L’Homme et la Terre/IV/03

Librairie universelle (tome cinquièmep. 377-453).
masque remplaçant les gravures de František Kupka - en-tête de chapitre
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LATINS et GERMAINS
L’Histoire n’a pas déserté
les rivages de la Méditerranée !


CHAPITRE III


VANITÉS NATIONALES. — LATINS. — ORIENT MÉDITERRANÉEN

L’HOMME MALADE. — GRÈCE. — ITALIE. — PÉNINSULE IBÉRIQUE
FRANCE : SES COLONIES, L’AFFAIRE DREYFUS, PARIS ET LA PROVINCE
OLIGANTHROPIE. — AFRIQUE MINEURE. — MAROC ET SAHARA
ALLEMAGNE : SES DÉFENSES MARITIMES, LA NAVIGATION INTÉRIEURE

AUSTRO-HONGRIE. — BELGIQUE. — HOLLANDE. — SCANDINAVIE

De même que l’individu, en sa passion instinctive de durer quand même, repousse l’idée de la mort et suscite dans son imagination le rêve de l’immortalité personnelle, de même les nations ne veulent pas admettre qu’elles puissent disparaître : les changements inévitables, révolutions et catastrophes, sont tenus, pour ainsi dire, de respecter leur existence. Non seulement elles voudraient continuer de vivre, il leur conviendrait aussi d’avoir la primauté, sinon en toutes choses du moins par quelque trait qui les classe au premier rang. On plaisante volontiers la France de ce qu’elle se dit la « Grande Nation », mais quelle de ses voisines ou de ses rivales lointaines ne se considère pas aussi comme méritant ce titre ? La Grande Bretagne n’est-elle pas la dominatrice des mers, n’enguirlande-t-elle pas le monde d’un cercle de colonies dont l’une ou plusieurs sont toujours éclairées par le soleil à son zénith ? L’ « Anglo-Saxonnie » transatlantique ne se vante-t-elle pas d’être parmi les nations la plus audacieuse et la plus ingénieuse, la plus apte aux découvertes et au progrès ? L’Allemagne ne se dit-elle pas la première par la puissance de son génie et l’ampleur de ses pensées ? La « Sainte Russie » s’intitule la grande dévoratrice des royaumes et des empires, l’héritière universelle de tous les États de l’Ancien Monde. La Chine est la grande aïeule, la nation immortelle, et le Japon, l’empire du « Soleil Levant », s’est donné pour carrière l’immensité des temps. Il est ainsi des nations qui vantent surtout leur passé parce qu’elles doivent bien reconnaître qu’elles ne sont pas les premières dans le présent. La Grèce s’enorgueillit d’être le pays de Platon et d’Aristote, d’Hérodote et de Thucydide, d’Eschyle et de Sophocle, d’Apelle et de Phidias, tandis que Rome parle de son ancien empire sur le monde alors connu et gouverne encore en de nombreux pays par sa langue, son esprit, sa religion, sa morale et ses lois. Enfin les plus petits États croient avoir au moins une supériorité : c’est en toute sincérité naïve que les Suisses, lors des fêtes nationales, se congratulent sur leurs vertus, et même le peuple errant des Juifs, emportant sa patrie à la semelle de ses souliers, se proclame l’ « Elu de Dieu ».

Pour donner plus de corps à leurs revendications de supériorité, les patriotes de chaque nation aiment à s’appuyer sur une fraction de l’humanité plus vaste, à laquelle on applique, certainement à tort, le nom de « race », d’une signification très élastique. Les peuples méditerranéens qui participèrent à l’antique civilisation romaine sont dits « Latins », comme si les langues qu’ils parlent, italien, espagnol, portugais, français, roumain et romanche, leur constituaient une sorte de descendance morale à l’égard des anciens habitants du Latium ; même on ajoute d’ordinaire les Hellènes de l’Europe, des îles et de l’Asie Mineure à cette prétendue race des Latins et on leur donne comme clientèle naturelle les terres de l’Afrique Mineure ou Maurétanie, dont les résidants berbères sont trop peu nombreux pour qu’on leur accorde le droit de former une race à part.

Bien plus, les Latins s’attribuent aussi la moitié du Nouveau Monde, c’est-à-dire toutes les populations d’origine très mélangée, blanche, rouge et noire, qui parlent le français, l’espagnol ou le portugais, dans les Antilles, le Mexique, l’Amérique Centrale et tout le continent colombien au sud de Panama.

En dehors du monde latin, ceux qui luttèrent le plus énergiquement contre la puissance de Rome et qui finirent par la renverser, les Germains, occupant la plus grande partie de l’Europe centrale, se disent former une deuxième race, à laquelle se rattachent au Nord, comme sous-race, les Scandinaves du Danemark, de la Suède, de la Norvège et de l’Islande. En outre, les Germains revendiquent comme appartenant à leur race tous ceux qui, dans les îles Britanniques, aux Etats-Unis et dans la Puissance du Canada, ont pris le nom d’ « Anglo-Saxons » et prétendent aussi constituer à eux seuls la race dirigeante du monde.

Les Slaves de l’Europe orientale, débordant à l’ouest sur l’Allemagne, au sud-ouest sur l’Austro-Hongrie et la Balkanie, au sud-est sur les régions caucasiennes, à l’est sur les immenses territoires de l’Asie, embrassent aussi sous le nom de race slave bien des peuples assujettis. Enfin, les nations dominatrices du monde à culture de type européen veulent bien consentir à faire une place à côté d’elles, sous le nom de race « jaune », aux cinq cent millions de Chinois, d’Indo-Chinois et de Mongols.

Quant aux Japonais, les classificateurs se trouvent embarrassés : faut-il les placer parmi les « jaunes », auxquels ils appartiennent par l’origine, la couleur, la langue, les traditions ; ou bien doit-on les rattacher virtuellement aux Anglo-Saxons, avec lesquels ils se sont étroitement alliés au point de vue politique et dont ils cherchent à copier les mœurs ? De même, sous quel vocable désigner les trois cent millions de péninsulaires hindous ou dravidiens ? d’ordinaire, on est disposé à ne voir en eux qu’une simple dépendance de la « race » anglo-saxonne qui les gouverne.

Depuis la dernière moitié du dix-neuvième siècle, un grand nombre de « Latins », considérés comme personnages représentatifs, se laissent aller à un certain découragement, et semblent admettre comme une sorte d’axiome, que « l’âme latine est vidée », que le génie de la race est définitivement épuisé. De pareilles niaiseries ne peuvent s’expliquer autrement que par la vanité blessée. Les triomphes rapides et décisifs de l’armée allemande pendant la guerre de 1870, la supériorité incontestable de tels ou tels Allemands, Anglais, Américains ou Russes en diverses branches de la science ou de l’art, la furie d’applications industrielles par lesquelles les États-Unis se sont placés au premier rang constituent tant de preuves éclatantes de l’extension des progrès matériels et intellectuels dans le monde, que les Latins ne peuvent évidemment plus revendiquer l’hégémonie : ils se sentent distancés, et de dépit se croient déjà morts. C’est chose risible que toutes ces litanies et oraisons funèbres prononcées sur leur défunte race par les Latins eux-mêmes et reprises en chœur par Anglo-Saxons et Germains. Heureusement que ce deuil se mène sur des peuples vivants et bien vivants l’histoire n’a point déserté les rivages de la Méditerranée.

Cl. J. Kuhn, édit.
la citadelle du caire

A l’exception de deux points stratégiques, Gibraltar et Malte, la partie occidentale de cette mer intérieure est bien latine, mais les côtes orientales en sont très disputées, et d’ailleurs, la majorité des populations qui, de ce côté, appartiennent au versant méditerranéen, est encore restée en dehors du cercle des annexions européennes, sinon au point de vue politique — car l’Egypte est devenue dépendance directe de la Grande Bretagne — du moins quant aux mœurs, aux langues et à la conscience ethnique. Ces admirables contrées, qui furent le théâtre de notre première civilisation historique, ont été tellement foulées, usées, rabotées pour ainsi dire, par les conquérants successifs, qu’elles ont peine à refleurir.

Cl. du Globus.
écavation d’un temple à nippur


Les restes des grandes nations qui s’y succédèrent, Arméniens et Hétéens, Elamites et Chaldéens, descendants des peuples de l’Asie Mineure, Phrygiens, Lydiens et Lyciens, Phéniciens de la Syrie, Egyptiens du Nil et gens de la Cyrénaïque, ont dû de génération en génération se prosterner devant tant de maîtres, qu’ils en ont perdu tout ressort : ils ne conçoivent même plus que, comme leurs ancêtres, il leur fût possible de vivre en indépendance politique : changer de dominateurs, acquérir quelques privilèges, obtenir la tolérance pour leurs cultes respectifs, à cela se borne leur ambition collective. Toute initiative a disparu ; ces indigènes n’ont plus que la souplesse, la plasticité, la ruse pour s’accommoder à leur condition de servitude, même pour en tirer quelque intérêt matériel. Depuis les commencements de l’histoire dans ces pays méditerranéens de l’Orient, il y a, à certains égards, un grand recul : la population a certainement diminué et la surface complètement déserte s’est accrue. Les sables vont en maints endroits jusqu’aux bords de l’Euphrate, et les Bédouins nomades parcourent ce qui fut autrefois la campagne féconde des Chaldéens.

Sur une grande partie du territoire de l’antique Syrie, la population s’est concentrée sur les deux versants des monts du littoral, surtout vers les deux métropoles actuelles, d’un côté Beirout, de l’autre Damas. Quoique dépendants du Grand Seigneur, les habitants de la contrée ont, pour une bonne part, conservé les pratiques religieuses des temps de la domination bysantine. Les cultes et les sectes avec leurs rites et leurs traditions héréditaires sont les causes déterminantes de la division des hommes en sociétés et en nations diverses, et cela non seulement parce que les religions orientent spécialement la vie, mais parce qu’elles correspondent à une instruction, à une éducation particulières : elles modifient la volonté, les mœurs, et jusqu’au type du visage et du corps.

Entre Musulmans, Metuali, Druses, Maronites, Grecs unis, Grecs orthodoxes, Syriaques et Arméniens, qui proviennent pour la plupart du même fond ethnique et des mêmes croisements de race, les différences se sont faites profondes et manifestes dans les gestes, les physionomies, les altitudes, dans tout le « rythme visible de la vie », car les « grandes caractéristiques de l’individu proviennent des idées maîtresses »[1]. Les sociétés sont des « organismes que des idées rectrices modifient suivant un type particulier ». Le faciès change en même temps que les idées ; sur le fond national se pose une nouvelle empreinte, celle du caractère professionnel, auquel se surajoute le type moral, celui de l’idée.

Parmi les divers Syriens, le chrétien n’a point la supériorité morale. Ecarté des fonctions nobles et respectées, méprisé, honni, tenu pour inférieur par sa naissance même, obligé de s’ingénier pour se défendre, de vivre d’artifices et de ruses, réduit aux résignations patientes, aux longues sollicitations, le chrétien d’Orient est devenu à la fois humble, obséquieux et intelligent, mais d’une intelligence qui ne crée ni n’invente et à laquelle manquent les idées générales.

La volonté, l’initiative, la pensée originale et personnelle lui font également défaut[2].
Cl. P. Sellier.
mendiante juive à jérusalem

La petite Palestine, avec l’étroit bassin fermé du Jourdain, est aussi un champ de religions diverses, représentant autant de patries différentes. Les musulmans, ceux qui professent le culte du sultan, sont les plus nombreux, mais ils accueillent avec tolérance les chrétiens et les juifs. Les premiers forment autant d’armées ennemies qu’ils comptent de rites distincts : catholiques romains, orthodoxes grecs, protestants de dénominations diverses ont églises, chapelles, couvents, hôpitaux, dont les intérêts distincts sont très énergiquement défendus ; des rixes ont souvent éclaté et des batailles sérieuses auraient eu lieu si les soldats musulmans n’étaient charitablement intervenus. Il semble à chacun de ces chrétiens qu’il a un droit spécial à posséder le lieu saint où ses propres péchés ont été expiés par la mort d’un Dieu, et il ressent comme un outrage que d’autres puissent émettre une prétention égale à la sienne.

Quant aux Juifs, ne sont-ils pas chez eux, sur le sol que Jéhovah lui-même a donné à leurs ancêtres ? Musulmans et chrétiens ne sont, à leurs yeux, que des intrus dans cette terre de promission ; et cependant, bien que descendants des plus antiques immigrants, ne leur faut-il pas demander humblement un accès dans ce pays, accès qu’on ne leur accorde pas toujours ? Les Juifs ne sont actuellement qu’au nombre de soixante mille — soit environ un sur dix habitants — dans les limites de la Palestine, et sur ces soixante mille individus, environ la moitié se compose de mendiants et de parasites entretenus par la charité des riches banquiers de l’Occident. La gloire d’Israël ne resplendit point dans la Jerusalem actuelle, cependant le « peuple élu » compte bien rebâtir un jour son temple sur la montagne de Sion. Sur les dix millions de Juifs épars dans le monde, il en est environ deux cent mille, les « Sionistes », qui se sont ligués en une société espérant contre toute espérance que la terre des aïeux leur sera rendue en dépit du sultan, des mahométans et des chrétiens, en dépit même de l’immense majorité de leurs coreligionnaires indifférents ; mais comment la petite Palestine, dont le sol nourrit maigrement aujourd’hui 340 000 habitants, pourra-t-elle recevoir la foule des Juifs revenus de la troisième et si longue captivité ? C’est alors qu’interviendra le miracle pour faire affluer vers Jerusalem, la nouvelle Londres, toutes les richesses du monde entier !

Déjà le pays limitrophe de la Judée, l’Egypte, n’appartient plus, à peine de nom, à un maître musulman. On sait que dans le partage de l’Afrique — presqu’entièrement achevé de nos jours, puisque l’Abyssinie et le Maroc en sont les seuls morceaux non encore répartis —, la Grande Bretagne s’est fort dextrement adjugé les terres du Nil, les plus désirables du monde à la fois par leur merveilleuse fertilité et par leur position au centre même du groupe des anciens continents, sur le passage de l’Europe aux Indes.

On dit même que l’Angleterre considère comme sienne la baie de Bomba, directement au sud de la Crète, et s’est ainsi assuré d’avance la possession de tout le littoral qui s’étend à 1 000 kilomètres à l’ouest d’Alexandrie ; de même que les anciens Ptolémées et autres dominateurs de l’Egypte, elle se laisse facilement aller à considérer la Cyrénaïque comme une dépendance naturelle de la terre du Nil, et dût l’Italie, comme elle le désire, établir ses colonies dans le pays de Barka, l’Angleterre aura pris du moins son gage de contrôle et de surveillance navale. L’intérêt de cet État est évident : l’établissement d’une voie ferrée entre un port de la Cyrénaïque et Suez permettrait de réduire de vingt-quatre heures au moins le trajet de Londres à Bombay par Marseille, Alexandrie et Port-Saïd ; pour un paquebot rapide, la traversée de la Méditerranée, de Brindisi à Bomba, ne prendrait qu’une trentaine d’heures. La possession de Cypre, dans le golfe qui baigne à la fois les rives de la Cilicie et celles de la Syrie, en vue du Taurus et du Liban, contribue aussi fortement à donner aux Anglais une position prépondérante dans la Méditerranée orientale.

N° 494. Méditerranée anglaise.
La baie de Bomba est celle qui creuse à l’est le pays de Barka.

Mais quoique Cypre et l’Egypte aient été arrachées à l’empire du Chef des Croyants, cet empire existe encore, et même la rivalité des puissances lui promet de longs jours. En réalité la Turquie, avec ses dépendances d’Europe, d’Asie et d’Afrique, ne s’appartient pas à elle-même ; elle est la chose de ce que l’on appelle le « concert européen », c’est-à-dire l’Angleterre en son « splendide isolement » et les deux groupes d’Etats, Triplice et Duplice. Si le sultan est le maître redoutable, c’est parce qu’on veut bien lui permettre de l’être, et vraiment les gouvernements d’Europe sont fort larges dans leurs autorisations. Ils lui donnent pouvoir d’opprimer ses sujets de toute race, de toute langue, de toute religion ; à sa guise il peut lever les impôts et en garder le produit, il peut amplement même user du droit de vie et de mort qui appartient aux souverains absolus.

