sculpter. Les lames viennent avec leur scie, le flot vient avec son marteau ; peine perdue. La pierre de Portland livre ses blocs et garde ses lignes. Le flot, en désagrégeant ce qu’elle a de friable, ne fait que mettre à nu ce qu’elle a d’éternel. Il débarrasse de leur gangue ces rectangles latents et ces parallélismes mystérieux. Il évide et livre au regard les édifices prémédités et ignorés, contenus dans cette masse. Ce qui est pâte se délaie, ce qui est ossature se maintient. Grâce à la goutte d’eau ressaisissant le grain de sable, grâce à l’onde liquéfiant la pétrification, ces immuables épures enfouies sortent de la vase durcie du déluge, redevenue boue de l’océan. Elles sont intactes et vierges ; elles ont le neuf de l’éternité. Ces édifices sont tous du même ordre ; leur mathématique est imperturbable ; on y sent une équerre inconnue ; là est presque visible l’immense fil à plomb que tient la main secrète. Les torsions, il y en a, révèlent des cataclysmes ; pour la moindre obliquité il a fallu un tremblement de terre. Dans toutes les mers et sur tous les points de la circumnavigation, on trouve de ces bâtisses exactes, profond ouvrage du flot ; car si dans l’océan il y a un Piranèse, il y a aussi un Vignole. Seulement c’est un Vignole énorme, plus étrusque qu’italien, plus pélasgique qu’étrusque et plus égyptien que pélasgique. Ces colonnades, ces frontons, ces entablements façonnés par l’écume, étonnent. Une cathédrale gothique surprend moins, sortant de la mer, qu’un temple grec. La baie de Douarnenez, avec ses pignons, ses flèches et ses ogives, est moins extraordinaire que la baie de Portland avec ses étraves et ses architraves.

Depuis qu’on exploite la baie en ciment dit romain, beaucoup de ces chefs-d’œuvre calcaires de Portland ont disparu, mais à mesure qu’on les démolit, la mer les reconstruit. Le propre de l’océan, c’est de ne pas discontinuer. Le flot recommence partout sur cette côte le même affouillement et le même édifice. Le refaire lui est facile, le varier lui est impossible. Cette roche, nous venons de le dire, est réfractaire. On croirait qu’elle a sa volonté. La marée a beau s’efforcer, la vague a beau être diverse, le flot, cet architecte de labyrinthe, a beau vouloir forer, au pied de la muraille du golfe, des trous utiles aux bêtes, et des en-cas de refuge aux pauvres squales polaires fourvoyés parfois trop au sud, quoi que fasse l’océan, il ne réussit qu’à creuser dans le soubassement des falaises des espèces de chambres à pans droits, à plafonds irréprochables, à piliers carrés ou ronds, cryptes thébaines plutôt que cavernes marines, moins antres que palais, et plus semblables à des sépulcres de rois qu’à des repaires de monstres.

Au reste, quel que soit le style de l’architecture de l’océan, qu’elle soit régulière ou qu’elle soit fantasque, qu’elle semble avoir une loi ou qu’elle semble les violer toutes, elle effraie en même temps qu’elle étonne ; elle déconcerte surtout. On se tromperait si l’on attendait de la fréquentation de la mer autre chose qu’une sorte de plaisir terrible. L’inattendu dans la plénitude choque, et c’est là toute la mer.

Point de sobriété. Aucune modération. Quiconque n’aime pas l’exagération doit éviter l’océan. Les imaginations moyennes sont malmenées par ce gouffre. L’océan manque absolument de mesure et de ce que nous nommons le goût. Une certaine folie est mêlée aux grands paysages de la mer. C’est l’abrupte dans l’inconsistant. Ils sont peut-être magnifiques, mais ils ne sont pas sages. L’océan touche un archipel ou un promontoire comme Michel-Ange une statue. C’est plutôt une secousse qu’un contact. Son baiser mord. Partout le coup d’ongle du lion ; partout le coup de pouce du géant. On ne sait quoi d’amer qui est épars. Des beautés qui font vomir. L’océan trouble toutes les lignes, désagrège toutes les symétries, complique tous les niveaux de révolte et de dislocation, et remplace les nuances, les cadences, les gammes paisibles, les musiques discrètes par une harmonie à lui qui se compose de chaos. Son plain-chant formidable efface et noie tout autre bruit. Effusion souveraine et terrible ; excès de nuages, de souffles, d’écumes, de caprice, de liberté ; perpétuel manque de respect à l’ordre. La mer disproportionne tout. S’il était possible que Théramène eût l’imprudence de lui confier son monstre, l’océan en ferait quelque chose de très désagréable. Une plaine dont l’océan s’empare doit renoncer à être plate ; elle devient le Zuyderzée. Une ondulation de tempête la tourmente à jamais. La mer déraisonne. De cette brutalité sort ce que les uns appellent le sublime et les autres l’extravagant.

