L’Homme de pourpre











L’HOMME DE POURPRE

I


Dans les jardins verts de la blanche Éphèse, nous étions deux jeunes apprentis avec le vieillard Bryaxis.

Lui, venait de s’asseoir dans un siège de pierre aussi pâle que son visage. Il ne parlait point. Il grattait la terre du bout de son bâton usé.

Nous, par respect pour son grand âge et pour sa grande gloire plus vénérable encore, nous nous tenions debout en face de sa personne, adossés à deux cyprès noirs et n’osant ouvrir la bouche alors qu’il ne disait rien.

Immobiles, nous le considérions avec une sorte de piété dont il semblait avoir conscience. Nous lui savions gré de survivre à tous ceux que nous aurions voulu connaître ; nous l’aimions de se montrer à nous, simples enfants nés trop tard pour entendre les voix héroïques ; et, pressentant les jours prochains où personne ne le verrait plus, nous cherchions en silence les invisibles liens qui l’unissaient à son œuvre éclatante. Ce front avait conçu, ce pouce avait modelé, dans l’argile de l’ébauche, une frise et douze statues pour le tombeau de Mausole, les cinq colosses dressés devant la ville de Rhodes, le Taureau de Pasiphaé qui fait rêver les yeux des femmes, le formidable Apollon de bronze et le Séleucos Triomphant de la nouvelle capitale… Plus je contemplais leur auteur, et plus il me paraissait que les dieux avaient dû façonner de leurs mains ce sculpteur de la lumière, avant de descendre jusqu’à lui pour qu’il les révélât aux hommes.

Tout à coup, un pas de course, un sifflet, un cri de gaieté : le petit Ophélion bondit entre nous.

— Bryaxis ! fit-il. Écoute ce que toute la ville sait déjà. Si je suis le premier à te l’apprendre, je déposerai une fève devant l’Artémis… Mais d’abord, salut ! J’avais oublié.

Vite, il nous fit du coin de l’œil un clignement qui pouvait passer aussi pour un salut, à moins que cela ne voulût dire : préparez-vous bien. Et aussitôt, il commença :

— Tu savais, mon bon vieux, que Clésidès faisait le portrait de la reine ?

— On m’en avait parlé.

— Mais la fin de l’histoire, on te l’a dite aussi ?

— Il y a donc une histoire ?

— S’il y en a une ! Tu ne sais rien ! Clésidès était venu tout exprès d’Athènes, il y a huit jours. On l’amène au palais, la reine n’était pas prête ; elle se permettait d’être en retard. Enfin elle se montre, salue à peine son peintre, et pose… si l’on peut appeler cela poser. Il paraît qu’elle remuait tout le temps, sous prétexte que l’amour lui avait donné des crampes. Clésidès dessinait tant bien que mal, au vol des gestes, et de très méchante humeur, comme tu peux l’imaginer. Son esquisse même n’était pas faite, quand voici la reine qui se retourne et déclare qu’elle veut poser de dos !

— Sans raison ?

— Parce que son dos, disait-elle, est aussi parfait que le reste et doit figurer dans le tableau. Clésidès a beau protester qu’il est peintre et non statuaire, qu’on ne tourne pas derrière un panneau et qu’on ne peut dessiner une femme vue de tous les côtés sur la même planche, elle répond que c’est sa volonté, que les lois de l’art ne sont pas les siennes, qu’elle a vu le portrait de sa sœur en Perséphone, de sa mère en Dêmêtêr, et qu’elle, Stratonice, à elle toute seule, posera pour les trois Grâces.

— Ce n’est pas bête, dit Bryaxis.

Notre camarade s’offusqua.

— Pourtant si Clésidès avait répondu non ? Il en était libre, je pense. On ne donne pas d’ordres à un artiste. Cette petite en use avec nous d’une façon que nous ne supporterons pas. Jamais son père n’aurait fait cela ! Lorsqu’il mit le siège devant Rhodes où Protogène travaillait son Iasyle…

— Je sais, dit Bryaxis. Continue.

— Bref. Clésidès était fort en colère, encore qu’il n’en montrât rien. Il termine son étude de dos, la reine se lève, lui demande de revenir le lendemain, il accepte et la quitte. Bon.

Ophélion se croisa les bras.

— Le lendemain, savez-vous qui l’attendait ? Une servante sur un tabouret.

— Stratonice, dit-elle, est fatiguée, ce matin. Elle ne posera plus, mon maître, et c’est moi qui la remplacerai tant que son portrait ne sera pas fini. Ainsi en a-t-elle décidé.

Nous éclatâmes de rire et Bryaxis lui-même ne s’en défendit point.

Ophélion poursuivait gaiement :

— L’esclave n’était pas mal faite. Clésidès poussa les scrupules jusqu’à lui donner les crampes de rigueur afin qu’elle ressemblât ainsi de plus près à sa maîtresse. Puis il expliqua d’un ton sec qu’il n’avait plus besoin d’elle, et rentra chez lui avec ses dessins.

— Cette fois, il a eu raison ! m’écriai-je. La reine se moquait, vraiment.

— En chemin, comme il passait le long du port marchand, il aperçut un marinier dont quelqu’un lui avait dit qu’il voyait la reine en secret, bien que personne n’en eût la preuve. C’est Glaucon, vous le connaissez bien. Clésidès le manda chez lui, le paya, le fit poser et quatre jours plus tard il avait terminé deux petits tableaux injurieux qui représentaient la reine entre les bras de cet homme, d’abord de face et ensuite de dos…

— Comme elle l’avait désiré, interrompis-je.

— À peu près. La nuit dernière (à quelle heure ? on n’en sait rien), il a fixé les deux planches peintes au mur du palais de Seleucos : sans doute il a pu s’enfuir sur une barque après sa vengeance publiée, car on ne trouve sa trace nulle part.