Les massacres d’Arménie, trop savamment organisés pour qu’on y vît le résultat de soulèvements populaires et de guerre entre races, furent, de toutes les abominations modernes, celles peut-être qui représentent le plus gros amas de crimes. A Constantinople même, la tuerie — du 26 au 29 août 1896 — se fit avec une méthode qui témoigne de la volonté froide de l’ordonnateur des assassinats. La veille, on avait marqué à la craie les maisons des Arméniens destinés à la mort, malheureux qui, surveillés de toutes parts, ne pouvaient songer à fuir et n’avaient qu’à se résigner patiemment à l’inévitable. Puis, à l’aurore, les bouchers et gens de métiers sanglants, experts au dépeçage des bêtes, commençaient leur tournée, et procédaient rapidement, sans tumulte, sans cri, à l’abatage de leurs victimes : presque partout l’opération se faisait en plein jour, sur le seuil même de la maison qui devait rester tachée de sang, en signe du courroux impérial. Ainsi périrent des milliers d’hommes dans la force de l’âge. Combien exactement ? Les rapports officiels resteront sans doute inconnus longtemps ; les évaluations approximatives parlent de sept mille cadavres. Quant à ceux qui, de 1894 à 1896, et encore en 1900, périrent sous les coups des Kurdes dans les provinces de Van, Erzerum, Mamuret-el-Azis, Bitlis, Sivas, Diar-bekir, Halep, les chiffres d’appréciation varient de 3 à 500 mille, et une émigration continue, surtout vers la Transcaucasie, a encore réduit, à quelques centaines de mille vraisemblablement, le nombre des Arméniens de ces provinces, qui, avant les massacres, atteignait un million suivant les uns et deux suivant les autres[3] ; on s’accorde généralement pour admettre que les Arméniens ne constituaient la majorité que dans des districts limités, ainsi autour de Zeitun, Much, Van, etc. Du récit des horreurs de ce temps, il faut dégager la conduite des habitants de Zeitun, qui, voyant la tournure des affaires, organisèrent la défense de leurs montagnes, firent la garnison prisonnière (28 octobre 1895), et résistèrent à une armée turque jusqu’à ce que les consuls européens eussent négocié une reddition (30 janvier 1896). Cette issue « sauvait la face » du sultan et protégeait les Arméniens contre toute grave molestation ultérieure. Les Zeitouniotes avaient conquis le droit à l’existence.

Que de pareils agissements aient été tolérés par les puissances européennes, il semble d’abord impossible de se l’expliquer, car on exige du moins un certain décorum dans la conduite des maîtres ; mais il est de tradition, en pareille matière, que les souverains aient les mains libres, et d’ailleurs les gouvernements, qui tous ont conscience de quelque méfait analogue, se sentent plus ou moins solidaires, même dans le crime, et par esprit de corps cherchent à faire le silence, à masquer l’attentat qu’ils auraient dû prévenir.

Cl. du Daily Graphic.
zeitun, dans le taurus


Peut-être même que, dans cette affaire des Arméniens, il y eut aussi une certaine complicité tacite. Sans parler de ces prétendus hommes d’Etats, de ces bas diplomates, qui mettaient leur honneur à recevoir décorations et titres de la main sanglante, la Russie n’eut-elle pas quelque intérêt à voir débarrasser sa frontière transcaucasienne d’un peuple à tendances indépendantes, presque républicaines, associé par nombre de ses jeunes hommes aux groupes redoutables des étudiants russes ? La complicité de la politique moscovite est d’autant plus grave que jusqu’à 1882, sous le prétexte d’une communauté de religion, la pratique constante des tzars avait été de s’appuyer sur les Arméniens pour se ménager des intelligences dans l’empire turc. Enfin l’un des souverains d’Europe, l’empereur Allemand, affecta quand même et toujours de se dire le « grand ami » du sultan, dont il a fait encadrer et manœuvrer les armées par les officiers de ses propres troupes. Quelle que soit la raison de l’attitude protectrice de l’Allemagne à l’égard du gouvernement turc, il est certain que les bénéfices matériels dus à cette bienveillance ont été considérables. La future voie ferrée du Bosphore au golfe Persique est concédée à des Allemands, et ceux-ci comptent bien sur l’appui du sultan pour entrer rapidement en possession de l’outillage commercial de l’empire, en Europe et en Asie.

Du reste, que ce soit par faveur ou par menace, la Turquie, considérée comme puissance européenne, se trouve entièrement à la merci des capitalistes qui gèrent ses finances et disposent indirectement des armées et des flottes de l’Europe. Le «  « Sultan Rouge » n’a qu’à s’incliner quand les ambassadeurs étrangers viennent apporter leurs ordres. L’Angleterre délimite à son gré l’arrière-pays d’Aden sans que le gouvernement turc ait à y redire ; la Russie expédie librement par les Dardanelles ses vaisseaux de guerre, plus ou moins déguisés en bateaux de plaisance ; la France, soucieuse des intérêts de financiers véreux, prend tranquillement une île en gage sans qu’on fasse la moindre tentative pour la lui disputer. Enfin l’Autriche confisque à son profit deux provinces en partie mahométanes, tandis que d’autres provinces conquièrent leur indépendance. Pendant le dernier siècle, le territoire et la population de la Turquie d’Europe se sont amoindris de près des trois quarts[4].

Ce n’est pas à un « homme malade », c’est à un invalide amputé de bras et de jambes que l’on devrait comparer ce qui reste de l’empire de Souleïman le Magnifique. Or, la Turquie se trouvant sous la dépendance de jour un jour plus étroite des financiers européens, il est à présumer que ceux-ci continueront de distribuer le pays à leurs protégés princiers comme ils l’ont déjà fait pour la Roumanie, la Serbie, la Bulgarie, la Bosnie-Herzégovine, l’île de Samos et la Crète.

Pourtant les ressources de toute nature, en hommes, en terres, en produits variés, que possède la Turquie, en Europe et dans l’Asie antérieure, dans les limites qu’on a bien voulu lui laisser pour un temps, sont encore d’une haute valeur. D’abord le peuple turc est, en Europe, celui dont les individus sont les plus forts et les plus sains ; s’il n’est pas le plus intelligent, s’il est même le moins souple à l’adaptation, c’est du moins le plus honnête et le plus sincère, de même que le plus sobre et celui qui use le moins de boissons excitantes.

diminution de la turquie de 1812 à 1905

Diminution de la Turquie depuis 1812 : Bessarabie 44 572 kilomètres carrés ; Grèce 65 036 ; Roumanie 131 020 ; Serbie 48 303 ; Monténégro 9 438 ; Bulgarie-Roumélie 96 660 ; Bosnie-Herzégovine 51 018 ; Crète 8 660 ; total 454 707 kilomètres carrés ; reliquat 169 910 kilomètres carrés ; diminution proportionnelle 72,8 %.

Les districts qui obéissaient au sultan en 1812 sont actuellement occupés par plus de 25 millions d’habitants dont 6 130 200 seulement sont restés sous la domination de la Porte : diminution proportionnelle 75,8 %.


Certainement aussi les Albanais et les Lazes, les Kurdes, les Arabes et tant d’autres populations enfermées dans les limites de ce qu’on appelle la Turquie ont une grande vitalité nationale et constitueraient d’admirables éléments de progrès dans un pays libre ; mais leurs forces sont employées au dam les uns des autres ; de même qu’en Asie les passions des Kurdes ont été soulevées contre leurs voisins d’Arménie, de même en Europe, les Albanais, les Tcherkesses expulsés des hautes vallées du Caucase, les Grecs ont été lancés contre les Bulgares et les Serbes ; l’équilibre politique se maintient par la haine réciproque des asservis. Non seulement on se hait de peuple à peuple par suite des simples différences de race, de langue, de traditions, mais dans un même peuple on s’entre-déteste de classe à classe parce que le gouvernement turc a confié toutes les basses besognes d’oppression et d’exaction à des sujets choisis parmi les vaincus. C’est de leurs propres compatriotes ou coreligionnaires que les malheureux de chaque nationalité ou de chaque culte ont à se plaindre dans leurs infortunes.

Il faut remarquer que dans l’Orient turc, l’administration s’occupe fort peu des subdivisions territoriales ; les indigènes relèvent de telle ou telle autorité, non en vertu du lieu qu’ils habitent mais en vertu de la religion qu’ils professent ; des habitants dont les maisons sont contiguës se trouvent soumis à des impôts autres et régis par des lois différentes parce que leur dieu — ou le cérémonial d’adoration du même dieu — n’est pas le même. Cette conception de gouvernement, qui ferait honneur à la tolérance des Turcs, si elle n’était accompagnée d’autres pratiques moins louables, explique comment il n’y eut jamais, chez les habitants de l’Empire, de conscience commune ; toujours ils se sentirent désunis, entraînés par des intérêts hostiles, animés d’ambitions différentes. L’unité artificielle qui leur fut donnée pendant les périodes d’expansion et de conquête provint uniquement de la solidité des armées, c’est-à-dire du régime de la terreur. Mais dès que ce lien de la force vint à se relâcher, même à se détendre complètement, les peuples, ennemis surtout par la volonté gouvernementale, se retrouvèrent les uns à côté des autres comme des bêtes féroces enfermées en une cage commune. Peu à peu, au soulèvement concerté contre les oppresseurs Osmanli s’est substituée une lutte qui épargne presque les Turcs et à laquelle le spectateur non initié ne peut rien comprendre ; Grecs, Bulgares, Koutzo-Valaques, Serbes, Monténégrins, même des factions rivales d’une identique nationalité s’entre-massacrent sous l’œil placide du gouvernement de Stamboul et des cinq puissances. Actuellement, donc, les haines, les ambitions rivales, les survivances et superstitions monarchiques sont trop tenaces pour qu’il soit possible d’espérer en la seule solution vraiment normale, qui serait la libre fédération de toutes les populations de l’Europe sud-orientale en un ensemble de groupes égaux en droits, de communes autonomes, ne formant unité que pour les intérêts communs et la résistance à des agressions du dehors. Ce serait le seul moyen d’éviter le crime qui se prépare après tant d’autres, le bannissement de tous les Turcs hors de leurs anciennes conquêtes d’Europe. Jusqu’à nos jours toute constitution d’un État chrétien dans la Balkanie eut pour conséquence pratique l’expulsion des mulsulmans. Mais dans l’histoire des nations, laquelle eut toujours assez le respect du sol et de la liberté d’autrui pour avoir maintenant le droit de jeter la pierre aux descendants de conquérants anciens ? Le temps ne serait-il pas venu de vivre en paix à côté les uns des autres sur cette bonne Terre, si ample qu’elle pourrait sans peine recevoir une population décuple et lui donner en abondance le pain et le bien-être ? Constatons du reste qu’il existe des éléments d’entente, recrutés surtout parmi les révolutionnaires turcs, bulgares, macédoniens et arméniens qui se sont rencontrés à Genève, à Paris ou ailleurs.

Cl. de la Vie Illustrée.
monastère de rila en macédoine

De tous les Orientaux, les Grecs sont, entre eux, les plus rapprochés de cet idéal de la fédération future, et cela parce que leur existence comme nation n’est pas rattachée matériellement à celle du petit royaume hellénique comprenant officiellement, d’après les traités, une partie de la péninsule du Pinde, la Morée, les îles Ioniennes et les îles Egéennes de l’Europe. La Grèce est bien plus que cela, car en dehors du royaume, il y a des régions grecques dont les habitants, pleins d’une ardent patriotisme de race et de langue, ne consentiraient point à échanger leur sort contre celui des électeurs d’Athènes ou de Patras : sans doute ils sont censés faire partie de l’assemblage des sujets du Grand Seigneur ; même ils ont parfois à subir des avanies de la part de fonctionnaires hargneux ou de diplomates désobligeants, mais ces ennuis sont le prix d’achat dont ils paient leur autonomie réelle dans la libre administration de leurs écoles et autres établissements, ainsi que dans la gérance de leurs intérêts communs : ensemble, ils constituent bien la cellule d’attente d’un corps politique et social beaucoup plus ample et de signification plus haute que le petit État enfermé dans les frontières de l’Epire et de la Thessalie.

Peut-être même ont-ils une conscience exagérée de leur force collective, et, comme tous les patriotes, sont-ils tentés de s’attribuer dans l’avenir une plus large part qu’il ne leur revient. Le fait est qu’ils ont été amèrement surpris lorsqu’ils se sont aperçus que, dans le mouvement de désintégration subi par la Turquie contemporaine, des peuples tenus par eux en médiocre estime et considérés comme des barbares sans droits se sont dressés en face d’eux, réclamant l’égalité dans le partage ou la fédération. Il leur faudra encore du temps pour s’habituer à l’idée que Turcs et Bulgares ne se soumettront pas à leur hégémonie.

La période d’expansion semble finie pour le monde hellénique. Actuellement, la grande tâche est un travail d’élaboration interne qui élève et renouvelle l’ensemble de la nation et lui permet, non certainement d’égaler les aïeux — car la Grèce brillait alors en flamme isolée au milieu des ténèbres —, mais de n’être inférieure à aucune des nations policées dans les diverses manifestations de la vie, non seulement le commerce et l’industrie, mais aussi les arts et la pensée ! Il est encore certaines parties de la Grèce dont les populations ne semblent qu’à demi dégagées de la barbarie superstitieuse du moyen âge turc ou vénitien. L’âpre Etolie, les monts sauvages du Taygète sont encore des contrées de misère et d’ignorance ; maintes îles, qui furent jadis cultivées par des populations prospères, ne sont aujourd’hui que des rochers dont les hâves habitants émigrent vers des lieux plus heureux. Même après des siècles, le monopole tue : c’est ainsi que la plupart des insulaires grecs de l’Egée ne pratiquent ni la pêche, ni la navigation, malgré l’excellence de leurs rades et de leurs petites criques abritées, malgré l’appel des brises alternantes ; le souvenir confus de la gloire passée ne réveille point leur initiative. La cause en est, dit Philippson[5], à l’ancienne domination de Venise qui interdisait tout trafic non réglementé par elle à son exclusif profit.

Cl. J. Kuhn, édit.
le port de gênes

De même que la Grèce, l’Italie est fort inégale par le développement de ses diverses parties. Le contraste est si grand entre la moitié septentrionale de la Péninsule et la moitié méridionale qu’il a pu être considéré par nombre d’italiens comme l’opposition normale de deux nations, enfermées dans un même cadre géographique mais restant moralement étrangères l’une à l’autre. Le fait est que la plupart des Napolitains et des Siciliens sont portés à se croire des peuples vaincus réunis par force aux « Piémontais » ou « Continentaux ». A tous les points de vue l’évolution diffère. Tandis que dans le nord, Milan, Turin, Gênes participent au mouvement intense de la vie européenne et que Florence reprend la vie d’art et de beauté qu’elle eut à l’époque de la Renaissance, Naples est en voie de se laisser distancer et de perdre même la primauté purement matérielle que lui donnait le nombre des habitants ; quant au territoire des provinces montueuses qui en dépendent, il ne suit l’Italie du nord que d’un pas boiteux. Le méridional reste inférieur à tous égards, si ce n’est par les qualités natives de bonté, de droiture, de cordialité naïve. L’industrie s’introduit dans le pays sans qu’il l’ait appelée, et malgré lui ; les préposés que le gouvernement lui donne pour le diriger, l’assouplir, le morigéner sont des gens qui viennent du Nord ; on considère volontiers ces fonctionnaires comme des intrus et des parasites. Même un Garibaldi n’a point proféré la parole décisive qui ait pu faire résurgir la Grande Grèce de son long sommeil !

Malgré les apports successifs de la « civilisation », les Siciliens sont à certains égards dans un état social très inférieur à leurs ancêtres les Sicules, ainsi que le montre l’aspect des campagnes. Actuellement les laboureurs et autres gens de la terre travaillant sur les grands fiefs des riches propriétaires toujours absents habitent les villes, même quand ils ont à faire chaque jour une ou deux lieues pour aller cultiver leur champ : il n’y a que de grandes agglomérations urbaines en Sicile parce que les campagnes sont désertes la nuit. Quelle est la cause de cette prodigieuse déperdition de forces sinon l’insécurité du pays, qui n’a cessé depuis la période des guerres carthaginoises : de tous temps, il eût été dangereux d’habiter la campagne, sous les Romains, pendant les guerres serviles, plus tard, lors des incursions des Sarrasins, et maintenant encore par suite du brigandage. Du temps des Sicules au contraire, les villages s’éparpillaient gaîment au milieu des cultures, et les habitants n’avaient cure de se construire des murailles de défense. Soixante-dix générations avant nous, la population sicilienne était plus normalement distribuée que de nos jours, parce qu’elle était plus heureuse[6].

