L’Homme qui rit (éd. 1907)/I-Livre troisième

Texte établi par Gustave SimonLibrairie Ollendorff ([volume 9] [Section A.] Roman, tome VIII.p. 123-154).

LIVRE TROISIÈME

l’enfant dans l'ombre


I

le chess-hill

La tempête n’était pas moins intense sur terre que sur mer.

Le même déchaînement farouche s’était fait autour de l’enfant abandonné. Le faible et l’innocent deviennent ce qu’ils peuvent dans la dépense de colère inconsciente que font les forces aveugles ; l’ombre ne discerne pas, et les choses n’ont point les clémences qu’on leur suppose.

Il y avait sur terre très peu de vent ; le froid avait on ne sait quoi d’immobile. Aucun grêlon. L’épaisseur de la neige tombante était épouvantable.

Les grêlons frappent, harcèlent, meurtrissent, assourdissent, écrasent ; les flocons sont pires. Le flocon, inexorable et doux, fait son œuvre en silence. Si on le touche, il fond. Il est pur comme l’hypocrite est candide. C’est par des blancheurs lentement superposées que le flocon arrive à l’avalanche et le fourbe au crime.

L’enfant avait continué d’avancer dans le brouillard. Le brouillard est un obstacle mou ; de là des périls ; il cède et persiste ; le brouillard, comme la neige, est plein de trahison. L’enfant, étrange lutteur au milieu de tous ces risques, avait réussi à atteindre le bas de la descente, et s’était engagé dans le Chess-Hill. Il était, sans le savoir, sur un isthme, ayant des deux côtés l’océan, et ne pouvant faire fausse route, dans cette brume, dans cette neige et dans cette nuit, sans tomber, à droite dans l’eau profonde du golfe, à gauche dans la vague violente de la haute mer. Il marchait, ignorant, entre deux abîmes.

L’isthme de Portland était à cette époque singulièrement âpre et rude. Il n’a plus rien aujourd’hui de sa configuration d’alors. Depuis qu’on a eu l’idée d’exploiter la pierre de Portland en ciment romain, toute la roche a subi un remaniement qui a supprimé l’aspect primitif. On y trouve encore le calcaire lias, le schiste, et le trapp sortant des bancs de conglomérat comme la dent de la gencive ; mais la pioche a tronqué et nivelé tous ces pitons hérissés et scabreux où venaient se percher hideusement les ossifrages. Il n’y a plus de cimes où puissent se donner rendez-vous les labbes et les stercoraires qui, comme les envieux, aiment à souiller les sommets. On chercherait en vain le haut monolithe nommé Godolphin, vieux mot gallois qui signifie aigle blanche. On cueille encore, l’été, dans ces terrains forés et troués comme l’éponge, du romarin, du pouliot, de l’hysope sauvage, du fenouil de mer qui, infusé, donne un bon cordial, et cette herbe pleine de nœuds qui sort du sable et dont on fait de la natte ; mais on n’y ramasse plus ni ambre gris, ni étain noir, ni cette triple espèce d’ardoise, l’une verte, l’autre bleue, l’autre couleur de feuilles de sauge. Les renards, les blaireaux, les loutres, les martres, s’en sont allés ; il y avait dans ces escarpements de Portland, comme à la pointe de Cornouailles, des chamois ; il n’y en a plus. On pêche encore, dans de certains creux, des plies et des pilchards, mais les saumons, effarouchés, ne remontent plus la Wey entre la Saint-Michel et la Noël pour y pondre leurs œufs. On ne voit plus là, comme au temps d’Élisabeth, de ces vieux oiseaux inconnus, gros comme des éperviers, qui coupaient une pomme en deux et n’en mangeaient que le pépin. On n’y voit plus de ces corneilles à bec jaune, cornish chough en anglais, pyrrhocorax en latin, qui avaient la malice de jeter sur les toits de chaume des sarments allumés. On n’y voit plus l’oiseau sorcier fulmar, émigré de l’archipel d’Écosse, et jetant par le bec une huile que les insulaires brûlaient dans leurs lampes. On n’y rencontre plus le soir, dans les ruissellements du jusant, l’antique neitse légendaire aux pieds de porc et au cri de veau. La marée n’échoue plus sur ces sables l’otarie moustachue, aux oreilles enroulées, aux mâchelièrcs pointues, se traînant sur ses pattes sans ongles. Dans ce Portland, aujourd’hui méconnaissable, il n’y a jamais eu de rossignols, à cause du manque de forêts, mais les faucons, les cygnes et les oies de mer se sont envolés. Les moutons de Portland d’à présent ont la chair grasse et la laine fine ; les rares brebis qui paissaient il y a deux siècles cette herbe salée étaient petites et coriaces et avaient la toison bourrue, comme il sied à des troupeaux celtes menés jadis par des bergers mangeurs d’ail, qui vivaient cent ans, et qui, à un demi-mille de distance, perçaient des cuirasses avec leur flèche d’une aune de long. Terre inculte fait laine rude. Le Chess-Hill d’aujourd’hui ne ressemble en rien au Chess-Hill d’autrefois, tant il a été bouleversé par l’homme, et par ces furieux vents des Sorlingues qui rongent jusqu’aux pierres.

Aujourd’hui cette langue de terre porte un railway qui aboutit à un joli échiquier de maisons neuves, Chesilton, et il y a une « Portland Station ». Les wagons roulent où rampaient les phoques.

L’isthme de Portland il y a deux cents ans était un dos d’âne de sable avec une épine vertébrale de rocher.

Le danger, pour l’enfant, changea de forme. Ce que l’enfant avait à craindre dans la descente, c’était de rouler au bas de l’escarpement ; dans l’isthme, ce fut de tomber dans des trous. Après avoir eu affaire au précipice, il eut affaire à la fondrière. Tout est chausse-trape au bord de la mer. La roche est glissante, la grève est mouvante. Les points d’appui sont des embûches. On est comme quelqu’un qui met le pied sur des vitres. Tout peut brusquement se fêler sous vous. Fêlure par où l’on disparaît. L’océan a des troisièmes dessous comme un théâtre bien machiné.

Les longues arêtes de granit auxquelles s’adosse le double versant d’un isthme sont d’un abord malaisé. On y trouve difficilement ce qu’on appelle en langage de mise en scène des praticables. L’homme n’a aucune hospitalité à attendre de l’océan, pas plus du rocher que de la vague ; l’oiseau et le poisson seuls sont prévus par la mer. Les isthmes particulièrement sont dénudés et hérissés. Le flot qui les use et les mine des deux côtés les réduit à leur plus simple expression. Partout des reliefs coupants, des crêtes, des scies, d’affreux haillons de pierre déchirée, des entre-bâillements dentelés comme la mâchoire multicuspide d’un requin, des casse-cous de mousse mouillée, de rapides coulées de roche aboutissant à l’écume. Qui entreprend de franchir un isthme rencontre à chaque pas des blocs difformes, gros comme des maisons, figurant des tibias, des omoplates, des fémurs, anatomie hideuse des rocs écorchés. Ce n’est pas pour rien que ces stries des bords de la mer se nomment côtes. Le piéton se tire comme il peut de ce pêle-mêle de débris. Cheminer à travers l’ossature d’une énorme carcasse, tel est à peu près ce labeur.

Mettez un enfant dans ce travail d’Hercule.

Le grand jour eût été utile, il faisait nuit ; un guide eût été nécessaire, il était seul. Toute la vigueur d’un homme n’eût pas été de trop, il n’avait que la faible force d’un enfant. À défaut de guide, un sentier l’eût aidé. Il n’y avait point de sentier.

D’instinct, il évitait le chaîneau aigu des rochers et suivait la plage le plus qu’il pouvait. C’est là qu’il rencontrait les fondrières. Les fondrières se multipliaient devant lui sous trois formes, la fondrière d’eau, la fondrière de neige, la fondrière de sable. La dernière est la plus redoutable. C’est l’enlisement.

Savoir ce que l’on affronte est alarmant, mais l’ignorer est terrible. L’enfant combattait le danger inconnu. Il était à tâtons dans quelque chose qui était peut-être la tombe.

Nulle hésitation. Il tournait les rochers, évitait les crevasses, devinait les pièges, subissait les méandres de l’obstacle, mais avançait. Ne pouvant aller droit, il marchait ferme. Il reculait au besoin avec énergie. Il savait s’arracher à temps de la glu hideuse des sables mouvants. Il secouait la neige de dessus lui. Il entra plus d’une fois dans l’eau jusqu’aux genoux. Dès qu’il sortait de l’eau, ses guenilles mouillées étaient tout de suite gelées par le froid profond de la nuit. Il marchait rapide dans ces vêtements roidis. Pourtant il avait eu l’industrie de conserver sèche et chaude sur sa poitrine sa vareuse de matelot. Il avait toujours bien faim.

Les aventures de l’abîme ne sont limitées en aucun sens ; tout y est possible, même le salut. L’issue est invisible, mais trouvable. Comment l’enfant, enveloppé d’une étouffante spirale de neige, perdu sur cette levée étroite entre les deux gueules du gouffre, n’y voyant pas, parvint-il à traverser l’isthme, c’est ce que lui-même n’aurait pu dire. Il avait glissé, grimpé, roulé, cherché, marché, persévéré, voilà tout. Secret de tous les triomphes. Au bout d’un peu moins d’une heure, il sentit que le sol remontait, il arrivait à l’autre bord, il sortait du Chess-Hill, il était sur la terre ferme.