Nous nous récriâmes :

— La reine va en mourir de rage !

— La reine ? Elle le sait déjà et si elle est furieuse au fond, elle le dissimule à merveille. Pendant toute la matinée, une foule énorme a défilé devant ces affiches à scandale. On a prévenu Stratonice, qui a voulu voir, elle aussi. Suivie de quatre-vingts personnes de la Cour, elle s’est arrêtée devant chacun des deux sujets, approchant et reculant pour juger tour à tour du détail et de l’ensemble… J’étais là et, comme je la suivais des yeux avec frisson, me demandant qui de nous elle allait mettre à mort lorsque sa fureur éclaterait : « Je ne sais pas lequel est le meilleur, dit-elle ; mais tous deux sont excellents. »

Bryaxis, au milieu de notre exultation, leva simplement les sourcils en donnant à son vieux visage les plis de la surprise et de l’estime :

— Elle prouve qu’elle n’est pas moins spirituelle qu’impudente, fit-il. L’histoire est curieuse en effet. Mais comment en êtes-vous si fiers, mes enfants ? Il me semble que le rôle de l’artiste ne vaut pas celui du modèle, dans l’anecdote que je viens d’entendre ?

— Si la reine avait osé, dit Ophélion, elle aurait fait poursuivre Clésidès jusqu’au delà des mers, et tuer comme un chien. Mais alors tout le pays grec l’aurait traitée en femme barbare, elle veut se croire Athénienne par le hasard qui l’a fait naître dans un Parthénon devenu Porneion. Stratonice tient l’Asie dans sa main comme une mouche, et elle a reculé devant un homme qui a pour toute arme une boulette de cire. Désormais l’Artiste est le roi des rois, le seul être inviolable qui vive sous le soleil. Voilà pourquoi nous sommes fiers !

Le vieillard fit une moue assez dédaigneuse :

— Tu es jeune, répliqua-t-il. De mon temps on disait déjà la même formule, et peut-être avec plus de raisons. Lorsque Alexandre, timidement, essayait d’expliquer « pourquoi » tel tableau lui paraissait bon, mon ami Apelle le faisait taire et disait qu’il prêtait à rire aux gamins qui broyaient ses couleurs. Et Alexandre s’excusait… Eh bien ! je n’ai jamais trouvé que ces sortes d’anecdotes valussent le mal qu’on se donne pour en faire le récit. Quels que soient le respect ou la hauteur du roi envers les peintres contemporains, les tableaux n’en sont ni meilleurs ni pires : tout cela est donc indifférent. Au contraire, il peut être bon et même grand qu’un artiste ose et puisse se mettre, non pas au-dessus du roi quelconque dont l’armée passe le long de ses murs, mais plus haut que les lois humaines, et plus haut que les lois divines, le jour où ses muses lui commandent de fouler aux pieds tout ce qui n’est pas elles.

Bryaxis s’était dressé.

Nous murmurâmes :

— Qui a fait cela ?

— Personne, peut-être, dit le vieillard avec un songe dans les yeux. Personne… si ce n’est Parrhasios… Et encore, fit-il bien ?… Je le croyais autrefois. Aujourd’hui, je ne sais plus que penser.

Ophélion me jeta un regard étonné. Mais je ne pouvais rien lui apprendre.

— Nous ne te comprenons pas, dis-je à Bryaxis.

Il pensa nous mettre sur la voie.

— Le Prométhée… fit-il tout bas.

— Eh bien ?

— Vous ne savez pas ?… Vous ne savez pas comment Parrhasios a peint le Prométhée de l’Acropole ?

— On ne nous l’a pas dit.

— Vous ne connaissez pas cette horrible scène ? la tragédie de mort et de hurlements d’où ce tableau est sorti dans le sang comme l’enfant d’une accouchée ?

— Parle… Dis-nous toute la scène ; nous n’en savons rien.

Un instant, Bryaxis suspendit son regard sur nos jeunes têtes comme s’il hésitait à nous plonger de force un pareil souvenir dans l’âme…

Puis il se détermina :

— Eh bien ! oui. Je vous la dirai.


II


Ce que je vous raconte, mes enfants, s’est passé la dernière année de la cent septième Olympiade, l’année même où Platon mourut : il y a bien cinquante ans de cela.

J’étais alors dans Halicarnasse et je venais d’achever ma part de labeur au tombeau de Mausole le Chevelu : part ingrate s’il en fut jamais. Scopas qui nous dirigeait avait trouvé bon de décorer tout seul la façade orientale du monument, c’est-à-dire qu’à l’heure du matin où se font les sacrifices, les marbres de notre maître resplendissaient en pleine lumière, et, vraiment, on ne voyait qu’eux. À son camarade Timothée, il avait attribué la face latérale sud, un peu moins intéressante et deux fois plus étendue. Leokharès s’était chargé du fronton occidental ; quant à moi, j’avais pris ce dont personne ne voulait, le côté nord, travail énorme et perpétuellement dans l’ombre. Pendant cinq ans, je sculptai ainsi des Victoires et des Amazones qui vivaient au soleil comme des femmes ; mais, chaque fois qu’il me fallait en fixer une pour toujours dans la zone obscure du Mausolée, il me semblait la voir mourir, et je pleurais, mes petits enfants.

Enfin, ma tâche vint à son terme. Je me préoccupai de renter en Attique. Cette année-là, comme aujourd’hui, la mer Égée était peu sûre. Guerre partout. Haines de ville à ville. Athènes, d’ailleurs, était vaincue. Le jour où je voulus partir, je ne trouvai pas d’armateur qui se souciât d’aller au Pirée. Les Cariens, en bons négociants, se retournaient vers le vainqueur, et dès que la prise d’Olynthe eut fait tomber Khalkis dans les mains du Macédonien, tous les marchands d’Halicarnasse gonflèrent leurs voiles sur l’Eubée pour y vendre des robes de Cos avec des courtisanes de Cnide.