L’aspect de la campagne n’a pris le caractère enjoué et varié des champs cultivés avec amour que sur les pentes orientales de l’Etna et dans certains districts du nord de l’île, où le sol est très morcelé, entre de petits exploitants qui sont propriétaires eux-mêmes et vivent sur leurs étroites parcelles[7].

Dans la grande île de Sardaigne, beaucoup moins peuplée que la Sicile, la situation est encore pire. Divisée jadis en vastes fiefs distribués aux nobles de l’Espagne, elle a hérité d’un régime terrien peut-être plus lamentable qu’autrefois, car si les dîmes ont disparu avec la féodalité, de trop lourds impôts les ont remplacées, et l’impuissance économique des cultivateurs est telle qu’une très forte part des prolétaires campagnards se trouve obligée d’abandonner le sol à l’Etat : le fisc devient le propriétaire d’un territoire de plus en plus étendu, dont il ne sait que faire et qui retombe en friche.

N° 495. Communes de Sicile.

Cette carte porte absolument toutes les agglomérations de maisons que l’on peut relever sur la carte d’Etat-major italienne, dont l’échelle est de 1 à 100 000. Et pourtant cette portion de la Sicile a une densité kilométrique très élevée, environ 130, soit près de deux fois celle de la France.


En 1900, les percepteurs d’impôts procédèrent ainsi en Sardaigne à 3 887 ventes judiciaires, dont près du quart — 856 — pour des arriérés moindres de 5 francs[8].

Est-il étonnant que le brigandage, c’est-à-dire la revendication de la terre par le paysan contre le feudataire et contre l’Etat, ait sévi pendant des siècles, avec la complicité tacite de toutes les populations de la campagne ? Il n’y eut jamais de brigandage en Toscane parce que les cultivateurs mangeaient le blé de leurs champs et le fruit de leurs vergers ; il n’y en eut pas non plus dans l’immense plaine lombardo-vénitienne parce que la nature du pays, depuis longtemps traversé de routes dans tous les sens, rendait la répression très facile ; mais partout ailleurs, dans toute la partie méridionale de l’Italie et dans les deux grandes îles de Sicile et de Sardaigne, où les montagnes offraient naguère des retraites sûres aux persécutés, les brigands ont souvent constitué de véritables États aux frontières flottantes. Paul Ghio nous parle d’un chef de bande qui tenait la montagne des Marches et se qualifiait de « très grand maître et très puissant prince » ; il battait même monnaie à sa propre effigie, et s’il avait reçu l’investiture du pape, rien ne l’eût empêché d’entrer dans l’assemblée des hauts personnages officiels. Un Pierre de Calabre, hors la loi au dernier siècle, s’était proclamé « empereur des monts, roi des forêts et médiateur des routes de Naples à Florence ».

Les conditions économiques étant fort différentes dans les deux moitiés de la péninsule, le mouvement d’émigration, qui a pris une importance capitale dans la vie de l’Italie, présente un contraste remarquable suivant le lieu d’origine des émigrants. Les gens du Nord, ouvriers disposant non seulement de leurs bras mais d’une instruction relative, émigrent surtout temporairement : comme maçons, constructeurs de routes, mécaniciens, les « Piémontais » se savent toujours assurés de toucher un bon salaire ; ils s’exilent temporairement en vertu de la loi de « capillarité sociale », se rendent en France, en Suisse, en Allemagne, dans les diverses parties de l’Europe, et même poussent jusque sur les chantiers de l’Asie, où ils ont perforé, notamment, pour le compte de la Russie, le tunnel du Grand Khingan sur le Transsibérien ; grâce à leur spécialité de travail, à leur adresse, leur activité, leur vie sobre, ils amassent un petit pécule, puis reviennent dans la patrie. Quant aux expatriés de l’aride Ligurie, des Marches, des Abruzzes, des Pouilles, des montueuses Calabres, de la pauvre Basilicate, de la Sicile affamée, ils émigrent d’une manière permanente sans espoir de retour.

N° 496. Italie, Malte, Tunis.

Malte, pour le compte de l’Angleterre, Bizerte, pour le compte de la France, surveillent l’isthme méditerranéen. L’Italie a une station de torpilleurs à Messine.


Ce sont eux qui fournissent le plus gros contingent aux 200 000 Italiens qui, depuis 1903, traversent annuellement l’Atlantique Nord[9], eux qui, par l’accroissement de sa population, ont fait de Marseille la deuxième ville de France, eux qui ont monopolisé la navigation fluviale sur le fleuve Paranà et l’estuaire Platéen, eux aussi qui sont en voie d’italianiser la Tunisie.

L’Italie, encore si pauvre chez elle dans certaines de ses provinces, a eu beaucoup à souffrir, comme la France, de ses passions coloniales et du déplacement de forces qui en a été la conséquence. Cette ambition, qui eut pour résultat le désastre subi sur le plateau de l’Ethiopie en 1895, avait eu d’abord un autre objectif. La conquête de Tunis semblait très souhaitable aux politiciens de la Péninsule : la gloriole traditionnelle populaire eût été satisfaite de Continuer la politique de la grande Rome contre Carthage, et l’entreprise ne présentait point de danger. Mais les puissances d’Europe ne donnèrent point leur consentement, paraît-il ; la Grande Bretagne surtout, qui possède l’arsenal de Malte au centre de la Méditerranée, voyait de mauvais œil l’extension de l’Italie « une » sur les deux côtés de la mer Intérieure. Sous l’inspiration de Bismarck, qui brouillait ainsi la France et l’Italie pour de longues années, l’occasion fut saisie par un autre larron, et maintenant l’Italie fait presqu’ouvertement ses préparatifs pour l’annexion de la Tripolitaine et de la Cyrénaïque. Ce n’est plus qu’une question d’opportunité, le syndicat européen des financiers et des rois ayant donné son approbation diplomatique. On parle aussi des projets qui, lors du démembrement de l’Empire turc, donneraient l’Albanie à la puissance qui lui fait face, de l’autre côté de l’Adriatique.

Quoi qu’il en soit des annexions futures, l’Italie a toujours le plus grave des problèmes à résoudre dans ses propres limites. Elle obéit à deux maîtres et, par conséquent, se trouve divisée contre elle-même. Sa propre capitale abrite des souverains forcément ennemis puisqu’ils représentent deux principes opposés, l’un d’origine céleste, l’autre de délégation nationale. Le pape est sinon Dieu, du moins son vicaire, son ambassadeur direct, chargé de dicter au monde entier des fidèles et des infidèles les infaillibles volontés d’en haut. Néanmoins ce n’est qu’un humble petit prince, au domaine tellement circonscrit dans tous les sens qu’un boulet de canon passerait facilement par-dessus, tandis que le roi d’Italie, simplement homme et quelque peu maudit, est un fort grand personnage, « le bon frère » des plus puissants empereurs. Comment concilier ces éléments inconciliables, sinon par de continuels échappatoires et subterfuges, par tout un échafaudage de mensonges qui d’ailleurs ne peuvent tromper personne ? Et les patriotes italiens, qui ont enfermé le pape dans un étroit quartier de Rome, n’en sont pas moins emplis de fierté à la pensée que de toutes les parties du monde catholique les vœux montent en un chœur immense vers le « Souverain Pontife » ! Lui aussi est quand même un Italien, et ceux qui regrettent les temps de l’antique domination romaine aiment à en voir comme un reflet dans le cercle immense de l’Eglise.

N° 497. Lisbonne et le Tage.
(Voir page 400).


Les conflits sont donc inévitables puisque la tension des esprits se produit en sens inverse, suscitant les rancunes et les haines. Les luttes entre Guelfes et Gibelins se continuent sous d’autres formes et, tant que les nations seront enfermées dans leurs frontières et dans leur corselet de vieilles traditions politiques, le même balancement qu’aux époques du moyen âge et de la Renaissance entraînera l’Italie, tantôt vers sa voisine du Nord, l’Allemagne, tantôt vers quelque autre grand État.

Les deux royaumes qui se partagent inégalement la péninsule Ibérique, l’Espagne et le Portugal, se sont maintenus séparés et hostiles, s’enfermant chacun dans son patriotisme local et dans la routine d’administration. La conséquence naturelle a été de faire du Portugal une quantité presque négligeable, n’ayant plus guère qu’un semblant d’indépendance politique. Trop faible pour ne pas avoir besoin d’appuis étrangers dans les questions d’ordre international, trop divisé, même au point de vue géographique, par le contraste que présentent les deux moitiés du pays séparées par l’estuaire du Tage, trop ignorant et dépourvu de valeur propre dans la masse de sa population, enfin trop privé de ses éléments énergiques par la constante émigration qui emporte ses meilleurs enfants vers les côtes brésiliennes, le Portugal n’a pas la force de réagir contre les intérêts de famille, de pouvoir et d’argent qui entraînent ses maîtres dans l’orbite des puissances étrangères, ou plutôt dans celle de la Grande Bretagne, reine des marchés portugais par le symbole de sa monnaie, si bien dénommée le « souverain ». Malgré l’humiliation que les Anglais lui firent subir en 1885, lorsque, passant de la vallée du Limpopo aux abords du lac Nyassa, ils s’emparèrent du bassin moyen du Zambèze, traditionnellement considéré jusqu’alors comme possession portugaise, l’asservissement réel du petit royaume à la politique anglaise est devenu si patent : que même les colonies africaines de Loanda et du Moçambique, sans parler de Lourenço-Marquez, sont déjà subordonnées aux exigences administratives et fiscales de l’Angleterre.

Cl. J. Kuhn, édit.
tolède et le tage

Peut-être l’Espagne se trouve-t-elle en voie de subir une humiliation de même nature. Aussi bien rattachée aux ports britanniques par les chemins de l’Océan qu’elle l’est à la France, et n’ayant avec celle-ci que deux voies ferrées d’union directe, la Péninsule est en grande partie la vassale de la finance anglaise, qui commandite chez elle tant de mines, de chemins de fer, de manufactures et autres entreprises. Même l’outrage indélébile fait à l’Espagne comme nation par l’occupation militaire de Gibraltar contribue, tant les hommes sont veules, à augmenter le prestige de l’Angleterre ; cet épieu enfoncé dans la chair vive rend tout le corps malade. Ce seul point à peine perceptible sur l’ensemble de la carte n’en est pas moins suffisant pour déterminer toute la politique de l’Etat. L’Espagne n’ose plus même se défendre : la position d’Algésiras dominant celle de la citadelle anglaise par-dessus le golfe, la Grande Bretagne a signifié aux Espagnols qu’elle considérerait comme un acte « peu amical » la construction de tout ouvrage militaire sur la pointe qui fait face à ses propres fortifications, et l’Espagne se trouve obligée d’interrompre ses travaux défensifs, tandis que le génie anglais accroît à loisir les moyens d’attaque.

Les événements graves qui privèrent récemment l’Espagne de tout son empire colonial — à l’exception de quelques « presidios » africains sans grande valeur, des Canaries, de Fernando-Po et d’Annobon — auraient dû faire comprendre aux dirigeants de la nation qu’il était indispensable de prendre des voies nouvelles. Mais les gouvernements, enferrés dans leurs pratiques traditionnelles et dans l’état d’âme qui en est la conséquence, peuvent-ils se conformer à d’autres avertissements que ceux d’une brutale révolution ? Non seulement on s’est gardé de réformer un seul abus, mais on en a même augmenté le nombre. L’Eglise a réclamé des privilèges et des garanties, l’armée de nouveaux honneurs, la marine un accroissement de budget. En des circonstances si graves où les destinées de l’Espagne étaient en jeu, les hommes « d’Etat » ne voyaient pour la plupart que leurs intérêts de classes. Tous ceux qui s’étaient ambitieusement déclarés capables de gérer les affaires du pays eussent dû au moins faire preuve de volonté, de suite dans les idées, de force et de joie dans l’action. Or, à aucune époque de son existence, l’Espagne officielle n’avait eu à un plus haut degré le culte de l’emphase oratoire. Les dirigeants étaient montés au pouvoir parce qu’ils savaient bien parler : c’est comme orateurs, amples et sonores dans leurs discours, habiles, souples et pressés dans leurs ripostes, qu’ils avaient été choisis. On ne leur demandait pas d’avoir raison, mais d’avoir le dernier mot dans les tournois parlementaires ; quant aux actes politiques, au caractère et à la tenue de la conduite, c’étaient là des choses qui, échappant à l’admiration des badauds, étaient considérées par cela même comme secondaires. Le Congrès espagnol, celui de tous les Parlements d’Europe « élu » suivant les pratiques administratives les plus éhontées, était également celui où l’on entendait les plus beaux discours. Les désastres se succédèrent coup sur coup, mais que de fortes paroles avaient été prononcées pour dramatiser ces malheurs ou pour les transformer en autant de triomphes ! On pouvait en écrire toute une anthologie, comparable aux plus beaux modèles de l’antiquité classique.

Si l’Espagne a payé ainsi les frais de sa défaite par d’admirables prosopopées, elle n’en est pas moins obligée, comme les autres peuples, de s’accommoder à la vie contemporaine. A mesure que les questions nationales cessent d’être exotiques, extérieures, pour toucher aux intérêts de province ou de classe, l’art de dire avec sonorité diminue d’importance : on est forcé désormais de s’occuper de faits, de chiffres, d’éléments précis. Une évolution analogue à celle qui s’accomplit dans tous les autres pays se produit dans la Péninsule. Quoique le socialisme n’ait point encore aboli les voltiges de la phrase — loin de là —, cependant il a déjà quelque peu simplifié le langage de la tribune, et les artistes en belles paroles sont obligés de mettre une sourdine à leur voix pour ne pas déplaire à leur public de travailleurs. La vie nationale devient plus sérieuse et le langage doit se conformer par une sobriété plus grande à cette participation de plus en plus intense à l’étude des problèmes contemporains. Ainsi que le dit très justement un écrivain moderne : « C’est bien à tort que l’on accuse le peuple espagnol d’être un peuple dégénéré ; il n’est pas encore constitué, on peut dire qu’il n’existe pas »[10]. La formation normale en avait été étouffée dans l’œuf par les Ferdinand d’Aragon, les Charles-Quint, les Philippe II… Mais l’Espagne, le Portugal naissent à la vie : les maîtres sont tenus, bien malgré eux, de compter avec une opinion publique.

La France, comme l’Espagne, a été très fortement atteinte et diminuée politiquement : il lui est désormais interdit de rêver, comme elle le fît plusieurs fois dans son histoire, de garder ou de reprendre le premier rang parmi les nations. Il lui faut se contenter de n’être qu’une unité dans le « concert » des huit « grandes puissances », de ne pouvoir classer son armée qu’au 3e rang et sa flotte de guerre au 3e ou 4e, tandis que par sa population, son commerce et son industrie, elle vient bien plus en arrière dans la liste de prééminence. Impuissante à faire prévaloir sa volonté dans les conseils de l’Europe, elle a cherché à se dédommager par des annexions de territoires au delà des mers : après la Grande Bretagne, elle est la nation militaire qui a le plus subi cette maladie contagieuse à laquelle Novicov a donné le nom de « kilomètrite »[11]. L’étendue de l’empire colonial qui, d’après les cartes, est censé appartenir à la France dépasse de beaucoup en superficie l’espace que la métropole occupe en Europe.

