Calmann Lévy, éditeur (3 volumesp. 187-286).


V


Il était déjà huit heures du matin quand M. Goefle s’éveilla. Il n’avait probablement pas dormi aussi bien qu’à l’ordinaire, car il était fort matinal, et il se scandalisa de lui-même en se surprenant si tard au lit. Il est vrai qu’il avait compté sur le petit Nils pour l’éveiller ; mais Nils dormait à pleins yeux, et M. Goefle, après de vaines tentatives pour lui faire entendre raison, prit le parti de le laisser ronfler tant qu’il voudrait. Il n’y avait plus d’humeur dans le fait du docteur en droit, mais une désespérance complète à l’égard du service sur lequel il pouvait compter de la part de son valet de chambre. En homme résigné, il ralluma son feu lui-même, puis, en homme méthodique et à la lueur d’une bougie qui semblait dormir debout, il fit sa barbe et peigna sa perruque aussi soigneusement et aussi merveilleusement bien que s’il eût eu toutes ses aises. Enfin, sa toilette du matin étant terminée de manière à lui permettre de n’avoir plus qu’un habit à passer en cas de besoin, il remonta sa montre, regarda le ciel, où ne se montrait pas encore la moindre lueur du matin, endossa sa robe de chambre, et, ouvrant ses deux portes, il se mit en devoir d’aller tout préparer dans son salon (la chambre de l’ourse) pour travailler chaudement et tranquillement jusqu’à l’heure du déjeuner.

Mais, comme il approchait du poêle en rabattant de la main devant lui la clarté vacillante de sa bougie, il tressaillit à la vue d’une figure humaine couchée en travers entre le poêle et lui, le corps enfoncé dans le grand fauteuil, la tête renversée en arrière sur le dossier à oreillettes, et les jambes plongées, au niveau du corps dans la grande bouche de chaleur qui s’ouvrait immédiatement au-dessus du foyer du poêle éteint, mais encore chaud.

— Hé ! un beau dormeur ! une figure superbe ! se dit l’avocat, arrêté à contempler le paisible et profond sommeil de Cristiano ; quelque fils de famille qui, comme moi, sera venu chercher un refuge au vieux château contre le bruit et encombrement du château neuf. Allons, je croyais, j’espérais au moins être seul dans ce lieu maudit ; mais il n’y a pas moyen, et je dois me résigner à avoir un compagnon.

Heureusement, celui-ci a une aimable physionomie. Le pauvre garçon a été fort discret, puisqu’il n’a pas fait le moindre bruit, la moindre tentative pour trouver un meilleur lit que ce fauteuil, où il doit avoir les reins brisés !

M. Goefle toucha légèrement la joue de Cristiano, qui fit le mouvement de chasser une mouche et ne s’éveilla pas.

— Il n’a pas eu froid du moins, se dit encore l’avocat : il a une bonne fourrure… toute pareille à ma pelisse de voyage, oh ! mais toute pareille ! Où est donc la mienne ? Ah ! je vois ce que c’est : il l’a trouvée là sur le fauteuil, et il s’est roulé dedans. Ma foi, il a bien fait. Je la lui eusse prêtée de bon cœur, et même je lui aurais cédé le second lit de ma chambre ; M. Nils aurait eu la complaisance de dormir sur le canapé. Je regrette que ce bon jeune homme ait été si discret !… certainement, d’une discrétion, j’ose dire exagérée. C’est un garçon bien élevé, ça se voit, et soigneux de sa toilette, car il a ôté son habit pour dormir : indice d’un caractère posé. Voyons, quelle peut être la profession de ce brave enfant-là ? L’habit noir… tout pareil à mon habit de cérémonie, tellement pareil… que c’est le mien, car voici dedans mon mouchoir parfumé au musc, et… Ah ! mon invitation au bal lui aura servi. Et… mes gants blancs ? où sont donc mes gants blancs ? Ouais ! par terre ? Ils y sont bien, car ils sont tout fanés. Oh ! oh ! monsieur le dormeur, vous êtes moins cérémonieux que je ne pensais, et j’ose dire maintenant que vous êtes tout à fait sans gêne. Vous égarez vos malles, ou vous ne vous donnez pas la peine de les faire décharger, et vous puisez sans façon dans celles des autres ! Ces plaisanteries-là se font entre jeunes gens, je le sais bien… Je me rappelle un certain bal, à Christiania, où je dansai toute la nuit avec les habits de ce pauvre Stangstadius, qui fut forcé de garder le lit en mon absence, et même toute la journée du lendemain, car je me laissai entraîner… Mais bah ! nous étions jeunes dans ce temps-là et je ne suis plus d’âge à permettre… aux autres… de pareilles espiègleries. Holà, holà, monsieur ! réveillez-vous et me rendez mon haut-de-chausses et mes bas de soie… Dieu me pardonne ! Que de mailles il aura fait partir en dansant, l’animal ! Et monsieur ne daigne pas ouvrir les yeux !

En faisant toutes ces réflexions coup sur coup, M. Goefle mit la main sur la défroque que Cristiano avait dépouillée la veille, et que, pressé de dormir au retour du bal, il avait laissée sur une autre chaise. La vue de la culotte râpée, de la cape vénitienne qui montrait la corde et du chapeau tyrolien à ganse fanée, jeta M. Goefle dans un nouvel océan de suppositions. Ce beau jeune homme à la figure distinguée et aux mains fines n’était donc qu’un bohémien quelconque, meneur d’ours apprivoisés, marchand colporteur ou chanteur ambulant ? Un chanteur italien ? Non, le visage de l’aventurier appartenait sans nul doute au type du pays de Dalum. Un escamoteur… trop habile dans son état peut-être ? Non, car la bourse de M. Goefle était intacte dans le fond de sa malle, et la figure du dormeur était si honnête ! Son sommeil était vraiment celui de l’innocence.

