à maurice sand.

Nous prions le lecteur de vouloir bien entrer avec nous au cœur du sujet de cette histoire, comme il fait quand, au théâtre, la toile se lève sur une situation que les personnages vont lui révéler.

De même, et par conséquent, nous le prions de pénétrer avec nous d’emblée dans le centre de la localité où se passe l’aventure, avec cette différence qu’au théâtre le rideau se lève rarement sur une scène vide, et qu’ici le lecteur et moi allons nous trouver quelques instans tête à tête.

C’est dans un local assez bizarre et peu réjouissant que nous voici transportés : salle carrée, régulière au premier coup d’œil, mais dont un des angles rentre évidemment plus que les trois autres, pour peu qu’on observe le carré du plafond de bois sombre, dont les solives en saillie sont engagées plus que de raison dans le coin qui répond au nord-est.

Cette irrégularité est d’ailleurs rendue plus frappante par la présence d’un escalier de bois dont la rampe se découpe en balustres d’une menuiserie assez recherchée, ouvrage d’un caractère massif qui paraît dater de la fin du xvie siècle ou du commencement du xviie. Cet escalier monte six marches, se repose à un petit palier, tourne carrément, et va engager la dernière de ses six autres marches dans la muraille. Il y a eu là autrefois évidemment une porte qui a été supprimée. Les dispositions de l’édifice ont été changées ; on eût dû supprimer également l’escalier, qui ne sert plus qu’à encombrer l’appartement. Pourquoi ne l’a-t-on pas fait ? Telle est, cher lecteur, la question que nous nous adressons l’un à l’autre. Malgré cette preuve de respect ou d’indifférence, la pièce que nous explorons a conservé à peu près intact son antique comfort. Un vaste poêle circulaire, où depuis longtemps on n’a pas allumé de feu, sert de support à une très belle pendule dans le genre de Boule, dont les vitres ternies et presque irisées par l’humidité envoient dans l’ombre des reflets métalliques. Un joli lustre de cuivre dans le goût hollandais descend du plafond, et, couvert d’une épaisse couche d’oxyde, ressemble à un bijou de malachite. Onze bougies de cire, intactes bien que jaunies par le temps, se dressent encore dans ces vastes bobèches de métal qui avaient l’avantage de ne pas laisser perdre une goutte de cire, et le désagrément de répandre sur le bas de l’appartement une ombre épaisse, tandis que toute la clarté était renvoyée au plafond.

La douzième bougie de ce lustre est consumée jusqu’aux trois quarts. Cette circonstance nous frappe, ami lecteur, parce que nous regardons toutes choses avec attention ; mais elle aurait fort bien pu nous échapper à cause de l’étrange ornement qui couvre en partie le lustre et ses bougies, et qui retombe en plis opaques le long de ses branches. Vous croyez peut-être que c’est un lambeau d’étamine grise jeté là jadis pour préserver les cuivres. Touchez-y, si vous pouvez y atteindre : vous verrez que c’est un amas quasi-parchemineux de toiles d’araignées couvertes de poussière.

Ces toiles d’araignées sont d’ailleurs partout, le long des cadres enfumés des grands portraits de famille qui occupent trois parois de l’appartement ; elles forment aux angles des murs des festons superposés avec une sorte de régularité, comme si, sous la forme d’araignée, quelque parque austère et diligente eût entrepris de tapisser ces lambris déserts et d’en voiler le moindre recoin.

Mais d’araignées, vous n’en trouverez pas une : le froid les a endormies ou tuées, et si vous êtes forcé, ce que je ne vous souhaite pas, de passer la nuit dans cette lugubre salle, vous n’aurez même pas, pour vous distraire de la solitude, le bruit régulier de l’insecte travailleur. La pendule, dont le tic-tac ressemble à celui de l’araignée, est également muette. Son aiguille est arrêtée sur quatre heures du matin. Dieu sait depuis combien d’années !

Je dis quatre heures du matin, vu que dans le pays où nous voici la sonnerie des anciennes horloges indiquait parfois la différence des heures de la nuit avec celles du jour, par la raison qu’en ce pays nous avons des jours de cinq heures, et partant des nuits de dix-neuf. Pour peu que la fatigue du voyage vous procurât un long sommeil, vous risqueriez de ne pas savoir, en vous éveillant, si vous êtes au lendemain ou au surlendemain de votre arrivée. Si la pendule était remontée, elle vous le dirait ; mais elle ne l’est pas, et Dieu sait si elle pourrait l’être.

Dans quel pays sommes-nous donc ? Nous allons le savoir sans sortir de la chambre. Sur tout le haut de la paroi irrégulière à laquelle se soude l’escalier, et dont plus de la moitié inférieure est revêtue, comme les autres, d’un lambris de chêne, nous voyons de grandes pancartes placées là peut-être à cause de leur forme. Plus larges que hautes, elles meublent la portion de mur que ne couvre pas la boiserie. Elles y sont donc reléguées plutôt qu’exhibées, et il nous faudra monter les douze marches de cet escalier engagé dans la muraille pour nous convaincre que ces longues bandes de parchemin coloriées dans les tons les plus durs sont des cartes de géographie ou de navigation, et des plans de villes fortes.

L’escalier nous conduit précisément à la hauteur de celle de ces cartes qui représente la localité, et qui a été mise là sans doute pour pouvoir être consultée au besoin, ou pour masquer la place d’une porte supprimée.

Ce gros serpent vert qui monte au milieu du tableau, c’est la mer Baltique. Je présume que vous la reconnaissez à sa forme de dauphin à double queue, et aux innombrables déchiquetures de ses fiords, golfes étroits et sinueux qui entrent profondément dans les terres et les rochers.

Ne vous égarez pas du côté de la Finlande, qui est là enluminée en jaune d’ocre ; cherchez sur l’autre rive la partie moyenne de la Suède coloriée en lie de vin, et vous reconnaîtrez à ses lacs, à ses rivières, à ses montagnes, la province de Dalécarlie, contrée encore passablement sauvage à l’époque où ce récit va nous transporter, c’est-à-dire au siècle dernier, vers la fin du règne bénévole et tracassé d’Adolphe-Frédéric de Holstein-Gottorp, ancien évêque de Lubeck, marié ensuite à Ulrique de Prusse, l’amie de Voltaire, la sœur de Frédéric le Grand ; enfin, autant que je puis croire, nous sommes en 1770.

Un peu plus tard, nous verrons l’aspect de cette contrée. Qu’il vous suffise quant à présent, cher lecteur, de savoir que vous êtes dans un vieux petit château perché sur un roc, au beau milieu d’un lac glacé, ce qui naturellement doit vous faire supposer que je vous y transporte en plein hiver.

Un dernier coup d’œil sur la chambre pendant qu’elle est à nous, car, toute triste et froide qu’elle est, on va bientôt se la disputer. Elle est meublée de vieux siéges de bois assez artistement travaillés, mais massifs et incommodes. Un seul fauteuil relativement moderne, c’est-à-dire un fauteuil du temps de Louis XIV, couvert d’une soie jaunie et tachée, mais encore assez moelleux et d’une forme commode pour dormir, semble fourvoyé dans l’austère compagnie de ces chaises vermoulues à grands dossiers, qui depuis plus de vingt ans n’ont pas quitté la muraille. Enfin, dans un angle opposé à celui de l’escalier, un vieux lit à quatre colonnes torses, garni de rideaux de soie usée, ajoute par son délabrement à l’aspect sinistre et désolé du local.

Mais retirons-nous, lecteur, La porte s’ouvre, et vous êtes forcé désormais de vous en rapporter à moi pour savoir de quels événemens passés et futurs je viens de vous montrer le théâtre.

I.

Il y avait un bon quart d’heure que l’on frappait et sonnait à la porte extérieure du gothique manoir de Stollborg ; mais la bourrasque soufflait si fort, et le vieux Stenson était si sourd !… Il était bien servi par son neveu, qui avait l’oreille moins dure ; mais ce neveu, le blond et colossal Ulphilas, croyait aux esprits, et ne se souciait pas d’aller leur ouvrir. M. Stenson (l’ancien régisseur du baron de Waldemora), malingre et d’un caractère mélancolique, habitait un des pavillons du vieux castel délabré et délaissé dont il avait la jouissance et la garde. Il lui sembla bien que l’on frappait à la porte du préau, mais Ulphilas lui fit judicieusement observer que les lutins et les trolls du lac n’en faisaient jamais d’autres. Stenson reprit en soupirant la lecture de sa vieille Bible, et alla se coucher peu d’instans après.

Si bien que ceux qui frappaient s’impatientèrent jusqu’à faire sauter le pêne de la serrure, entrèrent dans le préau, et, trouvant un péristyle étroit au rez-de-chaussée, s’introduisirent avec leur âne jusque dans la salle ci-dessus décrite, et que l’on nommait la chambre de l’ourse, à cause de l’animal couronné sculpté sur l’écusson armorial au-dessus de la fenêtre à l’extérieur.

La porte de cette chambre était fermée ordinairement. Elle ne l’était pas ce jour-là, circonstance particulière dont s’inquiétèrent fort peu les survenans.

Les nouveaux hôtes du Stollborg étaient deux personnages assez étranges. L’un, couvert de peaux de mouton, ressemblait à ces fantômes informes qui servent d’épouvantails contre les oiseaux dans les jardins et chènevières ; l’autre, plus grand et mieux tourné, ressemblait à un brigand italien de bonne humeur.

L’âne était un bel âne, robuste, chargé comme un bœuf, et tellement habitué aux aventures de voyages, qu’il ne fit aucune difficulté pour monter quelques marches, et ne témoigna aucun étonnement de se trouver sur un plancher de sapin au lieu de rencontrer la litière d’une écurie. Pourtant il était malade, le pauvre âne, et ce fut la première préoccupation du plus grand des deux voyageurs qui le conduisaient.

— Puffo, dit-il en posant sa lanterne sur une grande table qui occupait le milieu de la chambre de l’ourse, Jean est enrhumé. Le voilà qui tousse à se fendre les poumons.

— Parbleu, et moi ! répondit Puffo en italien, c’est-à-dire dans la même langue dont s’était servi son compagnon : croyez-vous, patron, que je sois frais et gaillard depuis que vous me promenez dans ce pays du diable ?

— J’ai froid aussi, et je suis las, reprit celui que Puffo appelait son patron ; mais de quoi servirait de nous plaindre ? Nous y voilà, et il s’agit de ne pas s’y laisser mourir de froid. Regarde si c’est bien là la chambre de l’ourse dont on nous a parlé.

— À quoi la reconnaîtrai-je ?

— À ses cartes de géographie et à son escalier qui ne mène à rien. N’est-ce pas ainsi qu’on nous a dit là-bas, à la ferme ?

— Je n’en sais rien, répondit Puffo. Je n’entends pas leur chien de patois.

En parlant ainsi, Puffo prit la lanterne, l’éleva plus haut que sa tête et dit avec humeur : Est-ce que je connais la géographie, moi ?

Le patron leva les yeux, et dit : — C’est bien ça. Voilà les cartes, et ici, ajouta-t-il en enjambant lestement l’escalier de bois et en soulevant la carte de Suède qui se présentait devant lui, voilà l’endroit muré. C’est bien, Puffo, ne nous désolons pas. La chambre est bien close, et nous y dormirons comme des princes.

— Je n’y vois pourtant pas… Ah ! si fait, voilà un lit ; mais il n’y a ni matelas, ni couchette, et on nous avait parlé de deux bons lits !

— Sybarite ! Il te faut des lits partout à toi ! Voyons ! regarde s’il y a du bois dans le poêle, et allume le feu.

— Du bois ? Non, il y a de la houille.

— C’est encore mieux. Allume, mon garçon, allume ! Moi, je vais m’occuper de ce pauvre Jean.

Et, prenant un lambeau de tapis qui traînait devant le poêle, le patron se mit à frotter l’âne si résolument qu’en peu d’instans il se sentit tout réchauffé lui-même.

— On m’avait bien averti, dit-il à Puffo, qui allumait le poêle, qu’au-delà du cinquante-deuxième degré les ânes souffraient du froid ; mais je ne le croyais pas. Je me disais que l’âne étant moins délicat que le cheval, qui vit jusqu’en Laponie… et d’ailleurs celui-ci est, d’une si belle santé et d’un si bon caractère !… Espérons qu’il fera comme nous, et qu’il n’en mourra pas pour quelques jours. Il n’a pas encore refusé le service, et la pauvre bête porte docilement sur son dos ce que deux chevaux ne porteraient peut-être pas sans se faire prier !

— C’est égal, reprit Puffo, agenouillé devant le poêle, qui commençait à gronder et à faire mine de se bien conduire, vous auriez dû le vendre à Stockholm, où il faisait envie à tant de gens.

— Vendre Jean ? pour qu’il soit empaillé dans un musée ? Ma foi non ! Voilà une année de bons services qu’il m’a rendus, et je l’aime, moi, ce fidèle serviteur. Qui sait, Puffo, si j’en pourrai dire autant de toi dans un an ?

— Merci, patron Cristiano ! ça m’est égal. Je ne suis pas pour le sentiment, moi, et je me moque bien de l’âne, pourvu que je trouve à boire et à manger quelque part.

— Ça, c’est une idée. Le sentiment n’empêche pas l’appétit, et j’ai aussi une faim de tous les diables. Voyons, Puffo ; soyons judicieux et récapitulons. On nous a dit au château neuf : Il n’y a pas de place ici pour vous. Quand vous viendriez au nom du roi, vous ne trouveriez pas un coin grand comme la main pour vous loger. Allez voir à la ferme. À la ferme, on nous a dit la même chose ; mais on nous a donné une lanterne en nous montrant un chemin frayé sur la glace du lac, et en nous conseillant d’aller au château vieux. Le chemin n’était pas joli, j’en conviens, à travers ces tourbillons de neige ; mais il n’est pas long. Dix minutes de marche tout au plus !

— Il m’a semblé long d’une heure, reprit Puffo. Je ne craignais pas la glace, mais depuis l’aventure du lac Wettern…

— Il faut pourtant que tu te décides à repasser ce bout de lac, si tu veux souper.

— Et si on nous renvoie de la ferme comme on nous a renvoyés du château neuf ? On nous dira peut-être qu’il y a trop de monde à nourrir, et qu’il ne reste pas un morceau de pain pour des gens faits comme nous.