Cl. Ant. Thomas.
vue générale de barcelone


La conséquence inévitable de toutes ces annexions est d’affaiblir le pays, sinon colonisateur du moins conquérant : cette végétation touffue de rameaux adventices doit épuiser la sève du tronc principal. Il suffirait que la puissance fût engagée en des entreprises vitales d’attaque ou de défense avec le reste de l’Europe pour qu’il lui devînt impossible de s’occuper des contrées situées complètement en dehors de son orbite d’attraction. N’est-ce pas là d’ailleurs ce qui arriva pendant les guerres de la Révolution et de l’Empire ? La plupart des possessions françaises d’outre-mer cessèrent de lui appartenir parce que nul intérêt ne portait les populations indigènes à se défendre contre la moindre attaque des vaisseaux anglais qui « commandaient aux flots ». Et même pendant la guerre de 1870, des territoires désignés officiellement comme « colonies françaises » furent complètement évacués sans même qu’un ennemi se donnât la peine de les attaquer. Evidemment tous ces pays éloignés de la contrée d’où sont venus les envahisseurs restent des acquisitions précaires puisque les conquérants n’y ont pas fait souche et ne s’y trouvent qu’en exploiteurs haïs, en visiteurs redoutés. La proportion des Français qui résident dans les territoires dits coloniaux situés en dehors de la Maurétanie et n’ayant pour habitants que des indigènes avec ou sans droit de vote est infinitésimale, pour ainsi dire. Dans toutes les colonies africaines, asiatiques et océaniques, la Réunion et la Nouvelle-Calédonie exceptées, on ne compte guère que 25 000 Européens civils, dont tout au plus 20 000 Français, et 36 000 hommes de troupe venant de la métropole. Les possessions de l’Indo-Chine, qui ont certainement une très grande importance économique et qui ne peuvent manquer d’acquérir d’année en année une valeur constamment accrue, doivent leurs progrès matériels beaucoup moins à leurs propriétaires et administrateurs français qu’aux marchands européens d’autre origine, aux immigrants chinois et surtout aux indigènes eux-mêmes, qui sont des gens de labeur et d’intelligence. Quant aux Antilles françaises, la Martinique et la Guadeloupe, les fils des anciens esclaves, encore noirs ou foncés de couleur à cause de leur origine africaine, sont pourtant devenus Français par la langue, l’éducation, le suffrage et la conscience nationale ; mais pour le commerce, ils sont entrés déjà, en dépit des tarifs différentiels, dans le cercle d’attraction des États-Unis.

Malgré le nombre et l’étendue de ses possessions coloniales, dans lesquelles les patriotes français feignent de trouver la force, et qui sont en réalité une cause de faiblesse, la France comprend l’insécurité de sa position à côté de deux États beaucoup plus puissants qu’elle, l’un par son argent et sa flotte, la Grande Bretagne, l’autre par sa population et son armée, l’empire germanique ; aussi a-t-elle dû chercher une alliance, au risque de faire bon marché de ce que l’on appelait jadis les principes républicains. Les diplomates se sont évertués à marier les sons de la Marseillaise et de l’Hymne du Tsar. Le fier idéal qui inspirait les hommes de la Convention est bien oublié de leurs petits-neveux. Toutefois, des sentiments très multiples se sont mélangés aux réjouissances officielles populaires occasionnées par cette alliance. A côté des flagorneurs trop heureux de se reconnaître les valets d’un haut personnage, il n’a pas manque de gens sincèrement joyeux de manifester leur sympathie pour un peuple étranger ; une petite union a été formée, qui, en dehors des simagrées officielles, constitue un élément de la fraternité future. La défaite de la Russie en Orient et la Révolution qui gronde de la mer Noire à la Baltique n’a pu qu’aviver le dernier sentiment tandis que celui des sphères d’en haut était proportionnellement diminué.

la france et les colonies

1. Algérie et Tunisie. — 2. Soudan et Afrique occidentale, du Sénégal au Dahomey. — 3. Sahara. — 4. Congo. — 5. Madagascar. — 6. Cochinchine, Cambodge, Annam. — 7. Tonkin. — 8. Autres colonies en Asie, Afrique, Amérique et Océanie.


La politique « bassement bourgeoise » qui dirigeait les affaires politiques de la France et de l’Europe pendant le centenaire de la Révolution est bien caractérisée par les menaces officieuses que le cabinet du Quai d’Orsay fit entendre, en 1898, à la Porte. C’était après les effroyables massacres de l’Arménie. Le sultan porté par l’enivrement de sa toute-puissance, avait osé contrarier quelques spéculations malpropres de financiers européens. « Prenez garde ! lui cria-t-on aussitôt, il ne faudrait pas qu’à Constantinople on se fît d’illusions. La crainte morbide des responsabilités, qui a paralysé l’action des puissances dans les affaires d’Arménie, ne garantit nullement à la Porte l’impunité à propos des indemnités en question… Tant qu’il ne s’agissait que d’humanité, de droit et de protection d’une clientèle en péril de mort, l’Europe pouvait bien reculer… Chaque puissance retrouve toute sa lucidité et toute son énergie dès qu’il est question des intérêts matériels de ses ressortissants »[12]. Tuez vos Arméniens si le cœur vous en dit, mais ne touchez pas à notre argent.

Vraiment une pareille indifférence devant les injustices les plus flagrantes, devant les crimes collectifs les plus affreux pouvait à bon droit porter des esprits moroses à s’imaginer que c’en était bien fini, que la source de toutes les nobles passions était irrémédiablement tarie. Et pourtant, à cette époque, se produisit un événement en soi fort banal, un déni de justice commis sciemment envers un officier qui avait le tort de déplaire à ses camarades. De pareilles choses se présentent tous les jours, mais il faut une certaine combinaison de circonstances, puis le temps nécessaire pour que l’opinion se passionne, et enfin le talent, le vouloir communicatifs de quelques hommes vaillants pour déterminer le mouvement général.

Tous ces éléments se rencontrèrent dans l’affaire Dreyfus, « l’affaire » par excellence qui fut le procès de l’armée, non seulement de l’armée française, mais de toutes les armées de tous les temps et de tous les pays, parce qu’il établit les conséquences fatales de l’autorité indiscutée, la cruauté, la sottise, l’esprit systématique de caprice et de mensonge, et surtout la subordination de tout sentiment de justice et d’honneur à l’esprit de corps. Tant de vœux et de volontés, s’élançant de toutes les parties du monde, se sont unis dans cette affaire, représentative de millions d’autres affaires restées inconnues ou négligées, si ce n’est dans un cercle local, qu’on peut y voir un événement d’ordre universel et que ce procès a par cela même « contribué à la future unité de la race humaine ». En outre, il dut une beauté tragique à sa longue durée, à ses péripéties poignantes, à son coup de théâtre. « Par les attaques féroces, puériles, sournoises des uns, elle eut l’intérêt compliqué des drames barbares, et par la ferme défense des citoyens, elle acquit la simple beauté harmonieuse de la tragédie antique »[13].

Cette guerre forcenée des deux moitiés de la France, à propos d’un homme qui, par son génie, son intelligence ou ses qualités morales ne s’élevait en rien au-dessus de la banalité moyenne, est un des mille incidents de la lutte incessante qui sévit dans tous les milieux entre conservateurs et novateurs, mais peut-être en France avec plus d’acharnement qu’ailleurs à cause de la puissance presque égale des éléments en opposition, symbolisés par le contraste géographique du massif central et des plaines, c’est-à-dire du lieu de raréfaction et du foyer d’appel. Pourtant le contraste est double, car si les régions montueuses du centre constituent un monde tout différent des bassins de la
Cl. J. Kuhn, édit.
émile zola (1840-1902)
Seine, de la Saône, de la Garonne, il y a également une opposition nette entre le Nord et le Midi, mais les deux formes d’antagonisme se manifestent diversement. L’individualité provinciale persiste longtemps chez les immigrants de Paris, notamment chez l’Auvergnat, le Marchois, le Savoyard, qui continuent de vivre à part dans la foule, concentrés dans la pensée du gain. On peut dire d’une manière générale que le dépaysé de la province arrive avec un sentiment de respect presque religieux pour la grand’ville, qui représente à ses yeux, et à juste raison, un centre intellectuel très supérieur à son milieu primitif, en même temps que la cité dans laquelle s’est déroulée la grande histoire et où se concentrent d’immenses trésors apportés du monde entier. Mais le « Méridional » proprement dit, le Toulousain, le Marseillais, le Gascon, a d’autres façons de voir : il ne se croit point inférieur au Parisien ; on dirait qu’il a gardé comme un reste de l’orgueil du Romain ou du citoyen de la Provincia lorsque ceux-ci se hasardèrent dans les froides régions marécageuses ou forestières du Nord de la Gaule ; peut-être se rappelle-t-il instinctivement les jours du moyen âge, avant l’atroce Simon de Montfort, quand les gens de la langue d’oc, Albigeois et autres, avaient amplement conscience de la supériorité de leur civilisation, comparée à celle des Barbares du Nord. Peut-être quelques Méridionaux arrivent-ils même, sans trop s’en rendre compte, avec un sentiment de vengeance. Les grands parleurs d’entr’eux viennent déployer leur tonnante éloquence comme en pays conquis.

Cl. J. Kuhn, édit.
la grotte de lourdes

Phénomène qui peut sembler bizarre, et qui cependant est une conséquence naturelle de l’oppression, çà et là victorieuse, que les envahisseurs du Nord firent jadis subir aux populations méridionales, celles-ci réagissent maintenant contre les septentrionaux suivant un mode très complexe. Tandis qu’il y a six cents ans, elles représentaient sans contredit la partie la plus avancée de la nation, leur action se complique de nos jours d’éléments régressifs très puissants. A côté d’une majorité d’électeurs dont la couleur politique est dénommée « radicale », voire « radicale-socialiste », dont les représentants s’emploient à la séparation de l’Eglise et de l’Etat, à côté de paysans qui entrent délibérément dans la voie coopérative, même communiste, se trouvent les groupements les plus violemment superstitieux et réactionnaires. Si la langue provençale essaie de renaître à la vie, ce qui est son droit — elle justifie d’ailleurs son ambition légitime par des poèmes d’une grande beauté littéraire —, le sens général de ce mouvement se porte franchement vers la réaction catholique.

Cl. J. Kuhn, édit.
le puy en velay
A gauche Saint-Michel d’Aiguilhe, au centre Notre-Dame-de-France, à droite la Cathédrale.


Et n’est-il pas honteux que la passion cruelle des courses de taureaux, avec mise à mort de l’animal et tout l’effroyable prélude de chevaux éventrés et d’hommes en danger, se soit emparée de tant de villes du Midi, et qu’elles en aient senti leur vieil esprit municipal se réveiller contre le gouvernement central, coupable de vouloir appliquer les lois, pourtant bien peu draconiennes, édictées durant le siècle pour la protection des animaux ?

Dans ce conflit des deux France, il est naturel que les éléments conservateurs se soient allégés de tout ce qui pouvait alourdir le combat. La monarchie les gêne, d’autant plus que, loin d’être un principe absolu, elle est subordonnée à l’existence d’une famille royale ou impériale, et que plusieurs d’entre elles se disputent le pouvoir. Les tentatives de restauration ayant échoué, précisément à cause de ces compétitions entre candidats à la souveraineté, il a paru plus pratique de se « rallier à la République » conformément à l’avis du pape, car un nom n’engage à rien, et sous celui de « Chose commune » on peut embrasser les survivances du passé les plus contradictoires aux idées nouvelles. Naturellement le centre de ralliement pour la droite et la gauche de la grande armée conservatrice devait être la vieille Eglise catholique, assouplie très adroitement à toutes les manœuvres modernes, mais incapable de transiger sur les principes qui sont, comme ils le furent toujours, l’asservissement des esprits et des volontés à la tradition religieuse. Le respect des intérêts acquis est tellement respecté en pareille matière que le personnel de la réaction française semble avoir à peine changé pendant un siècle. C’est une des très intéressantes et très logiques conséquences de l’histoire, que, sous la République officielle, la plupart de ceux qui commandent l’armée française soient précisément les petits-fils des émigrés royalistes qui envahirent la France à la solde de la coalition des rois. Les noms énumérés dans les annuaires coïncident d’une manière étonnante, à un siècle de distance, à ceux qui figuraient à Coblentz et à Quiberon dans la liste des mercenaires étrangers[14]. Par une évolution toute naturelle et qu’il serait par conséquent injuste de reprocher à qui que ce soit, les royalistes envahisseurs de la France se sont transformés en « patriotes intransigeants ».

Sans être unique à cet égard parmi les nations, la France est cependant celle que l’on cite d’ordinaire comme le groupe ethnique le plus infertile en progéniture. Tandis que dans la plupart des contrées européennes et des autres pays appartenant au même type de civilisation, la population, aidée par les admirables progrès de l’hygiène moderne et la découverte incessante de nouvelles ressources, s’accroît suivant des proportions qui n’avaient été jamais atteintes, la France n’augmente que très faiblement en résidants, et même il est arrivé plusieurs fois depuis quelques années que le nombre des naissances ait été inférieur à celui des décès et que seule l’immigration d’étrangers ait empêché un véritable recul de la population française.

N° 498. Accroissement de la Population française durant le XIXe siècle.

Les chiffres indiquent la population de 1900, pour 1 000 habitants en 1800 ; on voit que dans une quinzaine de départements, il y a eu diminution effective.

A 1 000 habitants en 1800, correspondent environ, en 1900. France 1 450, Espagne 1 800, Italie 2 400, Suisse 2 500, Allemagne, Belgique, Hollande 3 000 ( ?), Angleterre 3 500 ( ?).


A l’exception de la Bretagne, c’est-à-dire de la province française qui participe le moins à la vie générale de la nation, le pays tout entier, surtout pour la classe de ses terriens, professe le précepte de la « réserve morale » que recommandaient si chaleureusement Malthus et Stuart Mill. Les conséquences en sont telles que le généralissime des forces allemandes, voyant avant tout dans les peuples des réserves d’hommes valides pour le combat et pour le massacre, célèbre la victoire que l’armée germanique remporte chaque année sur l’armée française : un écart annuel de cent mille naissances équivaut en effet, dans l’équilibre militaire, à une énorme tuerie sur un champ de bataille.

Or ces causes profondes, intimes, du recul ou du progrès de la population font davantage, sinon pour la prospérité vraie du moins pour l’influence relative des nations, que les brusques événements politiques, les immigrations ou les exodes. La population d’un simple canton d’une vingtaine de mille individus, dont pendant quatre siècles le taux des naissances dépasserait celui des décès de deux pour cent — unirait par exemple la natalité d’Autriche-Hongrie, trente-huit pour mille, à la mortalité anglaise, dix-huit pour mille —, pourrait théoriquement atteindre cinquante millions d’hommes, assez pour couvrir le territoire de l’Allemagne entière ; puis si par un brusque retour la proportion venait à changer du tout au tout, les cinquante millions se réduiraient de nouveau à quelques milliers d’individus au bout de ce même laps de quatre cents années. C’est ainsi que l’on a vu la population franco-canadienne grandir d’une façon merveilleuse, pousser ses flots humains comme une marée, montrer vingt-cinq mille individus là où il ne s’en trouvait qu’un seul millier cent années auparavant ; et, d’autre part, que des nations, ayant perdu leur ressources en terres, en eau, en relations de commerce, ont fini par disparaître, tels les Hymiarites et les Babyloniens, ne laissant plus qu’un nom et des vestiges là où ils avaient cultivé de vastes campagnes et dressé des cités populeuses. Mais ces révolutions, de si haute importance historique, frappent beaucoup moins les esprits que des faits brusques, d’intérêt tout à fait secondaire. « La dépopulation tue les nations sans faire souffrir aucun des individus dont elles se composent, et nulle douleur n’étant ressentie, nulle plainte ne se fait entendre »[15]. Cette maladie sociale, à laquelle Aristote a donné le nom d’oliganthropie, menace-t-elle actuellement l’existence de la nation française ? Le moment est-il venu pour elle de se préparer à mourir ?

Quelles sont les causes du ralentissement dans les progrès de la population kilométrique ? Evidemment elles sont multiples, mais il est très difficile de savoir dans quel ordre d’importance il faut les ranger, et cet ordre d’ailleurs peut varier suivant les diverses provinces. Le fait caractéristique dans la diminution partielle de la population française est celui-ci, que « la pauvreté entretient la vitalité de la race, tandis que la richesse ou l’aisance constitue un pacte avec la mort »[16]. Les quatre groupes de départements qui se dépeuplent sont les très riches contrées de la basse Normandie, la Gascogne orientale avec le Quercy, une partie du Languedoc, la Provence et la région bourguignonne et champenoise.

Cl. Allard.
une foule méridionale (Narbonne, le 5 mai 1907.)


Les deux départements où le mal est le plus invétéré, l’Eure et le Lot-et-Garonne, dont la liste annuelle des morts dépasse celle des naissances depuis deux tiers de siècle, sont parmi ceux dont les terrains ont la plus grande fécondité. Ce n’est point ici parce que le banquet de la vie n’est pas servi que les candidats au festin sont obligés de partir ou que même ils n’ont pas l’occasion de naître ; les ressources sont abondantes, elles vont jusqu’à la surabondance ; c’est par la conception spéciale de la vie qui est devenue l’idéal des propriétaires que s’explique la réserve des forces qui s’emploient ailleurs à l’accroissement de la natalité. Dans ces districts, non seulement le nombre des mariages officiels diminue régulièrement et celui des célibataires augmente, mais les époux eux-mêmes se rapprochent de plus en plus du célibat[17].