Que penser et que résoudre ? L’avocat se grattait la tête. Ce misérable costume était peut-être un déguisement à l’aide duquel le jeune homme avait traversé le pays pour venir en cachette faire le don Juan sous le balcon de quelque belle de passage au château neuf ; mais, aucune conjecture n’étant satisfaisante, M. Goefle prit le parti de réveiller son hôte, en le secouant à plusieurs reprises et en lui criant dans les oreilles : « Hé ! hé ! oh ! oh ! Allons, camarade, debout ! » et autres interjections à l’usage des dormeurs obstinés et des réveilleurs impatients.

Cristiano ouvrit enfin les yeux, regarda fixement M. Goefle sans le voir, et referma la paupière avec un calme olympien.

— Ah ! oui-da ! reprit l’avocat, vous voilà reparti pour le pays des songes ?

— Eh bien, quoi ? Est-ce que l’aurore boréale dure encore ? lui demanda Cristiano, évidemment bercé par de riantes visions dans son demi-sommeil.

— Où prenez-vous l’aurore boréale à cette heure-ci ? dit M. Goefle. Le soleil va se lever tout à l’heure !

— Le soleil ? Qui parle de soleil au milieu d’un bal ? murmura Cristiano de cette voix particulièrement douce d’un dormeur qui semble supplier et cajoler pour obtenir la paix.

— Oui, oui, le bal, mon habit, le soleil, ma culotte, l’aurore boréale, c’est très-logique, reprit M. Goefle, et tout cela s’enchaîne très-bien dans vos rêves, mon bon ami ; mais je voudrais de meilleures raisons, et je vais vous secouer jusqu’à ce que vous soyez en état de plaider un peu mieux votre cause.

Le bon Cristiano se laissa secouer avec une incomparable mansuétude. L’habitude qu’il avait prise de dormir n’importe sur quelle planche, soit en mer par tous les temps, soit sur les chemins dans toute espèce de véhicule, lui faisait trouver assez agréable le soin que prenait l’avocat de le bercer rudement, comme pour lui donner l’agréable conscience du repos de ses facultés. Peu à peu, cependant, l’idée lui vint de se rendre compte du lieu où il se trouvait. Il rouvrit les yeux, regarda le poêle, puis se retourna pour interroger les sombres parois de la salle.

— Le diable m’emporte, dit-il, si je sais où je suis ! Mais qu’est-ce que cela me fait, au bout du compte ? Aujourd’hui là, demain ailleurs ! Telle est la vie.

— Prenez au moins la peine, lui dit l’avocat, de savoir devant qui vous êtes.

Assez satisfait de cette fière injonction, M. Goefle s’attendait à voir enfin la surprise, la terreur ou la confusion se peindre sur les traits du coupable ; mais il attendait en vain. Cristiano se frotta les yeux, le regarda en souriant, et lui dit du ton le plus affable :

— Vous avez une bonne figure, vous ! Qu’est-ce que vous me voulez donc ?

— Comment, ce que je veux ? s’écria M. Goefle indigné. Je veux ma pelisse, mon bonnet, ma veste, mon linge, ma chaussure, enfin tout ce que vous m’avez pris pour vêtir et enjoliver votre aimable personne !

— Bah ! bah ! vous croyez ça ? Vous rêvez, mon brave homme ! dit l’aventurier en se soulevant sur son siège et en regardant avec étonnement sa garde-robe d’emprunt.

Puis, se mettant à rire au souvenir encore confus de son aventure :

— Ma foi ! monsieur Goefle, dit-il, car c’est au respectable et célèbre monsieur Goefle que j’ai l’honneur de parler, n’est-ce pas ?…

— Tout me porte à le croire, monsieur. Et puis après ?

— Et puis après, reprit Cristiano en se levant tout à fait et en ôtant de dessus sa tête le bonnet du docteur avec une courtoisie parfaite, j’ai à vous demander un million de pardons, tout en reconnaissant que je n’en mérite pas un seul. Que voulez-vous, monsieur ! je suis jeune, je suis au dépourvu pour le moment. Une idée romanesque m’a conduit au bal cette nuit ; je n’avais pas sous la main d’autre mise décente que celle-ci, envoyée à point par la Providence. Je suis un homme très-propre et très-sain, et, d’ailleurs, s’il ne vous convenait pas de remettre des habits portés par moi, je suis sûr de pouvoir vous les acheter demain pour le prix que vous voudrez bien y mettre.

— Bon ! je vous trouve plaisant ! Me prenez-vous pour un marchand d’habits ?

— Non, certes ; mais je serais désolé d’être pris pour un voleur. Je n’en ai pas l’habitude.

— Pardieu ! je vois bien que vous êtes un honnête garçon… très-étourdi, par exemple ! Et, quand je me fâcherais, la chose n’en serait pas moins faite. Je vois bien que vous n’êtes pas malsain, pardieu ! vous êtes d’une carnation magnifique… Et quels cheveux !… Ah ! mon gaillard, je reconnais l’odeur de ma poudre !… Mais comment diable êtes-vous allé au bal sans invitation, car vous n’avez pas une tenue de voyage qui annonce…

— Que j’appartienne à la bonne compagnie, n’est-ce pas ?… Oh ! dites, je ne suis pas susceptible à cet endroit-là.

— Après tout, je n’en sais rien : l’habit ne fait pas l’homme. Vous avez la main très-aristocratique. Voyons tout de suite : qui êtes-vous ? Si c’est un roman, j’aime les histoires romanesques, et si c’est un secret… eh bien, votre figure me plaît, et je vous promets une discrétion… d’avocat, c’est tout dire.