Dans cette falaise de Portland, travaillée sans relâche par les marées et les tempêtes, mille échancrures découpent des havres, étroits diminutifs du golfe. Ces havres, enclos d’escarpements, sont tentants et perfides. Ils ont une forme d’alvéole. La côte calcaire semble avoir été mordue çà et là par quelque gigantesque mâchoire à dents carrées ; ces dents ont laissé leur entaille ; chaque entaille est une crique.

Criques plutôt de refuge pour les poissons que pour les barques. Et encore les poissons y seraient-ils fort mal à l’aise quand le vent vient mettre sa bouche dans le godet, et souffle. Alors la houle s’engouffre dans l’étroite fente, la rafale s’efforce, l’enflure de la vague se précipite, le flot donne l’assaut au rocher, et toute la crique n’est plus qu’un baquet de bave. Malheur à qui flânerait là ! Au repos ces petits havres sont charmants.

On n’y vient pas de terre ; les sentiers manquent ; pourtant les chercheurs d’œufs, les chevriers, et les passants aventuriers, finissent toujours par trouver dans le rocher quelque casse-cou en zigzag qui les mène dans ces recoins. Qui y vient de la mer croit entrer dans une rue et se trouve dans une impasse. Des deux côtés et au fond la roche à pic. Quelques-unes de ces criques n’ont pas de plage. La roche, de toutes parts verticale, revêtue de varech à hauteur de marée, plonge net dans l’eau, sans transition et sans complaisance. Soyez oiseau ou poisson. Cette roche, toute perpendiculaire, droite, blanche, lisse, est percée de trous pareils à des lucarnes où nichent les goélands, et rayée de stries horizontales qui semblent marquer des étages. Pas de lieu plus désert et l’on dirait des maisons. Tels sont ces étranges culs-de-sac de la mer.

Sitôt mai arrivé, dès que le tardif printemps anglais commence à poindre, cette baie de Portland, ouverte aux souffles du sud, s’emplit d’hirondelles, de martinets et de grimpereaux. En même temps, dans les anses solitaires du golfe, les hauts pans de roche, les larges tables calcaires inclinées et fendues, se hérissent gracieusement de toutes sortes de folles broussailles, semant des parfums sur la mer à chaque secousse du vent. Ce ne sont que des ronces, mais quoi de plus beau qu’une ronce au printemps ! La ronce, comme la fîlle, a la beauté du diable. Jeunesse, tout est dans ce mot ; aurore, tout est dans ce rayon. Au milieu de ces écroulements et de ces blocs, éclate une débauche de germination sauvagement gaie. Bouquets partout. Toutes les façades des brisants se pavoisent. Les bourgeons des arbustes, les frondes des fougères, les rondeurs veloutées des mousses, les feuilles de drap des bouillons blancs, les cochlarias, les digitales, les aubépines, les pistils, les pétales, les étamines, les entre-croisements de branches, apparaissent, confusément mêlés au soleil sur les surplombs inaccessibles de la falaise. Pas une ride de la pierre qui n’ait son petit arbre ; pas une lézarde qui n’ait sa touffe, espèce de forêt naine.