Moi aussi, je partis pour Khalkis. « L’Euripe, me disais-je, n’est pas large, et d’Aulis, par Tanagre et la route d’Akharnées, j’aurai, bientôt gagné Athènes. » Ce voyage sur mer fut désagréable ; on me traita fort mal dans mon coin, où pourtant je tenais peu de place. Mon nom alors n’avait pas le même son qu’aujourd’hui sans doute, et le Mausolée était trop neuf pour mériter qu’on l’estimât. Les autres passagers se contentaient de savoir que j’étais citoyen d’Athènes, et cela suffisait bien pour qu’ils se moquassent, puisque Athènes était malheureuse.

Un matin, le soleil avait déjà passé les cimes des hauteurs orientales, lorsque nous abordâmes à Khalkis au milieu d’une foule immense. Je m’y perdis avec plaisir.

En interrogeant quelqu’un, j’appris qu’il y avait hors des portes un extraordinaire marché. Philippe, à la chute d’Olynthe, après avoir rasé la ville, avait emmené en esclavage la population tout entière : environ quatre-vingt mille têtes. La vente avait lieu depuis deux jours. On comptait qu’elle durerait trois mois.

Aussi la ville regorgeait-elle d’étrangers, d’acheteurs et de curieux. Mon interlocuteur, qui était marchand de vins, ne se plaignait pas de cette cohue ; mais il me confia que son voisin, lequel vendait à l’ordinaire des esclaves cotés fort cher, s’était ruiné du jour au lendemain, tant la baisse avait été prompte. J’entends encore le tavernier me dire avec de grands gestes :

— Enfin, un Thrace de vingt ans, on sait ce que cela vaut, par les dieux ! Quand on en achetait douze pour cultiver une plaine, on comptait bien douze sacs d’or frappés à la chouette ! Eh bien ! va, va marquer les prix ; le cours est tombé à cinquante drachmes. Juge par là des autres ! Jamais cela ne s’est vu ! Il y a trois mille vierges au marché : on les écoule à vingt-cinq drachmes ; ne crois pas que je parle au hasard : vingt-deux, vingt-cinq, vingt-huit drachmes lorsqu’elles ont la peau très blanche. Ah ! Philippe est un grand roi !

Cet homme me dégoûtait. Je me séparai de lui, et je suivis la multitude jusqu’au delà des portes ouvertes, dans la vaste prairie en pente où les Olynthiens étaient parqués.

À grand’peine je me frayais un chemin entre les groupes en mouvement, et je ne savais plus dans quel sens diriger une marche si contrariée, lorsque je vis passer devant moi un cortège extravagant et majestueux devant lequel la foule s’écartait.


Six esclaves sarmates s’avançaient deux par deux, chacun portant une charge d’or et des coutelas à la ceinture. Derrière eux, un négrillon tenait horizontalement, comme une patère à libations, une longue crosse de cèdre rose serrée par un lacet d’or : la canne auguste du Maître. Enfin, gigantesque et pesant, couronné de fleurs, la barbe imprégnée de parfums, soutenu par les deux épaules aux cous de deux jolies filles, enveloppé dans une robe de pourpre dont la surface était énorme et repoussant les herbes avec ses larges pieds, je vis Parrhasios lui-même, semblable au Bakkhos indien, et ses yeux s’abaissèrent sur moi.

— Si tu n’es pas Bryaxis, me dit-il en fronçant le sourcil, comment te permets-tu de prendre son visage ?

— Et toi, si tu n’es pas le fils de Sémélé, qui t’a donné ces vastes boucles, cette stature dionysiaque et cette robe de pourpre tissée par les Grâces de Naxos ?

Il sourit. Sans même dégager son bras du soutien charmant qui l’élargissait, il me tendit comme un plat d’or, par-dessus une courtisane, sa grande main chargée d’anneaux, et serra la mienne sur un sein découvert.

— Khariklo, dit-il à la jeune fille de droite, prends mon ami d’un bras qui lui soit doux, et continuons notre promenade. Bientôt le soleil serait trop ardent pour que ton fard n’en souffrît point.

Nous repartîmes donc tous enlacés. Parrhasios imprimait à la marche un balancement vaste et scandé, pompeux comme un hexamètre où le petit pas des femmes eût battu le dactyle.

En trois mots, il s’enquit de mes œuvres et de ma vie. À chacune, de mes réponses, il disait vivement : « C’est parfait », afin de couper court aux explications. Puis il se mit à parler de lui.

— Comprends bien que je t’ai pris sous ma protection, disait-il, car pas un citoyen d’Athènes, hors moi seul, n’est en sûreté chez le Macédonien, et si le moindre différend t’avait conduit devant la justice, je n’aurais pas donné deux oboles, ce matin, de ton indépendance. Désormais, te voilà tranquille.

— Je ne suis pas, répondis-je, d’un naturel tremblant ; mais je ne doute guère qu’ici même et si tu donnais ton nom…

— C’est fait, déclara-t-il. Je me suis annoncé. Lorsque Philippe a su que je lui faisais l’honneur de visiter sa nouvelle ville où il n’installe que des goujats, il a dépêché sur ma route, à dix stades du pont de l’Euripe, un officier de son palais. Cet homme m’apportait des présents royaux, entre autres six colosses du Nord et les deux belles filles que tu vois : la force pour m’ouvrir la marche, la grâce pour fleurir ma personne.

— Des Macédoniennes ? demandai-je.

— Macédoniennes de Rhodes ! firent-elles en éclatant de rire.