— Le fait est que nous n’avons pas bonne mine. C’est ce qui me fait craindre d’être reçu à coups de fusil par ce bon M. Stenson, le vieux régisseur qui demeure quelque part ici, et qui est fort maussade, à ce qu’on assure ; mais écoute, Puffo : ou le bonhomme dort serré, puisque nous avons pu enfoncer la porte du préau et arriver jusqu’à cette chambre sans obstacle, ou le vent fait un bruit qui couvre tout. Eh bien ! nous allons nous introduire furtivement dans sa cuisine, et c’est bien le diable si nous n’y trouvons pas quelque chose.

— Merci, dit Puffo, j’aime encore mieux repasser le lac et aller à la ferme. Là, les gens, quoique affairés, étaient fort polis, tandis que le vieux Stenson est méchant et rageur, à ce qu’il paraît.

— Suis ton inspiration, mon bon Puffo, et marche ! Apporte, s’il se peut, de quoi nous réchauffer l’estomac ; mais écoute encore, ô mon sublime compagnon ! écoute bien une fois pour toutes…

— Qu’est-ce qu’il y a ? dit Puffo, qui s’était déjà disposé à sortir en resserrant les ficelles au moyen desquelles ses peaux de mouton tenaient à son corps.

— D’abord, reprit Cristiano, tu me donneras le temps d’allumer une des bougies de ce lustre avant d’emporter la lanterne.

— Et le moyen de les atteindre ? Je ne vois pas beaucoup d’échelles dans votre damnée chambre de l’ourse !

— Tiens-toi là, je vais grimper sur tes épaules. Tu es solide ?

— Allez ! Vous n’êtes pas bien lourd !

— Vois-tu, mon camarade, dit le patron debout, les deux pieds sur les larges épaules de Puffo, se tenant d’une main à une des branches du lustre et de l’autre s’efforçant d’arracher une des bougies de la bobèche, sans se faire tomber dans les yeux les toiles d’araignées chargées de poussière ; je n’ai pas précisément l’honneur de te connaître. Il y a trois mois que nous voyageons de compagnie, et, sauf un peu trop de goût pour le cabaret, tu ne me parais pas un méchant garçon ; mais il se peut que tu sois une franche canaille, et je ne suis pas fâché de te dire…

— Eh ! dites donc, vous ! reprit Puffo en se secouant un peu, si vous vous dépêchiez là-haut, au lieu de me faire la morale ? Vous n’êtes pas si léger que je croyais !

— C’est fait ! répondit Cristiano en sautant lestement par terre, car il lui avait semblé sentir chez son camarade la tentation de le laisser tomber ; j’ai ma bougie, et je continue mon discours. Nous sommes pour le moment deux bohémiens, Puffo, deux pauvres coureurs d’aventures ; mais, moi, j’ai coutume de me conduire en homme d’esprit, tandis que tu prends quelquefois plaisir à te comporter comme une bête. Sache donc qu’à mes yeux la plus grande sottise, la plus basse platitude qu’un homme puisse faire, c’est de s’adonner au métier de larron.

— Où m’avez-vous vu larronner ? demanda Puffo d’un air sombre.

— Si je t’avais vu larronner en ma compagnie, je t’aurais cassé les reins, mon camarade ; c’est pourquoi il est bon que je t’avertisse une bonne fois de l’humeur dont je suis. Je t’ai dit tout à l’heure : Tâchons de nous procurer à souper par persuasion ou par adresse. Cela, c’est notre droit. On nous fait venir dans ce paradis de neige pour réjouir de nos talens une nombreuse et illustre société. On nous envoie l’argent du voyage ; si nous ne l’avons plus, ce n’est pas notre faute. On nous promet une bonne somme, dont je prétends te faire part généreusement, bien que tu ne sois qu’apprenti où je suis maître ; nous devons nous tenir pour satisfaits, à la condition toutefois qu’on ne nous laissera pas mourir de froid et de faim. Or il se trouve que nous arrivons de nuit et dans un moment où l’illustre société soupe, où les recommandables laquais ont envie de souper, et où les voyageurs attardés ont tort de vouloir souper. Avisons donc à souper aussi ce soir, afin d’être en état de tenir demain nos engagemens. En faisant main-basse sur quelques plats et quelques bouteilles, nous n’offensons pas le ciel, et nous ne sommes pas des imbéciles ; mais, en fourrant des couverts d’argent dans nos poches et du linge sous le bât de notre âne, nous ne ferions que des âneries, vu que les couverts d’argent ne valent rien dans l’estomac, et que le linge se coupe quand on le cache sous un bât. Est-ce entendu, Puffo ? Récolte de vivres, c’est légitime, mais point de vol, ou cent coups de bâton sur tes côtes ; telle est ma manière de voir.

— C’est entendu, répondit Puffo en levant les épaules ; il y a assez longtemps que j’écoute pour ça ! Vous êtes encore un fameux bavard, vous !

Et Puffo s’en alla avec la lanterne, assez mécontent de son patron, lequel avait bien quelques motifs de soupçonner sa probité, ayant trouvé parfois, dans son bagage d’artiste ambulant, divers objets dont Puffo lui avait assez mal expliqué la soudaine propriété.

Ce n’était pourtant pas sans raison que, de son côté, Puffo avait accusé Cristiano d’être bavard. Il était du moins grand causeur, comme tous les hommes doués d’une forte vitalité intellectuelle et physique. Puffo subissait l’ascendant d’un esprit et d’un caractère infiniment supérieurs à sa faconde triviale et à ses instincts grossiers. Il était plus robuste de corps, et lorsque Cristiano menaçait, lui grand et mince, ce Livournais trapu et musculeux, il comptait sur son influence ou sur son agilité plus que sur sa vigueur corporelle, qui, bien que notable, était moindre.

Cristiano, resté seul, s’abandonna à son innocente prédilection pour son âne. Il l’avait débarrassé de son bagage dès son entrée dans la salle de l’ourse. Il rangea dans un coin ce bagage, qui consistait en deux caisses assez grandes, en un faisceau de légers montans de bois blanc avec leurs traverses démontées, enfin en un ballot de toiles et de tapisseries assez fraîches, bien roulées dans un fourreau de cuir. Tout cela, c’était son matériel d’artiste, son industrie, son gagne-pain. Quant à sa garde robe, il n’en était point embarrassé. Elle consistait en une poignée de linge qui tenait dans un mouchoir, et en une souquenille de gros drap qui servait de couverture à Jean quand elle quittait le dos de son propriétaire. Le reste de ses effets étaient sur son corps, savoir une sorte de cape vénitienne passablement usée, un haut-de-chausses en étoffe grossière, et trois paires de bas de laine chaussées les unes sur les autres. Cristiano, pour se livrer à son rangement d’installation, avait dépouillé sa cape, son bonnet de laine et son chapeau à larges bords. C’était un mince et grand garçon, d’une figure remarquablement belle, ombragée d’une masse de cheveux noirs en désordre.

Le poêle commençait à faire sentir sa chaleur, et le jeune homme au sang vif était d’ailleurs fort peu sensible au froid. Il allait donc par la chambre en bras de chemise, comme l’on dit, et prenait ses mesures pour passer la nuit aussi commodément que possible. Ce qui l’inquiétait, ce n’était pas de trouver ou non les lits qu’on lui avait annoncés : c’était de savoir où Jean trouverait le boire et le manger.

J’ai été bien sot, se disait-il, de ne pas songer à cela en passant au château neuf et à la ferme ; mais le moyen de penser à quelque chose quand le vent vous souffle des aiguilles de glace dans les yeux ! À la ferme, on nous disait (et à présent que j’y songe, on nous le disait d’un air très narquois) que nous trouverions de tout en abondance au vieux château, pourvu qu’il plût au vieux Stenson de nous ouvrir ; or il paraît que la chose ne lui plaisait pas, puisque nous avons été forcés d’ouvrir nous-mêmes. Allons ! à tout risque il faut savoir comment le cerbère de cette masure prendra la chose. Après tout, j’ai ma lettre d’admission dans ma poche, et si l’on veut me chasser d’ici encore, je montrerai les dents.

Sur ce, Cristiano remisa Jean avec son bagage sous l’enfoncement que formait la saillie de l’escalier de bois, et comme il cherchait, muni de sa bougie, un clou ou une cheville quelconque pour attacher l’âne, il vit qu’une porte s’ouvrait dans le lambris, juste au fond de cette logette, et pénétrait dans l’angle défectueux de la chambre.

Comme il n’avait guère remarqué cette irrégularité de plan, il ne se rendit pas compte s’il entrait dans un passage pratiqué dans un mur épais ou entre deux murs accolés par le haut, il avait poussé la porte secrète, car c’en était une, sans s’attendre à la trouver ouverte, et voyant qu’elle n’était retenue par rien, il s’en allait à l’aventure avec précaution. Il n’eut pas fait trois pas que sa bougie s’éteignit. Heureusement le poêle flambait, et il put l’y rallumer, tout en écoutant avec un certain plaisir le sifflement aigu et plaintif du vent engouffré dans le passage secret.

Cristiano avait l’esprit romanesque, et se plaisait aux poétiques fantaisies. Il lui sembla que les esprits enfermés si longtemps dans cette salle abandonnée se plaignaient à lui d’être dérangés dans leurs mystères, et comme d’ailleurs il craignait que le froid n’aggravât le rhume du pauvre Jean, il eut soin, en sortant, de repousser la porte derrière lui, après avoir remarqué qu’elle était extérieurement garnie de forts verroux, mais que son propre poids suffisait pour la faire adhérer à son encadrement.

Nous le laisserons marcher à la découverte, et nous introduirons un autre voyageur dans la chambre de l’ourse.

Celui-ci entre aussi par surprise, mais il est accompagné d’Ulphilas, qui l’éclaire avec respect, tandis qu’un petit laquais, tout de rouge habillé, les suit en grelottant. Ces trois personnages s’entretiennent en dalécarlien, et sont encore dans le préau, Ulphilas avec une figure effarée, les deux autres d’un air impatient.

— Allons, Ulph, allons, mon garçon, assez de politesse ; éclairez-nous jusqu’à cette fameuse chambre et occupez-vous bien vite de mon cheval. Il est tout en sueur, pour nous avoir hissés en traîneau sur le roidillon de votre rocher. Ah ! le bon cheval ! Pour dix mille rixdallers, je ne voudrais pas le perdre.

Ainsi parlait à Ulphilas le premier avocat de la ville de Gevala, docteur en droit de la faculté de Lund.

— Comment, monsieur Goefle[1], vous voulez passer la nuit ici ? Mais y songez-vous ?…

— Tais-toi, tais-toi. Je sais que ça contrarierait le brave Sten ; mais quand je serai installé, il faudra bien qu’il en prenne son parti. Prends mon cheval, te dis-je… Moi, je saurai bien trouver mon chemin.

— Comment, monsieur l’avocat, vous venez comme ça de nuit, tout seul, avec votre petit-fils ?…

— Nigaud ! tu sais bien que je n’ai pas d’enfans ! Allons, toi, petit Nils, aide-moi donc à dételer ce pauvre Loki. Tu vois bien qu’ici on babille, et rien de plus. Voyons, remue-toi ; es-tu gelé pour un reste de voyage de trois ou quatre heures, à la nuit tombée ?

— Laissez, laissez, monsieur Goefle, il est trop petit, dit Ulphilas, sensible au reproche de l’avocat. Prenez à droite la première porte, mettez-vous à l’abri ; moi, je vous réponds du cheval.

— Bah ! la neige ne tombe plus. C’est une petite bourrasque qui a adouci le temps, reprit M. Goefle, qui, par profession et par goût, n’était pas moins causeur que Cristiano ; je n’ai pas eu froid du tout, et pourvu que je mange un bon gruau et fume une bonne pipe avant de me coucher… Voyons, Nils, porte donc quelque chose là-bas, dans la chambre, ça t’occupera, ça te réchauffera. Dors-tu déjà ? Il n’est pas plus de sept heures.

— Ah ! monsieur Goefle, dit le petit laquais en claquant des dents, il y a si longtemps qu’il fait nuit ! et moi, la nuit, j’ai toujours peur !

— Peur ! de quoi donc ? Allons, console-toi, dans cette saison-ci, les jours augmentent d’une minute et demie.

Tout en causant ainsi, M. Goefle, qui était un homme d’environ soixante ans, sec, actif et enjoué, mettait lui-même son cheval à l’écurie, tandis qu’Ulphilas remisait le traîneau, rangeait le harnais garni de clochettes, et que le petit Nils, assis sur les paquets, continuait à grelotter sous la galerie de bois qui entourait le préau.

Quand M. Goefle se fut assuré que son cher Loki, l’élégant et généreux petit cheval auquel il avait donné le nom du Prométhée de la mythologie Scandinave, ne manquerait de rien, il se dirigea d’un pas assuré vers la chambre de l’ourse.

— Attendez, attendez, monsieur l’avocat, lui dit Ulphilas, ce n’est pas ici. La chambre à deux lits, qu’on appelle la chambre de garde…

— Eh parbleu ! je la connais bien, répondit M. Goefle, j’y ai déjà couché.

— Peut-être, mais il y a longtemps. Elle est maintenant si délabrée…

— Eh bien ! si elle est délabrée, tu me feras un lit dans la chambre de l’ourse.

— Dans la chambre de…

Ulph n’osa point achever, tant lui sembla inouie l’idée de M. Goefle ; mais reprenant courage : — Non, monsieur l’avocat, non, dit-il, cela ne se peut pas, vous vous moquez ! Je vais chercher la clé de l’autre chambre, qui est peut-être moins mal tenue que je ne pensais (mon oncle y entre quelquefois), et puisqu’il y a une autre porte sur la galerie, vous n’aurez pas le désagrément de traverser la chambre… que vous savez.

— Comment ! depuis le temps que la porte de l’escalier est murée, cette pauvre chambre de l’ourse n’a pas encore perdu sa mauvaise réputation ? Allons, Ulph, mon garçon, tu es par trop bête pour ton âge, et je t’ordonne de m’ouvrir par ici, tout de suite. Il fait trop froid pour attendre que tu ailles chercher les autres clés, et puisque tu as…

— Je ne l’ai pas ! s’écria Ulphilas. Je vous jure, monsieur Goefle, que je n’ai pas plus la clé de l’ourse que celle de la garde.

En discutant ainsi, M. Goefle, accompagné d’Ulphilas, qui l’éclairait à contre-cœur, et de Nils, qui lui marchait sur les talons, était arrivé à la première porte du donjon, au rez-de-chaussée duquel était située la chambre de l’ourse. Cette porte ne fermant que par un verrou extérieur, l’avocat avait pénétré sans obstacle dans le court vestibule, monté les trois marches et poussé la porte de l’ourse, qui céda à sa main impatiente et s’ouvrit toute grande avec un cri si plaintif que Nils recula d’épouvante.