D’une anfractuosité à l’autre, un rameau pend, un branchage monte, une vrille s’accroche, un nœud s’ébauche, un mariage se contracte. Les pousses nouvelles se cherchent, les lianes s’entr’aident, les éclosions se caressent, les floraisons se félicitent, les végétations fraternisent. Tout ce frissonnant petit monde se salue au vent. Les fissures regorgent de verdure ; une épaisseur heureuse se forme ; toutes sortes d’enchevêtrements frémissants d’exfoliations, de ramures et de feuillages, gardent la fraîcheur et conservent l’ombre sous des transparences superposées. Aucune escalade à craindre ; pas de trouble-fête possible ; l’escarpement sauve le jardin, le précipice défend l’oasis ; les rocs disproportionnés, les hauts promontoires, les vastes écueils, toutes les choses démesurées de la mer mettent leur grandeur au service de cette grâce ; le printemps rassuré s’épanouit dans leur abîme ; une variété de plantes et d’herbes à remplir un dictionnaire de botanique germe pêle-mêle dans les rochers monstrueux, croît, verdit, se dore, s’empourpre, rit, embaume ; et cela fait, sous la protection majestueuse de ces colosses, des asiles en fleur, des lieux de rêve, des retraites, des cachettes, des demeures confiantes et tremblantes, des cavernes de roses, de ravissants petits fouillis habitables, où il semble que doivent venir se blottir les anges, quand les oiseaux découchent.

Jusqu’au commencement de ce siècle, une complication se mêlait à ce paysage. L’homme avait jugé à propos d’accentuer cette nature par des potences.

De distance en distance, tout le long de la côte, se dressaient, noirs sur le ciel, des poteaux de quarante pieds de haut, ayant à leur cime une solive transversale ressemblant à un bras tendu. Ce bras tendu portait une chaîne à laquelle pendait, au milieu d’un tournoiement de corbeaux, un contrebandier goudronné.

Quoi de plus simple, le marchand veut vendre, il vend d’autant mieux que l’acheteur est contraint, l’acheteur est d’autant mieux contraint qu’il n’a pas le choix ; pour lui ôter le choix, on barre le passage aux marchandises d’autrui ; si elles passent furtivement, on appelle cela contrebande, et l’on prépare un nœud coulant ; cependant les grands golfes déserts s’offrent aux aventuriers, affamés parfois, et qui ont besoin, eux aussi, de nourrir leurs femmes et leurs enfants ; il y a des havres secrets où l’on peut débarquer la nuit des ballots sans être vu ; ces solitudes invitent au risque ; la tentation opère, le contrebandier se hasarde, la loi le happe ; et c’est ainsi que la grande création mystérieuse, les dunes, les falaises, les caps couverts de nuées, le déroulement éternel des nappes d’écume sur les plages, les magnifiques tumultes de la mer, les brises, les vagues, les nuits étoilées, aboutissent à des pendus.

Mécanisme ingénieux.

L’extraction du gibet faite de toute chose, c’est là un des talents de l’homme vivant en société.

Quant au goudron sur le squelette, c’est de l’humanité. Un pendu s’use, et on le vernit pour n’avoir pas à le renouveler trop souvent.

Du reste, cet exemple, donné par l’Angleterre, était suivi ; dans l’archipel de la Manche, les petites îles copiaient la grande. Guernesey avait sa Roque-Patibulaire ; Jersey avait son Mont-aux-Pendus. Tout marquis veut avoir des pages.


On se souvient que, dans le roman, alors que Gwynplaine est dans la cave pénale, le shériff lui donne lecture de la déclaration des naufragés.
Dans le reliquat, cette lecture est précédée de l’interrogatoire de Gwynplaine par le shériff. Il a paru plus simple à Victor Hugo de supprimer l’interrogatoire et de faire lire la déclaration. Cette révélation plus brusque, plus inattendue, a l’avantage de plonger Gwynplaine dans une sorte d’hébétude, de l’empêcher de se ressaisir au chapitre suivant et de lui faire consentir plus aisément, sous l’instigation de Barkilphedro, à l’abandon d’Ursus et de Dea.
Pour le même motif, l’avant-dernier fragment du reliquat a été supprimé. Gwynplaine ne pouvait recouvrer ses sens qu’à Corleone-lodge ; car il n’aurait pu, conservant son sang-froid, accepter une minute les offres de Barkilphedro.
Pour ce dernier fragment, on remarquera deux versions.
(L’INTERROGATOIRE.)

Hébété, Gwynplaine regarda le shériff.

Les trop fortes secousses ne secouent point. Elles foudroient. Elles laissent l’homme sur ses pieds ; peut-être est-il de pierre, peut-être est-il de cendre. Il existe un évanouissement de l’intelligence, distinct de l’évanouissement du corps. On ne tombe point par terre, on ne ferme pas les yeux, on marche, on va, on vient, on peut parler et répondre, et pourtant on a perdu connaissance. Cette paralysie de l’esprit sous la violence de l’inattendu est momentanée, comme toute éclipse.