Quel est donc leur idéal ? Celui de perpétuer la richesse ou du moins le bien-être dans la famille. Ne pouvant la garder pour lui seul par delà le tombeau, l’égoïste possesseur veut du moins que le domaine ne soit pas morcelé et il préfère courir le risque d’avoir à le transmettre à un cousin plutôt que de le partager entre plusieurs enfants. Chose bizarre et contre nature : la procréation des enfants, c’est-à-dire l’évocation de la génération qui vient et qui devrait continuer pour le mieux l’œuvre de l’humanité, est laissée aux malheureux, à ceux qui n’ont aucun souci de l’avenir. Et cette incurie des géniteurs vaut peut-être encore mieux que le souci de ceux qui voient dans les enfants la simple continuité du nom, de l’héritage, de l’influence aristocratique ou bourgeoise.

Si le propriétaire tient à l’éternelle durée de sa propriété, du moins peut-il la transmettre aux siens, tandis qu’une autre catégorie d’individus n’a pas même cet idéal. Le fonctionnaire, c’est-à-dire l’homme préposé à la surveillance de ses concitoyens, est facilement entraîné à n’avoir que des ambitions personnelles. Les officiers, les employés de l’Etat, les salariés des compagnies ont une existence assurée, non uniquement par leur travail, comme il semblerait au premier abord, mais surtout par le bon vouloir de supérieurs qui peuvent les renvoyer, les ruiner, quand il leur conviendra. Bien plus, tous ces employés n’ont en perspective des appointements supérieurs, une amélioration de leur sort qu’à la condition de plaire aux chefs : l’avancement est à ce prix. L’intérêt leur impose donc des visites, des services, des complaisances, un certain décorum indispensable pour accroître leurs chances d’avancement : les dépenses sont presque toujours celles du rang auquel on aspire. Dans ces conditions une famille nombreuse est impossible ; elle serait même un scandale aux yeux de ceux qui peuvent distribuer les bourses et les places aux enfants supplémentaires. Des raisons analogues entraînent aux mêmes pratiques ceux qui exercent des professions libérales, tels que les médecins et les avocats ; enfin les individus dont les fonctions impliquent une éducation relativement supérieure et qui jouissent en même temps d’un revenu fixe, c’est-à-dire les recteurs et professeurs de facultés et de lycées, sont d’ordinaire pauvres en enfants : par une charmante ironie des choses, ce sont les pontifes de la morale publique qui, après d’autres pontifes, les prêtres célibataires, s’adonnent le plus manifestement à l’abstention volontaire[18]. Outre les faits de limitation consciente des familles que l’on observe en si grand nombre dans les classes des propriétaires et des titrés, il faut mentionner aussi, d’après la plupart des médecins, les faits de stérilité conjugale provenant, chez les familles aisées, de la suralimentation en substances azotées.

Cl. Geiser.
le vieux tenès, ancien nid de pirates


On s’imagine volontiers qu’en accroissant les doses de nourriture, en faisant travailler à outrance l’appareil digestif, on gagne en force et en santé. C’est le contraire. L’infécondité est causée fréquemment dans les couples par cette richesse continuelle d’aliments toniques auxquels on ajoute le vin pur, le café fort et les liqueurs. C’est ainsi que les plantes trop amplement nourries s’épuisent en feuilles et ne portent pas de fruits[19].

La composition sociale de nombre de centres industriels qui gardent officiellement une position très secondaire dans les départements comporte un noyau puissant de familles très riches ayant l’orgueil de leur situation et tenant le monde des fonctionnaires en assez médiocre estime. À cette aristocratie industrielle répond un nombreux prolétariat, constituant la grande majorité de la population, enfin une classe intermédiaire de détaillants vivant de la clientèle des ouvriers et soumis parfois au pouvoir discrétionnaire des maîtres. Or ces diverses classes ont une forte natalité, de beaucoup supérieure à celle des sociétés bourgeoises composées de rentiers et de fonctionnaires. L’existence est aléatoire aussi bien pour l’ouvrier que pour le patron ; l’un et l’autre courent après la fortune et en acceptent les chances : risquant chaque jour des gains et des pertes, ils ne craignent pas d’aventurer aussi des enfants dans la bataille de la vie ; on a même constaté que, par la contagion des idées et l’esprit d’imitation, la population agricole qui entoure les centres ouvriers se laisse entraîner à fonder des familles nombreuses. Dumont en a constaté des exemples remarquables autour de Dunkerque, de Lillebonne et autres villes industrielles.

Ainsi les conditions économiques et sociales réagissent diversement sur l’équilibre de la population, faisant varier sans cesse les oscillations de la vie et de la mort. Quoi qu’il en soit de ces alternatives, le progrès n’est point un mouvement qui se mesure seulement par ordre numérique, suivant la statistique précise des têtes d’hommes, de femmes et d’enfants. Le nombre est, à n’en pas douter, un élément de civilisation, mais il n’en est pas le principal et, même, dans certains cas, il peut être un obstacle au développement d’un vrai progrès en bien-être personnel et collectif, ainsi qu’en bonté mutuelle.

D’autre part, l’immigration sur son territoire des populations avoisinant la France prend la place des enfants qui n’y naissent point, et il est indiscutable que les fils d’étrangers font de « bons Français », d’aussi parfaits patriotes que furent d’enthousiastes Prussiens les Dubois-Reymond, les Verdy du Vernois et autres descendants des Calvinistes. On a souvent remarqué que parmi les hommes ayant le plus véhémentement discouru sur la « gloire de la France », il s’en trouve un certain nombre dont un, deux ou plusieurs grands-parents sont nés en dehors des frontières de ce pays : le sol, le milieu, la langue façonnent l’individu qui prend rang dans la masse de la nation. Tout bien considéré, il ne semble pas que la France, comparée à ses voisines, leur cède en valeur dans sa part de travail utile.

C’est aux nations latines, et surtout à la France, qu’il faut rattacher l’Afrique mineure, c’est-à-dire la partie du continent africain que les étendues sableuses et pierreuses du Sahara, jadis au moins partiellement occupées par un bras de mer (De Lapparent), limitent sur tout le front méridional, du golfe de Gabès à l’Atlantique des Canaries. Par la continuité des terres émergées, cette « moindre Afrique », la Maurétanie, appartient bien au continent noir, mais par son architecture géologique, par la direction, la nature et les plissements de ses chaînes de montagnes (Ed. Suess), par ses plantes et sa faune, aussi bien que par ses races d’hommes autochthones, cette contrée est beaucoup plus européenne qu’africaine : elle forme un tout avec le monde méditerranéen que constituent l’Italie et ses îles, la Provence, le Languedoc, les Baléares et la péninsule Ibérique.

Cependant les événements politiques séparèrent fréquemment pendant le cours de l’histoire les deux versants de la mer intérieure : les dangers de la navigation étaient si grands avant l’époque moderne que les mouvements de colonisation étaient presque toujours empêchés ou longuement retardés et que les expéditions militaires étaient souvent compromises : il fallait alors autant de jours pour aller d’une rive à l’autre qu’il faut d’heures pendant ce siècle aux navires à marche rapide. Après l’effondrement de l’empire romain, la séparation complète s’était produite entre les populations des deux rives, et même la migration victorieuse des Arabes avait pu se faire le long de la côte septentrionale du continent sur l’énorme distance qui sépare la mer Rouge de l’Atlantique, le Sinaï des Pyrénées. Le mouvement normal du Nord au Midi, entre les deux moitiés du monde méditerranéen, ayant été interrompu, une pression secondaire de l’est à l’ouest avait pu se manifester.

Actuellement, la cohésion naturelle a pu se reconstituer, quoique d’une manière brutale, par la conquête militaire. L’Algérie, la Tunisie sont bien des colonies françaises ou plutôt des colonies sud-européennes, puisque les principaux immigrants sont des Français du Midi, des Espagnols et des Mahonnais, des Maltais et des Italiens : ceux-ci prédominent même très largement dans la Tunisie, tandis que les Espagnols l’emportent numériquement sur les Français dans l’Oranie. Toutefois, les terres maurétaniennes ne sont que très partiellement, au point de vue ethnologique, des annexes de l’Europe moderne ; elles sont avant tout un pays berbère, et encore, dans une certaine mesure, une région de conquête arabe : l’Asie s’y mélange donc avec l’Europe et avec l’antique Occitanie. Lorsque Napoléon III, au grand scandale des colons français, qualifia l’Algérie de « royaume arabe », il y avait dans son dire une grande part de vérité. Du reste, les militaires français qui avaient rattaché l’Algérie à l’Europe professèrent toujours la même opinion que l’empereur de leur choix, et cette opinion leur était imposée par l’esprit de corps : le désir de commander, si naturel à des soldats, leur faisait préférer des sujets arabes, dont ils étaient les maîtres absolus, à des concitoyens français qu’ils pouvaient sans doute traiter en pékins et mépriser, du moins en paroles, mais qui restaient protégés par la loi commune.

Puis vint l’ère de la colonisation officielle ; on avait empêché les immigrants de s’établir à leur gré sur des terres achetées amiablement aux Arabes ; maintenant on allait déterminer d’avance le lieu où serait bâti un village de tant de maisons avec des jardins de tant d’ares et des champs de tant d’hectares, et on y expédierait un nombre de cultivateurs fixé dans les bureaux de Paris, avec un cahier de charges dûment signé et paraphé par toute la série des autorités militaires et civiles. Aïn-Fouka, le premier village fondé par le général Bugeaud, qui a reçu dans l’histoire la réputation d’un grand colonisateur, fut inauguré en marche militaire par une compagnie de 147 colons ayant à sa tête officiers et soldats et précédée de tambours. Chaque concessionnaire reçut, avec la demeure et le champ, un douaire de sept cents francs et une femme mandée de Toulon par le général. On comprend ce que devint la population de ce village officiel, heureusement remplacée en peu de temps par des familles de cultivateurs sérieux. Fouka est devenu le gracieux village côtier de Castiglione, aux habitations éparses sur la plage et dans les vignobles.

La comédie de la colonisation officielle se changea plus tard en tragédie, lorsque en 1848, l’Assemblée Nationale, voulant se débarrasser des révolutionnaires parisiens, s’occupa d’installer d’un coup quinze mille colons dans une quarantaine de villages fondés de tous les côtés un peu au hasard. Ce fut un lamentable désarroi. La plupart des colons improvisés périrent ou se dispersèrent : en tel village il ne resta plus qu’un seul individu, nommé par dérision « le garde des ruines ». Une fois encore, il fut prouvé que la colonisation officielle est plus funeste qu’utile par les dépenses qu’elle entraîne, les mauvais éléments qu’elle apporte et le découragement qu’elle fait subir aux colons libres.

Cl. J. Kuhn, édit.
bône, vue prise du site d’hippone

Retardé par cette déplorable ingérence du gouvernement dans la colonisation, le peuplement s’est pourtant effectué d’une manière continue, par le fait des initiatives personnelles. Dès les premiers jours, un commencement de prise de possession effective s’était produit en dehors des forteresses et des camps occupés par les soldats et les parasites de l’armée. Malgré l’incertitude politique de l’avenir, quelques vaillants jardiniers et agriculteurs s’étaient hasardés dans les campagnes hors de la zone du canon et commençaient par la pioche l’ère de l’annexion réelle. Décimés par les fièvres et par les balles, les âpres laboureurs ne se découragent pas : aux premiers arrivants en succèdent d’autres plus nombreux. Les villages vidés par la mort se repeuplent de nouveau, puis une seconde et une troisième fois. Même les villages officiels finissent par prospérer lorsque les anciens concessionnaires ont disparu et que la colonisation libre s’y est installée. Les maisons blanches aux tuiles rouges s’élèvent sur les collines à côté des pins et des caroubiers, éclairant de loin l’espace, tandis que les tentes noires des Arabes, collées contre le sol, se perdent dans les accidents du terrain. Les habitations européennes se groupent, s’alignent en rues, des villes naissent unies par des routes, puis par des voies ferrées : l’ensemble des points occupés se relie en un tout géographique par un réseau de voies de communication, et peu à peu la société civile européenne, celle du travail, de l’industrie, remplace, écarte, dans les casernes et les camps, les troupes de toutes armes et de tous uniformes qui, seules, dans les premières décades, avaient représenté aux yeux des Arabes la « grande tente » de la France. Tout d’abord les musulmans d’Afrique s’étaient imaginé que la France était un pays divisé en quatre grandes tribus, les Zouaves, les Chasseurs d’Afrique, les Grandes Capotes et les « Joyeux » ou disciplinaires, ainsi nommés par antiphrase. Les Arabes ne voyaient dans les civils qu’une caste inférieure comparable à celle de leurs propres bergers[20].

Certains prophètes, grands partisans de la force, avaient affirmé déjà que, dans le conflit inévitable des races, les immigrants européens, grandissant incessamment en nombre, finiraient par exterminer les populations d’autre origine, par se substituer à elles, comme les Anglais se sont substitués aux Peaux-Rouges et aux Tasmaniens. Une atroce famine qui fit périr peut-être un demi-million d’indigènes algériens, en 1857, parut d’abord donner raison à ces théoriciens de l’extermination, mais après ce grand désastre national, la reprise de la natalité arabe et kabyle a été fort considérable, les vides se sont comblés et la population s’est accrue de nouveau. Pendant les dernières décades, l’augmentation des éléments nationaux, que l’on peut qualifier « d’indigènes » en comparaison des gens venus d’Europe s’est maintenue dans la, même proportion que celle des immigrants étrangers. Ceux-ci ne forment qu’un sixième ou un septième du chiffre total des habitants : au point de vue numérique les éléments africains et asiatiques possèdent donc une très grande supériorité, compensant en partie la prépondérance que donnent à l’élément français le prestige de la conquête, la possession des richesses militaires et la cohésion politique, administrative, industrielle et commerciale.

La plus grande faiblesse des indigènes, comparés aux Franco-Européens, est leur manque d’unité. D’abord chaque ville rompt la cohésion du monde arabe ; presque sans exception, la population des groupes urbains est européenne en grande majorité, et même en ceux où l’élément arabe est très considérable, la direction se trouve si bien centralisée entre les mains des Français par les institutions politiques et les avantages de la culture intellectuelle et de la fortune que leur prépondérance est énorme : il n’y a pas de comparaison possible entre les habitants d’origine européenne et les indigènes. Ce n’est pas tout, les villes sont attachées les unes aux autres sinon par des chemins de fer du moins par des routes, où la circulation consciente représentée par les messages, les lettres, les journaux, les envois de toute nature est française par essence : ce réseau, représentant le système nerveux entre tous les ganglions des villes, assure la supériorité des immigrants au point de vue de la cohésion et de l’influence.

Mais il y a plus encore, il existe certains districts de campagne où les Arabes sont en minorité et où leurs domaines ethniques se trouvent par conséquent séparés les uns des autres. Ainsi le Sahel d’Alger et la grande plaine de la Mitidja sont des terres essentiellement françaises où les Arabes ne sont plus guère que des hôtes tolérés et, pour la plupart, de simples mercenaires. En cette région, une lacune d’autant plus grande se produit dans le monde arabe que presqu’immédiatement à l’est des campagnes occupées par les villages français de la Mitidja s’élève la haute citadelle du Djurdjura, habitée par près d’un million de Kabyles ayant parfaitement conscience de leur origine distincte comme nation. Vers son milieu, la masse des Arabes de l’Algérie française se trouve donc coupée en deux moitiés distinctes. Au sud d’Oran, le peuplement des campagnes par les colons espagnols et français a produit un phénomène analogue : malgré la présence de Marocains au nombre de 7 000 (recensement de 1900), les musulmans sont en minorité effective dans l’arrondissement d’Oran, et les Arabes de l’ouest, limitrophes de la frontière, sont coupés de toute communication facile avec les Arabes de l’est, vivant sur les plateaux et les hauteurs qui dominent la vallée du Chéliff. En réalité, on peut dire que la conscience collective de la nationalité arabe est due surtout à la présence des Français en Algérie. Avant le milieu du siècle, la différence essentielle, unique aux yeux des indigènes, était celle du culte : la dissemblance d’origine est de mieux en mieux constatée et se substitue partiellement à celle de la foi, à mesure des progrès de l’irréligion et d’une supérieure compréhension des choses.