— Ouverte ! Elle était ouverte ! s’écria Ulphilas en pâlissant autant que sa face rouge et luisante était susceptible de pâlir.

— Eh bien ! après ? dit M. Goefle, c’est M. Stenson qui sera venu s’y promener.

— Il n’y vient jamais, monsieur Goefle. Oh ! il n’y a pas de risque qu’il y vienne !

— Alors, tant mieux. Je peux m’installer sans le gêner et sans qu’il s’en aperçoive. Mais que me disais-tu donc ? on vient ici, puisque le poêle flambe !… Je vois ce que c’est, monsieur Ulphilas Stenson ! tu as loué ou promis cette chambre à quelqu’un que tu attendais. Ma foi, tant pis ! Il n’y a pas de place au château neuf, il faut qu’il s’en trouve ici pour moi ; mais console-toi, mon pauvre garçon, je te paierai aussi bien que n’importe qui. Allume ces flambeaux,… c’est-à-dire va chercher de quoi les garnir, et puis apporte des draps, la bassinoire, tout ce qu’il faut, et n’oublie pas le souper, au moins ! Nils t’aidera, il est très adroit, très vif, très gentil. Voyons, Nils, exerce-toi, trouve tout seul la chambre où nous devons coucher, la garde, comme dit Ulphilas. Je sais où elle est, mais je ne veux pas te le dire. Cherche, fais-nous voir que tu es intelligent, monsieur Nils !

Le bon M. Goefle parlait dans le désert : Ulph était comme pétrifié au milieu de la chambre, Nils se cuisait les mains le long du poêle, et l’avocat faisait tout seul son installation.

Enfin Ulph poussa un soupir à faire tourner les moulins et s’écria d’un ton emphatique : — Sur l’honneur, monsieur Goefle, sur mon salut éternel, je n’ai loué ni promis cette chambre à personne ; pouvez-vous avoir une pareille idée, sachant les choses qui s’y sont passées et celles qui s’y passent encore ! Ah ! pour rien au monde, mon oncle Stenson ne voudrait consentir à vous laisser ici ! Je vais l’avertir de votre arrivée, et puisque l’on ne vous a pas gardé votre appartement au château neuf, mon oncle vous donnera le sien au château vieux.

— C’est à quoi je ne consens pas, répondit M. Goefle ; je te défends même de lui dire que je suis là. Il saura demain que je m’y trouve on ne peut mieux : la chambre de garde est un peu petite ; c’est tout ce qu’il faut pour dormir. Celle-ci sera mon salon et mon cabinet de travail. Elle n’est pas gaie ; mais pour trois ou quatre jours, j’y serai au moins tranquille.

— Tranquille ! s’écria Ulph, tranquille dans une chambre hantée par le diable ?

— À quoi vois-tu ça, mon ami Ulph ? dit en souriant le docteur en droit, tandis qu’au froid de l’hiver le froid de la peur s’unissait pour donner le frisson au petit Nils.

— Je vois ça à trois choses, répondit Ulph d’un air sombre et profond. La première, c’est que vous avez trouvé la porte du préau ouverte, quand, moi, je l’avais fermée après le coucher du soleil ; la seconde, c’est que la porte de cette chambre était ouverte aussi, chose que je n’ai pas vue depuis cinq ans que je suis venu ici soigner et servir mon oncle ; la troisième, et la plus incroyable, c’est qu’on n’a pas allumé de feu ici depuis vingt ans, et peut-être plus, et que voici le feu qui brille et le poêle qui chauffe !… Enfin… attendez, monsieur le docteur, voilà sur le plancher de la cire toute fraîchement répandue, et pourtant…

— Et pourtant, tu viens de la répandre toi-même, car tu tiens ta lanterne tout de travers !

— Non, monsieur Goefle ! non ! ma chandelle est une chandelle de suif, et ce que je vois là sous le lustre… attendez !

Et, levant la tête, Ulph fit un cri d’horreur en s’assurant qu’au lieu de onze bougies et une demie, le lustre n’en avait plus qu’une demie et dix.

L’avocat était d’un naturel bienveillant et optimiste. Au lieu de s’impatienter de la préoccupation d’Ulphilas et de l’effroi de Nils, il ne songea qu’à s’en divertir. — Eh bien ! vive Dieu ! dit-il d’un ton très sérieux, cela prouve que les kobolds se sont installés ici, et s’il leur plaisait de se montrer à moi, qui ai désiré toute ma vie de faire connaissance avec eux, sans avoir jamais pu en apercevoir un seul, je m’applaudirais d’autant plus d’avoir choisi cette chambre où je dormirai sous leur aimable protection.

— Non, monsieur le docteur, non, reprit Ulph, il n’y a point ici de kobolds, c’est un endroit triste et maudit, vous le savez bien, un endroit où les trolls du lac viennent tout déranger et tout gâter, comme de méchans esprits qu’ils sont, tandis que les petits kobolds sont amis des hommes et ne songent qu’à leur rendre service. Les kobolds conservent et ne gaspillent pas. Ils n’emportent rien…

— Au contraire, ils apportent ! Je sais tout ça, maître Ulph ; mais qui te dit que je n’ai pas à mon service particulier un kobold qui m’a devancé ici ? C’est lui qui aura pris la bougie pour allumer le feu, afin de me faire trouver en arrivant un local réchauffé. C’est lui qui m’avait ouvert les portes d’avance, sachant que tu es un grand poltron et que tu me ferais longtemps attendre ; enfin c’est lui qui va t’accompagner et t’aider à m’apporter à souper, si tu veux bien en avoir l’intention, car tu sais que les kobolds n’aiment guère les nonchalans et ne servent que ceux qui ont bonne volonté de servir les autres.

Cette explication ramena un peu de calme chez les deux auditeurs ; Nils osa interroger de ses grands yeux bleus les sombres parois de la salle, et Ulph, après lui avoir remis une clé qui ouvrait l’armoire de la chambre de garde, se décida à sortir pour aller préparer le souper.

— Allons, Nils, dit l’avocat à son petit laquais, nous ne voyons guère avec cette méchante lanterne qu’on nous laisse ; tu feras les lits plus tard ; tu vas, en attendant, défaire la malle. Pose-la sur la table.

— Mais monsieur le docteur, dit l’enfant, je ne pourrai pas seulement la soulever ; elle est lourde !

— C’est vrai, reprit l’avocat ; il y a des papiers dedans, et c’est très lourd. — Il mit lui-même, avec un peu d’effort, la malle sur une chaise, en ajoutant : — Prends au moins la valise aux habits. Je n’ai apporté que l’indispensable ; ça ne pèse rien.

Nils obéit, mais il ne put jamais ouvrir le cadenas. — Je te croyais plus adroit que ça ! dit l’avocat un peu impatienté. Ta tante me disait… je crois qu’elle t’a un peu surfait, la bonne Gertrude !

— Oh ! reprit l’enfant, je sais très bien ouvrir les malles quand elles ne sont pas fermées… Mais dites-moi donc, monsieur Goefle, est-ce vrai que vous avez un kobold ?

— Un quoi ? un kobold ? Ah oui ! je n’y étais plus, moi ! Tu crois donc aux kobolds, mon garçon ?

— Oui, s’il y en a. Est-ce qu’ils ne sont jamais méchans ?

— Jamais, d’autant plus qu’ils n’existent pas.

— Ah ! vous disiez pourtant…

— J’ai dit ça pour me moquer de cet imbécile. Quant à toi, Nils, je ne veux pas t’élever dans ces sottises-là. Tu sais ? je ne veux pas seulement faire de toi mon domestique, je veux te donner un peu d’éducation et de bon sens, si je peux.

— Pourtant, monsieur Goefle, ma tante Gertrude, y croit bien, elle, aux bons et aux méchans esprits !

— Ma gouvernante croit à ça ? Elle ne s’en vante pas devant moi ! Voyez un peu comme les gens nous attrapent ! Elle fait l’esprit fort quand j’ai le temps de causer avec elle !.. Mais non, va, elle n’y croit pas ; elle dit ça pour t’amuser.

— Mais ça ne m’amuse pas, moi ; ça me fait peur ! ça m’empêche de m’endormir !

— En ce cas, elle a tort. Mais que fais-tu là ? Est-ce ainsi que l’on défait une valise, en jetant tout par terre ? Est-ce ainsi que le pasteur de Falun t’a enseigné le service ?

— Mais, monsieur Goefle, je ne servais pas le pasteur. Il m’avait pris seulement pour jouer avec son petit garçon, qui était malade, et nous nous amusions bien, allez ! Nous faisions toute la journée de petits bateaux de papier ou de petits traîneaux avec de la mie de pain !

— Ah ! ah ! c’est bon à savoir, ça ! dit le docteur en droit d’un air courroucé, et Gertrude qui me disait que tu t’étais rendu si utile dans cette maison !

— Oh ! monsieur Goefle, j’étais bien utile !

— Oui, pour les bateaux de papier et les traîneaux de mie de pain ! C’est très utile assurément ; mais si, à l’âge où te voilà, tu ne sais pas faire autre chose…

— Mais, monsieur Goefle, j’en sais bien autant que les autres enfans de dix ans !

— De dix ans, bourreau ? Tu n’as que dix ans ? Et ta tante qui t’en donne treize ou quatorze ! Eh bien ! qu’est-ce que tu as, imbécile ? Pourquoi pleures-tu ?

— Dame, monsieur le docteur, vous me grondez ! Ce n’est pas ma faute si je n’ai que dix ans.

— C’est juste ! Voilà ta première parole sensée, depuis ce matin que j’ai le bonheur de te posséder à mon service. Allons, essuie tes yeux et ton nez ! Je ne t’en veux pas. Tu es grand et fort pour ton âge, c’est toujours ça, et, ce que tu ne sais pas, tu l’apprendras, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui, monsieur Goefle. Je ne demande pas mieux !

— Mais tu l’apprendras vite ?… Je suis fort impatient, je t’en avertis !

— Oui, oui, monsieur Goefle, j’apprendrai tout de suite.

— Sais-tu faire un lit ?

— Oh ! je crois bien ! Chez le pasteur, je faisais toujours le mien tout seul !

— Ou tu ne le faisais pas du tout ! N’importe, nous verrons ça.

— Mais, monsieur Goefle, ma tante me disait, quand elle est venue à Falun pour me mettre en route avec vous, ce matin : Tu n’auras rien à faire au château où tu vas avec ton maître. Il y a dans le château de M. le baron de… de…

— De Waldemora.

— Oui, oui, c’est ça ! Il y a de belles chambres toujours propres et un tas de domestiques qui font tout. Ce que M. Goefle veut, c’est qu’on soit là pour commander à sa place, et il ne veut plus emmener François, parce que François ne reste jamais dans sa chambre. Il va boire et se divertir avec les autres laquais, et monsieur est obligé de courir partout et d’appeler pour demander ce qu’il lui faut. Ça le dérange. Monsieur n’aime pas ça du tout. Toi, tu seras bien sage ; tu ne le quitteras jamais, tu entends bien ? Tu le feras servir, et on te servira aussi.

— Ainsi, dit le docteur, voilà sur quoi tu as compté ?

— Dame ! je suis bien sage, monsieur Goefle ; je ne vous quitte pas, vous voyez ; je ne vais pas courir avec les grands laquais du château !

— Il vaudrait mieux !… Mais je t’en défierais bien là où nous sommes.

— Il n’y a donc pas, pour aller au château neuf, d’autre chemin que le lac ?

— Non vraiment, sans quoi je vois bien que tu serais déjà avec les grands laquais galonnés.

— Oh ! non, monsieur Goefle, puisque vous ne voulez pas ! Mais comme c’était beau là dedans !

— Où donc ? À Waldemora ?

— Oui, c’est comme ça qu’ils appellent le château neuf. Oh ! monsieur Goefle, c’était bien plus joli qu’ici ! Et il y avait tant de monde ! Je n’y avais pas peur !

— Fort bien, monsieur Nils, ça vous tournait la tête, à vous, ce palais plein de monde, de bruit, de flambeaux, de dorures, de désordre et de mangeaille ! Quant à moi, ce n’est pas mon goût de passer la nuit au bal et d’attendre au lendemain le hasard d’une chambre à partager avec quatre ou cinq jeunes fous pris de vin ou de querelle ! J’aime à manger peu, mais souvent et tranquillement, à dormir quelques heures, mais avec sécurité. Et d’ailleurs je ne suis pas venu ici pour me divertir, moi. J’ai des affaires importantes à régler pour le compte du baron ; il me faut ma chambre, ma table, mon écritoire et un peu de silence. Je le trouve maussade, ce cher baron, d’avoir oublié, au milieu de ses fêtes et réjouissances, que je ne suis plus un jeune étudiant avide de musique et de valse ! Je lui en dirai ma façon de penser demain matin. Il eut dû me faire préparer cet appartement-ci, ou tout autre, loin du vacarme et à l’abri des importuns ! Il n’a tenu à rien que je ne reprisse le chemin de Falun, quand j’ai vu l’étonnement des laquais à mon arrivée et leur embarras pour me caser convenablement ; mais la neige m’a fait peur, et d’ailleurs Loki avait chaud ! Je me suis rappelé heureusement qu’il y avait au vieux Stollborg une chambre endiablée dont personne ne voulait, et que l’on n’offrait à personne. Nous y voilà, nous y sommes bien. Demain, Nils, tu m’ôteras toute cette poussière et ces toiles d’araignées. J’aime la propreté, moi !

— Oui, monsieur Goefle, je dirai ça à M. Ulph, car je ne suis pas assez grand pour nettoyer là-haut !

— Oui, je vois ça. Nous le dirons à Ulph !

— Mais dites donc, monsieur Goefle, pourquoi est-ce qu’on l’appelle la chambre de l’ourse, cette chambre-là ?

— C’est un nom comme un autre, répondit M. Goefle, qui, occupé à ranger ses papiers dans le tiroir de la table, jugea bien inutile d’expliquer le blason à M. Nils. Cependant il s’aperçut bientôt d’un redoublement de frayeur chez l’enfant. — Voyons, qu’est-ce que tu as ? lui dit-il avec impatience. Tu ne fais que me suivre pas à pas, et tu ne m’aides à rien ?

— C’est que j’ai peur des ours, répondit le brave Nils, et vous avez parlé de la grande ourse à Falun avec M. le pasteur. Je l’ai bien entendu !

— Moi ? j’ai parlé de la grande ourse ? Ah ! oui, c’est vrai ! Le pasteur s’occupe d’astronomie, et nous disions… Mais rassure-toi, vaillant jeune homme ! Nous parlions de la constellation de la grande ourse qui est dans le ciel.