Le shériff salua profondément Gwynplaine et Gwynplaine, probablement pris sous les bras et soutenu dans sa quasi-syncope, sur quelque signe du magistrat, par le Wapentake et le justicier-quorum, sentit qu’il était assis dans le fauteuil du shériff sans savoir comment cela se pouvait.

Cependant le shériff toujours debout, après avoir de nouveau salué, l’interpella, mais c’était la voix du respect qui succédait à la voix de commandement :

— Mylord, la nuit du vingt-neuf janvier mil six cent quatre-vingt-dix est-elle

présente au souvenir de Votre Seigneurie ? |0|2}}

Gwynplaine, encore dans l’ébranlement, regarda derrière lui pour voir à qui l’on parlait.

Le shériff recommença la révérence et la question :

— Mylord se souvient-il de cette date, vingt-neuf janvier mil six cent quatrevingt-dix ?
— Monsieur, dit Gwynplaine, pourquoi m’appelez-vous mylord.
— Parce que vous l’êtes, dit le shériff.

Et pour la troisième fois il demanda :

— Votre Seigneurie se rappelle telle le vingt-neuf janvier seize cent quatrevingt-dix ?
— Le vingt-neuf janvier seize cent quatre-vingt-dix ? murmura Gwynplaine. Oui, c’est sur mon écriteau.

L’éclaircie commençait à se faire ; cette fois il avait perçu la question et il avait répondu comme on répondrait à demi endormi.

Le shériff salua et reprit :

— Votre Seigneurie se souvient-elle du temps qu’il faisait cette nuit-là ?

L’esprit de Gwynplaine revint brusquement à la lucidité, comme on met la tête hors de l’eau. Gwynplaine regarda le shériff et répondit d’une voix nette et ferme :

— Une tempête horrible.

Le shériff se pencha vers le greffier :

— Greffier, écrivez.

Puis il se retourna vers Gwynplaine :

— Mylord se souvient-il des dix premières années de son enfance ?
— Un peu, dit Gwynplaine.

Le shériff, saluant toujours à chaque interrogation, repartit :

— Mylord se souvient-il de son père ?
— Mon père ? non. En ai-je eu un ?

Et, absorbe, il ajouta :

— Quand j’étais petit, je croyais n’avoir eu ni père m mère, J’avais dix ans quand j’ai eu un père. Il se nomme Ursus.
— Votre Seigneurie, demanda le shériff, ne se souvient-elle d’aucun autre nom ?

Gwynplaine répéta :

— Pourquoi m’appelez-vous Votre Seigneurie ?

Le shériff répondit ;

— Votre Seigneurie va le savoir.

Il balbutia, se parlant à lui-même :

— Dans mon enfance, du plus loin que je me souvienne, je crois bien que j’ai eu une maladie.

Le shériff dit au greffier :

— Ecrivez.

Gwynplaine continua :

— Ah oui, je me rappelle un nom. Ne vient-on pas de me demander si j’avais souvenir de quelque nom ?…
— Que vous auriez entendu autrefois, fit le shériff.
— Un nom dont je me souviens ? dit Gwynplaine. Oui, en voici un : Gernardus.
— Ecrivez, greffier, interrompit le shériff.

Il se mit à parler à voix basse, comme s’il s’efforçait de ressaisir et de rapprocher des tronçons coupés dans sa mémoire :

— Gernardus. Il avait encore un autre nom. C’était un vieux homme, triste. J’en avais peur. Il était comme le maître. On l’appelait aussi le docteur.

Le shériff dit :

— Écrivez, greffier.

Il y avait, pour ainsi dire, des points suspensifs dans l’aparté de Gwynplaine. Il reprit :

— Le docteur Gernardus… Et puis, il y avait des hommes, des femmes. Ils étaient de tous les pays. Une était d’Espagne et se nommait Asuncion. Et puis…
— Greffier, écrivez.
— Et puis, Mylord ?
— Et puis plus rien. Ça flotte.

Et Gwynplaine songea.

— Mais non. Ce n’est pas vrai. On se moque de moi. Je ne suis pas lord. Je suis Gwynplaine. Voilà mon esclavine de cuir que j’ai au cou. Laissez-moi m’en aller.

Ces derniers mots étaient confusément articulés, et, à peine prononcés, se dissipaient comme un nuage. Tout à coup, il reprit vivement, comme si une figure passait devant lui.