Cependant, si les contrastes historiques sont mieux compris, un rapprochement moral ne manque pas de s’accomplir, malgré les individus eux-mêmes qui en sont l’objet, contrairement à leurs propres et constantes affirmations.

N° 499. Répartition de la population de l’Afrique du Nord

Les arrondissements d’Algérie sont placés, de gauche à droite, dans le même ordre que la longitude des chefs-lieux (indiqués sur la carte n° 500). La largeur des colonnes est proportionnelle à la population totale de l’arrondissement représenté. Dans chaque colonne, l’ordre des nationalités est le même : de bas en haut. Français (en blanc), Israélites (en noir), Espagnols, Italiens (deux grisés de sens différents), autres étrangers (en blanc), Arabes et Berbères (Marocains inclus).


Ils se prétendent à jamais inconciliables, comme le feu et l’eau ; mais ce ne sont là que des paroles, des expressions proverbiales. Tout d’abord, les colons d’Europe, aventurés au loin au milieu de Kabyles et d’Arabes, doivent obéir à l’instinct de conservation, et s’acclimater moralement, s’adapter au nouveau séjour : la langue, le mode de penser, les mœurs se modifient quelquefois d’une manière complète. Pour les indigènes restés dans les villes, le phénomène est analogue : la plupart d’entre eux deviennent des prolétaires de la même façon que les autres manœuvres se réunissant dans Alger et dans les ports secondaires du littoral. Entre ces deux extrêmes, les approximations se font diversement en dépit des insultes et des haines échangées, en dépit des injustices dont la race victorieuse est certainement coupable.

N° 500. Algérie, Tunisie, Sahara.

Par le vêtement même, la ressemblance s’accroît. La plupart des colons d’Algérie ne sont point habillés comme des paysans français : on verrait plutôt en eux des Espagnols, à la veste courte, la large ceinture de laine, noire, rouge ou violette, aux espadrilles ou alpargates. Et quant aux Arabes et gens de toute race qui peuplent les faubourgs et bas quartiers des villes et qui se réclament plus ou moins vaguement du nom de « musulmans », combien en est-il qui portent une défroque sans nom, composée de vêtements malpropres, hélas ! mais pittoresques, où la culotte, le turban, la chéchia rappellent l’ancien costume méditerranéen du sud, tandis que le reste ressemble à la vêture des Napolitains. Et le mélange des races, qui n’existerait pas d’après la statistique des mariages, ne se poursuit-il incessamment en dehors des unions officielles ? Combien les traces du sang européen sont évidentes dans la plupart des villes et même dans les campagnes ! Enfin, au point de vue moral, il faut voir Arabes et colons français sur les mêmes lieux de marché, discutant leurs ventes et leurs achats ! On reconnaît bien alors qu’ils constituent la même pâte humaine, avec les mêmes finesses, les mêmes ruses, et au fond la même bonhomie.

Le meilleur ciment d’union entre les deux éléments ethniques les plus divers, le Français du Nord et l’Arabe à demi nomade, est celui que fournissent les Européens méridionaux et principalement les Espagnols aux familles nombreuses. Ceux-ci ne sont-ils pas déjà des Maures par une moitié de leurs ancêtres, rendant maintenant aux Arabes ce qu’ils reçurent d’eux jadis ? Quant aux colons français, ils souffrent de la maladie nationale par excellence, c’est-à-dire de la peur du mariage et des soucis paternels. Les jeunes filles des maisons bourgeoises trouvent difficilement à se marier, et les dots, les positions respectives de fortune se discutent de longues années à l’avance. Les plaies de la « paléoparthénie » et de l’ « oliganthropie » existent aussi sur cette terre qu’il s’agirait avant tout de peupler.

Quoi qu’il en soit, on n’a point à craindre actuellement que la séparation se fasse de nouveau entre la Maurétanie et l’Europe. Les musulmans de diverses races qui constituent le gros de la population sont trop séparés les uns des autres par les villes, les territoires de colonisation européenne et les voies ferrées pour qu’un soulèvement national ou plutôt une série de soulèvements locaux puisse désormais rejeter dans la mer les envahisseurs français ! Arabes et Kabyles pourraient tout au plus servir d’alliés à tel parti en cas de dissensions civiles ou à tel envahisseur étranger en cas de grande guerre. Désormais le danger menaçant directement la domination française ne viendra certainement pas des musulmans d’Afrique, bien que cette perspective hante les esprits de certains écrivains soupçonneux. Le fanatisme de religion ou d’origine ethnique n’est qu’à la surface, on le sent bien : ce que l’on prend pour tel n’est d’ordinaire que l’amour-propre fortifié par la routine antique. L’ère de la guerre sainte passe pour l’Arabe comme elle a passé pour Le chrétien, et si jamais le panislamisme devait, de l’Indus à l’Adriatique et du Nil à l’Atlantique, se dresser devant l’Européen, cela serait un épisode de la guerre éternelle de l’exploité contre l’exploiteur, et non de celle du mahométan contre le roumi.

Cl. Geiser.
scène de marché en algérie

Non, les influences de provenance européenne prévaudront de plus en plus ; mais n’est-ce pas une loi inéluctable que la colonie atteigne un jour sa majorité politique, et si elle se trouve alors, comme il n’est pas douteux, en des conditions différentes de celles de la métropole par quelques éléments essentiels, ne revendiquera-t-elle pas son autonomie ? Alors les Algériens, issus de tant de races méditerranéennes, Ligures et Ibères par l’origine commune, se sentiront Algériens et non Français, et auront inévitablement à l’égard de la ci-devant métropole un idéal d’émancipation ou de libre fédération politique ; c’est avec la plus extrême prudence, avec un tact délicat et respectueux qu’il faudra traiter alors ces colons d’outre-mer pour conserver leur allégeance et leur sympathie. Le danger de l’unité coloniale serait grand si les flottes françaises n’avaient plus leur complète liberté d’allures, si Marseille et Toulon se trouvaient coupées de leurs communications avec Alger et Bizerte. Spécialement la Tunisie, où, parmi les Européens, les colons français sont en minorité, risquerait alors de tomber comme un fruit mûr aux mains de la nation d’Europe la plus rapprochée, celle que la géographie désigne comme l’héritière de la Rome antique.

Quoi qu’il en soit des perspectives politiques d’ordre secondaire, la Maurétanie est désormais une nouvelle province de la « plus grande Europe », même en y comprenant le Maroc qui pourtant est censé jouir encore de son indépendance. Ce pays de l’ « Occident », le Maghreb des Arabes, est circonvenu de tous les côtés par les puissances européennes, dont les représentants, avec un très nombreux cortège de résidants hiverneurs, se sont établis à Tanger pour en faire une ville franchement européenne, indice de leur prise de possession future. Travaillé à l’intérieur par des intrigues de toute nature, le gouvernement central ne peut agir sans avoir à demander les conseils et à recevoir les subsides des rivaux d’Europe qui se disputent son héritage, et quant aux tribus indépendantes, qui constituent le bled essiba, « pays de l’insoumission », elles dépendent également de l’Europe, du moins indirectement, puisque les objets de fabrication industrielle ont tous cette origine, et chaque année cette dépendance commerciale s’accroît par la force des choses. Bien plus, des ouvriers marocains, par dizaines de milliers, ont pris l’habitude d’aller travailler comme bûcherons, cultivateurs, bouviers et manœuvres dans l’Algérie voisine et se rattachent ainsi économiquement à la civilisation européenne : il n’y aurait qu’à laisser agir sans aucune pression extérieure les influences naturelles du simple contact pour que chaque année le Maroc s’européanisât davantage ; toute guerre de conquête ne pourrait que retarder le mouvement en ajoutant la haine, le désir de la vengeance aux sentiments déjà hostiles naissant de l’idée de supériorité religieuse, car le musulman adorateur du dieu unique méprise volontiers le « chien de roumi », celui qui n’a pas moins de trois dieux en un seul ainsi qu’une déesse mère, à moins, chose plus grave encore, qu’il reste indifférent à toute idée ou pratique religieuse.

L’européanisation et plus spécialement la francisation automatiques du Maroc s’accompliront d’autant plus vite qu’elles seront aidées par la construction des voies ferrées. A cet égard, le chemin de fer qui se poursuit jusque dans le désert, à Figuig et au delà, a déjà fait merveille. Les gens des oasis, que les brutalités militaires avaient d’abord initiés à la guerre, se laissent volontiers séduire par les appâts d’un trafic fructueux, et c’est maintenant à revers, par-dessus les cols du Grand Atlas, que se fait l’investissement commercial du Maroc.

Cl. J. Kuhn, édit.
une rue de laghouat


Mais la principale porte d’accès qui donne entrée dans l’empire d’Occident est, du côté de la frontière algérienne, l’avenue large qui s’ouvre par Oudjda, dans la direction de Fez, entre les monts du littoral de l’Atlas proprement dit. Le va-et-vient des migrations et du commerce s’est toujours fait par cette vallée médiane, et c’est là que devra passer forcément la continuation du chemin de fer longitudinal de la Maurétanie, entre le golfe des Syrtes et l’Atlantique : c’est donc par l’intérieur des terres, parallèlement à la côte, que se développe l’axe normal du mouvement humain, la voie historique des Berbères et des Romains, des Vandales et des Bysantins, des Arabes et des Français. De même qu’en Tunisie, la côte méditerranéenne est au Maroc très peu accessible : les chaînes du littoral forment autant de remparts successifs qui empêchent le trafic et qui même, sur la plus grande partie de l’étendue côtière, ont interdit toute visite d’étrangers. Les îlots et presqu’îles que possède l’Espagne entre Melilla et Ceuta ne sont que des rochers stériles d’où nul sentier ne pénètre dans l’intérieur et où l’on dresse parfois un pavillon de détresse pour demander quelques barils d’eau pure aux embarcations qui passent.

La même politique d’attente et de bon vouloir eût suffi pour rattacher graduellement à la France les diverses oasis qui parsèment le désert au sud de Tunis et d’Alger : l’intérêt économique seul relierait les colonies maurétaniennes aux possessions françaises du Sénégal et du Niger, mais une pareille conduite exclurait l’accomplissement de hauts faits d’armes et par suite l’avancement de brillants officiers. On a donc préféré de coûteuses expéditions militaires aboutissant à des exterminations partielles. Avant ces exploits on avait trouvé moyen de supprimer tout commerce de caravanes : le trafic du Soudan, gêné par les douanes et les exactions, s’était en entier détourné vers le Maroc et la Tripolitaine, et les Touareg étaient devenus d’irréconciliables ennemis. C’est en 1897 seulement, après soixante-sept années d’occupation algérienne, que les agents postaux d’Aïn-Sefra, dans l’extrême sud de l’Oranie, ont, pour la première fois, reçu un courrier de Tombouctou, comprenant une quarantaine de lettres : les indigènes qui accomplirent ce trajet avaient mis plus de trois mois à traverser le désert. Du côté des Français, il a fallu attendre l’année 1900 avant qu’une expédition, celle de Foureau, partie des ports extrêmes de l’Algérie, accomplît entièrement la traversée du désert, non sans grandes fatigues et sans péril de désastre. Il est certain toutefois qu’en parfait mépris du gouvernement français, les marchands touâti et autres, et surtout des guerriers touareg cheminaient librement des frontières de l’Algérie aux rives du Niger : toutes les nouvelles importantes de l’Europe, d’ailleurs plus ou moins modifiées suivant les passions et les espoirs des indigènes, se propageaient à travers les solitudes, le long des pistes des caravanes. Or, le jour viendra où, de par les indications de la géographie, les voies majeures de l’Europe vers l’Amérique du Sud passeront par le Sahara transmaurétanien.

En Europe, le rôle d’importance prépondérante au point de vue matériel appartient incontestablement à la rivale héréditaire de la France, à la Germanie. Les progrès qu’elle a réalisés pendant le dernier tiers de siècle tiennent du prodige et dépassent même pour la plupart, en industrie et en commerce, l’accroissement étonnant qu’a pris la population, s’élevant de quarante millions d’hommes jusqu’à soixante. Une série de visites, faites à quelques années d’intervalle dans ses capitales et ses contrées les plus laborieuses, Berlin, Hambourg, la Saxe, la Westphalie, les bords du Rhin, permet de constater combien les changements ont été considérables et combien la pauvreté relative de l’Allemagne parmi les nations d’Europe s’est transformée en richesse. Les observations les plus instructives à cet égard sont celles que l’on peut faire dans les pays nouveaux, où telle industrie particulière a pris soudain naissance avec un parfait ensemble d’applications scientifiques dont les établissements plus anciens n’ont pas pu profiter aussi complètement. De même, telle lande sablonneuse, où çà et là se corrompaient des eaux noirâtres et où poussaient quelques touffes de bruyères, est devenue une campagne somptueuse dont le sol, savamment composé, produit les plus belles récoltes, que de toutes parts viennent admirer les agronomes.

Si les progrès matériels, variant d’ailleurs dans toutes les branches du travail humain, nous fournissaient un étalon précis, un “ mètre ” pour les progrès intellectuels et moraux, on pourrait tenter de mesurer le pas accompli par la nation allemande dans sa marche vers un avenir d’égalité et de justice. Mais de pareilles appréciations ne peuvent être faites : même y a-t-il peut-être empêchement absolu à la marche parallèle des deux évolutions matérielle et intellectuelle, comme si l’énergie de la nation ne pouvait produire plus d’un résultat à la fois. Nous ne pouvons émettre que des jugements partiels, éléments du jugement définitif que prononcera l’histoire. En se laissant guider par certains indices, dégagés de leur enchevêtrement immense avec les mille phénomènes de la réalité, d’orgueilleux patriotes peuvent aller facilement jusqu’à l’insanité. N’est-ce pas une idée folle qui induisait Hegel à voir dans la constitution de l’Etat prussien une sorte d’aboutissement de l’idéal des peuples en marche ? Du moins le philosophe admettait-il les races non germaniques comme appartenant au genre humain, tandis que des élèves logiques vont jusqu’à faire des Allemands une humanité spéciale : ainsi le livre des frères Lindenschmit[21] développe nettement cette idée que le Germain seul a droit au titre d’homme ; ainsi le général de Kretschmann, parlant des Français[22], déclare… « Cette nation pourrie n’arrivera jamais à s’élever à la hauteur intellectuelle que nous font atteindre Dieu et nos princes ».

Quoi qu’il en soit, certaines des qualités essentielles à celui qui veut mériter le nom d’homme ne sont point encore l’attribut banal de la multitude des sujets
Cl. Pierre Lafitte et Cie.
musiciens au pas de parade
de l’empereur germanique. Parlent-ils et agissent-ils avec le courage qui convient à des hommes ? Et leur fierté de langage et d’attitude, s’est-elle accrue depuis que les salaires ont augmenté et que le pain est devenu plus abondant ? L’opinion générale manifestée par la presse, le ton des discours tenus dans les assemblées, la teneur des conversations proférées dans les lieux publics ne permettent guère de soutenir que l’Allemand moyen, pris pour type de la nation, ait réellement progressé en valeur personnelle depuis qu’il célèbre la victoire de Sedan.