Le pont qui relie aujourd’hui Sandford-Cas à Smallmouth-Sand n’existait pas à cette époque. Il est probable que, dans son tâtonnement intelligent, il avait remonté jusque vis-à-vis Wyke Regis, où il y avait alors une langue de sable, vraie chaussée naturelle, traversant l’East Fleet.

Il était sauvé de l’isthme, mais il se retrouvait face à face avec la tempête, avec l’hiver, avec la nuit.

Devant lui se développait de nouveau la sombre perte de vue des plaines.

Il regarda à terre, cherchant un sentier.

Tout à coup il se baissa.

Il venait d’apercevoir dans la neige quelque chose qui lui semblait une trace.

C’était une trace en effet, la marque d’un pied. La blancheur de la neige découpait nettement l’empreinte et la faisait très visible. Il la considéra. C’était un pied nu, plus petit qu’un pied d’homme, plus grand qu’un pied d’enfant.

Probablement le pied d’une femme.

Au delà de cette empreinte, il y en avait une autre, puis une autre ; les empreintes se succédaient, à la distance d’un pas, et s’enfonçaient dans la plaine vers la droite. Elles étaient encore fraîches et couvertes de peu de neige. Une femme venait de passer là.

Cette femme avait marché et s’en était allée dans la direction même où l’enfant avait vu des fumées.

L’enfant, l’œil fixé sur les empreintes, se mit à suivre ce pas.

II

effet de neige

Il chemina un certain temps sur cette piste. Par malheur les traces étaient de moins en moins nettes. La neige tombait dense et affreuse. C’était le moment où l’ourque agonisait sous cette même neige dans la haute mer. L’enfant, en détresse comme le navire, mais autrement, n’ayant dans l’inextricable entre-croisement d’obscurités qui se dressaient devant lui, d’autre ressource que ce pied marqué dans la neige, s’attachait à ce pas comme au fil du dédale.

Subitement, soit que la neige eût fini par les niveler, soit pour toute autre cause, les empreintes s’effacèrent. Tout redevint plan, uni, ras, sans une tache, sans un détail. Il n’y eut plus qu’un drap blanc sur la terre et un drap noir sur le ciel.

C’était comme si la passante s’était envolée.

L’enfant aux abois se pencha et chercha. En vain.

Comme il se relevait, il eut la sensation de quelque chose d’indistinct qu’il entendait, mais qu’il n’était pas sûr d’entendre. Cela ressemblait à une voix, à une haleine, à de l’ombre. C’était plutôt humain que bestial, et plutôt sépulcral que vivant. C’était du bruit, mais du rêve.

Il regarda et ne vit rien.

La large solitude nue et livide était devant lui.

Il écouta. Ce qu’il avait cru entendre s’était dissipé. Peut-être n’avait-il rien entendu. Il écouta encore. Tout faisait silence.

Il y avait de l’illusion dans toute cette brume. Il se remit en marche.

En marche au hasard, n’ayant plus désormais ce pas pour le guider.

Il s’éloignait à peine que le bruit recommença. Cette fois il ne pouvait douter. C’était un gémissement, presque un sanglot.

Il se retourna. Il promena ses yeux dans l’espace nocturne. Il ne vit rien.

Le bruit s’éleva de nouveau.

Si les limbes peuvent crier, c’est ainsi qu’elles crient.

Rien de pénétrant, de poignant et de faible comme cette voix. Car c’était une voix. Cela venait d’une âme. Il y avait de la palpitation dans ce murmure. Pourtant cela semblait presque inconscient. C’était quelque chose comme une souffrance qui appelle, mais sans savoir qu’elle est une souffrance et qu’elle fait un appel. Ce cri, premier souffle peut-être, peut-être dernier soupir, était à égale distance du râle qui clôt la vie et du vagissement qui l’ouvre. Cela respirait, cela étouffait, cela pleurait. Sombre supplication dans l’invisible.

L’enfant fixa son attention partout, loin, près, au fond, en haut, en bas.

Il n’y avait personne. Il n’y avait rien.

Il prêta l’oreille. La voix se fit entendre encore. Il la perçut distinctement. Cette voix avait un peu du bêlement d’un agneau.

Alors il eut peur et songea à fuir.

Le gémissement reprit. C’était la quatrième fois. Il était étrangement misérable et plaintif. On sentait qu’après ce suprême effort, plutôt machinal que voulu, ce cri allait probablement s’éteindre. C’était une réclamation expirante, instinctivement faite à la quantité de secours qui est en suspens dans l’étendue ; c’était on ne sait quel bégaiement d’agonie adressé à une providence possible. L’enfant s’avança du côté d’où venait la voix.

Il ne voyait toujours rien.

Il avança encore, épiant.

La plainte continuait. D’inarticulée et de confuse qu’elle était, elle était devenue claire et presque vibrante. L’enfant était tout près de la voix. Mais où était-elle ?

Il était près d’une plainte. Le tremblement d’une plainte dans l’espace passait à côté de lui. Un gémissement humain flottant dans l’invisible, voilà ce qu’il venait de rencontrer. Telle était du moins son impression, trouble comme le profond brouillard où il était perdu.

Comme il hésitait entre un instinct qui le poussait à fuir et un instinct qui lui disait de rester, il aperçut dans la neige, à ses pieds, à quelques pas devant lui, une sorte d’ondulation de la dimension d’un corps humain, une petite éminence basse, longue et étroite, pareille au renflement d’une fosse, une ressemblance de sépulture dans un cimetière qui serait blanc.

En même temps, la voix cria.

C’est de là-dessous qu’elle sortait.

L’enfant se baissa, s’accroupit devant l’ondulation, et de ses deux mains en commença le déblaiement.

Il vit se modeler, sous la neige qu’il écartait, une forme, et tout à coup, sous ses mains, dans le creux qu’il avait fait, apparut une face pâle.

Ce n’était point cette face qui criait. Elle avait les yeux fermés et la bouche ouverte, mais pleine de neige.

Elle était immobile. Elle ne bougea pas sous la main de l’enfant. L’enfant, qui avait l’onglée aux doigts, tressaillit en touchant le froid de ce visage. C’était la tête d’une femme. Les cheveux épars étaient mêlés à la neige. Cette femme était morte.

L’enfant se remit à écarter la neige. Le cou de la morte se dégagea, puis le haut du torse, dont on voyait la chair sous des haillons.

Soudainement il sentit sous son tâtonnement un mouvement faible. C’était quelque chose de petit qui était enseveli, et qui remuait. L’enfant ôta vivement la neige, et découvrit un misérable corps d’avorton, chétif, blême de froid, encore vivant, nu sur le sein nu de la morte.

C’était une petite fille.

Elle était emmaillotée, mais de pas assez de guenilles, et, en se débattant, elle était sortie de ses loques. Sous elle ses pauvres membres maigres, et son haleine au-dessus d’elle, avaient un peu fait fondre la neige. Une nourrice lui eût donné cinq ou six mois, mais elle avait un an peut-être, car la croissance dans la misère subit de navrantes réductions qui vont parfois jusqu’au rachitisme. Quand son visage fut à l’air, elle poussa un cri, continuation de son sanglot de détresse. Pour que la mère n’eût pas entendu ce sanglot, il fallait qu’elle fût bien profondément morte.

L’enfant prit la petite dans ses bras.

La mère roidie était sinistre. Une irradiation spectrale sortait de cette figure. La bouche béante et sans souffle semblait commencer dans la langue indistincte de l’ombre la réponse aux questions faites aux morts dans l’invisible. La réverbération blafarde des plaines glacées était sur ce visage. On voyait le front, jeune sous les cheveux bruns, le froncement presque indigné des sourcils, les narines serrées, les paupières closes, les cils collés par le givre, et, du coin des yeux au coin des lèvres, le pli profond des pleurs. La neige éclairait la morte. L’hiver et le tombeau ne se nuisent pas. Le cadavre est le glaçon de l’homme. La nudité des seins était pathétique. Ils avaient servi ; ils avaient la sublime flétrissure de la vie donnée par l’être à qui la vie manque, et la majesté maternelle y remplaçait la pureté virginale. À la pointe d’une des mamelles il y avait une perle blanche. C’était une goutte de lait, gelée.

Disons-le tout de suite, dans ces plaines où le garçon perdu passait à son tour, une mendiante allaitant son nourrisson, et cherchant elle aussi un gîte, s’était, il y avait peu d’heures, égarée. Transie, elle était tombée sous la tempête ; et n’avait pu se relever. L’avalanche l’avait couverte. Elle avait, le plus qu’elle avait pu, serré sa fille contre elle, et elle avait expiré.

La petite fille avait essayé de téter ce marbre.

Sombre confiance voulue par la nature, car il semble que le dernier allaitement soit possible à une mère, même après le dernier soupir.

Mais la bouche de l’enfant n’avait pu trouver le sein, où la goutte de lait, volée par la mort, s’était glacée, et, sous la neige, le nourrisson, plus accoutumé au berceau qu’à la tombe, avait crié.

Le petit abandonné avait entendu la petite agonisante.

Il l’avait déterrée.

Il l’avait prise dans ses bras.

Quand la petite se sentit dans des bras, elle cessa de crier. Les deux visages des deux enfants se touchèrent, et les lèvres violettes du nourrisson se rapprochèrent de la joue du garçon comme d’une mamelle.

La petite fille était presque au moment où le sang coagulé va arrêter le cœur. Sa mère lui avait déjà donné quelque chose de sa mort ; le cadavre se communique ; c’est un refroidissement qui se gagne. La petite avait les pieds, les mains, les bras, les genoux, comme paralysés par la glace. Le garçon sentit ce froid terrible.