— Ah ! elle est dans le ciel, la grande ourse ! s’écria Nils tout joyeux. Alors elle n’est pas ici ? Elle ne viendra pas dans cette chambre ?

— Non, dit en riant l’avocat. Elle est trop loin, trop haut ! Si elle voulait descendre, elle se casserait les pattes. Donc, tu n’en as plus peur ?

— Oh ! non, plus du tout ! Pourvu qu’elle ne tombe pas !

— Bah ! elle est attachée là-haut par sept clous de diamant d’une belle taille, va !

— C’est donc le bon Dieu qui l’a clouée parce qu’elle était méchante ?

— Probablement ! À présent tu ne la crains plus ?

— Oh ! non ! fit Nils avec un geste profondément sceptique.

— Alors va-t’en chercher Ulph pour lui dire…

— Monsieur Goefle, vous avez aussi parlé de l’homme de neige !

— Oui. Ah ça ! tu écoutes donc ce que l’on dit, toi ?… C’est agréable !

— Oh ! oui, monsieur Goefle, répondit Nils ingénument, j’écoute tout, moi !

— Et qu’est-ce que c’est, selon toi, que l’homme de neige ?

— Je ne sais pas. M. le pasteur vous disait tout bas en riant : — Vous allez donc voir l’homme de neige ?

— Il voulait parler d’une montagne qui s’appelle comme ça, apparemment.

— Oh ! que non ! Vous avez dit : « Est-ce qu’il marche toujours aussi droit ? » Et le pasteur a répondu : « Il chasse toujours sur son lac. » Oh ! je comprends bien le suédois, allez ! aussi bien que le dalécarlien !

— D’où tu conclus…

— Qu’il y a, sur le lac où nous avons passé tout à l’heure, un grand homme de neige qui marche !…

— C’est ça ! et qui est suivi d’un grand ours ! Tu as de l’imagination, petit ! Est-ce un ours blanc ou un noir ?

— Je ne sais pas, monsieur Goefle.

— Il faudrait pourtant savoir ça avant de nous décider à souper dans cette chambre. S’ils allaient venir se mettre à table avec nous ?

Nils vit, bien que M. Goefle se moquait de lui, et il se mit à rire. Le docteur s’applaudissait de son moyen de guérir les enfans de la peur, lorsque Nils, redevenu tout à coup silencieux, lui dit : — Monsieur Goefle, allons-nous-en d’ici ! C’est un endroit bien laid !

— Très bien ! s’écria l’avocat avec humeur. Voilà les enfans ! J’ai la bonté d’apprendre à monsieur que l’ourse est une constellation, et il a beaucoup plus peur qu’auparavant !

Nils, voyant son maître fâché, s’en prit encore une fois à ses yeux. C’était un enfant gâté et cependant craintif. M. Goefle, bon par excellence, se persuadait et se plaisait à dire qu’il n’aimait pas l’enfance, et que si quelque chose le consolait de ne pas avoir songé au mariage en temps utile, c’était la liberté d’esprit assurée à ceux qui n’ont pas l’ennui des marmots et la responsabilité de leur avenir. Cependant la vive sensibilité dont il était doué, et que les enthousiasmes et les excitations du barreau n’avaient fait que développer à son insu, lui rendait insupportables les chagrins et les pleurs des êtres faibles, si bien que, tout en grognant contre la sottise de son petit valet, tout en se confirmant dans sa passion pour les discussions éclairées ou subtiles qui gagnent les causes quand on parle à des hommes et qui les compromettent quand on parle à des enfans, il s’efforça de consoler et de rassurer celui-ci ; il alla même jusqu’à lui promettre que, si la grande ourse se présentait à la porte de la chambre, il lui passerait son épée au travers du corps plutôt que de la laisser entrer.

M. Goefle se pardonna ce qu’il appelait son absurde condescendance en sentant un joli récit de sa soirée au Stollborg s’arranger de lui-même dans sa tête pour le divertissement de ses amis de Gevala.

Cependant Ulph ne revenait pas. Qu’il lui fallût du temps pour trouver de quoi souper dans le modeste ménage de maître Stenson, M. Goefle le concevait ; mais qu’il ne rapportât pas de lumière, c’était un oubli impardonnable.

Le bout de chandelle allait finir dans la lanterne, et l’avocat, qui avait toujours la main blanche et la manchette irréprochable, n’osait toucher à ce vilain ustensile pour s’éclairer autour de la chambre. Il prit pourtant ce parti pour aller voir si, dans la pièce voisine, il ne trouverait pas quelque provision ou quelque reste de bougie dans l’armoire dont Ulph lui avait laissé la clé. Nils le suivit en le tenant doucement par le pan de son habit.

Ces deux chambres, qui pour M. Goefle en ce moment représentaient la jouissance d’un seul appartement, étaient séparées l’une de l’autre par l’épaisseur d’un très gros mur et par deux portes solides. M. Goefle connaissait bien la localité, mais il y avait si longtemps qu’il n’avait eu affaire dans l’intérieur, qu’il eut quelque peine à trouver la première de ces deux portes. Il la cherchait en face de celle par laquelle il était entré, et il avait raison ; mais au lieu d’être sur le même alignement, elle était sur la gauche, et dissimulée dans la boiserie, comme celle que Cristiano avait découverte par hasard sous l’escalier, et dont ni le docteur ni Ulphilas ne soupçonnaient l’existence. Ce système de portes bien closes et sans serrures apparentes n’était cependant pas une affectation de mystère : c’était tout simplement l’exécution soignée d’un revêtement de menuiserie, exécution qui devient presque un art dans les pays froids.

M. Goefle, une fois en possession d’une chambre à deux lits qui avait été remise à neuf une dizaine d’années auparavant, et qui était assez comfortable, n’eut pas la peine de chercher dans l’armoire. Le premier objet que ses yeux rencontrèrent en se portant sur la cheminée fut une paire de lourds flambeaux à trois branches portant chacun trois bougies entières. Il était temps ; le bout de chandelle expirait dans la lanterne.

— Puisque nous voilà sûrs de ne pas rester dans l’obscurité, dit M. Goefle au petit, faisons tout de suite notre ménage ici. Allume le feu, je tirerai les draps de l’armoire.

Les draps étaient placés sur les lits avant que Nils eût réussi à autre chose qu’à remplir la chambre de fumée. Quand il fut question de faire ces lits, qui étaient fort grands, il n’imagina rien de mieux que de monter dessus pour atteindre le milieu du traversin. M. Goefle eut fort envie de se fâcher, mais, voyant que cela n’amènerait que des pleurs, il se résigna à faire tout seul non-seulement son lit, mais encore celui de son petit laquais.

Il n’avait jamais fait cette besogne, et pourtant il allait en venir à son honneur, lorsqu’il fut interrompu par un bruit formidable partant de la chambre de l’ourse, dont les portes étaient restées ouvertes. C’était comme un hurlement âpre, éclatant, et cependant burlesque. Nils se laissa tomber à quatre pattes et trouva prudent de se cacher sous le lit, tandis que M. Goefle, l’œil écarquillé et la bouche ouverte, se demandait, sans terreur, mais avec un grand étonnement, d’où pouvait provenir un pareil chant. — Si, comme je le crois bien, pensa-t-il, c’est quelque mauvais plaisant qui veut m’effrayer, il imite d’une singulière façon le grognement de l’ourse. C’est bien plutôt la voix de l’âne qu’il reproduit, et cela dans une rare perfection ; mais me prend-il pour un Lapon de s’imaginer que je n’aie jamais entendu braire un baudet ?

— Allons, allons, Nils, dit-il en cherchant son petit laquais, il n’y a point là de magie ; allons voir ce que c’est.

Mais Nils se serait fait tuer plutôt que de bouger ou seulement de répondre, et M. Goefle, ne sachant ce qu’il était devenu, prit le parti d’aller seul à la découverte.

Il ne fut pas peu surpris de se trouver face à face avec un véritable âne au milieu de la chambre de l’ourse, un bel âne en vérité, tel que jamais il n’en avait vu en Suède, et d’une si honnête figure qu’il était impossible de lui faire un mauvais accueil et de prendre sa visite en mauvaise part.

— Eh ! mon pauvre ami, lui dit en riant M. Goefle, d’où sors-tu ? Que viens-tu faire en ce pays, et que viens-tu me demander ?

Si Jean eût eu le don de la parole humaine, il eût répondu que, caché sous l’escalier, où personne n’avait eu l’idée de regarder, il avait fait un somme en attendant avec confiance le retour de son maître, mais que, ne le sentant pas revenir, et commençant à avoir grand’faim, il avait perdu patience et pris le parti de défaire la corde, qui l’attachait fort peu, pour venir demander à souper à M. Goefle.

Celui-ci devina sa pensée avec une grande perspicacité, mais ne comprit pas comment Ulph, qu’il supposait chargé de la garde de cet âne, lui avait donné pour écurie la redoutable chambre du Stollborg. Il bâtit un monde de suppositions dans sa tête. Cet animal étant une rareté dans les pays froids, le baron, qui avait un attelage de rennes, autre rareté dans cette région, trop froide pour les ânes et pas assez froide pour les rennes, y tenait probablement beaucoup, et avait dû charger les gardiens de son vieux château de le soigner et de le tenir dans un local bien chauffé. Voilà pourquoi, se dit M. Goefle, j’ai trouvé le poêle allumé ; mais pourquoi Ulph, au lieu de me dire tout bonnement la vérité, a-t-il fait semblant de croire la chambre toujours hantée ? Voilà ce que je ne m’explique pas. Peut-être avait-il reçu l’ordre de calfeutrer une écurie ad hoc, et ne l’ayant pas fait, peut-être a-t-il voulu cacher sa négligence, espérant que je me dégoûterais de la chambre, ou que je ne m’apercevrais pas de la présence de cet étrange compagnon… — Quoi qu’il en soit, ajouta M. Goefle en s’adressant gaiement à Jean, dont la figure le divertissait, je t’en demande bien pardon, ô mon pauvre âne, mais je ne suis pas disposé à te garder si près de moi. Tu as la voix très belle, et j’ai le sommeil fort léger. Je vais te conduire auprès de Loki, dont le voisinage te réchauffera, et dont tu voudras bien, pour cette nuit, partager le souper et la litière. Allons, Nils ! ici, mon enfant, il faut m’éclairer jusqu’à l’écurie !

Ne recevant aucune réponse, M. Goefle fut obligé de retourner dans la chambre de garde, de découvrir la cachette de Nils, de l’en tirer par une patte et de l’apporter, bon gré, mal gré, sur le dos de l’âne. D’abord M. Nils, se croyant à cheval sur l’ourse fantastique, fit des cris perçans, d’autant plus qu’il n’avait jamais vu d’âne, et qu’il n’était pas moins effrayé des longues oreilles de Jean qu’il ne l’eût été des cornes du diable ; mais il se rassura peu à peu en voyant la douceur et la tranquillité de sa monture. M. Goefle lui mit en main le flambeau à trois branches, il tira lui-même l’âne par la corde, et ils sortirent tous trois du donjon, se dirigeant vers l’écurie, en suivant, le long du préau couvert de neige, la galerie de bois, à auvent moussu, qui en faisait le tour.

En ce moment, Ulph sortait du pavillon habité par son oncle, et se dirigeait vers le donjon, portant d’une main une lanterne, de l’autre un grand panier rempli des ustensiles nécessaires pour mettre le couvert de M. l’avocat. Cette fois Ulph était aussi désireux de rentrer dans la chambre de l’ourse qu’il avait été naguère contrarié d’y entrer. C’est qu’il éprouvait cet invincible besoin de société qui s’empare d’un homme épouvanté par la solitude. Voici ce qui était arrivé à Ulph.

En vrai Suédois, Ulph était la prévenance et l’hospitalité même ; mais, depuis quelques années qu’il habitait la sombre masure du Stollborg, en compagnie d’un personnage morne et sourd, le pauvre Ulph était devenu si superstitieux et si poltron, qu’après le coucher du soleil il ne manquait jamais de se barricader dans sa chambre, résolu à laisser périr dans les glaces et dans les neiges quiconque lui faisait entendre une voix suspecte. Si M. Goefle n’eût trouvé la porte du manoir ouverte par le vigoureux poignet de Puffo, et si Ulph n’eût pas reconnu la voix de l’avocat dans le préau, l’estimable docteur en droit eût été certainement forcé de retourner au château neuf, dont il redoutait si fort le bruit et l’encombrement.

Après l’avoir introduit dans le donjon, Ulph s’était un peu tranquillisé. Il s’était même dit que tout était pour le mieux, vu que si M. Goefle voulait affronter le diable, c’était son affaire, et qu’il valait encore mieux le recevoir que d’être forcé de le reconduire au château neuf, ordre qui eût entraîné pour le pauvre guide la fâcheuse nécessité de revenir seul sur le lac, peuplé de gnomes effroyables. Heureusement le vieux gardien du Stollborg, malingre, frileux, habitué à dormir de bonne heure, s’était enfermé dans son pavillon, situé au fond d’une seconde petite cour, et dont les fenêtres, donnant sur le lac, n’avaient pas vue sur le préau. Il n’y avait donc guère d’apparence qu’endormi ou non, il se doutât de la présence de son hôte avant le lendemain matin. Après mûre réflexion, Ulph avait résolu de ne pas l’avertir et de préparer de son mieux le souper de M. Goefle. Sten était fort sobre ; mais il était l’objet des plus grandes attentions de la part de son maître, le baron de Waldemora (propriétaire, comme on l’a vu, du château neuf et du vieux donjon), qui avait donné, une fois pour toutes, les ordres les plus précis à son nouvel intendant pour qu’il fût pourvu largement au bien-être du vieux et fidèle serviteur de sa maison.

Ulph aimait à bien vivre, et, remarquant que son oncle renvoyait, par discrétion et par esprit d’ordre, le superflu des provisions qu’on lui apportait du château neuf, il s’était arrangé pour tout recevoir sans l’en avertir. Il avait donc un certain coin mystérieux dans la cuisine où il cachait ses richesses gastronomiques, et une certaine petite cave, creusée dans le roc, bien fraîche en été, bien tiède en hiver, où s’amoncelaient, derrière certaines tonnes vides, des bouteilles de vieux vins, objets d’un grand prix, à coup sûr, dans une contrée où la vigne est une plante de serre chaude.