— Ah ! si ! je m’en rappelle encore un. Il était de Provence en France. Il se nommait Garou, ou à peu près. Il buvait dans une gourde d’osier sur laquelle il y avait un nom tressé avec de l’osier rouge.

L’index du shériff donna un ordre au greffier. Le greffier ouvrit le sac de justice qu’il avait près de lui, y fourra le bras, et y prit un objet qu’il passa par derrière le fauteuil au shériff et que le shériff mit brusquement sur la table sous les yeux de Gwynplaine.

Page 356. [C’était une gourde à oreillons…]

Deux choses, une forme et une odeur, suffisent pour remuer jusqu’au fond tout l’engloutissement du souvenir.

Gwynplaine regarda cette bouteille et jeta un cri :

— La gourde du Provençal.

Et il ajouta :

— Après cela, toutes ces gourdes se ressemblent. Si c’était la gourde du Provençal, il y aurait un nom dessus. Mais je n’imagine pas comment tout ceci peut arriver.

Le greffier écrivait. Le shériff salua et demanda :

— Mylord se rappelle-t-il le nom ?
— Toujours mylord ! dit Gwynplaine. Allons, soit. Monsieur le juge, je ne me

rappelle pas ce nom. Et puis, était-ce un nom ? cela finissait par un mot : nonne. Les camarades du Provençal riaient et disaient : ce n’est pourtant pas un meuble de religieuse.

Je ne me souviens plus. C’est si loin ! Le mot était en rouge.

Le shériff retourna la gourde. Elle avait été nettoyée de ce côté-là, probablement pour les besoins de la justice, et l’on y voyait serpenter dans les entrelacements de l’osier un mince ruban de jonc rouge, devenu noir par endroits, travail de l’eau et du temps.

Ce jonc traçait distinctement dans l’osier ces douze lettres : Hardquanonne.

Alors, tandis que Gwynplaine, de plus en plus stupéfait, mais d’une stupeur un peu moins trouble, promenait son regard de la gourde au shériff, le shériff mit des lunettes que lui tendit le greffier, saisit la gourde, se rapprocha de la lanterne, ôta le bouchon de funin, introduisit son doigt dans le goulot de la gourde, et en tira une sorte de fascicule allongé qui était un parchemin plié à plis très étroits.

Il déplia ce parchemin. C’était une feuille carrée couverte d’écriture d’un côté. Cette écriture était d’une encre jaunie, les lignes étaient serrées, des lèpres et des taches de toute sorte, les unes qui semblaient de poussière, les autres qui semblaient d’écume, obscurcissaient l’écriture çà et là, quelques plis du parchemin étaient rompus, d’autres rongés ; le shériff, d’une voix haute, déchiffra cette écriture sans hésitation, comme un texte qu’on a étudie à fond, et voici ce que Gwynplaine entendit :

« Déclaration de gens qui vont mourir. »


(L’ENLÈVEMENT.)

Quand Gwynplaine reprit connaissance, sa première impression lut une sorte d’assourdissement. Il sentait sous lui comme un tremblement. Il ouvrit les yeux. Il était dans une voiture qui cheminait rapidement sur du pavé. Il entendait une vibration, c’étaient les vitres, un roulement, c’étaient les roues, et un frappement alternatif et cadencé, c’étaient les chevaux. L’intérieur de la voiture était tendu en velours pourpre. Il était seul dans la voiture. Sur le devant, dans un compartiment dont le séparait une glace levée, il apercevait deux têtes dont il ne voyait que les nuques, les perruques et les chapeaux. L’un de ces chapeaux était noir et simple ; l’autre était si richement rehaussé d’or que le feutre disparaissait sous les galons. Cette voiture était une voiture de voyage, et les deux hommes dont Gwynplaine voyait les dos occupaient ce qu’on appelait alors la loge du carrosse, et ce qu’on appellerait aujourd’hui le cabriolet.

On entendait un bruit de grelots et le claquement d’un fouet. La voiture était attelée de quatre chevaux de poste.

.........................

La seule route pavée de l’Angleterre était la route de Londres à Windsor.

Le carrosse, emporté par le galop de ses quatre chevaux, roulait à grand bruit.

La nuit commençait à tomber.

Des deux côtés des vitres on apercevait de la campagne. De temps en temps des arbres passaient, puis des clochers lointains. On entendait des bêlements de troupeaux.