Il avait sur lui un vêtement sec et chaud, sa vareuse. Il posa le nourrisson sur la poitrine de la morte, ôta sa vareuse, en enveloppa la petite fille, ressaisit l’enfant, et, presque nu maintenant sous les bouffées de neige que soufflait la bise, emportant la petite dans ses bras, il se remit en route.

La petite ayant réussi à retrouver la joue du garçon, y appuya sa bouche, et, réchauffée, s’endormit. Premier baiser de ces deux âmes dans les ténèbres.

La mère demeura gisante, le dos sur la neige, la face vers la nuit. Mais au moment où le petit garçon se dépouilla pour vêtir la petite fille, peut-être, du fond de l’infini où elle était, la mère le vit-elle.

III

toute voie douloureuse se complique d'un fardeau

Il y avait un peu plus de quatre heures que l’ourque s’était éloignée de la crique de Portland, laissant sur le rivage ce garçon. Depuis ces longues heures qu’il était abandonné, et qu’il marchait devant lui, il n’avait encore fait, dans cette société humaine où peut-être il allait entrer, que trois rencontres, un homme, une femme et un enfant. Un homme, cet homme sur la colline ; une femme, cette femme dans la neige ; un enfant, cette petite fille qu’il avait dans les bras.

Il était exténué de fatigue et de faim.

Il avançait plus résolument que jamais, avec de la force de moins et un fardeau de plus.

Il était maintenant à peu près sans vêtements. Le peu de haillons qui lui restaient, durcis par le givre, étaient coupants comme du verre et lui écorchaient la peau. Il se refroidissait, mais l’autre enfant se réchauffait. Ce qu’il perdait n’était pas perdu, elle le regagnait. Il constatait cette chaleur qui était pour la pauvre petite une reprise de vie. Il continuait d’avancer.

De temps en temps, tout en la soutenant bien, il se baissait et d’une main prenait de la neige à poignée, et en frottait ses pieds, pour les empêcher de geler.

Dans d’autres moments, ayant la gorge en feu, il se mettait dans la bouche un peu de cette neige et la suçait, ce qui trompait une minute sa soif, mais la changeait en fièvre. Soulagement qui était une aggravation.

La tourmente était devenue informe à force de violence ; les déluges de neige sont possibles ; c’en était un. Ce paroxysme maltraitait le littoral en même temps qu’il bouleversait l’océan. C’était probablement l’instant où l’ourque éperdue se disloquait dans la bataille des écueils.

Il traversa sous cette bise, marchant toujours vers l’est, de larges surfaces de neige. Il ne savait quelle heure il était. Depuis longtemps il ne voyait plus de fumées. Ces indications dans la nuit sont vite effacées ; d’ailleurs, il était plus que l’heure où les feux sont éteints ; enfin peut-être s’était-il trompé, et il était possible qu’il n’y eût point de ville ni de village du côté où il allait.

Dans le doute, il persévérait.

Deux ou trois fois la petite cria. Alors il imprimait à son allure un mouvement de bercement ; elle s’apaisait, et se taisait. Elle finit par se bien endormir, et d’un bon sommeil. Il la sentait chaude, tout en grelottant.

Il resserrait fréquemment les plis de la vareuse autour du cou de la petite, afin que le givre ne s’introduisît pas par quelque ouverture et qu’il n’y eût aucune fuite de neige fondue entre le vêtement et l’enfant.

La plaine avait des ondulations. Aux déclivités où elle s’abaissait, la neige, amassée par le vent dans les plis de terrain, était si haute pour lui petit qu’il y enfonçait presque tout entier, et il fallait marcher à demi enterré. Il marchait, poussant la neige des genoux.

Le ravin franchi, il parvenait à des plateaux balayés par la bise où la neige était mince. Là il trouvait le verglas.

L’haleine tiède de la petite fille effleurait sa joue, le réchauffait un moment, et s’arrêtait et se gelait dans ses cheveux, où elle faisait un glaçon.

Il se rendait compte d’une complication redoutable, il ne pouvait plus tomber. Il sentait qu’il ne se relèverait pas. Il était brisé de fatigue, et le plomb de l’ombre l’eût, comme la femme expirée, appliqué sur le sol, et la glace l’eût soudé vivant à la terre. Il avait dévalé sur des pentes de précipices, et s’en était tiré ; il avait trébuché dans des trous, et en était sorti ; désormais une simple chute, c’était la mort. Un faux pas ouvrait la tombe. Il ne fallait pas glisser. Il n’aurait plus la force même de se remettre sur ses genoux.

Or le glissement était partout autour de lui ; tout était givre et neige durcie.

La petite qu’il portait lui faisait la marche affreusement difficile ; non seulement c’était un poids, excessif pour sa lassitude et son épuisement, mais c’était un embarras. Elle lui occupait les deux bras, et, à qui chemine sur le verglas, les deux bras sont un balancier naturel et nécessaire.

Il fallait se passer de ce balancier.

Il s’en passait, et marchait, ne sachant que devenir sous son fardeau.

Cette petite était la goutte qui faisait déborder le vase de détresse.

Il avançait, oscillant à chaque pas, comme sur un tremplin, et accomplissant, pour aucun regard, des miracles d’équilibre. Peut-être pourtant, redisons-le, était-il suivi en cette voie douloureuse par des yeux ouverts dans les lointains de l’ombre, l’œil de la mère et l’œil de Dieu.

Il chancelait, chavirait, se raffermissait, avait soin de l’enfant, lui remettait du vêtement sur elle, lui couvrait la tête, chavirait encore, avançait toujours, glissait, puis se redressait. Le vent avait la lâcheté de le pousser.

Il faisait vraisemblablement beaucoup plus de chemin qu’il ne fallait. Il était selon toute apparence dans ces plaines où s’est établie plus tard la Bincleaves Farm, entre ce qu’on nomme maintenant Spring Gardens et Parsonage House. Métairies et cottages à présent, friches alors. Souvent moins d’un siècle sépare un steppe d’une ville.

Subitement, une interruption s’étant faite dans la bourrasque glaciale qui l’aveuglait, il aperçut à peu de distance devant lui un groupe de pignons et de cheminées mis en relief par la neige, le contraire d’une silhouette, une ville dessinée en blanc sur l’horizon noir, quelque chose comme ce qu’on appellerait aujourd’hui une épreuve négative.

Des toits, des demeures, un gîte ! Il était donc quelque part ! il sentit l’ineffable encouragement de l’espérance. La vigie d’un navire égaré criant terre ! a de ces émotions. Il pressa le pas.

Il touchait donc enfin à des hommes. Il allait donc arriver à des vivants. Plus rien à craindre. Il avait en lui cette chaleur subite, la sécurité. Ce dont il sortait était fini. Il n’y aurait plus de nuit désormais, ni d’hiver, ni de tempête. Il lui semblait que tout ce qu’il y a de possible dans le mal était maintenant derrière lui. La petite n’était plus un poids. Il courait presque.

Son œil était fixé sur ces toits. La vie était là. Il ne les quittait pas du regard. Un mort regarderait ainsi ce qui lui apparaîtrait par l’entre-bâillement d’un couvercle de tombe. C’étaient les cheminées dont il avait vu les fumées.

Aucune fumée n’en sortait.

Il eut vite fait d’atteindre les habitations. Il parvint à un faubourg de ville qui était une rue ouverte. À cette époque le barrage des rues la nuit tombait en désuétude.

La rue commençait par deux maisons. Dans ces deux maisons on n’apercevait aucune chandelle ni aucune lampe, non plus que dans toute la rue, ni dans toute la ville, aussi loin que la vue pouvait s’étendre.

La maison de droite était plutôt un toit qu’une maison ; rien de plus chétif ; la muraille était de torchis et le toit de paille ; il y avait plus de chaume que de mur. Une grande ortie née au pied du mur touchait au bord du toit. Cette masure n’avait qu’une porte qui semblait une chatière et qu’une fenêtre qui était une lucarne. Le tout fermé. À côté, une soue à porcs habitée indiquait que la chaumière était habitée aussi.

La maison de gauche était large, haute, toute en pierre, avec toit d’ardoise. Fermée aussi. C’était Chez le Riche vis-à-vis de Chez le Pauvre.

Le garçon n’hésita pas. Il alla à la grande maison.

La porte à deux battants, massif damier de chêne à gros clous, était de celles derrière lesquelles on devine une robuste armature de barres et de serrures ; un marteau de fer y pendait.

Il souleva le marteau, avec quelque peine, car ses mains engourdies étaient plutôt des moignons que des mains. Il frappa un coup.

On ne répondit pas.

Il frappa une seconde fois, et deux coups.

Aucun mouvement ne se fit dans la maison.

Il frappa une troisième fois. Rien.

Il comprit qu’on dormait, ou qu’on ne se souciait pas de se lever.

Alors il se tourna vers la maison pauvre. Il prit à terre, dans la neige, un galet et heurta à la porte basse.

On ne répondit point.

Il se haussa sur la pointe des pieds, et cogna de son caillou à la lucarne, assez doucement pour ne point casser la vitre, assez fort pour être entendu.

Aucune voix ne s’éleva, aucun pas ne remua, aucune chandelle ne s’alluma.

Il pensa que là aussi on ne voulait point se réveiller.

Il y avait dans l’hôtel de pierre et dans le logis de chaume la même surdité aux misérables.