Et Parrhasios, d’un geste généreux, conclut :

— Elles seront dans ton lit ce soir. Moi, j’en ai laissé d’autres avec mes bagages ; mais tu peux être seul, ami : accepte ces roses de ma main. Leur jeune peau doit être éclatante sur un tapis de pourpre sombre.


Nous approchions du grand marché. Il s’arrêta, et, me regardant :

— Au fait, tu ne me demandes pas ce que je viens chercher ici !

— Je n’osais.

— Le devines-tu ?

— Non, certes. Je ne pense pas que tu veuilles un esclave, puisque Philippe te donne les siens. Ni une femme, puisque celles-ci…

— Je suis venu d’Athènes à Khalkis pour trouver un modèle, mon petit. Te voilà tout surpris. Je m’y attendais bien.

— Un modèle ? Il n’y en a donc plus entre l’Académie et le Pirée ?

— Environ quatre cent quarante mille, pour moi, dit Parrhasios orgueilleusement : la population de l’Attique. Et cependant je cherche un modèle au marché des Olynthiens. Voici pourquoi. Tu vas comprendre.

Il se redressa :

— Je fais, dit-il, un Prométhée.

En prononçant un pareil nom, il resta la bouche ouverte et toute l’horreur de son sujet passa dans le pli de ses sourcils.

— Des Prométhées, tu le sais, il y en a sous tous les portiques. Timagoras en a vendu un. Apollodore en a tenté un autre. Zeuxis a cru pouvoir… mais pourquoi rappeler tant de piteuse peinture ? On n’a jamais fait de Prométhée.

— Je le crois, répondis-je.

— On a représenté des paysans nus attachés sur des rochers de bois et le visage tordu par je ne sais quelle grimace qui trahit un mal de dents ; mais Prométhée Forgeron du Feu, Prométhée Créateur de l’Homme et sa lutte avec l’Aigle-Dieu entre le Caucase et la Foudre, ah ! non ! Bryaxis ! on n’a pas fait cela. Ce Prométhée grandiose, je le vois comme ta face, et je veux en clouer l’image à la muraille du Parthénon.

Disant cela, il quitta l’appui de ses deux femmes, prit sa canne d’or au petit porteur et traça de grands gestes dans l’air.

— Depuis deux mois j’y travaillais, j’avais trouvé des rochers superbes dans les domaines de Kratès au promontoir d’Astypalée. Toutes mes études étaient finies. Le fond de mon paysage : prêt. La ligne de la figure : en place. Et tout à coup me voici barré : je ne peux pas trouver une tête. Oh ! s’il s’agissait d’un Hermès, d’un Apollon ou d’un Pan, tous les citoyens d’Athènes seraient fiers de poser chez moi ; mais prendre pour modèle un homme dont le génie resplendisse sur le visage et ligoter cet homme par les pieds, par les poings, sur la charpente d’un praticable, tu le vois bien, ce n’est pas possible. On ne peut disloquer ainsi que les membres d’un esclave. Et ces gens ont des têtes de brutes ! Ce sont des Encelades, des Typhons ; ce ne sont pas des Prométhées. Pourquoi ? parce que nous manquons d’esclaves qui aient été de libres Hellènes. Eh bien ! Philippe nous en apporte ; je suis venu les prendre où il les vend.

Je frémis.

— Un Olynthien ? dis-je. Un allié vaincu ? Mais où comptes-tu faire ce tableau ?

— À Athènes !

— Sur le sol d’Athènes, ton esclave sera libre.

— Il sera selon ma volonté.

— Mais alors, si tu le traites en captif, n’as-tu pas peur que les lois… ?

— Les lois ? dit Parrhasios avec un sourire. Les lois sont dans ma main comme les plis de ce manteau, que je jette derrière mon épaule.

Et d’un mouvement magnifique, il s’enveloppa de pourpre et de soleil.


III


Le marché aux Olynthiens s’étendait devant nous.

À perte de vue, et formant en ligne droite six larges voies parallèles, des estrades de planches étaient dressées sur des tréteaux de hauteur médiocre qui montaient environ à mi-cuisse des passants.

La population de toute une ville se massait là devant une seconde foule : l’une, marchandise, et l’autre, acheteuse. Quatre-vingt mille hommes, femmes, enfants, les mains liées derrière le dos, les pieds entravés de cordes lâches, attendaient, la plupart debout, le Maître inconnu qui les emmènerait vers un point mystérieux de la terre hellène. Un soldat en gardait quarante et s’improvisait crieur d’hommes. Derrière les tables, des serviteurs ramassés dans les faubourgs faisaient circuler l’eau et le pain nécessaires à la nourriture de cette multitude asservie, et un grand bruit s’élevait toujours, comme la voix perpétuelle d’une fête.

Parrhasios pénétra dans la rue principale où s’exposaient à droite et à gauche, nus comme un peuple de marbre, les jeunes gens et les jeunes filles qui avaient paru valoir les hauts prix. À mon étonnement, je ne surpris rien de morne dans leurs regards plutôt curieux. La douleur humaine a son terme que la jeunesse voit venir bientôt. Depuis la ruine de leurs maisons, ces beaux êtres avaient usé jusqu’au bout tout ce qu’ils pouvaient donner de jours et de nuits à l’appréhension ou au désespoir : rien n’en paraissait plus sur leurs physionomies. Les jeunes gens sans doute avaient repris confiance dans leur évasion future. Peut-être les jeunes filles songeaient-elles à l’amour dont on allait combler leur couche et qu’elles méconnaissaient assez pour le convoiter, quel qu’il fût. Bref, par inconscience ou par bravade, ils affectaient une bonne humeur.