Gwynplaine, hagard, regardait vaguement.

Il ne comprenait pas.

(Autre version.)

Quand Gwynplaine reprit connaissance et rouvrit les yeux, il ne vit rien. Il était dans du noir. Il était dans quelque chose de fermé. Était-il mort ? Il eût pu s’en faire la question. Un dedans de tombe n’eût pas été plus ténébreux. Pourtant si le cercueil est silencieux, il n’était pas dans le cercueil ; il entendait un grand bruit. Il avait une sensation d’assourdissement. Et si le sépulcre est immobile, il n’était pas dans le sépulcre ; il sentait un mouvement de translation ; il y avait sous lui comme un tremblement. Quand on est brusquement envahi et stupéfié par une irruption de surprises morales et de surprises physiques mêlées, l’effort qu’on fait pour comprendre commence par l’éclaircissement des impressions physiques. Notre côté matière veut d’abord savoir à quoi s’en tenir. Plus tard l’intelligence, qui se débat dans un encombrement, s’en tirera comme elle pourra. Gwynplaine décomposa le bruit qu’il entendait et le mouvement qu’il sentait, et reconnut qu’il était dans une voiture. Il entendit une vibration, c’étaient les vitres des portières ; un tournoiement, c’étaient les roues ; un frappement alternatif et cadencé, c’étaient les chevaux. Il tâta autour de lui et toucha partout du velours. Était-il jour ? était-il nuit ? il ne savait. Les volets de la voiture étaient clos. Pas une fente où filtrât une lueur. Il essaya de baisser ou de lever un volet, impossible ; il essaya d’ouvrir une portière, impossible. Tout était fermé du dehors. Est-ce qu’on l’enlevait ? La voiture roulait sur du pavé. Était-il dans une rue ? probablement. Une voiture roule autrement sur la poussière d’une route que sur le pavé d’une rue. Il n’y avait alors en Angleterre de route pavée que de Londres à Windsor, de même qu’en France de Paris à Fontainebleau. S’il était dans une rue, la rue était longue ; s’il était dans une ville, la ville était grande. À moins pourtant qu’il ne fût dans la campagne, et sur un grand chemin. Un grand chemin pavé ? Ce serait donc la route de Windsor ? Parfois les événements semblent en délire. Qu’était-ce que tout cela ? De temps en temps la voiture se ralentissait, il y avait un imperceptible temps d’arrêt, on entendait un bruit de chaînes, un fouet claquait, et la voiture repartait au galop. Est-ce qu’on avait changé de chevaux ?

Tout à coup, il y eut un amortissement du bruit des roues, comme lorsqu’une voiture passe sur un pont de bois. Puis la voiture s’arrêta.

La portière s’ouvrit. Le marchepied s’abaissa.

Il était nuit.

Une vive fraîcheur pénétra dans la voiture. On était près d’une rivière. En même temps on était près, d’un palais.

Gwynplaine sortit de la voiture.

Cette voiture était un carrosse de voyage dont le compartiment antérieur s’ouvrit en même temps que la portière. Un homme en descendit.

Le carrosse avait quatre chevaux, un cocher et deux postillons. C’était le cocher qui avait ouvert la portière. Il tenait à la main une lanterne sourde.

La lanterne sourde éclaira l’homme qui descendait de la loge du carrosse. Gwynplaine reconnut le personnage péremptoire et respectueux qui était sorti de derrière un pilier dans la cave pénale, et qui était le dernier qui lui avait parlé.

La voiture était arrêtée devant une architecture haute et superbe. La lueur de la lanterne faisait saillir les reliefs d’une façade seigneuriale couverte de statues et de trophées. On voyait un large portail de pierre ayant des colonnes pour chambranle et pour imposte un massif blason de six pieds de haut magnifiquement sculpté, et à côté du grand portail, un petit.


Fin inédite du chapitre : Serait bon frère s’il n’était bon fils.

1er  juillet 1868.

Qu’il puisse y avoir une variété de coups de tonnerre, cela paraît étrange et cela est. Cette variété fatale, Gwynplaine semblait destiné à l’épuiser.

Il demeura où il était, immobile, la tête baissée, comme changé en statue, prêt peut-être à tomber en poussière, souffleté et pétrifié.

Un tel soufflet, d’une telle main, en un tel moment, c’était plus qu’un coup de foudre.