Ulph n’était pas cupide ; c’était un honnête garçon qui, pour rien au monde, n’eût fait argent des présens du baron à son oncle. Même il avait le cœur bon, et quand il pouvait retenir un camarade, il lui faisait part mystérieusement de ses dives bouteilles, heureux de ne pas être forcé de boire seul, ce qui rend l’ivresse triste. Cependant l’apparition, non pas d’une ourse, comme le croyait Nils, mais d’un fantôme lamentable dans le donjon, était une chose trop avérée pour que le pauvre Ulph pût garder un seul convive après le coucher du soleil. Alors il prenait le parti de s’achever, pour se donner du cœur, et c’est alors que lui apparaissaient les méchans trolls et les stroemkarls, qui tâchent d’emmener leurs victimes dans les cascades pour les y précipiter. C’est probablement pour ne pas être tenté de les suivre que le judicieux Ulphilas buvait jusqu’à perdre entièrement l’usage de ses jambes. Il y avait bien dans la nombreuse suite du baron des laquais esprits-forts et cosmopolites, qui ne croyaient à rien ; mais Stenson les haïssait tous plus ou moins, et son neveu Ulph partageait ses antipathies.

Donc Ulphilas Stenson avait de quoi faire bonne cuisine à M. Goefle, et il n’était pas maladroit pour frire et rôtir. Après tout, la gaieté de l’avocat l’avait un peu ranimé, et il se promettait de faire une bonne petite causerie en le servant ; mais ses idées riantes furent tout à coup troublées par des bruits étranges : c’était comme des frôlemens furtifs dans l’épaisseur des murs, comme des craquemens dans les boiseries ; vingt fois la poêle lui tomba des mains, et il y eut un moment où il lui sembla si bien que ses soupirs de terreur avaient un écho moqueur derrière lui, qu’il resta trois bonnes minutes sans oser respirer, et encore moins se retourner.

C’était là la cause de son peu d’activité dans la confection de ce repas tant désiré. Enfin, ayant, tant bien que mal, parachevé son œuvre, il descendit à la cave pour chercher le vin. Là de nouvelles angoisses l’attendaient. Au moment où, convenablement chargé, il allait sortir de ce sanctuaire, une grande figure noire glissa devant lui. Sa lanterne s’éteignit, et les mêmes pas mystérieux qui l’avaient tant effrayé dans la cuisine montèrent rapidement avant lui les degrés de la cave. Ulph faillit s’évanouir, mais il reprit encore une fois courage et regagna sa cuisine, où il laissa ses casseroles mijoter leur contenu sur les fourneaux, résolu d’aller, sous prétexte de couvert à mettre, se guérir de son effroi auprès de M. Goefle.

C’est au moment où, chargé de ses ustensiles de service, il suivait la galerie de bois, qu’il se trouva face à face avec la bizarre apparition que présentait le docteur en droit, coiffé de son bonnet de nuit, et tirant par le licol un animal étrange, impossible, une bête qu’en véritable paysan dalécarlien de cette époque, Ulph n’avait jamais vue, dont peut-être il n’avait jamais entendu parler, et sur cette bête, qui projetait le long de la galerie l’ombre de ses oreilles gigantesques, une triple flamme portée par un petit diable rouge, que M. Goefle avait bien voulu faire passer pour son laquais, mais qui ne pouvait être que le kobold en personne, le démon familier que l’avocat s’était vanté d’avoir sous ses ordres.

C’en était trop pour le pauvre Ulph. Il estimait les kobolds, mais ne souhaitait point les voir. Il posa d’une main défaillante son panier par terre, et, virant de bord, il alla s’enfermer dans sa chambre en jurant par son salut éternel qu’il n’en sortirait de la nuit, dût l’avocat mourir de faim et le diable manger le souper destiné à l’avocat.

Aussi ce fut bien en vain que M. Goefle l’appela. Il n’en reçut pas de réponse, et prit le parti de mettre l’âne à l’écurie, de s’emparer du panier abandonné, et de retourner mettre son couvert, avec l’aide de Nils, dans la chambre de l’ourse.

— Allons, se dit-il, la philosophie est nécessaire en voyage, et puisque voici des verres, des couverts et des assiettes, espérons que ce lunatique a l’intention d’y joindre quelque victuaille. Attendons son bon plaisir, puisqu’il n’y a pas moyen de faire autrement, et débouchons toujours ces bouteilles de bonne mine.

Nils ne mit pas trop mal la nappe, il ne laissa pas ralentir le poêle, et M. Goefle se sentait remis en possession de sa belle humeur naturelle, lorsque Nils commença à prendre des poses molles et brisées qui témoignaient d’une subite invasion de sommeil.

— Secoue-toi un peu, lui dit l’avocat ; il s’agit de manger. Tu dois avoir faim.

— Hélas ! oui, monsieur Goefle, répondit l’enfant ; mais j’ai tant d’envie de dormir que je ne pourrai jamais attendre que vous soyez servi et que vous ayez fini de manger. Tenez, voilà du pain et des confitures de mûres sauvages ; laissez-moi en goûter un peu, après ça j’aurai la force de vous servir.

M. Goefle ouvrit lui-même le pot de confitures, et Nils s’assit sans façon à la place destinée à son maître, tandis que celui-ci chauffait ses pieds refroidis par le voyage à l’écurie. M. Goefle était aussi actif d’imagination que de paroles. Quand il n’avait plus occasion de causer, il travaillait dans son esprit ou partait joyeusement pour d’agréables rêveries, si bien qu’au bout d’un quart d’heure, la faim le tiraillant de nouveau, il se retourna pour voir si Ulph était enfin de retour avec quelque plat plus solide que les confitures ; mais il ne vit que le petit Nils profondément endormi, la tête sur la table et le nez dans son assiette.

— Allons, allons ! lui dit-il en le secouant. Tu as mangé, tu dormiras plus tard ! Songe à me servir ; va voir si Ulph…

Mais il était bien inutile à M. Goefle de formuler sa pensée. Accablé par l’impérieux sommeil de l’enfance, Nils était debout, les yeux hagards, et trébuchant comme un homme ivre. M. Goefle en eut pitié. — Allons, va te coucher, dit-il, puisque tu n’es bon à rien !

Nils s’en alla vers la chambre de garde, s’appuya contre la porte, et y resta, dormant debout. Il fallut le conduire à son lit. Là ce fut un autre embarras. Monsieur n’avait pas la force d’ôter ses guêtres. M. Goefle ôta les guêtres de son laquais, ce qui ne fut pas facile, les guêtres étant justes et les jambes amollies par le sommeil.

M. Goefle allait le hisser dans son lit lorsqu’il s’aperçut que le drôle s’y était fourré tout habillé. — Que le diable t’emporte ! lui dit-il ; t’ai-je fait faire d’avance ces beaux habits neufs pour coucher avec ? Allons, vite, debout, et prends la peine de te déshabiller, c’est bien le moins !

Nils, remis, bon gré, mal gré, sur ses pieds, fit d’inutiles tentatives pour se déboutonner. La tante Gertrude, charmée d’avoir un crédit ouvert pour le faire équiper en petit laquais avant de le présenter à son maître, lui avait fait faire des hauts-de-chausses de peau d’élan et une veste de drap rouge si bien coupés qu’il y était tassé comme dans une gaine, et que M. Goefle lui-même eut grand’peine à l’en faire sortir. Il lui fallut le prendre sur ses genoux devant la cheminée, car durant cette opération l’enfant grelottait. M. Goefle avait beau enrager et maudire Gertrude de lui avoir donné un pareil serviteur, l’humanité lui défendait de le laisser geler. Et puis Nils le désarmait par sa gentillesse. À chaque reproche de son maître, il répondait naïvement : — Vous verrez demain, monsieur Goefle, je vous servirai bien, et puis je vous aimerai bien !

— Ce sera toujours ça ! répondait le bon docteur en le bousculant un peu. C’est égal, je préférerais être un peu moins aimé et un peu mieux servi !

Enfin Nils était couché, et M. Goefle se remettait en route vers son problématique souper, lorsque l’enfant le rappela sans façon pour lui dire d’un ton de reproche : — Eh bien ! monsieur, vous me laissez donc là tout seul ?

— En voici bien d’une autre ! s’écria l’avocat. Il te faut de la compagnie pour dormir ?

— Mais, monsieur Goefle, je ne dormais jamais seul dans ma chambre chez M. le pasteur de Falun, et surtout ici où j’ai peur… Oh ! non, tenez, si vous me laissez là, j’aime mieux dormir par terre dans la chambre où vous serez !

Et Nils, réveillé maintenant comme un chat, sauta hors du lit, et fit mine de s’en aller en chemise avec son maître dans la chambre de l’ourse. Pour le coup, M. Goefle perdit patience. Il gronda ; Nils se remit à pleurer. Il voulut l’enfermer ; Nils se remit à crier. Le docteur prit un parti héroïque. — Puisque j’ai fait cette sottise, se dit-il, d’avoir cru qu’un enfant de dix ans en avait quatorze, et de m’imaginer que Gertrude avait un grain de bon sens dans la cervelle, il me faut en porter la peine. Cinq minutes de patience, et ce maudit galopin sera endormi, tandis que si j’excite ses esprits par ma résistance. Dieu sait combien de temps il me faudra l’entendre gémir ou brailler !

Il alla donc chercher un de ses dossiers dans la chambre de l’ourse, non sans maudire l’enfant, qui le suivait pieds nus et voulait à peine lui laisser le temps de trouver ses lunettes ; puis il fut s’asseoir devant la cheminée de la chambre de garde, dont il referma les portes sur lui, vu qu’il n’y faisait pas très chaud, et, après avoir demandé narquoisement à Nils s’il n’exigeait pas qu’on lui chantât une chanson pour le bercer, il s’ensevelit dans ses paperasses, oubliant le souper, qui n’arrivait pas, et l’enfant, qui ronflait de tout son cœur.

II.

Que faisait Cristiano pendant toutes les péripéties de l’installation de M. Goefle ? Le lecteur a bien deviné que le lutin railleur, errant autour du pauvre Ulph dans la cuisine et dans la cave, n’était autre que notre aventurier à la recherche de son souper. Les douleurs et les angoisses d’Ulphilas lui avaient permis de prendre, presque sous son nez, les mets les plus portatifs de la cuisine. Quant à la cave, il avait été moins heureux. En soufflant la lumière du poltron, il s’était trouvé dans une si complète obscurité, qu’il avait craint d’être enfermé à jeun dans ce souterrain, et qu’il avait rebroussé chemin au plus vite, se consolant par la pensée qu’il reprendrait les bouteilles montées par Ulph dans un moment plus favorable.

Durant le quart d’heure qu’il avait perdu à explorer avec précaution le passage secret du salon de l’ourse (passage dont nous parlerons plus tard, et d’où il ne sortit pas sans peine, pour s’introduire furtivement dans le logement de M. Stenson), notre aventurier n’avait pu signaler l’arrivée de M. Goefle. Il pensa donc que les apprêts du souper étaient en vue du vieux régisseur. Puis, avant de reprendre possession du local qu’il s’était choisi, il avait voulu se mettre en quête du souper de son âne, et il avait erré dans la petite cour attenant à l’enceinte du préau, sans trouver rien à mettre sous la dent du pauvre Jean. Enfin il était revenu dans le préau quelques momens après le dernier accès de terreur d’Ulphilas, et il n’avait pas pu jouir de la réjouissante apparition de M. Goefle en bonnet de nuit, conduisant triomphalement l’âne à l’écurie, avec son kobold en habit rouge. Comme il explorait tout et ouvrait toutes les portes qui n’étaient pas trop cadenassées, Cristiano découvrit enfin celle de l’écurie, et se réjouit de voir maître Jean soupant de bon appétit et foulant une épaisse litière de mousse sèche, en compagnie d’un joli cheval noir qui paraissait l’accueillir de bonne grâce.

Vraiment, pensa Christiano en caressant le noble animal, les bêtes sont parfois plus raisonnables et plus hospitalières que les hommes. Depuis deux jours que nous voyageons dans ce pays froid, Jean a été un sujet d’étonnement, de peur ou de répugnance dans plusieurs maisons et villages de paysans, et moi-même, malgré les mœurs affables du pays, me voilà tombé dans je ne sais quel repaire d’esprits chagrins ou préoccupés, où je suis forcé d’aller à la maraude comme un soldat en campagne, tandis que ce bon cheval, sans demander à Jean la raison de ses longues oreilles, lui fait place au râtelier, et le considère d’emblée comme un de ses semblables. Allons, Jean, bonne nuit, mon camarade ! Si je te demandais qui t’a amené ici et servi à souhait, tu n’aurais peut-être pas la complaisance de me répondre, et si je ne te voyais attaché par la corde, je penserais que tu as eu l’esprit d’y venir de toi-même. Quoi qu’il en soit, je vais faire comme toi et souper sans aucun souci du lendemain.

Cristiano referma l’écurie et rentra dans la salle de l’ourse, où l’attendait l’agréable surprise d’un couvert servi en belle vaisselle et en lourde argenterie, sur une nappe bien blanche, sauf quelques taches de confitures laissées par Nils autour de son assiette.

— Tiens ! se dit gaiement l’aventurier, ils ont fini, ou bien ils ont commencé par le dessert ! Mais qui diable s’est installé là en mon absence ? Puffo n’eût pas été si délicat que de mettre un couvert ; ce n’est guère son habitude en voyage. D’ailleurs il est allé chercher fortune au château neuf ; autrement je l’eusse rencontré dans mon exploration du vieux château. Et puis je n’ai jamais compté sur ce camarade-là pour la moindre assistance. S’il a trouvé, dans une cuisine quelconque, un coin pour s’attabler, je suis bien sûr qu’il ne songe guère à moi, et j’ai fort bien fait de songer à moi-même. C’est égal, si par hasard il revenait dormir ici, il ne faut pas que le pauvre diable gèle à la porte de ce manoir.

Cristiano alla rouvrir la porte du préau, que Ulph n’avait pas manqué de refermer après l’arrivée de M. Goefle, et il revint avec la résolution bien arrêtée de se mettre à table n’importe avec qui, de gré ou de force. — C’est mon droit, se disait-il encore ; la table est vide, et j’apporte de quoi la remplir agréablement. Si j’ai ici un compagnon, pour peu qu’il soit aimable, nous ferons bon ménage ensemble ; sinon, nous verrons qui des deux mettra l’autre dehors.