La foule autour d’eux se poussait, empressée à l’examen, plus indécise devant l’achat. Peu d’hommes se décidaient vite au milieu d’une telle mise en vente. On touchait beaucoup aux esclaves. Des mains éprouvaient les muscles d’une jambe, la délicatesse d’une peau, la fermeté d’un sein tendu, la carrure d’un poing viril. Et puis ces gens passaient à l’estrade voisine, espérant trouver mieux encore. Parrhasios fit halte un instant aux pieds d’une adolescente élancée, dont la longue forme blanche était une harmonie.

— Voilà, dit-il, une belle enfant.

Aussitôt le vendeur se précipita :

— C’est la plus belle du marché, seigneur. Vois comme elle est droite ! et comme elle est blanche ! Seize ans depuis hier…

— Dix-huit, rectifia la jeune fille, elle-même.

— Tu mens, par Dzeus ! Elle n’en a que seize, seigneur, il ne faut pas la croire. Regarde ses cheveux noirs relevés par le peigne. Quand elle les dénoue, ils lui tombent aux jarrets. Regarde ses mains, ses longs doigts qui n’ont pas même touché la quenouille. Elle est fille d’un sénateur…

— Ne parle pas de mon père, fit-elle très gravement.

— Quand je ne le dirais pas, cela se verrait, affirma le vendeur. Elle est belle comme une Néréide, souple comme une épée, douce : comme une biche au bois, — enfin voici qui vaut tout le reste : vierge comme à sa naissance.

Et la brusquant de ses mains cyniques, il nous en découvrit la preuve.

Parrhasios battait le sol sec du bout de sa canne sonore.

— Vierge, dit-il, je n’y tenais pas. Il me suffisait qu’elle fût belle. Ôte-lui ces entraves qui nuisent à sa grâce, et, vite, qu’elle remette son vêtement. Je l’achète. Quel est son nom ?

— Artémidora, dit-elle.

— Eh bien, Artémidora, sache que tu es désormais à la suite de Parrhasios.

Elle ouvrit de grands yeux, hésita naïvement :

— Tu es… tu serais le Parrhasios que…

— Je le suis, répondit son maître.

Et la remettant à la garde des gens qui l’accompagnaient, il reprit sa marche en avant.

Puis il daigna m’expliquer :

— Écartelée sur le Caucase, cette jeune fille offrirait un charmant spectacle. Cependant je ne l’ai pas prise à dessein d’achever avec elle le Prométhée dont je t’ai parlé. Elle me servira de modèle pour certains petits tableaux obscènes, auxquels je délasse mon esprit pendant mes heures de loisir, et qui sont loin d’être, tu le sais, la moins noble partie de mon œuvre.

Nous marchâmes longtemps devant les tréteaux. La foule avait encore grossi. Le soleil devenait plus difficilement tolérable dans cette vaste plaine sans ombre, au milieu d’un peuple houleux. Artémidora s’était ornée d’abord de sa tunique blanche, puis de la ceinture des vierges remontée au-dessous des seins, et ses cheveux disparaissaient dans le sommet d’un voile bleuâtre qui enveloppait tout son corps. Elle se retournait souvent pour nous voir ; et je m’aperçus alors qu’en s’habillant soudain elle avait revêtu presque une âme nouvelle. Son visage s’était métamorphosé. Elle nous observait avec inquiétude, comme si elle avait cherché à savoir lequel de tous ces hommes allait lui faire outrage, et, oubliant déjà dans quelle nudité nous avions connu sa personne, elle repoussait son voile plissé avec ce joli mouvement du coude gauche en arrière qui veut dissimuler le globe de la croupe.

Déjà nous avions parcouru la moitié de la rue principale, quand Parrhasios s’arrêta.

— Non, me dit-il, ce que je cherche n’est pas ici. La jeunesse du corps et la beauté du front ne se rencontrent point ensemble. Aussi bien Prométhée n’est-il pas un éphèbe. Coupons court vers la droite ; suivons au hasard : j’ai plus de chances de trouver mon homme parmi les esclaves de second prix.

À peine avions-nous fait trois pas dans la deuxième allée à droite, il étendit les mains et cria :

— Le voici !

Je m’approchai avec curiosité.

L’homme qu’il me désignait ainsi touchait à la cinquantaine. De très haute taille et de proportions excellentes, il avait le front large, l’arcade sourcilière puissante et musclée, le nez robuste et géométrique, les narines épanouies, les oreilles profondes. Ses cheveux étaient gris, sa barbe encore brune, courte et roulée en boucles rondes aussi expressives que ses traits. Les fortes attaches de son cou formaient une sorte de piédestal qui donnait, par un singulier rapport, une autorité plus grande à l’intelligence de ses yeux.

Parrhasios l’interpella :

— Comment t’appelles-tu ?

— Outis.

— Je ne te demande pas de littérature, mon brave, mais le nom que tu as reçu de ton père, et tu me répondras, je pense ?

— Depuis un mois je m’appelle Outis. Si j’ai porté un nom ancien, il ne me plaît pas de te dire lequel.

— Pourquoi ?

— Ni de te dire pourquoi, fils de chien.

Parrhasios, hors de lui-même, devint plus rouge que son manteau. Le vendeur, tout alarmé, avança des bras suppliants.

— Ne l’écoute pas, seigneur, il parle comme un insensé. Et c’est pure malice de sa part, car il a plus de cervelle que moi. Il est médecin. Pour la science comme pour l’habileté, il n’avait pas son pareil dans Olynthe. Je te dis là ce que tout le monde répète, car il était célèbre jusqu’en Macédoine. On m’a dit que depuis trente ans il a guéri plus d’Olynthiens que nous n’avons pu en tuer le jour où nous avons pris la ville. Ce sera un esclave précieux dès que tu l’auras mis à la chaîne et qu’il aura senti le bâton ; car il fait encore l’insolent, mais il changera de ton comme les autres. Alors, si tu sais le mener, tu ne connaîtras pas la mort avant ton centième hiver. Donne-moi trente drachmes et Nicostrate sera ta chose pour toujours.