C’était comme la terre tremblant sous lui.

Quand il releva la tête, la dispersion s’était faite. Il n’y avait plus dans le vestibule ni lords, ni laquais. Tout avait disparu avec les carrosses, les uns dedans, les autres derrière.

Quelqu’un qui eût été dans celui de ces carrosses qu’armoriait une couronne ducale, eût pu entendre Ralph de Montagu dire au baron Escrick : « Mon cher, rien n’est plus correct. Frère contre frère. Le français Brantôme, qui fait autorité, accorde même mieux que cela, et dit en propres termes : « Si le père accuse le fils de quelque crime dont il puisse être déshonoré, en certains cas, le fils peut appeler justement le père en duel. »

À quelques pas du perron, quelques carrosses de louage, visibles à leur lanterne, attendaient. Gwynplaine se jeta dans un de ces carrosses, et dit au cocher :

— À Southwark.

Le cocher ferma la portière, remonta sur son siège et fouetta ses chevaux. Le carrosse partit.

(CONCLUSION.)

Ce que devint Gwynplaine on ne le sait. On trouva l’habit et le chapeau sur la berge de la Tamise, et la Gazette de Londres (?) annonce que lord Clancharlie ayant péri de mort volontaire sa pairie avait fait retour à lord David Dirry-Moir qui, sitôt le deuil écoulé, épousait la duchesse Josiane. Ainsi Barkilphedro avait visé Josiance et atteinttué Dea.


Une sorte de parallèle entre 1789 et 1688 a été maintenu dans ce reliquat. Peut- être était-ce le fragment d’un chapitre abandonné par la suite ? Peut-être était-il destiné au livre sur la Monarchie, qui n’a pas été fait. Peut-être était-ce une amorce de ce livre ? La confrontation entre les deux révolutions est intéressante ; nous avons cru devoir la conserver ici.

1789 est une telle date pour le genre humain que 1688 est effacé. C’est pourtant là une époque aussi. C’est l’acte de virilité de l’Angleterre éclipsé cent ans plus tard par l’acte d’héroïsme de la France. Chasser le papisme est quelque chose, briser lela royautédespotisme est mieux. De là la prédominance de 1789 sur 1688. Deux années libératrices ; l’une d’une île, l’autre du monde. Les anglais se satisfont d’un glissement à mi-côte ; les français point. Ce n’est pas que les anglais n’aillent dans l’occasion, eux aussi, jusqu’à l’extrémité de la logique ; mais ils en reviennent. Les français y restent. Une singularité de ces deux peuples, c’est que l’Angleterre essaie avant la France ce qui sera l’histoire. L’Angleterre a eu avant nous Louis XV qu’elle appelle Charles II ; l’identité est telle que Charles II, roi d’Angleterre, reçoit une pension du roi de France, et que Louis XV, roi de France, reçoit une pension du roi d’Angleterre. L’Angleterre a eu avant nous un janvier régicide, elle le 30, nous le 21 ; l’Angleterre a eu avant nous, en moindre format, Robespierre, Danton et Bonaparte, incarnés en un seul homme, Cromwell. Les français veulent une révolution complète ; les anglais préfèrent un tremblement de terre correct. Aussi l’Angleterre date-t-elle de 1688, et la France de 1789.

Guillaume III, le roi de la quasi-révolution de 1688, avait beaucoup de côtés de l’honnête homme. Dans l’histoire, il ressemble, en petit, à Louis-Philippe. Il y avait en lui du républicain. Il admirait Cromwell.

  1. Allusion à l’interdiction de Ruy Blas.
  2. Homo.
  3. Les titres entre parenthèses ont été ajoutés pour faciliter la lecture de ces fragments. En tête de chaque fragment se rapportant à un passage publié, nous reproduisons entre crochets les premières lignes de ce passage avec la place qu’il occupe dans cette édition ; le lecteur pourra ainsi faire lui-même le rapprochement entre les fragments inédits et le texte publié.
  4. Est in boreali Ultoniæ parte, gens quxdam, quæ barbaro nimis et abominabili ritu, sibi regem creare solet. Collecto in unum universo terræ illius populo, in medio producitur jumentum candidum, ad quod sublimandus ille, non in Principem, sed in Belluam, non in Regem, sed in Exlegem, coram omnibus bestialiter accedens, non minus impudenter quam imprudenter, se quoque bestiam profitetur.