— Je ne doute pas de votre discrétion, monsieur Goefle, répondit Cristiano, et, d’ailleurs, il n’y a pas de secret dans ma vie que je ne puisse dire à un homme d’esprit et à un homme de bien ; mais mon histoire est un peu longue, je vous en avertis, et le poêle ne chauffe plus guère… Et puis, à vous dire vrai, quoique j’aie bien soupé la nuit dernière, j’ai toujours l’appétit ouvert aussitôt que les yeux, et je sens déjà des tiraillements…

— Et moi donc, dit M. Goefle, moi qui ai l’habitude de prendre mon thé à la crème dans mon lit, en m’éveillant ! Ce balourd d’Ulphilas m’a complètement délaissé ! Voici sur la table les mêmes mets qui s’y trouvaient hier au soir.

— Grâce à moi, monsieur Goefle, car je reconnais le jambon et le poisson que j’ai dérobés dans la cuisine de ce bon M. Ulph… Comment l’appelez-vous ?

— Ulph pour Ulphilas. C’est très-bien dit. Ici, on abrège tous les noms, on les rend monosyllabiques, dans la crainte apparemment que, quand on appelle les gens, la moitié des mots ne gèle en l’air. Si c’est à vous cependant que je dois d’avoir pu souper hier, il faut conclure que ledit Ulph m’eût laissé mourir de faim, hé ! hé ! dans cette chambre où il y a une histoire de ce genre ?… C’est donc pour lui faire mériter sa réputation, que le drôle voulait me livrer au même supplice ?

— Est-ce la baronne Hilda qui est morte ici de faim, monsieur Goefle ?

— Tiens, vous avez entendu parler de cela ? C’est un conte, Dieu merci. Songeons à déjeuner. Je vais appeler.

— Non, monsieur Goefle ; sans doute, Ulph va venir. D’ailleurs, si quelque chose vous manque, j’irai vous le chercher. Il n’est rien de tel que de faire soi-même son menu et son choix ; mais ce jambon d’ours ou de sanglier, cette langue fumée et ce gibier rôti, toutes choses que vous avez à peine entamées hier au soir, ne vous disent-ils plus rien ce matin ?

— Si fait, si fait, et il y a là plus que nous ne mangerons à nous deux. Or donc, puisque le couvert est tout mis, déjeunons, hein ?

— Je ne demande que ça ; mais permettez que je cherche un coin pour faire ma toilette, ou plutôt pour la défaire, car me voilà toujours…

— Dans mes vêtements ? Je le vois parbleu bien ! Restez-y, puisque vous y êtes ; seulement, ôtez la pelisse et remettez l’habit, ou bien vous allez étouffer en mangeant.

Cristiano commença par remplir le poêle de combustible ; après quoi, s’étant lavé les mains et la figure avec beaucoup de soin et de décence dans un coin de la salle, il revint découper les mets froids avec une sorte de maestria.

— C’est drôle, lui dit M. Goefle, vous avez toutes les manières de ce qu’on appelle en France, je crois, un parfait gentilhomme, et pourtant vous avez là-bas une casaque…

— Qui sent l’accident et non la misère, répondit tranquillement l’aventurier. Il y a huit jours, j’étais fort proprement nippé, et je n’aurais pas été embarrassé de me présenter au bal.

— C’est possible, répondit M. Goefle en s’asseyant et en commençant à manger à belles dents, de même qu’il est fort possible que vous me prépariez un de ces contes où excellent les aventuriers en voyage. Ça m’est égal, pourvu que le vôtre soit amusant !

— Voyons, dit Cristiano en souriant, dans quelle langue souhaitez-vous que je fasse mon récit ?

— Parbleu ! en suédois, puisque c’est votre langue ! Vous êtes Suédois, et même Dalécarlien, je le vois bien à votre figure.

— Je ne suis pourtant pas Suédois, mais plutôt Islandais.

— Plutôt ?… vous n’en êtes pas sûr ?

— Pas le moins du monde. Aussi, comme le latin est la langue universelle, si vous voulez… Et Cristiano se mit à parler un latin élégant et correct avec la plus grande facilité.

— C’est très-bien, cela ! dit l’avocat, qui l’écoutait avec une bienveillante attention ; mais votre prononciation italienne me retarde un peu pour vous suivre en latin.

— Il en sera peut-être de même en grec et en allemand ? reprit Cristiano, qui se mit à parler la langue morte et la langue vivante avec la même aisance et la même correction, mêlant à ces échantillons de son savoir des citations qui montraient en lui un homme versé dans les littératures anciennes et modernes.

— Bravo ! s’écria le docteur ; vous êtes un garçon fort instruit, je vois ça. Et le français, le savez-vous aussi ?

— Le français et l’anglais à votre service, répondit Cristiano : on m’a fait apprendre tout cela, et mon goût me portait à l’étude des langues.

— Eh bien, racontez en français, dit M. Goefle, qui n’était guère moins polyglotte que Cristiano ; j’aime l’Italie, mais j’adore la France ! c’est notre alliée, utile ou non ; c’est surtout l’antithèse de l’esprit russe, que j’ai en exécration.

— Vive Dieu ! et moi aussi, je suis antirusse, depuis que je suis en Suède, et particulièrement depuis hier au soir ; mais, à présent, j’ai à vous prier, monsieur le docteur, de ne pas me prendre pour un pédant : si j’ai osé faire montre de mes petites connaissances devant un professeur de la faculté de Lund, c’est qu’en remarquant la manière dont je découpais proprement le jambon, vous vous étiez demandé intérieurement si je n’étais pas un ex-Frontin de bonne maison, tombé dans la disgrâce et cherchant à faire des dupes.

— Tiens ! vous avez deviné que cette idée me traversait la tête ? Eh bien, je m’en confesse, et je vois de reste maintenant que, si vous avez eu de l’emploi dans les bonnes maisons, ce n’est toujours pas à titre de laquais.