Sans doute, l’opinion publique, composée de millions d’intérêts privés, finit par triompher des volontés du maître le plus bruyamment manifestées, sans doute, les éléments du renouveau ne manquent pas, mais leur action ne s’exerce que dans certains domaines limités tels que l’art ; en fait la lutte ne s’engage point sur les questions essentielles : le principe même de la souveraineté divine, impériale et royale n’est point mis en discussion et le peuple reste bien tout entier soumis « par la grâce de Dieu ». Nul « Quatre-vingt-neuf » n’est passé par là et les sujets ne semblent nullement désirer que l’orage vienne nettoyer l’air impur. Le mot même de « Révolution » souvent employé en d’antiques phraséologies semble n’avoir plus de sens. La discipline par laquelle passent tous les enfants, les élèves, les étudiants, les soldats, les employés, les fonctionnaires est devenue l’âme de la nation, et cette âme a revêtu un caractère mécanique : elle opère au moyen de
Cl. Arena.
étudiants allemands
Après le duel, la blessure est savamment arrangée.
leviers que l’on meut de Potsdam ou de Berlin. Cette même discipline manœuvre également bien dans les rangs des socialistes, c’est-à-dire des enrégimentés d’une organisation future : le conflit entre les divers partis, qui semble formidable les jours d’élections, n’est pas après tout aussi violent qu’il le paraît et comporte des accommodements futurs. Quant à l’Allemand moyen, il aime à prendre les choses « à son aise », bequem, sans réfléchir à ce fait qu’en s’accommodant de son mieux à l’injustice, il facilite la besogne de ses maîtres et leur permet d’en agir à leur guise, d’élargir le cercle de leur oppression méthodique. Il est certain que, cinquante ans après les révolutions de 1848, le peuple germanique, très enrichi matériellement, très policé et amplement muni d’un bagage de connaissances détaillées, est néanmoins plus facile à tromper et à réduire : il emboîte mieux le pas. N’est-ce pas un des signes historiques les moins douteux que toute l’armée des étudiants allemands, forte de plus de trente mille hommes, ait si bien épousé ses intérêts de classe, aristocratique ou bourgeoise, qu’elle répudie le socialisme en masse ? Evidemment, elle devrait représenter l’avant garde de la pensée nationale, ne fût-ce que par audace intellectuelle et par effervescence de jeunesse ; mais elle s’est assagie depuis les temps glorieux du Tagendburid, et les défis héroïques n’ont trait qu’aux rangées de chopes et aux coups de rapière.

A certains égards, le moyen âge dure encore en Allemagne, la Révolution de 1848, très partielle et très combattue par tous les éléments de réaction, n’ayant pas eu le temps ni la volonté méthodique d’abolir tout ce qui reste du système féodal. C’est en 1857 seulement que l’esclavage a été complètement aboli en Prusse : jusqu’à cette date, l’État s’était donné pour devoir de protéger la « propriété de l’Américain qui aurait eu la fantaisie d’amener avec lui des esclaves de ses plantations[23]. Ce respect de la propriété étrangère n’allait pas sans une observance rigoureuse des privilèges de la propriété seigneuriale en Allemagne, et ces privilèges, dont quelques-uns ont été transférés directement à la hiérarchie de l’État, comportent encore bien des inégalités sociales, malgré le suffrage universel, que le peuple a d’ailleurs reçu en cadeau et qu’il n’a point conquis de haute lutte. Les assemblées supérieures des divers États représentent presqu’uniquement les antiques survivances féodales, et les cercles militaires supérieurs sont, par le fait des coutumes de l’avancement, des assemblées strictement nobiliaires. Enfin la loi de lèse-majesté, la seule pour laquelle il n’y ait jamais de pardon, est appliquée en Allemagne avec une redoutable sévérité : on n’admet pas qu’en cette grave matière il puisse y avoir doute dans l’esprit des sujets : une personnalité vivante, un être agissant, écrivant et parlant est au centre de tout, dans le mécanisme de l’État, et n’entend pas qu’on méconnaisse ou qu’on défigure son rôle.

scène de petite ville allemande
Gravure tirée de Hermann et Dorothée.

Quoi qu’on en dise et quoi qu’on ait pris l’habitude de répéter, surtout en France, par réaction contre les illusions d’antan, il y a pourtant entre la république et la monarchie plus qu’une différence de mots, plus qu’un contraste de symboles. En monarchie, la logique, aussi bien que la loi ramène tous les citoyens à s’occuper de la personne officielle, qu’elle qu’en soit la valeur, tandis qu’en république on peut négliger cet individu, s’il est vraiment négligeable, malgré la routine et la centralisation des pouvoirs hiérarchisés. C’est déjà un très grand débarras que la disparition d’une absurdité traditionnelle momifiée en un homme qui se gère en dieu et que la foule prend volontiers comme tel : délivré de ce kyste gênant, le corps social a plus de chance de fonctionner en santé, et l’esprit, dégagé de ce cauchemar, passe à la solution d’autres problèmes.

Nos 501-502. Océan Atlantique nord.
L’arc de grand cercle réunissant Hambourg et New-York est pris comme base rectiligne des deux moitiés de cette carte. L’étoile au sud du lac Michigan indique la position, en 1905, du centre de gravité de la population des États-Unis.

Lorsqu’un souverain partage les passions de son peuple, on le considère volontiers comme l’inspirateur, c’est à lui que l’on attribue les conquêtes. Disposant d’une puissance matérielle prodigieuse, il a la pudeur de ne pas l’utiliser en guerres européennes et, de ce côté, attend les coups du hasard, qui se produisent toujours en faveur du plus fort ; mais il se démène activement pour agrandir son domaine extérieur et pour se faire redouter par les petits États lointains.

de New-York à Hambourg.
Dans les limites de la carte, les lignes droites représentant les trajets les plus directs, on voit l’importance de l’isthme écossais et du détroit de Belle-Ile pour la traversée rapide de l’Atlantique en été.


Afin de mener à bien cette politique menaçante, il a besoin d’une flotte militaire assez nombreuse qui lui permette de montrer son étendard impérial dans tous les ports du monde et de garder en même temps dans les mers voisines de son empire assez de vaisseaux pour répondre à l’importance relative de la flotte commerciale et surtout pour imposer le respect. Tant de millions s’emploient chaque année à l’accroissement de ces forces navales offensives que, d’avance, le prestige de leur irrésistible puissance se fait sentir et que la Grande Bretagne, déjà cuirassée du côté du sud contre les attaques possibles de la France, a dû s’occuper de se défendre aussi sur ses rivages orientaux, ou, suivant le langage militaire, de se créer une nouvelle « ligne de base ». L’estuaire, où l’on voit déjà l’une des œuvres humaines les plus étonnantes, le fameux pont de la Forth, va bientôt se hérisser de fortifications chargées de protéger éventuellement contre la flotte allemande les richesses d’Edimbourg et de Glasgow et cette admirable zone de labeur que constitue la basse Écosse : une puissante barrière occupera l’entrée de l’isthme où les intérêts du commerce général exigeraient le creusement d’un canal de grande navigation sur la ligne transatlantique directe de Hambourg à New-York. Si les îles Britanniques ne se complaisaient pas dans leur isolement, comme elles l’ont aussi montré dans leur refus de sous-franchir le Pas de Calais, elles se fussent appliquées à l’œuvre relativement facile de la coupure écossaise, de même qu’ailleurs s’est faite la coupure égyptienne, et qu’en Allemagne s’est ouverte la porte de Riel entre les deux mers, Scandinave et germanique.

En tous cas, il faut constater que s’il devait jamais se produire un conflit maritime entre les deux puissances, celle qui abandonna l’île Helgoland en échange de Zanzibar et celle qui en prit possession, l’Allemagne aurait certainement de très grands avantages géographiques. S’avançant très au loin dans les mers boréales, l’île anglo-bretonne est attaquable sur nombre de points et serait obligée de disperser ses forces, même dans les eaux occidentales ; l’Allemagne, au contraire, ne peut être abordée sur aucun point : sa côte basse de la mer du Nord est partout défendue par des bancs de sable ou cuirassée de fortifications. Grâce au « tirant d’eau » des navires de guerre de nos jours, les côtes allemandes de la Baltique sont aussi peu accessibles aux flottes ennemies et sont encore protégées par leur éloignement des bases d’opération anglaise et française et par le passage forcé en vue de Copenhague. La force d’attaque, massée en avant de l’Elbe et de la Weser, c’est-à-dire là où viennent affluer toutes les ressources de l’Allemagne, resterait donc tout entière pour se porter vers les parages désignés.

N° 503. Côte allemande de la Mer du Nord.


Le port d’Emden, négligé depuis plusieurs siècles, recreuse ses chenaux et reconstruit ses digues pour compléter ce front de défense qui s’étend de la frontière de la Hollande à celle du Danemark et que servent si admirablement les routes de l’intérieur descendant vers la mer par la pente égale que forme dans tout son ensemble le territoire de l’Allemagne. Le système des canaux, non encore achevé, est merveilleusement préparé par la nature elle-même : les anciens cours des rivières indiquaient d’avance le tracé des routes liquides artificielles. Dès l’année 1669, la haute Oder se continuait vers la basse Elbe par le canal de la Spree, simple restauration d’un ci-devant lit, et les denrées expédiées de Breslau arrivaient en moins d’un mois devant les quais de Hambourg. Grâce à cette diagonale de navigation, l’unité commerciale était faite bien longtemps avant qu’on pût songer à l’unité politique[24].

Solide et compacte comme elle l’est, l’Allemagne doit être normalement, même sans l’aide des ambitions patriotiques, un centre des plus actifs. Il est des contrées qui, sans appartenir à l’empire germanique, n’en font pas moins partie intégrante de l’Allemagne littéraire, scientifique, philosophique et sociale. Telles sont les provinces danubiennes de l’Autriche, la zone septentrionale de la Suisse, et même, dans une certaine mesure, le district des Carpates hongroises dit « pays saxon », ainsi qu’en Courlande, en Livonie, en Ehstonie certaines enclaves urbaines : Schweinfurt, de Beer, Junker, nés dans l’empire des Tzars, sont bien des Allemands et non des Russes. La statistique annuelle des libraires de Leipzig publie les listes des ouvrages allemands appartenant à tout cet ensemble de 75 millions d’individus : c’est la part de la grande Allemagne dans le travail intellectuel du monde. Evidemment, ce sont là des éléments d’unité bien supérieurs à ceux que proclament les traités et que sauvegardent soldats et gendarmes ; malgré les frontières, le vrai travail du cœur et de la pensée se fait en commun et le groupement naturel fonctionne librement dans l’organisme humain.

Cette unité naturelle et libre ne suffit pas à des patriotes impatients, qui la voudraient artificielle et forcée. À ce désir d’agrandissement, souvent énoncé avec fracas, répond, de l’autre côté du lac de Constance, un sentiment évident de crainte : il faut constater que la Suisse est stratégiquement ouverte le long de la frontière du Rhin. En dépit du lien national très ardent qui anime d’autant plus les Suisses que leur patrie est plus petite, l’instinct les avertit que la défense stratégique, très possible en théorie, serait pourtant impossible, parce que la volonté résolue ne peut être la passion collective de toute une armée, et l’on sait d’avance que les paroles sonores prononcées dans les banquets patriotiques n’ont point valeur de prophétie.

504. Voies navigables d’Allemagne.

La construction d’un canal de l’Elbe à la Weser et au Rhin fut repoussée il y a quelques années par le Reichstag. Il faudrait encore unir l’Elbe au Danube, puis l’Oder à la Vistule et au Danube, enfin améliorer ou doubler le canal qui relie le Rhin au Danube.

Du côté de l’Autriche, les sentiments sont loin d’être aussi unanimes : d’un côté, le bloc tchèque est un obstacle entre Berlin et Vienne, puis il existe certainement de nombreux patriotes autrichiens, mais, d’autre part, les intérêts immédiats de la conquête allemande sont très bien servis, jusqu’en des discours officiels et en plein parlement de l’Empire. Tous savent que la fabrique de l’ancienne monarchie des Habsbourg ne répond plus aux nécessités modernes et n’est plus qu’une survivance incomprise de ceux même qui sont chargés d’en pratiquer les couloirs mystérieux. Sans doute il ne manque pas par le monde d’autres monuments antiques, rendus vénérables par leur ancienneté même, qui ne subsistent que grâce à L’illusion créée par le respect ; mais, dès que l’on se met à désarticuler les vieux squelettes, dès que des corps jeunesse forment en place des tas d’ossements rongés, il ne reste plus qu’à déblayer le sol de tous ces débris du moyen âge. En Autriche, plus que partout ailleurs, c’est le balai qui devrait être le grand instrument de règne.

Cl. du Globus.
portion d’un village des polabes

Les nationalités s’éveillent de plus en plus, se préparent à la lutte et n’admettent plus un milieu fonctionnant seulement en vue de dresser des corvéables et des soldats. Un nouvel équilibre se constitue et tous les intéressés qui entourent ce monde en voie de refonte suivent avec avidité les péripéties d’une genèse qu’ils espèrent modifier à leur avantage. Ainsi l’Allemagne ne se contente pas de veiller à sa part légitime d’accroissement, qui est la région occupée par la population de langue germanique : elle regarde par delà les Alpes, jusqu’aux bords de l’Adriatique, et réclame comme devant lui revenir cette même ville de Trieste que l’Italie revendique également et que les Slaves de l’Istrie disent aussi leur appartenir de droit.

Comment régler tous ces conflits, calmer toutes ces convoitises sans démuseler les chiens de la guerre. La même question de balance entre les groupes nationaux qui rend l’avenir de la Balkanie si incertain menace également l’Austro-Hongrie, et ne pourrait être résolue que de la même manière, par la libre discussion entre gens de langues, de races, de mœurs, de coutumes différentes. La confédération de tous ces peuples divers, ennemis même, mais sollicités par des intérêts généraux communs, devrait naître du chaos actuel et servir d’exemple aux grands États centralisés du centre de l’Europe ; mais les « pieux désirs » n’ont pas de sens en politique, il n’importe que de constater les mouvements et d’en déterminer la résultante. Eh bien, il est certain que, dans l’état actuel de la civilisation qui ne respecte ni les droits de l’individu ni ceux des minorités, le débat officiel sera circonscrit entre les grandes puissances, empires de Russie et d’Allemagne, royaumes d’Italie et de Hongrie : le droit d’intervention des petits, Serbes et Croates, Albanais et Roumains, Slovènes et Slovaques ne sera reconnu qu’en proportion de leurs révoltes. A eux d’exiger et de prendre, on ne leur donnera que ce qu’ils auront conquis.

Cl. du Globus.
maison aux environs de hambourg

Et ils sont certainement en train de conquérir leur liberté. A cet égard, l’évolution est évidente depuis une vingtaine d’années. Malgré les obstacles que les gouvernements opposent à toute instruction qui contient une trace de libre examen, à l’école qui ne pétrit pas le cerveau de l’enfant pour en faire exclusivement un loyal sujet, les nouvelles du monde entier circulent de plus en plus et pénètrent dans les lointains villages. Graduellement les peuples opprimés se rendent compte que leur cas n’est point unique au monde. Chaque jour raffermit chez eux la volonté de se défendre et de profiter des enseignements de leurs voisins. À vrai dire, les questions se mêlent et, dans la lutte, on ne distingue pas toujours nettement le seigneur, au profit duquel se fait le travail journalier, de l’oppresseur qui restreint les libertés politiques et dont le siège se trouve souvent au loin, les bizarreries gouvernementales rattachant Fiume à Budapest et Lemberg à Vienne. Les revendications du Ruthène contre le Polonais autrichien, du Roumain et du Croate contre le Magyar, de l’Italien, du Slovène et du Tchèque contre l’Allemand se nourrissent de la résistance du Poznanien contre les ordres de Berlin, de celle des Finlandais contre Saint-Pétersbourg, de celle de l’Arménien contre Stamboul. L’exemple de l’Egyptien, de l’Indou se dressant en face de l’Anglais, ceux du Malgache, du Congolais, de l’Atchinois même ne sont point perdus pour le Slave ni le Géorgien.

Sur les autres frontières de l’Allemagne se présentent des phénomènes analogues montrant l’instabilité de l’équilibre politique actuel et l’inévitable approche de grandes révolutions. Ainsi la Belgique, ci-devant le champ de bataille de l’Europe occidentale, continue d’être disputée entre des forces contraires, représentées maintenant par les deux éléments ethniques des Flamands et des Wallons, partiellement différents par l’origine et complètement distincts par le langage : les premiers ont un parler tudesque, dont les patois tendent de plus en plus, sous l’effort du patriotisme local, à se confondre avec le hollandais ; les seconds, au contraire, parlent divers dialectes d’une langue rapprochée du français et gravitant vers lui par l’effet du commerce et de la littérature. Ce fait, le contraste des idiomes, semble une raison suffisante à ceux qui voient seulement les choses de l’instant et de la surface pour affirmer la parenté française des Wallons, le cousinage allemand des habitants de la Flandre, désignés jadis sous le nom de Thiois d’après leur langue ; d’ailleurs on peut dire en toute justice que ces deux parentés ont fini par se réaliser historiquement dans une forte mesure, grâce à la communauté de sentiments et de pensées que donne une même nourriture intellectuelle : peu importe que, quant aux origines, la plus germaine des deux demi-nations de la Belgique soit probablement celle des Wallons.