En devisant ainsi, Cristiano alla voir si on n’avait pas touché à son bagage. Il le trouva rangé dans le coin où il l’avait caché et où personne ne l’avait aperçu. Il examina alors la malle, la valise, et les effets de M. Goefle épars sur des chaises, le linge bien plié, tout prêt à être emporté dans quelque armoire, les habits étendus sur les dossiers des siéges pour se défriper ; enfin la valise vide, sur le couvercle de laquelle il lut ces mots : « M. Thormund Goefle, avocat à Gevala et docteur en droit de la faculté de Lund. »

— Un avocat ! pensa l’aventurier. Eh bien ! ça parle, un avocat ! ça doit toujours avoir un peu d’esprit ou de talent. Ce me sera une agréable compagnie, pour peu qu’il ait le bon sens de ne pas juger l’homme sur l’habit. Où peut-il s’être fourré, cet avocat ? C’est quelque invité aux fêtes du château de Waldemora, qui, comme moi, aura trouvé la maison pleine, ou qui, par goût, aura choisi ce romantique manoir pour son gîte, ou bien plutôt c’est l’homme d’affaires du riche baron, car en ce pays de castes et de vieilles haines les bourgeois ne sont peut-être pas invités à se réjouir avec les nobles. Que m’importe ? L’avocat est sorti, voilà ce qu’il y a de certain. Il aura été causer avec l’ancien régisseur, ou bien il est dans cette chambre à deux lits dont on m’a parlé, et dont je ne vois point la porte. La chercherai-je ? Qui sait s’il n’est pas couché ? Oui, voilà le plus probable. On aura voulu le servir, il aura refusé, se contentant de confitures et ne souhaitant que son lit. Qu’il dorme en paix, le digne homme ! moi, je m’arrangerai très bien de ce grand fauteuil, et si j’ai froid… parbleu ! voilà une magnifique pelisse fourrée et un bonnet de voyage en martre zibeline qui me garantiront le corps et les oreilles. Voyons si j’y serai à l’aise ! — Eh oui, fort bien ! pensa Cristiano en endossant la pelisse et en coiffant le bonnet. Quand je songe que j’ai travaillé dix ans à des choses sérieuses pour ne pas avoir de quoi revêtir d’un bon manteau mon pauvre corps aujourd’hui fourvoyé dans les régions hyperboréennes. !

Cristiano avait étalé ses provisions sur la table, savoir : une langue de Hambourg fort appétissante, un jambon d’ours fumé à point et un superbe tronçon de saumon fumé et salé.

Pour manger plus à l’aise, il allait se débarrasser de la toilette de voyage du docteur, lorsqu’il lui sembla entendre un bruit de clochettes passer sous l’unique fenêtre de la salle de l’ourse. Cette grande fenêtre, située vis-à-vis du poêle, était cependant garnie d’un double châssis vitré, comme dans toutes les demeures comfortables anciennes ou modernes des pays septentrionaux ; mais le châssis extérieur attestait l’état d’abandon du Stollborg. Presque toutes les vitres étaient brisées, et comme le vent avait cessé, on entendait distinctement les bruits extérieurs, les masses de neige nouvellement tombée se détachant des anciennes couches solidifiées et s’effondrant avec un son mat et mystérieux le long des rochers à pic, les lointaines clameurs de la ferme sur la rive du lac, et les gémissemens plaintifs des chiens saluant de malédictions inconnues le disque rouge de la lune à l’horizon.

Cristiano eut la curiosité de voir le traîneau qui sillonnait, si près de son refuge, la glace du lac, et, ouvrant le premier châssis, il passa la tête par le châssis brisé pour regarder dehors. Il vit distinctement une fantastique apparition glisser au pied du rocher. Deux chevaux blancs magnifiques, conduits par un cocher barbu et habillé à la russe, emportaient légèrement un traîneau, qui semblait briller comme une pierre précieuse aux nuances fugitives. Le fanal, placé très haut sur l’élégant véhicule, simulait une étoile emportée dans un tourbillon, ou plutôt un feu follet acharné à la poursuite du traîneau. Sa lumière, projetée en avant par le réflecteur d’or rouge, lançait des tons chauds sur la neige éclairée en bleu par la lune, et irisait la vapeur flottante autour des naseaux et des flancs de l’attelage. Il n’y avait rien de plus gracieux et de plus poétique que ce char sans roues qui semblait être celui de la fée du lac, et qui passa comme un rêve sous les yeux éblouis de Cristiano. Sans nul doute, en traversant Stockholm et les autres villes du pays, il avait déjà vu des traîneaux de toute sorte, depuis les plus luxueux jusqu’aux plus humbles ; mais aucun ne lui avait semblé aussi pittoresque et aussi étrange que celui qui s’arrêta au pied du rocher, car, il n’y avait plus à en douter, un nouvel hôte, un hôte opulent cette fois, venait prendre possession ou connaissance de la silencieuse retraite du Stollborg.

— Le traîneau m’a donné un joli spectacle, pensa Cristiano, mais que le diable emporte ceux qui sont dedans ! Voilà, je parie, une anicroche grave au paisible souper que je me promettais !

Mais la malédiction expira sur les lèvres de Cristiano : une voix douce et vraiment mélodieuse, une voix de femme, qui ne pouvait appartenir, selon lui, qu’à une femme charmante, venait de sortir du traîneau. La voix disait, dans une langue que Cristiano n’entendait pas, et qui n’était autre que le dialecte de la localité : — Crois-tu donc, Péterson, que tes chevaux pourront monter jusqu’à la porte du vieux château ?

— Oui, mademoiselle, répondit le gros cocher emmitouflé de fourrures ; la neige de ce soir les gênera bien un peu, mais d’autres y ont passé déjà : je vois des traces fraîches. N’ayez pas peur, nous monterons.

Les abords du Stollborg, que M. Goefle avait traités de roidillon, consistaient en un véritable escalier naturel, formé par les feuillets schisteux et inégaux du rocher. En été, il y eût eu de quoi estropier chevaux et voitures ; mais dans les pays du Nord l’hiver rend tout passage praticable et tout voyageur intrépide. Une épaisse couche de neige glacée, solide et unie comme le marbre, comble les trous et nivelle les aspérités. Les chevaux, ferrés en conséquence, escaladent les hauteurs et descendent avec aplomb les pentes ardues ; le traîneau verse peu et presque toujours sans danger. En quelques minutes, celui-ci était à la porte du petit manoir.

— Il faudrait sonner avec précaution, dit la voix douce au cocher. Tu sais, Péters, je ne voudrais pas être vue par le vieux régisseur, qui peut-être redit tout à son maître.

— Oh ! il est si sourd ! répondit le cocher en mettant pied à terre. Ulph ne dira rien, c’est mon ami. Pourvu toutefois qu’il veuille ouvrir ! Il a un peu peur la nuit ; c’est tout simple, le château…

Péterson allait probablement parler des apparitions du Stollborg, mais il n’en eut pas le temps. La porte s’ouvrit comme d’elle-même, et Cristiano, tout aussi bien emmitouflé que le cocher, grâce à la pelisse et au bonnet fourré de l’avocat, se présenta sur le seuil.

— C’est bien, le voici, dit la voix douce. Range-toi par là, Péterson, et, je t’en prie, ôte les clochettes de tes chevaux ! Je te l’avais tant recommandé ! Prends patience, mon pauvre garçon ; je ne te ferai guère attendre.

— Prenez votre temps, mademoiselle, répondit le dévoué serviteur en essuyant les glaçons de sa barbe ; il fait très doux ce soir !

Cristiano ne comprit pas un mot de ce dialogue, mais il n’en écouta pas moins avec ravissement la voix douce, et il présenta son bras à une petite personne tellement enveloppée dans l’hermine, qu’elle ressemblait à un flocon de neige plus qu’à une créature humaine. Elle lui adressa bien la parole, toujours en dalécarlien, et sans qu’il put deviner quels ordres elle lui donnait ; mais c’étaient des ordres, il n’y avait pas à en douter à l’intonation, quelque douce qu’elle fut. On le prenait donc pour le gardien du vieux manoir, et comme en aucun pays le ton du commandement n’exige d’autre réponse que la pantomime de la soumission, Cristiano se trouva dispensé de comprendre et de répondre, durant le court trajet qu’il eut à franchir avec la petite dame, sous la galerie qui conduisait de la porte de la cour à celle du donjon.

En la menant vers la salle de l’ourse, Cristiano obéissait à un instinct d’hospitalité, sans savoir si elle accepterait sa bonne intention. Il avait de même obéi à un instinct de curiosité en allant à sa rencontre, et dans cet instinct-là il y avait aussi celui de la galanterie, encore tout-puissant à cette époque sur les hommes jeunes ou vieux, dans quelque monde qu’ils fussent classés.

Cependant la jeune dame, qui avait suivi son guide, fit un mouvement de surprise en se trouvant dans la fameuse chambre. — Est-ce donc là la salle de l’ourse ? dit-elle avec un peu d’inquiétude ; je n’y étais jamais entrée. — Et comme Cristiano, faute de comprendre, ne lui répondait pas du tout, elle le regarda à la lueur de l’unique bougie placée sur la table, et s’écria en suédois : — Ah ! mon Dieu ! Ce n’est pas Ulphilas ! À qui donc ai-je l’honneur de parler ? Est-ce à M. Goefle en personne ?

Cristiano, qui comprenait et parlait très bien le suédois, se rappela rapidement le nom écrit sur la valise de l’avocat, et, tout aussi rapidement, il s’aperçut qu’enveloppé de la défroque dudit avocat, il pouvait bien se divertir, fût-ce pour un instant, à jouer son rôle. Étranger, isolé, perdu dans un pays dont, par des circonstances toutes particulières que nous saurons plus tard, il parlait la langue, mais où il ne tenait à personne et n’était pas forcé de prendre la vie au sérieux, il trouvait naturel de s’amuser quand l’occasion s’en présentait. Il répondit hardiment et à tout hasard : — Oui, madame, c’est moi qui suis maître Goefle, docteur en droit de la faculté de Lund, exerçant la profession d’avocat à Gevala.

En parlant ainsi, il trouva sous sa main un étui à lunettes qu’il ouvrit à la hâte. C’étaient les lunettes vertes que mettait l’avocat en voyage pour préserver ses yeux de la fatigante blancheur des neiges. Charmé de cette découverte que la providence des fous semblait jeter sur son nez, il se sentit parfaitement déguisé.

— Ah ! monsieur le docteur, lui dit l’inconnue, je vous demande mille pardons, je ne vous voyais pas ; je n’ai d’ailleurs jamais eu le plaisir de vous voir, et je vous prenais pour le gardien du Stollborg ; précisément je lui ordonnais, en lui promettant une gratification qui a dû vous faire rire, de vous demander pour moi un moment d’entretien.

Cristiano s’inclina respectueusement.

— Alors, reprit l’inconnue, vous m’autorisez à vous entretenir d’une affaire,… un peu embarrassante,… un peu délicate ?

Ces deux mots sonnèrent à l’oreille de l’aventurier d’une façon si réjouissante qu’il oublia le moment de vive contrariété causée à son appétit par cette visite inattendue, pour ne plus songer qu’au désir de voir la figure de la visiteuse, enfoncée sous son capuchon d’hermine.

— Je vous écoute, répondit-il en prenant un ton grave : un avocat est un confesseur… Mais ne craignez-vous pas, si vous gardez votre pelisse, de vous enrhumer en sortant ?

— Non, dit l’inconnue en acceptant le fauteuil que lui offrait son hôte ; je suis une vraie montagnarde, moi, je ne m’enrhume jamais. — Puis elle ajouta naïvement : — D’ailleurs vous ne me trouveriez peut-être pas mise convenablement pour la conférence que je viens solliciter d’une personne grave et respectable comme vous, monsieur Goefle ; je suis en toilette de bal.

— Mon Dieu ! s’écria Cristiano étourdiment, je ne suis pas un vieux luthérien farouche ! une toilette de bal ne me scandalise pas, surtout quand elle est portée par une jolie personne.

— Vous êtes galant, monsieur Goefle ! mais je ne sais pas si je suis jolie et bien mise. Ce que je sais, c’est que je ne dois pas vous cacher mes traits, car toute défiance de ma part serait une injure à votre loyauté, que je viens invoquer tout en vous demandant conseil et protection.

L’inconnue détacha son capuchon, et Cristiano vit la plus charmante tête qu’il eût pu s’imaginer : un vrai type suève, des yeux d’un vrai bleu saphir, de fins et abondans cheveux d’un blond doré, une finesse et une fraîcheur de carnation dont rien n’approche dans les autres races, et à travers la pelisse en tr’ouverte, un cou élancé, des épaules de neige et une taille fluette. Tout cela était chaste comme l’enfance, car la mignonne visiteuse avait tout au plus seize ans et n’avait pas fini de grandir.

Cristiano ne se piquait pas de mœurs austères, il était l’homme de son temps, mais non celui du milieu hasardé où il se trouvait jeté par les circonstances. Il avait de l’intelligence, par conséquent de la délicatesse dans l’esprit. Son regard s’arrêta tranquille et bienveillant sur cette rose du Nord, et s’il avait eu quelque pensée perfide en l’attirant dans la tanière de l’ourse, cette pensée fit vite place à celle d’une aventure enjouée ou romanesque, mais honnête, à coup sûr, comme l’aimable et candide visage de sa jeune hôtesse.

— Monsieur Goefle, reprit celle-ci, encouragée par l’attitude respectueuse du prétendu avocat, à présent que vous connaissez ma figure, qui, je l’espère, n’est pas celle d’une méchante personne, je dois vous dire mon nom. C’est un nom qui vous est bien connu… Mais je suis intimidée de vous voir rester debout, quand moi, je suis assise sur l’unique fauteuil de cette chambre. Je sais le respect que je dois à un homme de votre mérite,… j’allais dire de votre âge, car je m’étais, je ne sais pourquoi, habituée à l’idée de vous voir très vieux, tandis que vous me paraissez beaucoup plus jeune que le baron.

— Vous me faites trop d’honneur, répondit Cristiano en enfonçant sur ses yeux et le long de ses joues le bonnet fourré à oreillettes rabattues ; je suis vieux, très vieux ! Il n’y a que le bout de mon nez qui puisse paraître jeune, et je suis forcé de vous demander pardon de ne pas me découvrir en votre présence, mais votre visite m’a surpris… J’avais ôté ma perruque, et me voilà forcé de vous cacher comme je peux mon crâne chauve.

— Ne faites donc aucune cérémonie, monsieur Goefle, et daignez vous asseoir.

— Si vous le permettez, je resterai debout près du poêle à cause de ma goutte, qui me tiraille, répondit Cristiano, qui se trouvait placé ainsi la tête dans l’ombre, tandis que la maigre clarté de la bougie se portait tout entière sur son interlocutrice. Veuillez me dire à qui j’ai l’honneur…

— Oui, oui, répondit-elle vivement. Oh ! sans m’avoir jamais vue, vous me connaissez bien ! C’est moi qui suis Marguerite.