— Nicostrate ? répéta Parrhasios vers moi. En effet. Je connais ce nom. Mon indifférence est totale envers sa science de médecin. Toutes mes drogues sont dans ma cave et l’une me guérit fort bien des indigestions que l’autre donne. Quand parfois je suis enrhumé, je ne m’applique pas d’autre emplâtre qu’une belle fille aux seins brûlants sur ma poitrine étendue, et je compte bien vivre cent ans sans l’aide de cet apothicaire.

Se tournant vers le vendeur, il ordonna :

— Ôte-lui ses vêtements.

Nicostrate se laissa faire, impuissant et dédaigneux.

Parrhasios continua de commander.

— Mets-le de face, et les bras tombants. Bien… De côté… De dos… À droite maintenant… Encore de face… Marché conclu.

Il claqua légèrement de la main mon épaule et me dit à mi-voix :

— Superbe ! mon petit.

Et, je ne lui répondis point, car je me sentais secoué d’un frisson qui était presque de l’envie.

Cinquante ans sont passés ; l’espace d’une vie humaine. J’ai vu des milliers de modèles : jamais un qui fût comparable à ce Nicostrate d’Olynthe.

Il était la statue de l’Homme dans toute sa grandeur, à l’âge où la force devient de la puissance. Parrhasios le nommait Prométhée ; mais n’importe quel nom éternel n’eût pas été moins digne de son nouvel esclave. Cet homme dans mon atelier pendant un an de mon travail, et j’eusse fait assez d’ébauches pour emplir toute ma carrière de Dzeus, de Ploutons, de Poseidons, des quinze dieux à barbe grise qu’on appelle les Dominateurs. Il évoquait l’Olympe à ses pieds. Quand il allongeait le bras, on y voyait le Trident, et quand il le haussait, on y voyait la Foudre. Les lignes de ses pectoraux s’unissaient à ses épaules avec un air de majesté qui divinisait tous les gestes.

Ah ! pensai-je, Parrhasios songe à me donner des femmes, comme si j’allais passer mes soirs entre les stèles du Céramique, et certes, il ne comprend pas que je renoncerais à l’amour lui-même en échange de son Nicostrate. Les dieux lui inspireront-ils de me l’envoyer jamais, fût-ce pour une journée ?

Ainsi je remuais en mon cœur des malaises de jalousie ; et puis je me consolais à demi en sachant que, si ce n’était le marbre, au moins la cire allait fixer de sa matière presque aussi pure tout ce qui brillait là d’immortel.

En effet, Nicostrate fut perdu pour le marbre.

Je ne l’eus jamais pour modèle.

Le malheureux ne posa qu’une fois, et vous allez savoir comment.


IV


Je revins seul, à cheval, à travers l’Attique. Pendant mes cinq années d’absence, des créanciers avaient vendu le peu de bien que je possédais, et je descendis simplement dans une hôtellerie d’Athènes pour les longues semaines nécessaires à ma nouvelle installation.

Parrhasios m’avait suivi à quelques jours d’intervalle. Apprenant dans quel lieu modeste j’avais fait porter mes bagages, il ne voulut point que j’acceptasse d’autre hospitalité que la sienne et me fit dire qu’il m’attendait.

Le lendemain, je me rendis chez lui, seul, et pour décliner son offre.

Il habitait, à mi-chemin, entre le Céramique et l’Académie, un palais de marbre et d’airain, près de la maisonnette où vivait Platon. Ses jardins s’étendaient très bas jusqu’aux rives bleues du Cyclobore et de l’autre côté, remontant vers la route, ils entouraient l’édifice blanc d’arbres inutiles et fastueux.

Par une faiblesse inattendue chez un homme de sa valeur, Parrhasios aimait à donner l’ostentation de la richesse. Sa fortune était immense : il faisait qu’on n’en doutât point. Et d’ailleurs, prenant leur part de plaisir à toutes les voluptés offertes, il voulait éprouver sans cesse le marbre frais, les soies fines, la peau plus douce encore des vierges, la pourpre seyant au visage, l’or inaltérable et solaire. C’est pourquoi sa maison ressemblait au palais d’Artaxercès.

Il m’accueillit au seuil de la grande cour intérieure qui lui servait d’atelier.

Debout, toujours drapé de soie rouge et la bandelette au front comme un dieu olympien, il m’ouvrit ses larges bras. Puis je pénétrai à ses côtés dans l’illustre salle, matrice de chefs-d’œuvre, où je fus ému de me retrouver.

— Mon Prométhée ? répondit-il à ma question. Non. Je ne le sens pas mûr encore. Ce Nicostrate a besoin d’être médité quelque temps, et je pressens que ma première conception du sujet va éclater en morceaux dès que j’y ferai entrer sa personne. Dans quelques jours nous verrons bien.

Je lui demandai s’il se reposait, mais c’était mal le connaître. La peinture était sa vie même. Revenu de voyage au milieu de la nuit, il avait commencé un tableau le matin.

— Viens, me dit-il brusquement. Je suis content que tu puisses le voir : cette petite chose est une merveille. Je n’ai jamais rien fait de plus beau.

C’était encore un trait de son caractère, que d’estimer ses œuvres à leur valeur suprême et de comprendre l’admiration que tout le peuple grec vouait à son grand nom.

Le panneau commencé reposait obliquement sur un chevalet de bois de sycomore dont les deux montants, prêts à se rejoindre, se recourbaient en cols de cygnes d’or. Je me penchai respectueusement et vis un singulier sujet qui, pourtant, ne me surprit point dans l’atelier de Parrhasios. Son tableau représentait un paysage sylvestre et frais à voir, où s’allongeait sur le côté une nymphe endormie, ses flèches à la main. Un satyre, penché devant elle, lui soulevait la tunique jusqu’à la ceinture avec une expression de gourmandise bestiale. Derrière, un deuxième satyre à genoux assaillait la vierge directement, sans troubler son jeune sommeil qui devait être bien profond. C’était tout.