— Eh ! mon Dieu, monsieur, dit Cristiano, laquais ou professeur, c’est un peu la même chose, à un échelon de plus ou de moins, dans l’esprit de certaines gens.

— Non, pas en Suède, mon ami ; diable ! non, il n’en est pas ainsi.

— Je le sais, monsieur : votre pays est porté aux études sérieuses, et nulle part les connaissances humaines ne sont plus noblement encouragées dans leur développement ; mais ailleurs il arrive souvent… Ici, Cristiano fut interrompu par l’entrée d’Ulphilas, qui apportait le déjeuner, et qui, en voyant la table servie, s’arrêta stupéfait.

— Tu le vois, ignorant ! lui cria gaiement M. Goefle, qui devina le motif de sa surprise : mon kobold m’a servi à ta place, et c’est bien heureux pour moi, puisque, depuis douze heures, tu m’avais si complétement oublié.

Ulph ou Ulf (car l’un et l’autre s’écrivent suivant les traductions) essaya de se justifier ; mais il avait cherché de telles consolations, la veille au soir, dans la bouteille, qu’il avait l’esprit complètement appesanti, et se rendait difficilement compte des motifs qu’il avait eus pour délaisser son hôte. Aux approches du jour, Ulf se sentait ordinairement calme, et, quand se levait le tardif soleil d’hiver, il en avait pour cinq heures environ à n’être ni plus poltron ni plus maladroit qu’un autre. Ses trop nombreuses libations faisaient bien encore sentir leur effet sur sa cervelle engourdie ; mais, comme il n’en remplissait pas moins toutes ses fonctions domestiques avec la régularité d’une machine, cet état n’avait rien de fâcheux pour les autres et rien d’inquiétant pour lui-même. Il balbutia, en dialecte dalécarlien, quelques mots de surprise flegmatique en voyant les mets étalés sur la table et un inconnu attablé avec le docteur.

— Allons, sers monsieur comme moi-même, lui dit celui-ci ; c’est un de mes amis avec qui je veux bien partager mon logement.

— C’est bien, monsieur, répondit Ulf ; je ne dis pas le contraire, mais c’est le cheval…

— Cheval toi-même ! s’écria Cristiano, qui savait déjà quelques mots dalécarliens, et qui se sentit menacé d’une terrible révélation.

— Oui, monsieur, cheval moi-même, reprit Ulf avec résignation ; mais le traîneau…

— Quoi, le traîneau ? dit le docteur ; l’as-tu nettoyé ? as-tu pansé mon cheval ?

Le mot cheval frappant encore l’oreille de Cristiano, il se tourna vers Ulf et le regarda à la dérobée d’une si terrible manière, que le pauvre hébété perdit la tête, bégaya et répondit :

— Oui, oui, monsieur, cheval, traîneau ! Soyez tranquille.

— Or donc, déjeunons ! dit le docteur rassuré. Apporte-nous du tabac, Ulf, et laisse la bouilloire tranquille. Nous ferons le thé nous-mêmes.

Ulf se pencha vers le poêle pour poser convenablement sa bouilloire. Cristiano l’y suivit, comme pour surveiller l’opération, et, se penchant vers lui, il lui dit en dalécarlien, dans l’oreille, avec un nouveau regard terrifiant : Cheval, traîneau, château neuf, vite ! Ulf s’imagina que, dans son reste d’ivresse, il avait déjà reçu des ordres qu’il avait oublié d’exécuter. Il se hâta d’aller chausser ses patins, et courut au château neuf pour se mettre en quête de Loki au travers du tumulte des écuries, encombrées de palefreniers et de quadrupèdes.

Le docteur en droit ne mangeait pas gloutonnement comme le docteur es sciences Stangstadius. Il prenait son temps pour savourer et juger chaque mets en vertu de principes raisonnes sur l’appropriation de l’art culinaire aux besoins élevés des estomacs d’élite. Au bout d’une demi-heure de causerie expérimentative sur ce sujet, lui et Cristiano se regardèrent et trouvèrent mutuellement un reflet rosé sur leurs figures.

— Enfin ! dit le docteur, voilà le soleil sorti de l’horizon.

Il regarda sa montre.

— Neuf heures trois quarts, dit-il ; allons, cette montre de Mora ne va pas mal ! Voyez, ceci est de fabrique indigène. Nos Dalécarliens font de tout ; ils fabriquent eux-mêmes tous leurs ustensiles, depuis le plus élémentaire jusqu’au plus compliqué… Mais n’éteignez pas la bougie, elle nous sera commode pour fumer ; et puis j’aime assez, en hiver, à voir la clarté solaire et la clarté artificielle des appartements lutter ensemble dans un pêle-mêle de tons douteux et fantastiques… Tiens, la pendule sonne ! Vous l’avez donc remontée hier au soir ?

— Certainement. Vous ne vous en étiez pas aperçu ?

— Je ne me suis aperçu de rien. Je dormais debout, ou je rêvais. J’ai peut-être rêvé même que j’entrais ici et que je soupais ! N’importe. Savez-vous faire le thé ?

— Non, mais le café dans la perfection.

— Eh bien, faites-le ; je me charge du thé.

— Vous aimez cette boisson fade et mélancolique ?

— Oui, en la coupant d’un bon tiers d’eau-de-vie ou de vieux rhum.

— Alors, c’est différent. J’admire, monsieur le docteur, que nous soyons servis ici comme nous le serions à Paris ou à Londres.

— Eh bien, pourquoi pas ? sommes-nous au bout du monde ? Nous n’avons que six heure ? de navigation pour être en Prusse, où l’on vit comme à Paris.