Le garçon se décida à pousser plus loin, et pénétra dans le détroit de maisons qui se prolongeait devant lui, si obscur qu’on eût plutôt dit l’écart de deux falaises que l’entrée d’une ville.

IV

autre forme du désert

C’est dans Weymouth qu’il venait d’entrer.

Le Weymouth d’alors n’était point l’honorable et superbe Weymouth d’aujourd’hui. Cet ancien Weymouth n’avait pas, comme le Weymouth actuel, un irréprochable quai rectiligne avec une statue et une auberge en l’honneur de Georges III. Cela tenait à ce que Georges III n’était pas né. Par la même raison, on n’avait point encore, au penchant de la verte colline de l’est, dessiné, à plat sur le sol, au moyen du gazon scalpé et de la craie mise à nu, ce cheval blanc, d’un arpent de long, le White Horse, portant un roi sur son dos, et tournant, toujours en l’honneur de Georges III, sa queue vers la ville. Ces honneurs, du reste, sont mérités ; Georges III, ayant perdu dans sa vieillesse l’esprit qu’il n’avait jamais eu dans sa jeunesse, n’est point responsable des calamités de son règne. C’était un innocent. Pourquoi pas des statues ?

Le Weymouth d’il y a cent quatrevingts ans était à peu près aussi symétrique qu’un jeu d’onchets brouillé. L’Astaroth des légendes se promenait quelquefois sur la terre portant derrière son dos une besace dans laquelle il y avait de tout, même des bonnes femmes dans leurs maisons. Un pêle-mêle de baraques tombé de ce sac du diable donnerait l’idée de ce Weymouth incorrect. Plus, dans les baraques, les bonnes femmes. Il reste comme spécimen de ces logis la maison des Musiciens. Une confusion de tanières de bois sculptées, et vermoulues, ce qui est une autre sculpture, d’informes bâtisses branlantes à surplombs, quelques-unes à piliers, s’appuyant les unes sur les autres pour ne pas tomber au vent de mer, et laissant entre elles les espacements exigus d’une voirie tortue et maladroite, ruelles et carrefours souvent inondés par les marées d’équinoxe, un amoncellement de vieilles maisons grand’mères groupées autour d’une église aïeule, c’était là Weymouth. Weymouth était une sorte d’antique village normand échoué sur la côte d’Angleterre.

Le voyageur, s’il entrait à la taverne remplacée aujourd’hui par l’hôtel, au lieu de payer royalement une sole frite et une bouteille de vin vingt-cinq francs, avait l’humiliation de manger pour deux sous une soupe au poisson, fort bonne d’ailleurs. C’était misérable.

L’enfant perdu portant l’enfant trouvé suivit la première rue, puis la seconde, puis une troisième. Il levait les yeux cherchant aux étages et sur les toits une vitre éclairée, mais tout était clos et éteint. Par intervalles, il cognait aux portes. Personne ne répondait. Rien ne fait le cœur de pierre comme d’être chaudement entre deux draps. Ce bruit et ces secousses avaient fini par réveiller la petite. Il s’en apercevait parce qu’il se sentait téter la joue. Elle ne criait pas, croyant à une mère.

Il risquait de tourner et de rôder longtemps peut-être dans les intersections des ruelles de Scrambridge où il y avait alors plus de cultures que de maisons, et plus de haies d’épines que de logis, mais il s’engagea à propos dans un couloir qui existe encore aujourd’hui près de Trinity Schools. Ce couloir le mena sur une plage qui était un rudiment de quai avec parapet, et à sa droite il distingua un pont.

Ce pont était le pont de la Wey qui relie Weymouth à Melcomb-Regis, et sous les arches duquel le Harbour communique avec la Back Water.

Weymouth, hameau, était alors le faubourg de Melcomb-Regis, cité et port ; aujourd’hui Melcomb-Regis est une paroisse de Weymouth. Le village a absorbé la ville. C’est par ce pont que s’est fait ce travail. Les ponts sont de singuliers appareils de succion qui aspirent la population et font quelquefois grossir un quartier riverain aux dépens de son vis-à-vis.

Le garçon alla à ce pont, qui à cette époque était une passerelle de charpente couverte. Il traversa cette passerelle.

Grâce au toit du pont, il n’y avait pas de neige sur le tablier. Ses pieds nus eurent un moment de bien-être en marchant sur ces planches sèches.

Le pont franchi, il se trouva dans Melcomb-Regis.

Il y avait là moins de maisons de bois que de maisons de pierre. Ce n’était plus le bourg, c’était la cité. Le pont débouchait sur une assez belle rue qui était Saint-Thomas street. Il y entra. La rue offrait de hauts pignons taillés, et çà et là des devantures de boutiques. Il se remit à frapper aux portes. Il ne lui restait pas assez de force pour appeler et crier.

À Melcomb-Regis comme à Weymouth personne ne bougeait. Un bon double tour avait été donné aux serrures. Les fenêtres étaient recouvertes de leurs volets comme les yeux de leurs paupières. Toutes les précautions étaient prises contre le réveil, soubresaut désagréable.

Le petit errant subissait la pression indéfinissable de la ville endormie. Ces silences de fourmilière paralysée dégagent du vertige. Toutes ces léthargies mêlent leurs cauchemars, ces sommeils sont une foule, et il sort de ces corps humains gisants une fumée de songes. Le sommeil a de sombres voisinages hors de la vie ; la pensée décomposée des endormis flotte au-dessus d’eux, vapeur vivante et morte, et se combine avec le possible qui pense probablement aussi dans l’espace. De là des enchevêtrements. Le rêve, ce nuage, superpose ses épaisseurs et ses transparences à cette étoile, l’esprit. Au-dessus de ces paupières fermées où la vision a remplacé la vue, une désagrégation sépulcrale de silhouettes et d’aspects se dilate dans l’impalpable. Une dispersion d’existences mystérieuses s’amalgame à notre vie par ce bord de la mort qui est le sommeil. Ces entrelacements de larves et d’âmes sont dans l’air. Celui même qui ne dort pas sent peser sur lui ce milieu plein d’une vie sinistre. La chimère ambiante, réalité devinée, le gêne. L’homme éveillé qui chemine à travers les fantômes du sommeil des autres refoule confusément des formes passantes, a, ou croit avoir, la vague horreur des contacts hostiles de l’invisible, et sent à chaque instant la poussée obscure d’une rencontre inexprimable qui s’évanouit. Il y a des effets de forêt dans cette marche au milieu de la diffusion nocturne des songes.

C’est ce qu’on appelle avoir peur sans savoir pourquoi.

Ce qu’un homme éprouve, un enfant l’éprouve plus encore.

Ce malaise de l’effroi nocturne amplifié par ces maisons spectres, s’ajoutait à tout cet ensemble lugubre sous lequel il luttait.

Il entra dans Conycar Lane, et aperçut au bout de cette ruelle la Back Water qu’il prit pour l’océan ; il ne savait plus de quel côté était la mer ; il revint sur ses pas, tourna à gauche par Maiden street, et rétrograda jusqu’à Saint-Albans row.

Là, au hasard, et sans choisir, et aux premières maisons venues, il heurta violemment. Ces coups, où il épuisait sa dernière énergie, étaient désordonnés et saccadés, avec des intermittences et des reprises presque irritées.

C’était le battement de sa fièvre frappant aux portes.

Une voix lui répondit.

Celle de l’heure.

Trois heures du matin sonnèrent lentement derrière lui au vieux clocher de Saint-Nicolas.

Puis tout retomba dans le silence.

Que pas un habitant n’eût même entr’ouvert une lucarne, cela peut sembler surprenant. Pourtant dans une certaine mesure ce silence s’explique. Il faut dire qu’en janvier 1690 on était au lendemain d’une assez forte peste qu’il y avait eu à Londres, et que la crainte de recevoir des vagabonds malades produisait partout une certaine diminution d’hospitalité. On n’entrebâillait pas même sa fenêtre de peur de respirer leur miasme.

L’enfant sentit le froid des hommes plus terrible que le froid de la nuit. C’est un froid qui veut. Il eut ce serrement du cœur découragé qu’il n’avait pas eu dans les solitudes. Maintenant il était rentré dans la vie de tous, et il restait seul. Comble d’angoisse. Le désert impitoyable, il l’avait compris ; mais la ville inexorable, c’était trop.

L’heure, dont il venait de compter les coups, avait été un accablement de plus. Rien de glaçant en de certains cas comme l’heure qui sonne. C’est une déclaration d’indifférence. C’est l’éternité disant : que m’importe !

Il s’arrêta. Et il n’est pas certain qu’en cette minute lamentable, il ne se soit pas demandé s’il ne serait pas plus simple de se coucher là et de mourir. Cependant la petite fille posa la tête sur son épaule, et se rendormit. Cette confiance obscure le remit en marche.

Lui qui n’avait autour de lui que de l’écroulement, il sentit qu’il était point d’appui. Profonde sommation du devoir.

Ni ces idées ni cette situation n’étaient de son âge. Il est probable qu’il ne les comprenait pas. Il agissait d’instinct. Il faisait ce qu’il faisait.

Il marcha dans la direction de Johnstone row.

Mais il ne marchait plus, il se traînait.

Il laissa à sa gauche Sainte-Mary street, fit des zigzags dans les ruelles, et, au débouché d’un boyau sinueux entre deux masures, se trouva dans un assez large espace libre. C’était un terrain vague, point bâti, probablement l’endroit où est aujourd’hui Chesterfield place. Les maisons finissaient là. Il apercevait à sa droite la mer, et presque plus rien de la ville à sa gauche.