Mais comme je relevais les yeux, j’aperçus à quelques pas, étendue sur une banquette, la confuse Artémidora entre les deux barbares Sarmates qui venaient de poser avec elle le mouvement de cette rouge esquisse.

Et Parrhasios m’expliqua :

— Oui. J’aime ces tableaux de vie intense, et je ne montre le Désir de l’Homme qu’à l’instant de son paroxysme et de sa réalisation. Socrate, qui avait commencé par être un mauvais sculpteur avant de devenir un bon philosophe, voulait me voir peindre l’amour avec des regards et des pensées. C’était une absurde critique. La peinture est dessin et couleur : sa langue ne parle que par gestes, et le geste le plus expressif est celui par quoi elle triomphe. J’ai peint Akhilleus à l’instant où il tue. Sa colère immobile, je la laisse au poète. Mais en voilà assez, nous nous comprenons.

Il s’assit devant son chevalet et commanda :

— Reprenez la pose.

Alors Artémidora leva ses yeux noirs vers nous et d’une voix qui me laissa troublé elle murmura :

— Devant lui ?

Mais Parrhasios n’entendait point. Parrhasios chantait déjà. Avec son pinceau fin dont le manche était d’ivoire et creusé en roseau, il ajouta les derniers traits à l’esquisse, afin d’en accentuer encore l’impeccable et pur dessin. Puis deux de ses jeunes apprentis lui apportèrent ses instruments.

— Tu le vois, me dit-il en souriant, j’ai cessé de peindre à la détrempe. Voilà de la cire et des fers selon le procédé nouveau. Ces jeunes gens de l’École de Sikyone, je les battrai sur leur terrain !

On eût dit, en effet, à le voir, qu’il avait toujours employé ce procédé de Polygnote récemment remis à la mode. Ses petites boîtes à cire étaient disposées dans un coffret déjà maculé par l’usage. Il y plongeait avec mesure le fin cautère chauffé au fourneau, en retirait une gouttelette de cire colorée, la posait à sa place et la mêlait aux autres avec une sûreté de main qui m’arrachait parfois un sourire d’enthousiasme.

Tout en peignant, il m’apprenait comment on mêlait la cire aux couleurs et quelles couleurs étaient les bonnes, à l’exclusion de toutes les autres. Son blanc venait de l’île de Mélos, celui de Samos étant trop gras. Il aimait le cinabre indien, plus solide que le cinabre d’Éphèse, plus coûteux aussi, d’ailleurs. La sandaraque couleur de flamme et l’arménion d’un bleu si pâle convenaient aux vêtements féminins. Il estimait le noir d’ivoire que le jeune Apelle venait d’inventer, mais il s’en tenait pour sa part au noir plus docile aux mélanges fabriqué (lorsqu’on peut en prendre) avec les os calcinés des morts et ravis aux tombeaux anciens.

Ainsi se passa la journée sans que je sentisse la fuite des heures, sinon quand Parrhasios commandait : « Reposez-vous ! » et qu’Artémidora, toujours plus rougissante, cachait son visage dans ses mains.

Vers la fin du jour, il se leva, criant aux apprentis :

— Faites chauffer la plaque !

Et se retournant vers moi, il me dit :

— C’est fini.

On lui apporta la plaque rouge qui lançait des étincelles. Il la saisit par le piton avec des tenailles à longues branches. Il la promena très lentement devant le tableau horizontal, où la cire montait à la surface en fixant au bois sec son âme multicolore.

Et voilà comment fut achevée, entre l’aube d’un jour et le crépuscule, la « Nymphe surprise » de Parrhasios, qui est maintenant à Syracuse.

Parrhasios regarda son œuvre avec une négligente complaisance et, secouant sa belle main expressive, il cria comme pour cent personnes :

— Oui. C’est un exercice avant la bataille.

Distrait, je demandai :

— Quelle bataille ?

Il parut s’étonner que je n’eusse pas compris. À grands pas, il traversa la pièce, ouvrit une porte : Nicostrate à la chaîne leva les yeux sur nous. Parrhasios se haussa devant lui, et, les doigts passés dans la barbe, il murmura comme pour lui seul :

— Ma bataille de dieu contre cet être humain.


V


Je restai un mois entier occupé dans Athènes à des affaires personnelles, qui ne me permettaient pas de retourner chez Parrhasios.

Athènes était vraiment en deuil depuis la chute des Olynthiens. Le marché de Khalkis, la vente d’un peuple allié, — ce scandale et cet affront aux portes mêmes de l’Attique, — était le sujet de tous les discours, le songe de tous les silences.

Contre Philippe, on ne pouvait rien. Kratès ne voulait pas la guerre, et Démosthène lui-même ne la demandait plus. Mais Eschine, en revenant du Péloponèse, avait rencontré sur sa route des troupeaux d’Olynthiens conduits comme des bêtes, et il lui avait suffi de raconter ce passage d’esclaves pour soulever à sa voix l’indignation du peuple contre les cités coupables.

Un jour, ce fut pis encore : on apprit que dans la ville même, un citoyen traitait en femme captive une malheureuse Olynthienne. L’homme fut arrêté, jugé, condamné à mort sur-le-champ.

Alarmé, je vis Parrhasios menacé d’un sort semblable et, laissant là toute affaire, je descendis jusqu’à son palais, afin de l’avertir s’il en était temps.