L’une et l’autre eurent une grande histoire, surtout pendant la période des autonomies communales,

N°505. Bruxelles et la limite des Langues

Les limites indiquées sont celles des communes de cette portion du Brabant. Le premier chiffre (incliné) indique la proportion des francophones parmi ceux qui ne parlent qu’une langue ; lorsque ce chiffre dépasse 50, le territoire est grisé. Le second chiffre donne la proportion des personnes pouvant parler français parmi les habitants de plus de trois ans. Ces deux chiffres coïncidant pour les communes wallonnes du bas de la carte, on a inscrit, en seconde ligne, la proportion des personnes sachant le flamand. On remarque le passage brusque d’une langue à l’autre, ainsi Tourneppe (T.) et Braine l’Alleud (B.).


mais il suffit que les deux éléments ethniques fussent en rivalité pour que les souverains et les castes intéressés, exploitant leur désaccord, en profitassent pour les opprimer également. Les persécutions dirigées par les Espagnols de Philippe II, puis l’oppression systématique établie par les prêtres, les moines, les nobles propriétaires avaient si bien réussi dans les provinces belges, et surtout dans les Flandres, qu’on vit la population s’insurger contre les réformes, se cabrer contre l’idée de liberté, se prosterner pour rester esclave. Les révolutions belges furent toutes contraires au mouvement de progrès qui emportait le siècle : même celle de 1830 mêla si bien les éléments de réaction et d’indépendance qu’on se demande s’il faut s’en féliciter ou s’en plaindre. Encore de nos jours à Thielt, les habitants montrent avec orgueil un bas-relief qui représente leurs grands-pères se pressant autour d’un prêtre et brandissant leurs faux contre les « infâmes révolutionnaires ».

D’une manière générale, on peut dire que la Wallonnie, plus éclairée, plus instruite, plus ouverte aux idées nouvelles, plus industrieuse, s’est prêtée moralement aux influences du mouvement d’émancipation, venu surtout de France, tandis que les provinces flamandes, restées fidèles à l’esprit du catholicisme, ont beaucoup plus énergiquement résisté à l’influence française, du moins au point de vue politique, car elles sont obligées par les conditions économiques d’apprendre d’une manière plus ou moins parfaite la langue française, qui est celle de la vie plus active, et le quart des Flamands est compté parmi les « bilingues » de la Belgique ; en outre, le marché du travail sollicite chaque année une centaine de mille Belges occidentaux de langue thioise à passer des semaines ou des mois en France dans les champs ou sur les chantiers, sans compter tous ceux qui vont s’établir définitivement outre-frontière. Devenus maintenant, grâce à une longue domination du régime clérical, ceux qui participent le plus amplement à la possession du pouvoir, à la distribution des titres, des honneurs, des places et des sinécures, les Flamands se complaisent volontiers aux ambitions d’un patriotisme exclusivement belge, mais il ne manque pas de voix flamandes qui parlent en faveur d’une alliance plus intime avec les Pays-Bas. L’empire germanique menace à l’est et son objectif principal est la ville d’Anvers, qui, se trouvant sur la route directe de l’Allemagne vers la Manche, subit l’ascendant du pays dont le commerce lui profite ; Anvers est un très grand port allemand d’expédition vers l’Angleterre et les pays transocéaniques, et les chemins de fer belges sont les agents naturels de l’influence allemande. La Belgique est un morceau d’autant plus désirable aux yeux des annexionistes de l’Europe centrale qu’elle apporterait probablement, avec sa population si dense et ses prodigieuses richesses industrielles, un gros lot colonial, cet énorme État du Congo, qui occupe le centre du continent d’Afrique. De tous les méfaits perpétrés en Afrique par les blancs, ceux qui depuis vingt ans ont été commis dans l’ « État indépendant du Congo » sont peut-être les plus horribles : ils sont les plus récents, les plus scientifiquement organisés, ceux où le commerce et l’autorité se mêlent avec le plus d’astuce. Mais quel est l’Anglais, l’Allemand, le Français dont la main est assez pure pour que sa protestation ne soit entachée de partialité ?

la belgique, le congo, la hollande et ses colonies

1. Sumatra. — 2. Java et Madoera. — 3. Bali et. Lombok. — 4. Bornéo (portion hollandaise). — 5. Célébès. — 6. Autres îles et portions d’îles, notamment moitié occidentale de la Papouasie.

La densité kilométrique de la population de Java est d’environ 230, soit trois fois celle de la France, et près de 500 fois celle de la Papouasie ou Nouvelle Guinée.

La Hollande, encore plus visée que la Belgique par les patriotes pan-germanistes, présente des avantages analogues, et là, semble-t-il, le fruit se rapproche davantage de la maturité. La parenté des langues embrasse tous les habitants de la contrée et la géographie même fait du delta rhénan une dépendance de la vallée du grand fleuve. Le commerce national, le plus considérable du monde en proportion du nombre des habitants, est pour une bonne part alimenté directement par les exportations allemandes. Rotterdam et Amsterdam sont aussi, comme Anvers, de grands ports germaniques. Le bruit public, souvent mieux averti que les plus fins diplomates, a prétendu qu’à diverses reprises des menaces ont grondé du côté de Berlin et que le chef des gros bataillons avait fait comprendre à la souveraine des Pays-Bas, devenue vassale par son mariage, qu’il était prêt à faire marcher ses troupes en cas de désordre ou de grèves prolongées. Est-il vrai que l’Empereur ait parlé en maître ? Peu importe, puisque l’opinion suffit à créer la situation politique. La Hollande se sent en danger, et son cas est d’autant plus grave qu’elle est absolument incapable de se défendre ; comme un navire trop chargé de voilure, elle risque de chavirer par la seule action de la tempête. Mais le sort de la Hollande entraîne également celui de l’immense empire colonial qui occupe, l’angle du monde asiatique, entre l’Indo-Chine et l’Australie. La perte ou simplement la diminution de l’autonomie politique des Pays-Bas déplacerait donc l’équilibre de la puissance, non seulement en Europe mais bien plus encore dans la région de ses antipodes. L’Insulinde est le joyau de la planète, et l’on se demande quel maître étranger va succéder aux Hollandais comme possesseur de ces merveilles, puisque malheureusement les indigènes ne s’y gouvernent point eux-mêmes ! Certainement la Grande Bretagne a l’intérêt le plus essentiel à ne pas laisser l’empire allemand compléter son littoral par l’annexion de la Hollande et à ne pas permettre qu’une nouvelle Inde se constitue au profit de sa rivale ; mais pour appuyer sa volonté, il faut qu’elle ait la force en main.

Malgré l’étendue considérable de leurs domaines réunis, les trois royaumes qui constituent la Scandinavie ne représentent dans le monde européen qu’un ensemble politique de troisième grandeur. D’ailleurs, si les terres sont vastes, elles sont, en proportion de la surface, très faiblement peuplées : une dizaine de millions d’habitants ne sont que bien peu de chose dans le voisinage immédiat de la puissante Allemagne, de l’immense Russie et des îles Britanniques aux colonies innombrables.

Deux faits récents dominent la politique des pays scandinaves, enfin libérée de la crainte du « Colosse du Nord » : l’humiliation de la Russie en Extrême Orient et la scission de la Norvège d’avec la Suède. Il faut voir dans ce dernier acte, rendu possible par les défaites de Liao-Yang et de Moukden, une victoire du principe de nationalité, nationalité linguistique, nationalité géographique, modelée par le contraste de la montagne et de la plaine, de la mer toujours ouverte à l’ouest et du bassin périodiquement couvert de glaces à l’est. La victoire fut pacifique, ce qui prouve l’assagissement graduel de l’humanité, mais elle fut incomplète, puisque le pays autonome cherche un roi (1905) et n’a pas osé aller jusqu’au bout de sa pensée : la Scandinavie, tranquillisée du côté de la Russie, est toujours dominée par la crainte de ses autres voisins.

Pendant longtemps, le double royaume de Suède et Norvège — sous la présidence constitutionnelle du même roi — a pu craindre l’invasion de la Russie à l’ouest du territoire de laquelle il forme une puissante barrière. Que l’on s’imagine le littoral russe continuant à l’ouest, de la péninsule de Kola au cap Nord, puis au sud-ouest et au sud par toute la côte norvégienne de fjords, et du coup, la Russie posséderait bien plus que « cette fenêtre ouverte sur l’Europe » que lui donne la fondation de Saint-Pétersbourg ! Cette façade immense sur l’Atlantique boréal et la mer du Nord, disposant de ports admirables et d’une flotte servie par tout un peuple de marins, exerçait sans doute une telle attraction sur le gouvernement de Saint-Pétersbourg que le peuple de la Péninsule devait chercher à s’appuyer sur l’Allemagne. L’acquisition de ce territoire Scandinave par l’empire russe — ou même d’un fragment, car le domaine moscovite s’approche le long de la Kangama à moins de 30 kilomètres de la mer libre[25] — aurait forcément donné à la rivalité traditionnelle de la Grande Bretagne et de la Russie un caractère tragique. La tentative de russification et de militarisation de la Finlande en 1899 peut être considérée comme un premier mouvement du grand Empire dans la direction de la Norvège septentrionale. La guerre russo-japonaise empêcha la continuation de cette politique, et peut-être les Finlandais sont-ils maintenant assez forts pour que soient définitivement frustrés les désirs du tzar blanc.

Il était donc naturel que, dans l’ensemble, le groupe Scandinave gravitât dans l’orbite de l’Allemagne ou de l’Angleterre, et les événements qui pourraient le délier de ce groupement sont trop récents pour qu’un changement de front ait été possible. Même le Danemark, que des alliances dynastiques devraient rapprocher surtout de la Russie et de l’Angleterre, se laisse entraîner relativement à l’empire germanique dans une sorte de vasselage et doit feindre d’oublier l’outrage national qu’il subit depuis que des ordres de Berlin empêchent les Danois annexés par la force de manifester librement leurs vœux, conformément au traité de 1864.

En entrant dans le monde de la civilisation moderne, les Scandinaves y ont apporté un caractère nettement déterminé par les conditions toutes particulières de leur milieu : ils ont des traits bien à eux, dans lesquels on retrouve l’influence de cette nature du Nord, aux longs étés, aux interminables hivers, aux jours qui se confondent avec les jours sans autre intervalle qu’un mystérieux crépuscule, aux nuits qui succèdent aux nuits, séparées seulement par une fugitive aurore.

une vallée de norvège.


La terre dans laquelle ils sont nés les domine trop puissamment par ses phénomènes pour qu’ils puissent s’y soustraire comme on le fait dans un milieu aux oscillations plus égales ; ils ne peuvent échapper à l’impression des grandes étendues lacustres et des forêts sans fin, des neiges qui recouvrent le sol pendant plusieurs mois et des glaces qui durcissent l’eau des lacs, des estuaires et de la mer elle-même[26]. Les Scandinaves de l’Extrême Nord sont toujours hantés par le rêve des longues nuits, et l’intimité de leur vie avec la nature les maintient dans un véritable culte pour la beauté des choses extérieures : à cet égard, ils sont restés païens.

une vallée de suède.

La dispersion des rares habitants sur de vastes espaces eut aussi des conséquences d’importance majeure sur le caractère des Scandinaves. Confinés dans les clairières cultivables de la grande forêt ou dans les étroites criques de leurs fjords sinueux, les divers groupes devaient compter sur leur énergie pour conquérir la nourriture de chaque jour ; ils n’avaient que faire du patronage lointain d’un seigneur ou de la protection de lois promulguées quelque part dans une haute assemblée ; il leur fallait délibérer en petits groupes, agir en toute hardiesse et liberté personnelles, rester leurs propres maîtres : de là ces âmes si fortement volontaires qui se sont révélées dans les grandes entreprises de pénétration polaire, à la traversée du Groenland, à la conquête des glaces arctiques, de même qu’à la recherche de l’idéal dans l’expression littéraire de leur pensée.

Les langues que l’on parle dans les contrées scandinaves se rattachent étroitement à l’allemand et leurs littératures ont été très fortement influencées par les penseurs de l’Europe centrale, quoiqu’elles aient toujours gardé une singulière originalité. On a constaté en outre que, durant leur belle période littéraire, au dix-neuvième siècle, le Danemark et la Norvège ont été animés chacun d’une impulsion différente. Les écrivains danois furent pessimistes pour la plupart, tandis que les Norvégiens étaient optimistes, pleins d’entrain et d’enthousiasme juvéniles. La cause de ce contraste frappant n’est-elle pas dans la situation politique des deux pays, l’un qui se sent
Cl. J. Kuhn, édit.
henrik ibsen, 1828-1906.
impuissant en face de l’Allemagne envahissante, l’autre qui, placé à côté de la Suède, se trouve plus éloigné du danger immédiat et commerce joyeusement avec le monde entier ? Les conditions du milieu cosmique se reflètent dans la vie sociale des peuples et dans la pensée de leurs écrivains : c’est à elles que les Scandinaves doivent leur si puissante originalité, et s’ils l’expriment d’une manière énergique, c’est grâce à leur liberté relative, plus grande, plus agissante que celle de la plupart des autres nations.

Cette initiative, ils en ont donné récemment une preuve nouvelle[27] en proposant la fondation d’une ligue pangermanique embrassant non seulement les peuples européens de souche teutonne, Allemands, Scandinaves, Hollandais, Flamands, Suisses du Nord, mais aussi les Anglais, « Bretons » germanisés, et les Canadiens et Américains de langue anglaise, quoiqu’il soit difficile de considérer ces derniers comme étant vraiment des Allemands de race dans la pensée de ses auteurs. Evidemment cette ligue devrait être éminemment pacifique, mais n’est-ce pas le comble de l’utopie de supposer que pareille alliance puisse être pure de toute idée de domination, alors que les trois noyaux autour desquels viendrait se constituer l’immense organisme de plus d’un demi-milliard d’hommes reposent essentiellement sur la hiérarchie militaire, l’asservissement colonial et la haine des races de couleur différente ? Le groupement rêve ne pourrait avoir lieu tant que les révolutions intérieures ne seront pas faites dans chacune des nations constituantes. L’union entre les hommes de bonne volonté, indépendamment de la race et de la langue, n’est-elle pas un chemin plus court pour arriver au but, la fraternité humaine ?



  1. André Chevrillon, En Syrie, Société normande de Géographie, janvier-février 1898, p. 33.
  2. André Chevrillon, ouvrage cité, p. 35.
  3. Consulter Pierre Quillard, Pour l’Arménie, Cahiers de Quinzaine, juin 1902.
  4. Voir la carte n° 464, page 261.
  5. Petermann’s Mitteilungen, Ergänzungsheft.
  6. Georges Perrot, Revue des Deux Mondes, 1er juin 1897, p. 627.
  7. Paul Ghio, Notes sur l’Italie contemporaine, p. 86.
  8. Paul Ghio, ouvrage cité, p. 95.
  9. Voir Diagrammes, n° 456 et 457, pages 197 et 199.
  10. R. Mella. Crise d’une nationalité, Humanité nouvelle, juillet 1900, p. 97.
  11. Conscience et volonté sociales, pp. 277 et suiv.
  12. Article du Temps, reproduit par le Mechveret, 1er août 1898.
  13. Ch. Péguy, Revue Blanche, 15, VIII, 1899, pp. 631, 632.
  14. Urbain Gohier, l’Armée de Condé, Revue Blanche, 1er juillet 1898.
  15. Arsène Dumont, Revue Scientifique, 20 juillet 1895, p. 92.
  16. Arsène Dumont, Revue mensuelle de l’Ecole d’Anthropologie de Paris, 15 janvier 1897.
  17. Edmond Demolins, A quoi tient la supériorité des Anglo-Saxons, p. 130.
  18. Arsène Dumont, Profession et Natalité, Séance de la Société d’Anthropologie de Paris, 4 février 1897.
  19. Maurel, De la dépopulation de la France, Même Société, 18 décembre 1896.
  20. Emile Masqueray, Souvenirs et Visions d’Afrique, p. 36.
  21. Die Rätsel der Vorwelt, oder sind die Deutschen eingewandert ? Mainz. 1846
  22. Récits de Guerre, édité par Lily Braun.
  23. Eduard Meyer, Die Sklaverei in Alterthum, p. 12.
  24. J. Partsch, Lage und Bedeutung Breslaus, p. 11.
  25. Voir Carte n° 508, page 465.
  26. Maurice Gandolphe, Société normande de Géographie, juillet-août 1898, p. 220.
  27. Bjoenstjerne Bjoernson, Berliner Tagblatt, avril 1903.