Que devenir ? La campagne recommençait. À l’est, de grands plans inclinés de neige marquaient les larges versants de Radipole. Allait-il continuer ce voyage ? allait-il avancer et rentrer dans les solitudes ? allait-il reculer et rentrer dans les rues ? que faire, entre ces deux silences, la plaine muette et la ville sourde ? lequel choisir de ces refus ?

Il y a l’ancre de miséricorde, il y a aussi le regard de miséricorde. C’est ce regard que le pauvre petit désespéré jeta autour de lui.

Tout à coup il entendit une menace.

V

la misanthropie fait des siennes

On ne sait quel grincement étrange et alarmant vint dans cette ombre jusqu’à lui.

C’était de quoi reculer. Il avança.

À ceux que le silence consterne, un rugissement plaît.

Ce rictus féroce le rassura. Cette menace était une promesse. Il y avait là un être vivant et éveillé, fût-ce une bête fauve. Il marcha du côté d’où venait le grincement.

Il tourna un angle de mur, et, derrière, à la réverbération de la neige et de la mer, sorte de vaste éclairage sépulcral, il vit une chose qui était là comme abritée. C’était une charrette, à moins que ce ne fût une cabane. Il y avait des roues, c’était une voiture ; et il y avait un toit, c’était une demeure. Du toit sortait un tuyau, et du tuyau une fumée. Cette fumée était vermeille, ce qui semblait annoncer un assez bon feu à l’intérieur. À l’arrière, des gonds en saillie indiquaient une porte, et au centre de cette porte une ouverture carrée laissait voir de la lueur dans la cahute. Il approcha.

Ce qui avait grincé le sentit venir. Quand il fut près de la cahute, la menace devint furieuse. Ce n’était plus à un grondement qu’il avait affaire, mais à un hurlement. Il entendit un bruit sec, comme d’une chaîne violemment tendue, et brusquement, au-dessous de la porte, dans l’écartement des roues de derrière, deux rangées de dents aiguës et blanches apparurent.

En même temps qu’une gueule entre les roues, une tête passa par la lucarne.

— Paix là ! dit la tête.

La gueule se tut.

La tête reprit :

— Est-ce qu’il y a quelqu’un ?

L’enfant répondit :

— Oui.
— Qui ?
— Moi.
— Toi ? qui ça ? d’où viens-tu ?
— Je suis las, dit l’enfant.
— Quelle heure est-il ?
— J’ai froid.
— Que fais-tu là ?
— J’ai faim.

La tête répliqua :

— Tout le monde ne peut pas être heureux comme un lord. Va-t’en.

La tête rentra, et le vasistas se ferma.

L’enfant courba le front, resserra entre ses bras la petite endormie et rassembla sa force pour se remettre en route. Il fit quelques pas et commença à s’éloigner.

Cependant, en même temps que la lucarne s’était fermée, la porte s’était ouverte. Un marchepied s’était abaissé. La voix qui venait de parler à l’enfant cria du fond de la cahute avec colère :

— Eh bien, pourquoi n’entres-tu pas ?

L’enfant se retourna.

— Entre donc, reprit la voix. Qui est-ce qui m’a donné un garnement comme cela, qui a faim et qui a froid, et qui n’entre pas !

L’enfant, à la fois repoussé et attiré, demeurait immobile.

La voix repartit :

— On te dit d’entrer, drôle !

Il se décida et mit un pied sur le premier échelon de l’escalier.

Mais on gronda sous la voiture.

Il recula. La gueule ouverte reparut.

— Paix ! cria la voix de l’homme.

La gueule rentra. Le grondement cessa.

— Monte, reprit l’homme.

L’enfant gravit péniblement les trois marches. Il était gêné par l’autre enfant, tellement engourdie, enveloppée et roulée dans le suroit qu’on ne distinguait rien d’elle, et que ce n’était qu’une petite masse informe.

Il franchit les trois marches, et, parvenu au seuil, s’arrêta.

Aucune chandelle ne brûlait dans la cahute, par économie de misère probablement. La baraque n’était éclairée que d’une rougeur faite par le soupirail d’un poêle de fonte où pétillait un feu de tourbe. Sur le poêle fumaient une écuelle et un pot contenant selon toute apparence quelque chose à manger. On en sentait la bonne odeur. Cette habitation était meublée d’un coffre, d’un escabeau, et d’une lanterne, point allumée, accrochée au plafond. Plus, aux cloisons, quelques planches sur tasseaux, et un décroche-moi-ça, où pendaient des choses mêlées. Sur les planches et aux clous s’étageaient des verreries, des cuivres, un alambic, un récipient assez semblable à ces vases à grener la cire qu’on appelle grelous, et une confusion d’objets bizarres auxquels l’enfant n’eût pu rien comprendre, et qui était une batterie de cuisine de chimiste. La cahute avait une forme oblongue, le poêle à l’avant. Ce n’était pas même une petite chambre, c’était à peine une grande boîte. Le dehors était plus éclairé par la neige que cet intérieur par le poêle. Tout dans la baraque était indistinct et trouble. Pourtant un reflet du feu sur le plafond permettait d’y lire cette inscription en gros caractères : Ursus, philosophe.

L’enfant, en effet, faisait son entrée chez Homo et chez Ursus. On vient d’entendre gronder l’un et parler l’autre.

L’enfant, arrivé au seuil, aperçut près du poêle un homme long, glabre, maigre et vieux, vêtu en grisaille, qui était debout et dont le crâne chauve touchait le toit. Cet homme n’eut pu se hausser sur les pieds. La cahute était juste.

— Entre, dit l’homme, qui était Ursus.

L’enfant entra.

— Pose-là ton paquet.

L’enfant posa sur le coffre son fardeau, avec précaution, de crainte de l’effrayer et de le réveiller.

L’homme reprit :

— Comme tu mets ça là doucement ! Ce ne serait pas pire quand ce serait une châsse. Est-ce que tu as peur de faire une fêlure à tes guenilles ? Ah ! l’abominable vaurien ! dans les rues à cette heure-ci ! Qui es-tu ? Réponds. Mais non, je te défends de répondre. Allons au plus pressé ; tu as froid, chauffe-toi.

Et il le poussa par les deux épaules devant le poêle.

— Es-tu assez mouillé ! Es-tu assez glacé ! S’il est permis d’entrer ainsi dans les maisons ! Allons, ôte-moi toutes ces pourritures, malfaiteur !

Et, d’une main, avec une brusquerie fébrile, il lui arracha ses haillons qui se déchirèrent en charpie, tandis que, de l’autre main, il décrochait d’un clou une chemise d’homme et une de ces jaquettes de tricot qu’on appelle encore aujourd’hui kiss-my-quick.

— Tiens, voilà des nippes.

Il choisit dans le tas un chiffon de laine et en frotta devant le feu les membres de l’enfant ébloui et défaillant, et qui, en cette minute de nudité chaude, crut voir et toucher le ciel. Les membres frottés, l’homme essuya les pieds.

— Allons, carcasse, tu n’as rien de gelé. J’étais assez bête pour avoir peur qu’il n’eût quelque chose de gelé, les pattes de derrière ou de devant ! Il ne sera pas perclus pour cette fois. Rhabille-toi.

L’enfant endossa la chemise, et l’homme lui passa par-dessus la jaquette de tricot.

— À présent…

L’homme avança du pied l’escabeau, y fit asseoir, toujours par une poussée aux épaules, le petit garçon, et lui montra de l’index l’écuelle qui fumait sur le poêle. Ce que l’enfant entrevoyait dans cette écuelle, c’était encore le ciel, c’est-à-dire une pomme de terre et du lard.

— Tu as faim, mange.

L’homme prit sur une planche une croûte de pain dur et une fourchette de fer, et les présenta à l’enfant. L’enfant hésitait.

— Faut-il que je te mette le couvert ? dit l’homme.

Et il posa l’écuelle sur les genoux de l’enfant.

— Mords dans tout ça !

La faim l’emporta sur l’ahurissement. L’enfant se mit à manger. Le pauvre être dévorait plutôt qu’il ne mangeait. Le bruit joyeux du pain croqué remplissait la cahute. L’homme bougonnait.

— Pas si vite, horrible goinfre ! Est-il gourmand, ce gredin-là ! Ces canailles qui ont faim mangent d’une façon révoltante. On n’a qu’à voir souper un lord. J’ai vu dans ma vie des ducs manger. Ils ne mangent pas ; c’est ça qui est noble. Ils boivent, par exemple. Allons, marcassin, empiffre-toi !

L’absence d’oreilles qui caractérise le ventre affamé faisait l’enfant peu sensible à cette violence d’épithètes, tempérée d’ailleurs par la charité des actions, contre-sens à son profit. Pour l’instant, il était absorbé par ces deux urgences, et par ces deux extases, se réchauffer, manger.