— Oui ; mais au fond de cette province, à soixante ou quatre-vingts lieues dans les terres, et dans un pays si pauvre…

— Si pauvre ! vous croyez qu’un pays est pauvre parce qu’il est peu propre à la culture ? Vous oubliez que, chez nous, le dessous de la terre est plus riche que le dessus, et que les mines de la Dalécarlie sont le trésor de la Suède. Vous voyez que cette région, qui touche à la Norvège, est médiocrement peuplée, et vous en concluez qu’elle ne pouvait l’être davantage. Apprenez que, si l’État savait et pouvait s’y mieux prendre, il y aurait dans nos richesses minérales de quoi centupler la prospérité et le nombre des habitants. Un jour, peut-être, tout ira mieux, si nous pouvons nous tirer des griffes de l’Angleterre, qui nous pressure de ses intrigues, et des tenailles de la Russie, qui nous paralyse avec ses menaces. En attendant, sachez, mon enfant, que, s’il y a des pauvres sur la terre, ce n’est pas la faute de cette généreuse terre du bon Dieu, tant calomniée par l’ignorance, l’apathie ou les fausses notions des hommes qui l’habitent. Ici, on se plaint de la rigueur de l’hiver et de la dureté du rocher ; mais le cœur de la terre est chaud ! Qu’on y descende, et l’on trouvera partout, oui, partout, j’en réponds, le précieux métal qui se ramifie sous nos pieds en veines innombrables. Avec nos métaux, nous pourrions acheter toutes les recherches, tout le luxe, toutes les productions de l’Europe, si nous avions assez de bras pour amener nos richesses à la surface du sol. On se plaint de la terre, et ce sont toujours les bras qui manquent ! c’est bien plutôt elle qui devrait se plaindre de nous !

— Dieu me préserve de médire de la Suède, cher monsieur Goefle ! Je dis seulement que de vastes espaces sont incultes et déserts, et que, la sobriété des rares habitants aidant, le voyageur ne trouve chez eux pour tout régal que du gruau et du lait, nourriture saine à coup sûr, mais peu propre à enflammer l’imagination et à retremper le caractère.

— Voilà encore où vous vous trompez complétement, mon cher ! Ce pays-ci est ce qu’on peut appeler la tête et le cœur de la Suède, une tête exaltée pleine de poésies étranges et de rêves sublimes ou gracieux, un cœur ardent, généreux, où bat la grosse artère du patriotisme. Vous savez bien l’histoire de ce pays ?

— Oui, oui ! Gustave Vasa, Gustave-Adolphe, Charles XII, tous les héros de la Suède, ont trouvé des hommes au fond de ces montagnes, alors que le reste de la nation était asservi ou corrompu. C’est de ce glorieux coin de terre, de cette Helvétie du Nord, que sont sortis, dans toutes les grandes crises, la foi, la volonté, le salut de la patrie.

— À la bonne heure ! Eh bien, convenez donc que la bouillie d’avoine et la roche aride et glacée peuvent engendrer et nourrir des poètes et des héros.

En parlant ainsi, le docteur en droit serra autour de lui sa moelleuse douillette ouatée, et versa dans son thé brûlant et bien sucré un demi-flacon de rhum de première qualité. Cristiano savourait un moka exquis, et tous deux se mirent à rire de leur enthousiasme pour le froid de la montagne et le gruau des chaumières.

— Ah ! dit M. Goefle en reprenant son sérieux, c’est que nous sommes des hommes dégénérés ! Il nous faut des excitants, des toniques, à nous autres ! C’est ce qui prouve que le plus habile et le plus haut famé d’entre nous ne vaut pas le dernier paysan de ces montagnes sauvages !… Mais voyez si cet animal d’Ulphilas nous apportera du tabac ! Ce garçon-là est une véritable brute !

Cristiano se mit encore à rire, et M. Goefle, voyant qu’il ne pouvait sans inconséquence faire l’éloge de la sobriété et de l’égalité en ce moment-là, prit le parti de s’apaiser en voyant le pot à tabac à côté de lui. Ulf l’avait apporté en vertu de sa précision mécanique, et n’avait pas su le lui dire, en raison de son manque absolu de spontanéité.

— Eh bien, voyons, dit M. Goefle en se renversant dans le fauteuil pour digérer commodément, tout en fumant une magnifique pipe turque dont il appuya la capsule sur une des saillies du poêle, tandis que Cristiano, tantôt debout, tantôt assis, tantôt à cheval sur sa chaise, fumait sa petite pipe de voyage avec plus de hâte et moins de recueillement ; voyons, mon camarade problématique, racontez-moi, s’il se peut, votre véridique histoire.

— La voici, dit Cristiano… Je me nomme, ou du moins l’on me nomme Cristiano del Lago.

— Christian ou Chrétien du Lac ? Pourquoi ce nom romantique ?

— Ah voilà ! chi lo sa ? comme on dit chez nous. C’est tout un roman où il n’y a sans doute pas un mot de vrai. Je vous le dirai tel qu’il m’a été raconté à moi-même.

» Dans un pays que j’ignore, au bord d’un lac petit ou grand, dont je n’ai jamais su le nom, une dame laide ou belle, riche ou pauvre, noble ou roturière, mit au monde, par suite d’un amour légitime ou d’un accident regrettable, un enfant dont il était apparemment très-nécessaire de cacher l’existence. À l’aide d’une corde et d’un panier (ce détail est précis), cette dame ou sa confidente descendit le pauvre nouveau-né dans un bateau qui se trouvait là par hasard ou par suite d’une convention mystérieuse. Ce qu’il advint de la dame, nul n’a pu me le dire, et où m’en serais-je enquis ? Quant à l’enfant, il fut porté fort secrètement je ne sais où et nourri je ne sais comment jusqu’à l’âge de sevrage, époque à laquelle il fut encore porté, je ne sais par qui, dans un autre pays…

— Je ne sais lequel ! dit en riant M. Goefle, Voilà des renseignements un peu vagues, et je serais fort embarrassé, avec cela, de vous faire gagner votre cause !

— Ma cause ?