— Ah ! vraiment ? s’écria Cristiano du ton dont il eût dit : Je n’en suis pas plus avancé. Heureusement la jeune fille était pressée de s’expliquer. — Oui, oui, reprit-elle, Marguerite Elvéda, la nièce de votre cliente.

— Ah ! ah ! ma cliente…

— La comtesse Elvéda, sœur de mon père le colonel, qui était l’ami du malheureux baron.

— Le malheureux baron ?…

— Eh ! mon Dieu, le baron Adelstan, dont je ne prononce pas sans émotion le nom dans cette chambre, et qui a été assassiné par des mineurs de Falun,… ou par d’autres ! car enfin, monsieur, qui sait ? êtes-vous bien certain que ce fussent des ouvriers de la mine ?

— Oh ! pour cela, mademoiselle, si quelqu’un peut jurer sur l’honneur qu’il n’en sait rien du tout, c’est votre serviteur, répondit Cristiano d’un ton pénétré, qui, interprété autrement par la jeune fille, parut la frapper vivement.

— Ah ! monsieur Goefle, dit-elle avec vivacité, je le savais bien, que vous partagiez mes soupçons ! Non, rien ne m’ôtera de l’idée que toutes ces morts tragiques dont on a parlé, et dont on parle encore tout bas… Mais sommes-nous bien seuls ici ? Personne ne peut-il nous entendre ? Tout cela est si grave, monsieur Goefle !

— En effet, la chose paraît grave, pensa Cristiano en allant voir si la porte d’entrée était fermée, et en affectant la démarche d’un vieillard ; seulement je n’y comprends goutte !

Il fit de l’œil le tour de la salle, et n’aperçut pas plus qu’il ne l’avait encore fait la porte de la chambre de garde, qui était fermée entre M. Goefle et nos deux personnages.

— Eh bien ! monsieur, reprit la jeune personne, comprenez-vous que ma tante veuille me faire épouser un homme que je ne puis m’empêcher de regarder comme l’assassin de sa famille ?

Cristiano, n’ayant pas la moindre notion des faits en question, prit le parti de pousser aux éclaircissemens en abondant dans le sens de sa nouvelle cliente. — Il faut, dit-il un peu cavalièrement, que votre tante soit folle,… ou quelque chose de pis !

— Ah ! pardon, monsieur Goefle, ma tante est une personne que je dois respecter, et je ne l’accuse que d’aveuglement et de prévention.

— Aveuglement ou prévention, peu m’importe, à moi ! Ce que je vois clairement, c’est qu’elle veut forcer votre inclination.

— Oh ! cela, assurément, car j’ai horreur du baron ! Elle ne vous l’avait donc pas dit ?

— Tout au contraire ! Je croyais…

— Oh ! monsieur Goefle, pouviez-vous croire qu’à mon âge j’eusse le moindre goût pour un homme de cinquante-cinq ans ?

— Ah ! oui-dà ! Il a cinquante-cinq ans par-dessus le marché, le personnage à qui l’on vous destine ?

— Vous faites semblant d’en douter, monsieur Goefle ! Vous savez pourtant bien son âge, vous qui êtes son conseil, et l’on dit même son ami dévoué,… mais je n’en crois rien.

— Oh ! parbleu, vous avez bien raison. Je veux être pendu si je me soucie de lui ! Mais comment l’appelez-vous, ce monsieur-là ?

— Le baron ? Vous ne savez donc pas de qui je vous parle ?

— Non, sans doute ; il y a tant de barons dans ce monde !

— Mais ma tante vous a bien dit…

— Votre tante, votre tante !… Est-ce que je sais ce qu’elle dit, votre tante ? Elle ne le sait peut-être pas elle-même !

— Hélas ! pardonnez-moi : elle ne le sait que trop ! c’est une volonté de fer. Il est impossible qu’elle ne vous ait pas fait part de ses projets sur moi, puisqu’elle prétend que vous les approuvez ?

— Moi, approuver qu’une charmante enfant comme vous soit sacrifiée à un barbon ?

— Ah ! vous voyez bien que vous savez l’âge du baron !

— Mais de quel baron encore une fois ?

— De quel baron ? Faut-il vous nommer l’homme de neige ?

— Ah ! oui-dà ! il s’agit de l’homme de neige ? Eh bien ! j’avoue que je n’en suis pas plus avancé.

— Comment, monsieur Goefle, vous ignorez le surnom du plus puissant, du plus riche, en même temps du plus méchant, du plus haïssable de vos cliens, le baron Olaüs de Waldemora !

— Quoi ! le propriétaire de ce château ?

— Et du château neuf, sur l’autre rive du lac, et de je ne sais combien de mines de fer, de plomb ou d’alun, et de plusieurs vallées, forêts et montagnes, sans compter les champs, les bestiaux, les fermes et les lacs ; le seigneur enfin d’un bon dixième de la province de Dalécarlie ! Voilà les raisons que ma tante me donne du matin au soir pour me faire oublier qu’il est vieux, triste, malade, et peut-être chargé de crimes !

— Tudieu ! s’écria Cristiano tout étonné, voilà un aimable personnage chez qui je me trouve !

— Vous vous moquez de moi, monsieur Goefle ! vous ne croyez pas au crime !… C’était donc pour me railler que vous disiez tout à l’heure…

— Ce que je disais tout à l’heure, je suis prêt à le redire ; seulement je voudrais savoir de quel crime vous accusez mon hôte.

— Je ne l’accuse pas ; c’est la rumeur publique qui m’a habituée à voir en lui l’assassin de son père, de son frère, et même celui de sa belle-sœur, la malheureuse Hilda !

— Comment ! rien que ça !

— Mais vous savez bien qu’on le dit, monsieur Goefle ; n’avez-vous pas été chargé dans le temps ?… Non, je me trompe, c’est votre père qui a dû être l’avocat du baron Olaüs dans ce temps-là. Le baron a produit je ne sais quels actes… On n’a rien pu prouver contre lui ; mais jamais on n’a su la vérité et jamais on ne la saura, à moins que les morts ne sortent du tombeau pour la dire.

— Cela s’est vu quelquefois, répondit Cristiano en souriant.

— Vraiment vous croyez…

— C’est une manière de dire qui appartient au vocabulaire de ma profession ; vous savez, quand une preuve inattendue, une lettre perdue, une parole oubliée…

— Oui, je sais, mais on n’a rien retrouvé, et depuis quinze ou vingt ans, le silence et l’oubli se sont faits. Le baron Olaüs, soupçonné et haï d’abord, est venu à bout de se faire craindre, et tout est dit. À présent il pousse la confiance et la présomption jusqu’à vouloir se remarier. Ah ! que Dieu me préserve d’être l’objet de ses poursuites ! Il a, dit-on, beaucoup aimé sa femme ; mais quant à la baronne Hilda, on croit généralement…

— Que croit-on ?

— Je vois que ces histoires de paysans n’ont pas été jusqu’à vous, monsieur Goefle, ou bien vous en riez, puisque vous voilà installé tranquillement dans cette chambre.

— En effet, il y a quelque histoire là-dessous, répondit Cristiano, frappé d’un souvenir récent. Les gens de la ferme me disaient ce soir : Allez-y et racontez-nous demain comment la nuit se sera passée ! Il y a donc un lutin, un revenant…

— Il faut croire que, fantôme ou réalité, il y a quelque chose d’étrange, car maître Stenson lui-même y croit, et le baron peut-être aussi, car depuis la mort de sa belle-sœur il n’y a, dit-on, jamais remis les pieds, et même il a fait murer une certaine porte…

— Par ici, dit Cristiano en montrant le haut de l’escalier.

— C’est possible, je ne sais pas, répondit Marguerite. Tout cela est très mystérieux, et je vous croyais au courant de choses que j’ignore. Je ne crois pas aux revenans !… pourtant je ne voudrais pas en voir, et rien au monde ne me déciderait à faire ce que vous faites en voulant dormir ici. Quant au baron, que l’histoire du diamant soit vraie ou fausse…

— Ah ! ah ! encore une histoire ?

— Celle-là est la moins vraisemblable de toutes, j’en conviens, et je ne peux pas m’empêcher de rire en vous la répétant. On raconte dans les chaumières des environs que par amour pour sa femme, qui était aussi méchante que lui, il a confié son corps à un alchimiste, qui l’a fait réduire dans un alambic, et qu’il en est résulté un gros diamant noir. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’il porte au doigt une bague étrange que je ne peux pas regarder sans terreur et sans dégoût.

— Ce qui est bien la preuve ! dit Cristiano en riant ; mais jugez donc si un pareil sort vous était réservé ! Je sais bien qu’il ne pourrait sortir de l’alambic où vous cuiriez qu’un joli diamant rose de la plus belle eau ; mais ce n’en serait pas plus gai pour vous, et je vous conseille de ne pas vous exposer à la cristallisation.

Marguerite éclata de rire ; les échos de l’antique salle répétèrent ce rire frais et enfantin d’une façon si mystérieuse, qu’elle eut peur tout à coup, et, redevenant triste, elle dit d’un ton découragé : — Allons, c’en est fait, je le vois, monsieur Goefle, vous êtes un homme aimable et spirituel, on me l’avait bien dit : mais, en espérant que vous penseriez comme moi, et que vous seriez mon appui et mon sauveur, je m’étais bien trompée. Vous pensez comme ma tante, vous traitez de rêveries tout ce que je viens de vous dire, et vous repoussez la plainte de mon pauvre cœur ! Que Dieu me prenne en pitié, je n’ai plus d’espoir qu’en lui !

— Ah ça, voyons ! répliqua Cristiano, ému de voir de grosses larmes couler sur ces joues si fraîches et tout à l’heure si riantes. Vous ne comptez donc pas sur vous-même ? Que venez-vous me raconter là ? Vous m’annonciez une confession délicate, et tout se borne à m’apprendre qu’on vous présente un parti qui ne vous convient pas et un futur qui vous est antipathique. Je m’imaginais recevoir la confidence d’un amour,… ne rougissez pas pour cela ! Un amour peut être pur et légitime, quand même il n’est pas autorisé par l’ambition des grands parens. Un père, une mère peuvent se tromper, mais il est pénible de combattre leur influence. Vous, vous êtes orpheline ?… Oui, puisque vous dépendez d’une vieille tante… Je l’appelle vieille, et vous secouez la tête ! Mettons qu’elle soit jeune… Elle en a sans doute la prétention ! Moi, je ne m’y connais plus apparemment ! Je la croyais vieille. Si elle ne l’est pas, raison de plus pour l’envoyer… je ne veux pas dire promener, mais faire de meilleures réflexions, tandis que vous demanderez conseil à quelque vieux ami, à M. Goefle,… c’est-à-dire à moi, enfin à quelqu’un qui puisse vous faire épouser l’heureux mortel que vous préférez.

— Mais je vous jure, mon cher monsieur Goefle, répondit Marguerite, que je n’aime personne. Dieu ! il ne me manquerait plus que cela pour être à plaindre ! C’est bien assez de haïr quelqu’un et d’être obligée de souffrir ses assiduités.

— Vous n’êtes pas sincère, ma chère enfant, reprit Cristiano, qui arrivait à jouer avec conviction et une sorte de vraisemblance le personnage de M. Goefle : vous craignez que je ne redise vos confidences à la comtesse, ma cliente !

— Non, cher monsieur Goefle, non ! Je sais que vous êtes plus qu’un homme d’honneur, vous êtes un homme de bien. Tout le monde vous considère, et le baron lui-même, qui pense mal de tout le monde, n’ose parler mal de vous. J’ai tant d’estime et de confiance en vous, que je guettais votre arrivée ici, et il faut que je vous dise comment l’idée de vous voir m’est venue : ce sera vous dire en deux mots mon histoire, que ma tante ne vous a peut-être pas racontée bien exactement.

J’ai été élevée au château de Dalby (dans le Wœrmland, à une vingtaine de lieues d’ici), sous les yeux de ma tutrice, la comtesse Elfride d’Elvéda, sœur de mon père. Quand je dis sous ses yeux… Ma tante aime le monde et la politique. Elle suit la cour à Stockholm, et les affaires de la diète l’intéressent plus que moi, qui, depuis ma naissance, vis dans un assez triste manoir avec une gouvernante française, Mlle Potin. Celle-ci heureusement est très douce et m’aime beaucoup. Ma tante vient, deux fois par an, voir si j’ai grandi, si je parle bien français et russe, si je ne manque de rien, et si le rigide pasteur de notre église veille bien à ce que nous ne recevions jamais d’autre visite que la sienne et celle de sa famille.

— Et ce n’est pas gai ?

— Non, mais j’aurais tort de me trouver malheureuse. Je travaille beaucoup avec ma gouvernante, je suis assez riche et ma tante est assez généreuse pour que je ne souffre d’aucune privation ; puis Mlle Potin est aimable, et quand nous nous ennuyons, nous lisons des romans,… oh ! des romans très honnêtes et très beaux, qui nous font oublier notre solitude et nous montrent toujours le crime puni et la vertu récompensée !

— Comptez là-dessus !… C’est égal, il n’y a pas de mal à le croire et à se conduire en conséquence… Mais dans cette solitude et à travers ces pages de roman aucun joli garçon ne s’est glissé dans la maison ou dans la cervelle, en dépit du pasteur et de la tante ?

— Non ! jamais, je vous le jure, monsieur Goefle, répondit Marguerite avec candeur. Cependant je peux bien vous dire que mon esprit s’était formé une certaine image du mari que ma tante m’a tout à coup annoncé il y a huit jours, et que, quand elle m’a montré M. le baron Olaüs de Waldemora en me disant : — C’est lui, soyez aimable ! — je l’ai trouvé si différent de mon rêve, que je n’ai pas été aimable du tout.

— Je le conçois. Alors votre tante…

— S’est moquée de moi. — Vous êtes une sotte, m’a-t-elle dit. Une fille bien née ne doit jamais se mettre l’idée de l’amour en tête. On ne se marie pas pour aimer, mais pour être une grande dame. J’entends que vous soyez baronne de Waldemora, ou bien je vous jure que vous resterez prisonnière toute votre vie dans ce château, sans voir âme qui vive. Je ferai plus, je chasserai Mlle Potin, qui a la mine de vous donner de mauvais conseils. Décidez-vous ; je vous donne un mois. Le baron nous invite à aller passer les fêtes de Noël[2] dans sa riche résidence en Dalécarlie. On s’y amusera beaucoup. Ce ne seront que chasses, bals et spectacles. Vous prendrez là une idée de sa richesse, de son crédit, de son autorité, et vous reconnaîtrez que vous ne pouvez jamais espérer un mariage plus brillant et plus honorable.

— Alors… vous avez dit oui ?