Ursus poursuivait entre cuir et chair son imprécation en sourdine :

— J’ai vu le roi Jacques souper en personne dans le Banqueting house où l’on admire des peintures du fameux Rubens ; Sa Majesté ne touchait à rien. Ce gueux-ci broute ! Brouter, mot qui dérive de brute. Quelle idée ai-je eue de venir dans ce Weymouth, sept fois voué aux dieux infernaux ! Je n’ai depuis ce matin rien vendu, j’ai parlé à la neige, j’ai joué de la flûte à l’ouragan, je n’ai pas empoché un farthing, et le soir il m’arrive des pauvres ! Hideuse contrée ! Il y a bataille, lutte et concours entre les passants imbéciles et moi. Ils tâchent de ne me donner que des liards, je tâche de ne leur donner que des drogues. Eh bien, aujourd’hui, rien ! pas un idiot dans le carrefour, pas un penny dans la caisse ! Mange, boy de l’enfer ! tords et troque ! nous sommes dans un temps où rien n’égale le cynisme des pique-assiettes. Engraisse à mes dépens, parasite. Il est mieux qu’affamé, il est enragé, cet être-là. Ce n’est pas de l’appétit, c’est de la férocité. Il est surmené par un virus rabique. Qui sait ? il a peut-être la peste. As-tu la peste, brigand ? S’il allait la donner à Homo ! Ah mais, non ! crevez, populace, mais je ne veux pas que mon loup meure. Ah çà, j’ai faim moi aussi. Je déclare que ceci est un incident désagréable. J’ai travaillé aujourd’hui très avant dans la nuit. Il y a des fois dans la vie qu’on est pressé. Je l’étais ce soir de manger. Je suis tout seul, je fais du feu, je n’ai qu’une pomme de terre, une croûte de pain, une bouchée de lard et une goutte de lait, je mets ça à chauffer, je me dis : bon ! je m’imagine que je vais me repaître. Patatras ! il faut que ce crocodile me tombe dans ce moment-là. Il s’installe carrément entre ma nourriture et moi. Voilà mon réfectoire dévasté. Mange, brochet, mange, requin, combien as-tu de rangs de dents dans la gargamelle ? bâfre, louveteau. Non, je retire le mot, respect aux loups. Engloutis ma pâture, boa ! J’ai travaillé aujourd’hui, l’estomac vide, le gosier plaintif, le pancréas en détresse, les entrailles délabrées, très avant dans la nuit ; ma récompense est de voir manger un autre. C’est égal, part à deux. Il aura le pain, la pomme de terre et le lard, mais j’aurai le lait.

En ce moment un cri lamentable et prolongé s’éleva dans la cahute.

L’homme dressa l’oreille.

— Tu cries maintenant, sycophante ! Pourquoi cries-tu ?

Le garçon se retourna. Il était évident qu’il ne criait pas. Il avait la bouche pleine.

Le cri ne s’interrompait pas.

L’homme alla au coffre.

— C’est donc le paquet qui gueule ! Vallée de Josaphat ! Voilà le paquet qui vocifère ! Qu’est-ce qu’il a à croasser, ton paquet ?

Il déroula le suroit. Une tête d’enfant en sortit, la bouche ouverte et criant.

— Eh bien, qui va là ? dit l’homme. Qu’est-ce que c’est ? Il y en a un autre. Ça ne va donc pas finir ? Qui vive ! aux armes ! Caporal, hors la garde ! Deuxième patatras ! Qu’est-ce que tu m’apportes là, bandit ? Tu vois bien qu’elle a soif. Allons, il faut qu’elle boive, celle-ci. Bon! je n’aurai pas même le lait à présent.

Il prit dans un fouillis sur une planche un rouleau de linge à bandage, une éponge et une fiole, en murmurant avec frénésie :

— Damné pays !

Puis il considéra la petite.

— C’est une fille. Ça se reconnaît au glapissement. Elle est trempée, elle aussi.

Il arracha, comme il avait fait pour le garçon, les haillons dont elle était plutôt nouée que vêtue, et il l’entortilla d’un lambeau indigent, mais propre et sec, de grosse toile. Ce rhabillement rapide et brusque exaspéra la petite fille.

— Elle miaule inexorablement, dit-il. Il coupa avec ses dents un morceau allongé de l’éponge, déchira du rouleau un carré de linge, en étira un brin de fil, prit sur le poêle le pot où il y avait du lait, remplit de ce lait la fiole, introduisit à demi l’éponge dans le goulot, couvrit l’éponge avec le linge, ficela ce bouchon avec le fil, appliqua contre sa joue la fiole, pour s’assurer qu’elle n’était pas trop chaude, et saisit sous son bras gauche le maillot éperdu qui continuait de crier.

— Allons, soupe, créature ! prends-moi le téton.

Et il lui mit dans la bouche le goulot de la fiole.

La petite but avidement.

Il soutint la fiole à l’inclinaison voulue en grommelant :

— Ils sont tous les mêmes, les lâches ! Quand ils ont ce qu’ils veulent, ils se taisent.

La petite avait bu si énergiquement et avait saisi avec tant d’emportement ce bout de sein offert par cette providence bourrue, qu’elle fut prise d’une quinte de toux.

— Tu vas t’étrangler, gronda Ursus. Une fière goulue aussi que celle-là !

Il lui retira l’éponge qu’elle suçait, laissa la quinte s’apaiser, et lui replaça la fiole entre les lèvres, en disant :

— Tette, coureuse.

Cependant le garçon avait posé sa fourchette. Voir la petite boire lui faisait oublier de manger. Le moment d’auparavant, quand il mangeait, ce qu’il avait dans le regard, c’était de la satisfaction, maintenant c’était de la reconnaissance. Il regardait la petite revivre. Cet achèvement de la résurrection commencée par lui emplissait sa prunelle d’une réverbération ineffable. Ursus continuait entre ses gencives son mâchonnement de paroles courroucées. Le petit garçon par instant levait sur Ursus ses yeux humides de l’émotion indéfinissable qu’éprouvait, sans pouvoir l’exprimer, le pauvre être rudoyé et attendri.

Ursus l’apostropha furieusement :

— Eh bien, mange donc !
— Et vous ? dit l’enfant tout tremblant, et une larme dans la prunelle. Vous n’aurez rien ?
— Veux-tu bien manger tout, engeance ! il n’y en a pas trop pour toi puisqu’il n’y en avait pas assez pour moi.

L’enfant reprit sa fourchette, mais ne mangea point.

— Mange, vociféra Ursus. Est-ce qu’il s’agit de moi ? Qui est-ce qui te parle de moi ? Mauvais petit clerc pieds nus de la paroisse des Sans-le-Sou, je te dis de manger tout. Tu es ici pour manger, boire et dormir. Mange, sinon je te jette à la porte, toi et ta drôlesse !

Le garçon, sur cette menace, se remit à manger. Il n’avait pas grand’chose à faire pour expédier ce qui restait dans l’écuelle.

Ursus murmura :

— Ça joint mal, cet édifice. Il vient du froid par les vitres.

Une vitre en effet avait été cassée à l’avant, par quelque cahot de la carriole ou par quelque pierre de polisson. Ursus avait appliqué sur cette avarie une étoile de papier qui s’était décollée. La bise entrait par là.

Il s’était à demi assis sur le coffre. La petite, à la fois dans ses bras et sur ses genoux, suçait voluptueusement la bouteille avec cette somnolence béate des chérubins devant Dieu et des enfants devant la mamelle.

— Elle est soûle, dit Ursus.

Et il reprit :

— Faites donc des sermons sur la tempérance !

Le vent arracha de la vitre l’emplâtre de papier qui vola à travers la cahute ; mais ce n’était pas de quoi troubler les deux enfants occupés à renaître.

Pendant que la petite buvait et que le petit mangeait, Ursus maugréait.