Portes et rideaux étaient fermés lorsque je parvins à son mur. L’esclave ne voulait pas me laisser franchir le seuil. Il me fallut insister, montrer mon angoisse, affirmer qu’il y allait de la vie de son maître. Je passai enfin, et, suivant en courant la grande galerie vide, je soulevai la portière.


Je n’oublierai jamais le regard lent et grave que me jeta Parrhasios lorsqu’il me vit entrer. Il peignait debout, gigantesque devant un panneau de bois noir qui était presque de sa taille. Le ciel vaguement orageux donnait à sa haute stature une apparence extra-humaine. La sérénité de son visage était telle, que les traits n’y paraissaient plus : les rides mêmes s’étaient effacées, ainsi qu’il arrive aux cadavres des grands vieillards couchés dans la paix des morts.

Il ne me parla point. Il ne me regarda plus. La tige chaude entre les doigts, il portait les larmes de cire entre la boîte et le panneau droit, d’une main aussi sûre et aussi tranquille que s’il avait créé le monde avec des gouttes de couleur.

C’est alors que, suivant son œil fixé tour à tour sur son œuvre et sur un point de la vaste salle, j’aperçus, tumultueux et nu, écartelé des quatre membres à la croupe d’une roche véritable, Nicostrate qui tirait, couvert de tous ses muscles, sur quatre cordes retordues.

Longtemps, je restai immobile, retenant mon souffle, ne sachant plus ce que j’étais venu faire et dire. Mon cerveau nageait ; tout entier dans les merveilles de la vue. Mes autres sens ne me parlaient plus et j’avais moins de pensée qu’on n’en a en songe.

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Tout à coup, Parrhasios prononça un mot… Du moins, il me sembla l’entendre.

Et ce mot, c’était :

— Crie !

Et sa voix était calme comme son geste et son front.

— Crie ! répéta Parrhasios.

Nicostrate poussa violemment un éclat de rire forcé qui remua la salle. Et il dit qu’il ne crierait point ! qu’il était maître de son visage ! qu’on n’attacherait pas ses traits, comme ses membres, avec des câbles à la roche ! qu’il empêcherait bien ce tableau de se faire ! puis il vomit l’écume de sa rage avec des éclats d’injures.

La face de Parrhasios ne s’altéra pas d’une ligne. Il posa le cautère qu’il tenait à la main, en prit lentement un autre qui chauffait à blanc dans le fourneau voisin, et, mesurant la place exacte où le vautour de son tableau fouillait le foie de Prométhée, il dit à un esclave sarmate :

Tiens. À droite. Sous la dernière côte. Touche légèrement, sans pénétrer.

Nicostrate vit cet homme s’avancer jusqu’à lui. Il gardait un sourire très pâle et la chair grésilla sans qu’il eût dit un mot.

Mais, bientôt, ses yeux défaillirent. Une sueur atroce coula de ses tempes. Il se mit à hurler d’abord, puis à gémir d’une voix secouée comme un sanglot de petit enfant.

Parrhasios, impassible, observait son visage.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Combien de temps ceci dura-t-il ? Je ne sais

plus. Jusqu’au soir, je pense. Je ne sais pas davantage à quelle heure j’eus la force de me traîner hors de cette salle, car je défaillais de la tête aux pieds. Au moment où je passais la porte, j’entendis un silence soudain, puis une voix dans l’éloignement :

— L’imbécile ! criait Parrhasios. Il est mort un instant trop tôt !

Lorsqu’on sut le lendemain dans Athènes, comment Parrhasios avait accompli le « Prométhée enchaîné » qu’il destinait au Parthénon, il n’y eut dans toute la ville qu’un seul cri d’horreur.

Le peuple se porta en foule sur la route du Cyclobore et vint assaillir la maison du peintre, dont les portes étaient fermées.

— Un Olynthien ! Un homme libre ! Un vaincu du Macédonien !

— Le poison pour son meurtrier !

Je me mêlai à cette foule hostile, non pas pour sauver mon ami, car moi aussi je pensais alors qu’il méritait tous les supplices, et les hurlements de Nicostrate grondaient toujours dans mes oreilles. Mais j’allai, suivant la cohue, poussé par le mouvement du peuple, et je parvins avec le troupeau sous les murailles assiégées.

La foule cria longtemps. La maison semblait morte. Pas un esclave sur le seuil. Pas une voix derrière les rideaux qui pendaient entre les colonnes, immobiles et refermés.

Enfin Parrhasios lui-même, entre deux rideaux qui s’ouvrirent, apparut au premier étage, les bras croisés dans sa robe royale et le front toujours ceint de la bandelette sacrée.

Une tempête de cris monta jusqu’à lui :

— Assassin ! Barbare ! Allié de Philippe ! criait la foule. Où est-il, cet Olynthien ? Nous lui ferons des funérailles comme à un général vainqueur. Et le poison pour toi ! le poison pour toi !

Parrhasios laissa cette colère se déchaîner et se ralentir. Puis, saisissant à ses pieds, par les deux côtés du panneau, « Prométhée » qu’il venait de peindre, il le souleva lentement et comme religieusement, d’abord au-dessus de la balustrade, puis au-dessus même de son front, si bien qu’il fut caché par lui, et l’œuvre apparut à la place de l’Homme.


Une brusque secousse ébranla cette foule qui s’approcha encore. Un prodige lui apparaissait : le tableau de la douleur humaine et de l’éternelle défaite par la souffrance et par la mort palpitait au-dessus de ses têtes. Devant ses innombrables yeux, le sommet de la grandeur tragique se découvrait là pour la première fois. Elle frémit. Quelques hommes pleurèrent. Un silence de temple se répandit jusqu’aux dernières bouches de la multitude, et comme des huées essayaient de renaître, une acclamation tonnante les étouffa dans le bruit de la Gloire.


Le Caire, 1901.