— Oui ; je suppose que vous plaidiez pour reconquérir votre nom, vos droits, votre héritage !

— Oh ! soyez tranquille, monsieur Goefle, reprit Cristiano, vous n’aurez jamais rien à plaider pour moi. Je ne suis pas atteint de la folie ordinaire des aventuriers à naissance mystérieuse, qui, tout au plus, veulent bien consentir à être fils de rois, et passent leur vie à chercher par le monde leur illustre famille, sans jamais se dire qu’ils lui seraient probablement plus incommodes qu’agréables. Quant à moi, si je suis par hasard de noble famille, je l’ignore et ne m’en soucie guère. Cette indifférence fut partagée ou plutôt me fut inspirée par mes parents adoptifs.

— Et qui furent vos parents adoptifs ?

— Je n’ai connu et ne me rappelle ni ceux qui me reçurent de la fenêtre dans le bateau, ni ceux qui me mirent en nourrice, ni ceux qui me portèrent en Italie, toutes gens dont je ne saurais rien vous dire, et qui peut-être étaient une seule et même famille, ou une seule et même personne. Je n’ai connu pour véritables parents adoptifs que le signor Goffredi, antiquaire et professeur d’histoire ancienne à Pérouse, et son excellente femme Sofia Goffredi, que j’ai aimée comme une mère.

— Mais d’où et de qui ces braves Goffredi vous tenaient-ils en dépôt ? Ils ont dû vous le dire…

— Ils ne l’ont jamais su. Ils possédaient une petite fortune, et, n’ayant pas d’enfants, ils avaient plusieurs fois manifesté l’intention d’adopter un pauvre petit orphelin. Un soir de carnaval, un homme masqué se présenta devant eux et tira de dessous son manteau l’individu qui a l’honneur de vous parler, lequel ne se souvient pas le moins du monde de l’aventure et ne put rien expliquer, vu qu’il parlait une langue que personne ne pouvait comprendre.

— Mais, dit l’avocat, qui écoutait ce récit avec l’attention qu’il eût apportée à examiner une cause judiciaire, quelles paroles prononça l’homme masqué en vous présentant au professeur Goffredi et à sa femme ?

— Les voici telles qu’on me les a rapportées : « Je viens de loin, de très-loin ! Je suis pauvre, j’ai été forcé de dépenser en route une partie de l’argent qui m’avait été confié avec cet enfant. J’ai cru devoir le faire, ayant reçu l’ordre de le conduire loin, très-loin de son pays et du mien. Voici le reste de la somme. J’ai appris que vous cherchiez un enfant, et je sais que vous le rendrez heureux et instruit. Voulez-vous prendre ce pauvre orphelin ? »

— Le professeur accepta ?

— Il accepta l’enfant et refusa l’argent. « Si je cherche un enfant à élever, dit-il, c’est pour lui faire du bien et non pour qu’il m’en fasse. »

— Et il n’eut pas la curiosité de s’informer… ?

— Il ne put s’informer que d’une chose, à savoir si personne ne viendrait lui réclamer l’enfant, parce qu’il le voulait bien à lui, et ne se souciait pas de s’y attacher pour se le voir enlever un jour ou l’autre. L’inconnu jura que jamais personne ne me réclamerait, et la preuve, dit-il, c’est que je l’ai amené de plus de cinq cents lieues d’ici, afin que toute trace de lui fût à jamais perdue. L’enfant, dit-il, courrait les plus grands dangers, même ici peut-être, si l’on pouvait savoir où il est. Ne me faites donc pas de questions, je ne vous répondrais pas.

» Et il insista pour que l’on prît la petite somme, qui se montait à une valeur de deux à trois cents sequins.

— En monnaie d’Italie ?

— En monnaie d’or étrangère, mais de différents pays, comme si l’inconnu eût traversé toute l’Europe et pris soin de réaliser la somme avec toute sorte de pièces, afin de dérouter les recherches et les suppositions.

» On lui objecta qu’il était pauvre ; il l’avait dit, et tout son extérieur l’annonçait. On trouvait juste qu’il fût indemnisé d’une longue route et de la peine qu’il avait prise d’exécuter ponctuellement les ordres relatifs à mon éloignement ; mais il refusa cette offre avec une obstination austère. Il disparut très-brusquement, disant, pour se soustraire aux questions, qu’il reviendrait le lendemain. Cependant il ne revint pas ; on ne l’a jamais revu, on n’a jamais entendu parler de lui, et je restai ainsi confié, ou, pour mieux dire, abandonné, grâce au ciel, aux soins de M. et madame Goffredi.

— Mais l’histoire du lac, de la fenêtre et du bateau, où diable l’avez-vous prise ?

— Attendez ! Quand j’eus cinq ou six ans (je paraissais en avoir quatre ou cinq quand je fis mon entrée à Pérouse sous le manteau de l’homme masqué), je fis une chute, et l’on me crut tué. C’était peu de chose ; mais, parmi les amis de ma famille adoptive qui venaient s’informer de moi, il se glissa un petit juif, baptisé ou non, qui faisait commerce d’objets d’art et d’antiquailles avec les étrangers, et qui était fixé à Pérouse. Mes parents n’aimaient pas ce juif parce qu’il était juif, et qu’on a, en Italie comme ici, de grandes préventions contre cette race. Il s’informa de moi avec sollicitude et demanda même à me voir pour s’assurer de mon état.