— L’ivrognerie commence au maillot. Donnez-vous donc la peine d’être l’évêque Tillotson et de tonner contre les excès de la boisson. Odieux vent coulis ! Avec cela que mon poêle est vieux. Il laisse échapper des bouffées de fumée à vous donner le trichiasis. On a l’inconvénient du froid et l’inconvénient du feu. On ne voit pas clair. L’être que voici abuse de mon hospitalité. Eh bien, je n’ai pas encore pu distinguer le visage de ce mufle. Le confortable fait défaut céans. Par Jupiter, j’estime fortement les festins exquis dans les chambres bien closes. J’ai manqué ma vocation, j’étais né pour être sensuel. Le plus grand des sages est Philoxénès qui souhaita d’avoir un cou de grue pour goûter plus longuement les plaisirs de la table. Zéro de recette aujourd’hui ! Rien vendu de la journée ! Calamité. Habitants, laquais, et bourgeois, voilà le médecin, voilà la médecine. Tu perds ta peine, mon vieux. Remballe ta pharmacie. Tout le monde se porte bien ici. En voilà une ville maudite où personne n’est malade ! Le ciel seul a la diarrhée. Quelle neige ! Anaxagoras enseignait que la neige est noire. Il avait raison, froideur étant noirceur. La glace, c’est la nuit. Quelle bourrasque ! Je me représente l’agrément de ceux qui sont en mer. L’ouragan, c’est le passage des satans, c’est le hourvari des brucolaques galopant et roulant tête-bêche, au-dessus de nos boîtes osseuses. Dans la nuée, celui-ci a une queue, celui-là a des cornes, celui-là a une flamme pour langue, cet autre a des griffes aux ailes, cet autre a une bedaine de lord-chancelier, cet autre a une caboche d’académicien, on distingue une forme dans chaque bruit. À vent nouveau, démon différent ; l’oreille écoute, l’œil voit, le fracas est une figure. Parbleu, il y a des gens en mer, c’est évident. Mes amis, tirez-vous de la tempête, j’ai assez à faire de me tirer de la vie. Ah çà, est-ce que je tiens auberge, moi ? Pourquoi est-ce que j’ai des arrivages de voyageurs ? La détresse universelle a des éclaboussures jusque dans ma pauvreté. Il me tombe dans ma cabane des gouttes hideuses de la grande boue humaine. Je suis livré à la voracité des passants. Je suis une proie. La proie des meurt-de-faim. L’hiver, la nuit, une cahute de carton, un malheureux ami dessous et dehors, la tempête, une pomme de terre, du feu gros comme le poing, des parasites, le vent pénétrant par toutes les fentes, pas le sou, et des paquets qui se mettent à aboyer ! On les ouvre, on trouve dedans des gueuses. Si c’est là un sort ! J’ajoute que les lois sont violées ! Ah ! vagabond avec ta vagabonde, malicieux pick-pocket, avorton mal intentionné, ah ! tu circules dans les rues passé le couvre-feu ! Si notre bon roi le savait, c’est lui qui te ferait joliment flanquer dans un cul de basse-fosse pour t’apprendre ! Monsieur se promène la nuit, avec mademoiselle ! Par quinze degrés de froid, nu-tête, nu-pieds ! sache que c’est défendu. Il y a des règlements et ordonnances, factieux ! les vagabonds sont punis, les honnêtes gens qui ont des maisons à eux sont gardés et protégés, les rois sont les pères du peuple. Je suis domicilié, moi ! Tu aurais été fouetté en place publique, si l’on t’avait rencontré, et c’eût été bien fait. Il faut de l’ordre dans un état policé. Moi j’ai eu tort de ne pas te dénoncer au constable. Mais je suis comme cela, je comprends le bien, et je fais le mal. Ah ! le ruffian ! m’arriver dans cet état-là ! Je ne me suis pas aperçu de leur neige en entrant, ça a fondu. Et voilà toute ma maison mouillée. J’ai l’inondation chez moi. Il faudra brûler un charbon impossible pour sécher ce lac. Du charbon à douze farthings le dénerel ! Comment allons-nous faire pour tenir trois dans cette baraque ? Maintenant c’est fini, j’entre dans la nursery, je vais avoir chez moi en sevrage l’avenir de la gueuserie d’Angleterre. J’aurai pour emploi, office et fonction de dégrossir les fœtus mal accouchés de la grande coquine Misère, de perfectionner la laideur des gibiers de potence en bas âge, et de donner aux jeunes filous des formes de philosophe ! La langue de l’ours est l’ébauchoir de Dieu. Et dire que, si je n’avais pas été depuis trente ans grugé par des espèces de cette sorte, je serais riche, Homo serait gras, j’aurais un cabinet de médecine plein de raretés, des instruments de chirurgie autant que le docteur Linacre, chirurgien du roi Henri VIII, divers animaux de tous genres, des momies d’Égypte, et autres choses semblables ! Je serais du collège des Docteurs, et j’aurais le droit d’user de la bibliothèque bâtie en 1652 par le célèbre Harvey, et d’aller travailler dans la lanterne du dôme d’où l’on découvre toute la ville de Londres ! Je pourrais continuer mes calculs sur l’offuscation solaire, et prouver qu’une vapeur caligineuse sort de l’astre. C’est l’opinion de Jean Kepler, qui naquit un an avant la Saint-Barthélemy, et qui fut mathématicien de l’empereur. Le soleil est une cheminée qui fume quelquefois. Mon poêle aussi. Mon poêle ne vaut pas mieux que le soleil. Oui, j’eusse fait fortune, mon personnage serait autre, je ne serais pas trivial, je n’avilirais point la science dans les carrefours. Car le peuple n’est pas digne de la doctrine, le peuple n’étant qu’une multitude d’insensés, qu’un mélange confus de toutes sortes d’âges, de sexes, d’humeurs et de conditions, que les sages de tous les temps n’ont point hésité à mépriser, et dont les plus modérés, dans leur justice, détestent l’extravagance et la fureur. Ah ! je suis ennuyé de ce qui existe. Après cela on ne vit pas longtemps. C’est vite fait, la vie humaine. Hé bien non, c’est long. Par intervalles, pour que nous ne nous découragions pas, pour que nous ayons la stupidité de consentir à être, et pour que nous ne profitions pas des magnifiques occasions de nous pendre que nous offrent toutes les cordes et tous les clous, la nature a l’air de prendre un peu soin de l’homme. Pas cette nuit pourtant. Elle fait pousser le blé, elle fait mûrir le raisin, elle fait chanter le rossignol, cette sournoise de nature. De temps en temps un rayon d’aurore, ou un verre de gin, c’est là ce qu’on appelle le bonheur. Une mince bordure de bien autour de l’immense suaire du mal. Nous avons une destinée dont le diable a fait l’étoffe et dont Dieu a fait l’ourlet. En attendant, tu m’as mangé mon souper, voleur !

Cependant le nourrisson, qu’il tenait toujours entre ses bras, et très doucement tout en faisant rage, refermait vaguement les yeux, signe de plénitude. Ursus examina la fiole, et grogna :

— Elle a tout bu, l’effrontée !

Il se dressa et, soutenant la petite du bras gauche, de la main droite il souleva le couvercle du coffre, et tira de l’intérieur une peau d’ours, ce qu’il appelait, on s’en souvient, sa « vraie peau ».

Tout en exécutant ce travail, il entendait l’autre enfant manger, et il le regardait de travers.

— Ce sera une besogne s’il faut désormais que je nourrisse ce glouton en croissance ! C’est un ver solitaire que j’aurai dans le ventre de mon industrie.

Il étala, toujours d’un seul bras, et de son mieux, la peau d’ours sur le coffre, avec des efforts de coude et des ménagements de mouvements pour ne point secouer le commencement de sommeil de la petite fille. Puis il la déposa sur la fourrure, du côté le plus proche du feu.

Cela fait, il mit la fiole vide sur le poêle, et s’écria :

— C’est moi qui ai soif !

Il regarda dans le pot ; il y restait quelques bonnes gorgées de lait ; il approcha le pot de ses lèvres. Au moment où il allait boire, son œil tomba sur la petite fille. Il remit le pot sur le poêle, prit la fiole, la déboucha, y vida ce qui restait de lait, juste assez pour l’emplir, replaça l’éponge, et reficela le linge sur l’éponge autour du goulot.

— J’ai tout de même faim et soif, reprit-il.

Et il ajouta :

— Quand on ne peut pas manger du pain, on boit de l’eau.

On entrevoyait derrière le poêle une cruche égueulée.

Il la prit et la présenta au garçon :

— Veux-tu boire ?

L’enfant but, et se remit à manger.

Ursus ressaisit la cruche et la porta à sa bouche. La température de l’eau qu’elle contenait avait été inégalement modifiée par le voisinage du poêle.

Il avala quelques gorgées, et fit une grimace.

— Eau prétendue pure, tu ressembles aux faux amis. Tu es tiède en dessus et froide en dessous.

Cependant le garçon avait fini de souper. L’écuelle était mieux que vidée, elle était nettoyée. Il ramassait et mangeait, pensif, quelques miettes de pain éparses dans les plis du tricot, sur ses genoux.

Ursus se tourna vers lui.

— Ce n’est pas tout ça. Maintenant, à nous deux. La bouche n’est pas faite que pour manger, elle est faite pour parler. À présent que tu es réchauffé et gavé, animal, prends garde à toi, tu vas répondre à mes questions. D’où viens-tu ?

L’enfant répondit :

— Je ne sais pas.
— Comment, tu ne sais pas ?
— J’ai été abandonné ce soir au bord de la mer.
— Ah ! le chenapan ! Comment t’appelles-tu ? Il est si mauvais sujet qu’il en vient à être abandonné par ses parents.
— Je n’ai pas de parents.
— Rends-toi un peu compte de mes goûts, et fais attention que je n’aime point qu’on me chante des chansons qui sont des contes. Tu as des parents, puisque tu as ta sœur.
— Ce n’est pas ma sœur.
— Ce n’est pas ta sœur ?
— Non.
— Qu’est-ce que t’est alors ?
— C’est une petite que j’ai trouvée.
— Trouvée !
— Oui.
— Comment ! tu as ramassé ça ?
— Oui.
— Où ? si tu mens, je t’extermine.
— Sur une femme qui était morte dans la neige.
— Quand ?
— Il y a une heure.
— Où ?
— À une lieue d’ici.

Les arcades frontales d’Ursus se plissèrent et prirent cette forme aiguë qui caractérise l’émotion des sourcils d’un philosophe.

— Morte ! en voilà une qui est heureuse ! Il faut l’y laisser, dans sa neige. Elle y est bien. De quel côté ?
— Du côté de la mer.
— As-tu passé le pont ?
— Oui.

Ursus ouvrit la lucarne de l’arrière et examina le dehors, s’était pas amélioré. La neige tombait épaisse et lugubre.

Il referma le vasistas.

Il alla à la vitre cassée, il boucha le trou avec un chiffon, il remit de la tourbe dans le poêle, il déploya le plus largement qu’il put la peau d’ours sur le coffre, prit un gros livre qu’il avait dans un coin et le mit sous le chevet pour servir d’oreiller, et plaça sur ce traversin la tête de la petite endormie.

Il se tourna vers le garçon.

— Couche-toi là.

L’enfant obéit et s’étendit de tout son long à côté de la petite.

Ursus roula la peau d’ours autour des deux enfants, et la borda sous leurs pieds.

Il atteignit sur une planche, et se noua autour du corps une ceinture de toile à grosse poche contenant probablement une trousse de chirurgien et des flacons d’élixirs.

Puis il décrocha du plafond la lanterne, et l’alluma. C’était une lanterne sourde. En s’allumant, elle laissa les enfants dans l’obscurité.

Ursus entre-bâilla la porte et dit :

— Je sors. N’ayez pas peur. Je vais revenir. Dormez.