— J’ai dit : Oui, allons en Dalécarlie, puisque vous me donnez un mois de réflexion. — Je n’étais pas fâchée de voir un pays nouveau, des fêtes, des figures humaines enfin. Seulement, depuis huit jours que nous sommes dans ce pays, je vous jure, monsieur Goefle, que je trouve le baron encore plus désagréable qu’il ne m’avait semblé le premier jour.

— Mais vous allez rencontrer chez le baron,… si ce n’est déjà fait, quelque personnage moins fâcheux, à qui vous ouvrirez votre cœur, comme vous le faites en cet instant, et qui vous donnera l’espoir du bonheur et le courage de la résistance, bien mieux que ne sauraient le faire les conseils d’un vieux avocat !

— Non, monsieur Goefle, je n’ouvrirai mon cœur à personne qu’à vous, et je ne prendrai certainement aucune confiance dans les personnes que je pourrai rencontrer au château de Waldemora. Je vois très bien que le baron les a habilement choisies parmi des obligés ou des ambitieux qui le craignent ou le flattent, et tous ces gens-là, sauf quelques personnes excellentes qui ne me font pas la cour, se courbent devant moi comme si j’étais déjà la femme de leur patron ! Je ne sens que du mépris et de l’éloignement pour ces courtisans de province, tandis que j’ai foi en vous, monsieur Goefle ! Vous êtes l’homme d’affaires du baron, mais vous n’êtes pas son homme lige. Votre fierté et l’indépendance de votre caractère sont bien connues. Vous voyez ! ma tante n’avait pas réussi à me tromper. Elle me disait que vous approuviez toutes ses idées, et je pouvais m’attendre à trouver en vous un persécuteur plein d’ironie et de mépris pour mes rêves romanesques ; mais le frère de Mlle Potin, qui est gouverneur dans une famille de votre province, vous connaissait particulièrement. Vous savez bien, M. Jacques Potin, à qui vous avez rendu des services…

— Oui, oui, un charmant garçon !

— Charmant, non ! Il est bossu !

— Charmant au moral ! La bosse n’y fait rien.

— C’est vrai, c’est un homme distingué, qui nous a dit de vous tant de bien, que j’ai résolu de vous voir en cachette de ma tante. Mlle Potin, qui s’enquiert adroitement de toutes choses, a su le jour et l’heure auxquels vous étiez attendu au château neuf. Elle a guetté votre arrivée, elle a su que, trouvant trop de monde au château neuf, vous alliez prendre gîte au Stollborg. Elle m’a avertie du regard comme j’achevais ma toilette de bal sous les yeux de ma tante. Alors ma tante, ayant à s’habiller elle-même, ce qui prend toujours deux heures au moins, est passée dans son appartement. Mlle Potin est restée dans le mien, afin d’inventer des prétextes pour me dispenser de paraître devant la comtesse au cas où celle-ci me demanderait. Je me suis glissée par un escalier dérobé jusqu’au bord du lac, où Potin avait dit à mon fidèle Péterson de m’attendre avec le traîneau, et me voilà ! Mais, écoutez ! Il me semble que les fanfares du château neuf annoncent l’ouverture du bal. Il faut que je me sauve bien vite ! Et puis ce pauvre cocher qui se gèle à m’attendre ! Adieu, monsieur Goefle ; voulez-vous me permettre de revenir demain, dans la journée, pendant que ma tante dormira ? car elle danse et se fatigue beaucoup au bal, et je pourrai fort bien venir en me promenant avec ma gouvernante.

— D’ailleurs, si la tante se fâchait, répondit Cristiano avec un accent un peu plus jeune qu’il n’eût fallu, vous pourrez fort bien lui dire que je vous prêche dans son sens.

— Non, dit Marguerite, avertie par une méfiance instinctive plutôt que raisonnée ; je ne voudrais pas me moquer d’elle, et peut-être ferai-je aussi bien de ne pas revenir. Si vous me promettez tout de suite de la faire renoncer à cet odieux mariage, il n’est pas nécessaire que je vous importune de mes inquiétudes.

— Je vous jure de m’intéresser à vous comme à ma propre fille, reprit Cristiano en s’observant davantage ; mais il est nécessaire que vous me teniez au courant de l’effet de mes soins.

— Alors je reviendrai. Comme vous êtes bon, monsieur Goefle, et quelle reconnaissance je vous dois ! Oh ! j’avais bien raison de me dire que vous seriez mon bon ange.

En parlant ainsi avec effusion, Marguerite s’était levée, et tendait ses petites mains au prétendu vieillard, qui les baisa le plus respectueusement qu’il put, et qui contempla un instant la ravissante petite comtesse dans sa robe de satin rose pâle, garnie de grèbe. Il l’aida paternellement à agrafer sa pelisse d’hermine, à remettre le capuchon sans écraser les rubans et les fleurs de sa coiffure ; puis il lui offrit le bras jusqu’à son traîneau, où elle disparut dans les coussins d’édredon comme un cygne dans son nid.

Le traîneau s’envola, sillonnant la glace d’une traînée lumineuse, et il avait disparu derrière les rochers du rivage avant que Cristiano, debout sur ceux du Stollborg, eût songé au froid qui le coupait en deux, et à la faim qui le coupait en quatre.

C’est que, sans parler d’une émotion assez vive dont il ne cherchait pas à se rendre compte, le jeune aventurier était retenu par un spectacle admirable. La bourrasque, complètement apaisée, avait fait place à cette bise du Nord qui, au contraire de celle de nos climats, souffle de l’ouest, et balaie le ciel en peu d’instans. Les étoiles brillaient comme jamais, dans les contrées méridionales, Cristiano ne les avait vues briller. C’étaient littéralement des soleils, et la lune elle-même, à mesure que son croissant montait dans l’atmosphère épurée, prenait l’éclat stellaire que ne se permettent point chez nous les simples planètes. La nuit, déjà si claire, s’éclairait encore du reflet des neiges et des glaces, et les masses du paysage se découpaient dans cet air transparent comme dans un crépuscule argenté.

Ces masses étaient grandioses. Des montagnes granitiques à formes anguleuses, mais couvertes de neiges éternelles, enfermaient un horizon étroit, ouvert seulement en vallée vers le sud-ouest. Les plans et les détails se perdaient un peu dans la nuit ; mais la forme générale du tableau était accusée par la vaste échancrure de ciel bleu que la rupture de la chaîne granitique, laissait à découvert. Cristiano, qui était arrivé au Stollborg pour ainsi dire à tâtons, à travers les tourbillons de neige, sut s’orienter assez bien pour comprendre qu’il y était venu par ce fond doucement ondulé, et il se rendit à peu près compte de la situation des gorges de Falun, station où il avait déjeuné le matin, tandis que M. Goefle, rapidement conduit par un vigoureux cheval, s’y était arrêté plus tard et plus longtemps.

La vallée, ou plutôt la chaîne d’étroits vallons qui conduisait de Falun au château de Waldemora, venait donc aboutir à une impasse apparente, amphithéâtre irrégulier de hautes cimes, formé par un des contre-forts de la chaîne du Sevenberg (autrement monts Sèves ou Sevons), qui sépare cette partie de la Suède centrale de la partie méridionale de la Norvège. Deux torrens impétueux descendent des hauteurs du Sevenberg, du nord-ouest au sud-est, longeant la chaîne à droite et à gauche, et se précipitant, à mesure qu’elle s’abaisse, l’un vers la Baltique, l’autre vers le lac Wener et le Kattegat. Ces deux torrens, qui peu à peu deviennent des fleuves, sont la Dala et la Klara ; nous disons le Dal et le Klar.

Le Stollborg se trouvait planté sur un tertre rocailleux, au fond d’un des petits lacs formés par le Klar, ou par un de ses impétueux affluens. Le lecteur ne tient pas à une géographie trop minutieuse ; mais nous pouvons lui décrire la localité sans trop d’erreur dans ses caractères principaux : un paysage tourmenté qui, dans la nuit transparente, brillait comme un assemblage de forteresses de cristal jetées sur des points inégaux de la façon la plus capricieuse et la plus hardie ; des granits glacés enfermant les trois quarts de l’horizon, des micaschistes glacés se déchirant en formes moins grandioses et plus bizarres sur les plans moins élevés ; enfin mille cascatelles glacées suspendues en aiguilles de diamant le long des roches, et se donnant rendez-vous vers un torrent plus large, enchaîné aussi sous la glace, et comme soudé au lac, dont les bords ne se distinguaient que grâce à des talus et à des aiguilles de pierre brute sur le flanc noir desquels l’hiver n’avait pu mettre sa teinte blanche et uniforme.

On me l’avait bien dit, pensa Cristiano, que les dures nuits du Nord avaient, pour les yeux et pour l’imagination, des splendeurs inouies. Si je m’en retournais à Naples dire que les nuits de Naples ne parlent qu’aux sens, et que qui n’a pas vu l’hiver sur son trône de frimas ne se fait pas la moindre idée des merveilles de l’œuvre divine, je pourrais bien être honni ou lapidé. Qu’importe ? Vraiment tout est beau sous le ciel, et, pour quiconque sent cette beauté, peut-être que la dernière impression semble toujours la plus complète et la plus digne d’enthousiasme. Oui, il faut que ceci soit sublime, puisque me voilà oubliant le froid, que je croyais ne pouvoir jamais supporter, et même trouvant une sorte de plaisir à respirer cet air qui vous entre dans la poitrine comme une lame de poignard. Certes j’irai jusqu’en Laponie, dût Puffo m’abandonner et le pauvre Jean crever sur la neige. Je veux aller voir la nuit de vingt-quatre heures et la petite lueur de midi au mois de janvier. Je n’aurai pas de succès dans ce pays-là ; mais la petite somme que je gagnerai ici me permettra de voyager en grand seigneur, c’est-à-dire seul et à pied, sans rien faire que voir et sentir la fine fleur de la vie, le nouveau, c’est-à-dire le jour qui sépare le désir de la lassitude, et le rêve du souvenir.

Et le jeune homme à l’imagination avide cherchait déjà de l’œil, dans le fond du cirque des hautes montagnes, l’invisible route qu’il aurait à suivre pour monter vers le nord, ou pour passer en Norvège. Déjà il s’y voyait en rêve, suspendu au bord des abîmes et chantant quelque folle tarentelle à la grande stupéfaction des antiques échos Scandinaves, lorsque les sons d’un orchestre éloigné apportèrent à son oreille les refrains classiques d’une vieille chaconne française, probablement très moderne chez les Dalécarliens. C’était la musique du bal donné dans le château neuf, par le baron Olaüs de Waldemora, à ses voisins de campagne, en l’honneur de la charmante Marguerite d’Elvéda.

Cristiano rentra en lui-même. Tout à l’heure il avait des ailes pour s’envoler au Cap-Nord ; maintenant toute sa pensée, toute son aspiration, toute sa curiosité se reportaient sur ce château illuminé qui rayonnait au bord du lac, et semblait exhaler dans l’atmosphère des bouffées de chaleur artificielle.

Ce qu’il y a de certain, se dit-il, c’est que pour cinq cents écus (et Dieu sait pourtant si j’aurais besoin de cinq cents écus !) je ne quitterais pas cet étrange pays ce soir, dussé-je être transporté par les walkyries au palais de saphirs du grand Odin. Demain je reverrai cette fée blonde, cette descendante d’Harald aux beaux cheveux ! — Demain !… mais non, je ne la reverrai pas demain ! Ni demain, ni jamais ! Dès demain, le fortuné mortel qui porte légitimement le doux nom de Goefle ira au château neuf réclamer la confiance de sa cliente, la tante Elvéda, et travailler peut-être, en véritable homme d’affaires sans entrailles, au mariage du farouche Olaüs avec la douce Marguerite ! Demain la douce Marguerite saura qu’elle a été trompée, et par qui ? Que de colère, que de mépris seront la récompense de ma bonne tenue et de mes sages conseils !… Mais tout cela n’empêche pas que je n’aie faim et que je ne commence à sentir la petite fraîcheur de cette nuit de décembre entre les 61e et 62e degrés de latitude. Ça me fait penser au temps où je me plaignais de l’hiver de Rome !

Cristiano reprenait le chemin de la salle de l’ourse, lorsqu’il crut devoir donner un charitable coup d’œil à son âne. C’est alors qu’il remarqua plus particulièrement le traîneau de M. Goefle remisé sous le hangar. Comment de la vue de ce traîneau à une résolution folle l’esprit de l’aventurier passa soudainement, c’est ce que nous ne saurions bien expliquer. Ce que nous savons, c’est qu’au lieu d’aller se mettre à souper tranquillement les reins au poêle, il se mit à contempler l’habit noir complet étalé par le docteur en droit sur le dossier d’une chaise, dans la salle de l’ourse.

Cristiano aurait cru que le grave personnage imité par lui au hasard devait porter un costume suranné et tant soit peu crasseux. Loin de là : M. Goefle, qui avait été assez joli garçon, s’habillait fort bien, était soigneux de sa personne, et tenait à honneur de montrer son jarret ferme, ainsi que sa taille, encore droite et bien prise, dans un costume sévère, mais de bon goût. Cristiano endossa l’habit, qui lui allait comme un gant : il découvrit la boîte à poudre et la houppe, et jeta un léger nuage sur sa riche chevelure noire. Les bas de soie étaient un peu étroits du mollet, et les souliers à boucles un peu larges ; mais quoi ? en Dalécarlie y regardait-on de si près ? Bref, en dix minutes, Cristiano se trouva habillé en honnête fils de famille, professeur es n’importe quoi, étudiant ou membre de n’importe quelle faculté savante, profession grave, mais tournure charmante et tenue irréprochable.

On devine bien que l’aventurier tira le cheval de M. Goefle de l’écurie après avoir prié Jean de ne pas trop s’ennuyer tout seul, qu’il attela le docile Loki au traîneau, alluma le fanal, et descendit comme un trait de flèche le chemin escarpé du Stollborg.

Dix minutes après, il entrait dans la cour illuminée du château neuf, jetait d’un air dégagé les rênes aux grands laquais galonnés accourus au bruit des clochettes de son cheval, et franchissait quatre à quatre les degrés du perron de l’opulente résidence.


  1. Gevala, Gefle, Gesle, Goefle, sont le nom de la même ville, selon la manière d’écrire. Par une coïncidence fortuite, l’avocat dont il est ici question portait le nom de la ville où il exerçait.
  2. Les fêtes de Noël en Suède et en Norvège durent du 24 décembre au 6 janvier.


Attention : la clé de tri par défaut « Homme de neige/01 » écrase la précédente clé « homme de neige (rddm)/01 ».