» Un an plus tard, comme nous avions passé l’été à la campagne, il vint, dès notre retour en ville, s’informer encore de moi et voir par ses yeux si j’avais grandi et si j’étais bien portant. On s’étonna alors tout à fait, et on lui demanda quelle sorte d’intérêt il me portait, en le menaçant de lui fermer la porte s’il ne donnait une explication satisfaisante de sa conduite, car on m’aimait déjà, et on craignait que je ne fusse enlevé par ce juif. Il avoua alors ou inventa de dire qu’il avait par hasard donné asile à l’homme masqué le jour où il m’avait apporté dans la ville, et qu’il lui avait arraché diverses confidences relatives à moi. Ces confidences vagues, invraisemblables et ne menant à rien, sont celles que je vous ai dites au commencement de mon histoire, et auxquelles il n’y a pas lieu probablement d’accorder la moindre créance. Ma mère adoptive ne fit que s’en amuser ; mais, trouvant dans l’aventure quelque chose de romanesque, elle me donna le surnom de del Lago, qui est devenu pendant longtemps mon nom véritable.

— Mais le nom de baptême Christian, Christin, Christiern, Chrétien ou Cristiano, qui vous l’avait donné ?

— L’homme masqué, sans en ajouter aucun autre.

— Parlait-il italien, cet homme ?

— Mal, et la peine qu’il avait eue à s’expliquer n’avait pas peu contribué au mystère qui m’enveloppait.

— Mais quel accent avait-il ?

— Le professeur Goffredi ne s’était jamais occupé que de langues mortes ; sa femme, très-instruite aussi, connaissait beaucoup de langues vivantes : pourtant il lui fut impossible de dire à quelle nationalité on devait attribuer l’accent de l’homme masqué.

— Et le petit juif, qu’en pensait-il ?

— S’il en pensait quelque chose, il ne l’a jamais voulu dire.

— Vos parents étaient bien certains qu’il n’avait pas joué lui-même le rôle de l’homme masqué ?

— Très-certains. L’homme masqué était d’une taille ordinaire, et le juif n’avait pas cinq pieds de haut. La voix, l’accent, n’avaient rien d’analogue Je vois, monsieur Goefle, que, comme mes pauvres Goffredi, vous vous posez toute sorte de questions sur mon compte ; mais qu’importe la solution, je vous le demande ?

— Oui, au fait, qu’importe ? répondit M. Goefle. Vous ne valez peut-être pas la peine que je me donne depuis une heure pour vous faire retrouver votre famille. Allons, c’est une préoccupation qui tient aux habitudes de ma profession ; n’en parlons plus, d’autant que, dans tout ce que vous m’avez dit, il n’y a pas le moindre fait précis sur lequel on pût baser un échafaudage de déductions savantes et ingénieuses. Pourtant, attendez. Que fit-on de la somme apportée par l’homme masqué ?

— Mes braves parents, s’imaginant que ce pouvait être le prix d’un rapt, d’un crime quelconque, et jugeant que cela ne pouvait me porter bonheur, s’empressèrent de déposer toutes ces pièces étrangères dans le tronc des pauvres de la cathédrale de Pérouse.

— Mais vous parliez déjà, vous l’avez dit, une langue quelconque quand vous fûtes amené là ?

— Sans doute ; mais je l’oubliai vite, n’ayant plus personne à qui la parler. Je sais seulement qu’à un an de là, un savant allemand, qui était en visite chez nous, chercha à éclaircir le mystère. J’eus beaucoup de peine à retrouver quelques mots de mon ancienne langue. Le linguiste déclara que c’était un dialecte du Nord et quelque chose qui ressemblait à de l’islandais ; mais ma chevelure noire démentait un peu cette version. On renonça à savoir la vérité. Le désir de ma mère adoptive était de me faire perdre tout souvenir d’une autre patrie et d’une autre famille. Vous pensez bien qu’elle n’eut pas de peine à y parvenir.

— Encore une question, dit M. Goefle. Je ne m’intéresse à un récit qu’autant que j’en saisis bien le point de départ. Ces souvenirs qui s’effacèrent naturellement, et que d’ailleurs on s’efforça de vous faire perdre, il ne vous en reste absolument rien ?

— Il m’en reste quelque chose de si vague, que je ne saurais le distinguer d’un rêve. Je crois voir un pays bizarre, sauvage, plus grandiose encore que celui-ci.

— Un pays froid ?

— Cela, je n’en sais rien. Les enfants ne sentent guère le froid, et je n’ai jamais été frileux.

— Et quoi encore dans votre rêve ? Du soleil ou de la neige ?

— je ne sais. De grands arbres, des troupeaux ; des vaches peut-être.

— De grands arbres, ce n’est pas l’Islande. Et du voyage qui vous amena en Italie, que vous est-il resté ?

— Absolument rien. Je crois que mon compagnon ou mes compagnons m’étaient inconnus au départ.

— Alors continuez votre histoire.

— C’est-à-dire que je vais la commencer, monsieur Goefle ; car, jusqu’ici, je n’ai pu vous parler que des circonstances mystérieuses dont, comme disent les poètes, mon berceau fut environné. Je vais prendre le récit de ma vie au premier souvenir bien net qui m’ait frappé ; ce souvenir, n’en soyez point scandalisé, monsieur Goefle, c’est celui d’un âne.

— D’un âne !… Quadrupède ou bipède ?

— D’un véritable âne à quatre pieds, d’un âne en chair et en os ; c’était la monture favorite de la bonne Sofia Goffredi, et il s’appelait Nino, diminutif de Giovanni. Or, cet âne me fut si cher, que j’ai donné à celui qui me sert maintenant pour porter mon bagage le nom de Jean, en souvenir de celui qui fit les délices de ma première enfance.

— Ah ! ah ! vous avez un âne ?… C’est donc celui qui m’a rendu visite hier au soir ?

— Et c’est donc vous qui l’avez fait mettre à l’écurie ?

— Précisément. Il paraît que vous aimez les ânes ?

— Fraternellement… Aussi je pense, depuis un quart d’heure, que le mien n’a peut-être pas déjeuné… Ulf en aura eu peur ; il l’a peut-être chassé du château. L’infortuné erre peut-être en ce moment dans la glace et la neige, faisant retentir de sa voix plaintive les insensibles échos ! Je vous demande pardon, monsieur Goefle, mais il faut que je vous quitte un moment pour m’enquérir du sort de mon âne.