Et, abaissant le marchepied, il cria :

— Homo !

Un grondement tendre lui répondit.

Ursus, la lanterne à la main, descendit, le marchepied remonta, la porte se referma. Les enfants demeurèrent seuls.

Du dehors, une voix, qui était la voix d’Ursus, demanda :

— Boy qui viens de me manger mon souper ! — dis donc, tu ne dors pas encore ?
— Non, répondit le garçon.
— Eh bien, si elle beugle, tu lui donneras le reste du lait.

On entendit un cliquetis de chaîne défaite, et le bruit d’un pas d’homme, compliqué d’un pas de bête, qui s’éloignait.

Quelques instants après, les deux enfants dormaient profondément.

C’était on ne sait quel ineffable mélange d’haleines ; plus que la chasteté, l’ignorance ; une nuit de noces avant le sexe. Le petit garçon et la petite fille, nus et côte à côte, eurent pendant ces heures silencieuses la promiscuité séraphique de l’ombre ; la quantité de songe possible à cet âge flottait de l’un à l’autre ; il y avait probablement sous leurs paupières fermées de la lumière d’étoile ; si le mot mariage n’est pas ici disproportionné, ils étaient mari et femme de la façon dont on est ange. De telles innocences dans de telles ténèbres, une telle pureté dans un tel embrassement, ces anticipations sur le ciel ne sont possibles qu’à l’enfance, et aucune immensité n’approche de cette grandeur des petits. De tous les gouffres celui-ci est le plus profond. La perpétuité formidable d’un mort enchaîné hors de la vie, l’énorme acharnement de l’océan sur un naufrage, la vaste blancheur de la neige recouvrant des formes ensevelies, n’égalent pas en pathétique deux bouches d’enfants qui se touchent divinement dans le sommeil, et dont la rencontre n’est pas même un baiser. Fiançailles peut-être ; peut-être catastrophe. L’ignoré pèse sur cette juxtaposition. Cela est charmant ; qui sait si ce n’est pas effrayant ? on se sent le cœur serré. L’innocence est plus suprême que la vertu. L’innocence est faite d’obscurité sacrée. Ils dormaient. Ils étaient paisibles. Ils avaient chaud. La nudité des corps entrelacés amalgamait la virginité des âmes. Ils étaient là comme dans le nid de l’abîme.

VI

le réveil

Le jour commence par être sinistre. Une blancheur triste entra dans la cahute. C’était l’aube, glaciale. Ce blêmissement, qui ébauche en réalité funèbre le relief des choses frappées d’apparence spectrale par la nuit, n’éveilla pas les enfants, étroitement endormis. La cahute était chaude. On entendait leurs deux respirations alternant comme deux ondes tranquilles. Il n’y avait plus d’ouragan dehors. Le clair du crépuscule prenait lentement possession de l’horizon. Les constellations s’éteignaient comme des chandelles soufflées l’une après l’autre. Il n’y avait plus que la résistance de quelques grosses étoiles. Le profond chant de l’infini sortait de la mer.

Le poêle n’était pas tout à fait éteint. Le petit jour devenait peu à peu le grand jour. Le garçon dormait moins que la fille. Il y avait en lui du veilleur et du gardien. À un rayon plus vif que les autres qui traversa la vitre, il ouvrit les yeux ; le sommeil de l’enfance s’achève en oubli ; il demeura dans un demi-assoupissement, sans savoir où il était, ni ce qu’il avait près de lui, sans faire effort pour se souvenir, regardant au plafond, et se composant un vague travail de rêverie avec les lettres de l’inscription Ursus, philosophe, qu’il examinait sans les déchiffrer, car il ne savait pas lire.

Un bruit de serrure fouillée par une clef lui fit dresser le cou.

La porte tourna, le marchepied bascula. Ursus revenait. Il monta les trois degrés, sa lanterne éteinte à la main.

En même temps un piétinement de quatre pattes escalada lestement le marchepied. C’était Homo, suivant Ursus, et, lui aussi, rentrant chez lui.

Le garçon réveillé eut un certain sursaut.

Le loup, probablement en appétit, avait un rictus matinal qui montrait toutes ses dents, très blanches.

Il s’arrêta à demi-montée et posa ses deux pattes de devant dans la cahute, les deux coudes sur le seuil comme un prêcheur au bord de la chaire. Il flaira à distance le coffre qu’il n’était pas accoutumé à voir habité de cette façon. Son buste de loup, encadré par la porte, se dessinait en noir sur la clarté du matin. Il se décida, et fit son entrée.

Le garçon, en voyant le loup dans la cahute, sortit de la peau d’ours, se leva et se plaça debout devant la petite, plus endormie que jamais.

Ursus venait de raccrocher la lanterne au clou du plafond. Il déboucla silencieusement et avec une lenteur machinale sa ceinture où était sa trousse, et la remit sur une planche. Il ne regardait rien et semblait ne rien voir. Sa prunelle était vitreuse. Quelque chose de profond remuait dans son esprit. Sa pensée enfin se fit jour, comme d’ordinaire, par une vive sortie de paroles. Il s’écria :

— Décidément heureuse ! Morte, bien morte.

Il s’accroupit, et remit une pelletée de scories dans le poêle, et, tout en fourgonnant la tourbe, il grommela :

— J’ai eu de la peine à la trouver. La malice inconnue l’avait fourrée sous deux pieds de neige. Sans Homo, qui voit aussi clair avec son nez que Christophe Colomb avec son esprit, je serais encore là à patauger dans l’avalanche et à jouer à cache-cache avec la mort. Diogène prenait sa lanterne et cherchait un homme, j’ai pris ma lanterne et j’ai cherché une femme ; il a trouvé le sarcasme, j’ai trouvé le deuil. Comme elle était froide ! J’ai touché la main, une pierre. Quel silence dans les yeux ! Comment peut-on être assez bête pour mourir en laissant un enfant derrière soi ! Ça ne va pas être commode à présent de tenir trois dans cette boîte-ci. Quelle tuile ! Voilà que j’ai de la famille à présent ! Fille et garçon.

Tandis qu’Ursus parlait, Homo s’était glissé près du poêle. La main de la petite endormie pendait entre le poêle et le coffre. Le loup se mit à lécher cette main.

Il la léchait si doucement que la petite ne s’éveilla pas.

Ursus se retourna.

— Bien, Homo. Je serai le père et tu seras l’oncle.

Puis il reprit sa besogne de philosophe d’arranger le feu, sans interrompre son aparté.

— Adoption. C’est dit. D’ailleurs Homo veut bien.

Il se redressa.

— Je voudrais savoir qui est responsable de cette morte. Sont-ce les hommes ? ou…

Son œil regarda en l’air, mais au delà du plafond, et sa bouche murmura :

— Est-ce toi ?

Puis son front s’abaissa comme sous un poids, et il reprit :

— La nuit a pris la peine de tuer cette femme.

Son regard, en se relevant, rencontra le visage du garçon réveillé qui l’écoutait. Ursus l’interpella brusquement :

— Qu’as-tu à rire ?

Le garçon répondit :

— Je ne ris pas.

Ursus eut une sorte de secousse, l’examina fixement et en silence pendant quelques instants, et dit :

— Alors tu es terrible.

L’intérieur de la cahute dans la nuit était si peu éclairé qu’Ursus n’avait pas encore vu la face du garçon. Le grand jour la lui montrait. Il posa les deux paumes de ses mains sur les deux épaules de l’enfant, considéra encore avec une attention de plus en plus poignante son visage, et lui cria :

— Ne ris donc plus !
— Je ne ris pas, dit l’enfant.

Ursus eut un tremblement de la tête aux pieds.

— Tu ris, te dis-je.

Puis secouant l’enfant avec une étreinte qui était de la fureur si elle n’était de la pitié, il lui demanda violemment :

— Qui est-ce qui t’a fait cela ?

L’enfant répondit :

— Je ne sais ce que vous voulez dire.

Ursus reprit :

— Depuis quand as-tu ce rire ?
— J’ai toujours été ainsi, dit l’enfant.

Ursus se tourna vers le coffre en disant à demi-voix :

— Je croyais que ce travail-là ne se faisait plus.

Il prit au chevet, très doucement pour ne pas la réveiller, le livre qu’il avait mis comme oreiller sous la tête de la petite.

— Voyons Conquest, murmura-t-il.

C’était une liasse in-folio, reliée en parchemin mou. Il la feuilleta du pouce, s’arrêta à une page, ouvrit le livre tout grand sur le poêle, et lut :

— … De Denasatis. — C’est ici.

Et il continua :

Bucca fißa usque ad aures, genivis denudatis, nasoque murdridato, masca eris, it ridebis semper.
— C’est bien cela.

Et il replaça le livre sur une des planches en grommelant :

— Aventure dont l’approfondissement serait malsain. Restons à la surface. Ris, mon garçon.

La petite fille se réveilla. Son bonjour fut un cri.

— Allons, nourrice, donne le sein, dit Ursus.

La petite s’était dressée sur son séant. Ursus prit sur le poêle la fiole, et la lui donna à sucer.

En ce moment le soleil se levait. Il était à fleur de l’horizon. Son rayon rouge entrait par la vitre et frappait de face le visage de la petite fille tourné vers lui. Les prunelles de l’enfant fixées sur le soleil réfléchissaient comme deux miroirs cette rondeur pourpre. Les prunelles restaient immobiles, les paupières aussi.

— Tiens, dit Ursus, elle est aveugle.