— Drôle de corps ! répondit M. Goefle. Eh bien, allez vite, et en même temps vous donnerez un coup d’œil à mon cheval, qui vaut bien votre âne, soit dit sans vous offenser ; mais est-ce que vous allez courir comme ça à l’écurie avec mon habit de soirée et mes bas de soie ?

— J’aurai si tôt fait !

— Du tout, du tout, mon garçon ; d’ailleurs, vous attraperiez du mal. Prenez mes bottes fourrées et ma pelisse ; allez vite, et revenez de même.

Cristiano obéit avec reconnaissance, et trouva Jean de fort bonne humeur, toussant moins que la veille, et mangeant bien en compagnie de Loki, qu’Ulf venait de ramener du château neuf.

Ulf regardait l’âne avec stupeur ; il commençait à se dégriser un peu et à soupçonner que l’animal tranquillement pansé par lui le matin n’était peut-être pas un cheval. Cristiano, qui avait appris la veille, en faisant la récolte de son souper, à quel poltron superstitieux il avait affaire, lui fit, en italien, avec des gestes menaçants, des yeux terribles et une pantomime bizarre, les plus fantastiques menaces dans le cas où il ne respecterait pas son âne comme une divinité mythologique. Ulf, épouvanté, se retira en silence après avoir salué l’âne et son maître, le cerveau plein de réflexions qui ne pouvaient aboutir, et que les spiritueux du soir devaient résoudre en terreurs nouvelles et en imaginations de plus en plus étranges.

— Or donc, dit Cristiano en reprenant sa pipe, son récit et la chaise qu’il chevauchait dans la salle de l’ourse, l’âne de madame Goffredi fut mon premier ami. Je crois que nul âne au monde, pas même le mien, n’eut jamais de si belles oreilles et une si agréable démarche. Ah ! monsieur Goefle, c’est que, la première fois que cette paisible allure et ces deux longues oreilles éveillèrent le sens de l’attention dans ma cervelle engourdie. Je fus en même temps instinctivement frappé d’un des plus beaux spectacles de l’univers. C’était au bord d’un lac : les lacs, vous le voyez, jouent un rôle important dans ma vie ; mais quel lac, monsieur ! le lac de Pérouse, autrement dit de Trasimène ! Vous n’avez jamais été en Italie, monsieur Goefle ?

— Non, à mon grand regret ; mais, en fait de lacs, nous en avons en Suède auprès desquels vos lacs italiens ressembleraient à des cuvettes.

— Je ne dis pas de mal de vos lacs ; j’en ai vu déjà plusieurs. Ils sont beaux probablement en été. En hiver, avec leurs mjelgars (c’est ainsi, n’est-ce pas ? que vous appelez ces immenses éboulements sablonneux qui arrivent sur le rivage avec leurs arbres verts, leurs rochers et leurs bizarres déchirures), je conviens qu’ils sont encore très-extraordinaires. Le givre et la glace qui enchaînent toutes ces formes étranges, et qui, du moindre brin d’herbe, font une guirlande de diamants ; ces inextricables réseaux de ronces que l’on prendrait pour de savants et immenses ouvrages en verre filé ; ce beau soleil rouge sur tout cela ; ces cimes déchiquetées là-haut qui brillent comme des aiguilles de saphir sur la pourpre du matin… oui, je reconnais que cette nature est grandiose, et que ce que je vois de cette fenêtre est un tableau qui m’éblouit ; mais il m’éblouit, monsieur, et c’est là toute la critique que j’en veux faire. Il m’exalte, il m’élève au-dessus de moi-même… C’est beaucoup sans doute que l’enthousiasme ; mais est-ce là toute la vie ? L’homme n’a-t-il pas un immense besoin de repos, de contemplation sans effort, et de cette rêverie molle et délicieuse que nous appelons chez nous le far niente ? Or, c’est là-bas, sur le Trasimène, qu’on se sent magnifiquement végéter. C’est là que j’ai poussé tout tranquillement et sans crise violente, moi, fétu transporté de je ne sais quelle région inconnue sur ces rives bénies du soleil, sous le clair ombrage des vieux oliviers, et comme baigné incessamment dans un fluide d’or chaud !

« Nous avions (hélas ! je dis nous !) une petite maison de campagne, une villetta, sur le bord d’un ruisseau appelé le Sangidneto, ou ruisseau de Sang, en souvenir, dit-on, du sang versé et ruisselant par la campagne à la fameuse bataille de Trasimène. Nous passions là toute la belle saison dans une oasis de délices champêtres. Les ruisseaux ne charrient plus de cadavres, et les ondes du Sanguineto sont limpides comme le cristal. Pourtant mon brave père adoptif était absorbé par l’unique préoccupation de rechercher des ossements, des médailles et des débris d’armure, que l’on trouve encore en grande quantité, dans l’herbe et les fleurs, sur les rives du lac. Sa femme, qui l’adorait (et elle avait bien raison), l’accompagnait partout, et moi, le gros garçon insouciant, que l’on daignait adorer aussi, je me roulais dans le sable tiède, ou je rêvais, balancé par le pas régulier de Nino, sur les genoux de mon aimable mère.

» Peu à peu, je vis et compris la splendeur des jours et des nuits dans cette douce contrée. Ce lac est immense, non qu’il soit aussi étendu que le moindre des vôtres, mais parce que la grandeur n’est pas la dimension. La coupe de ses lignes est si vaste et son atmosphère si moelleuse à l’œil, que ses profondeurs lumineuses donnent l’idée de l’infini. Je ne puis me rappeler sans émotion certains levers et certains couchers de soleil sur ce miroir uni où se reflétaient des pointes de terre chargées de gros arbres arrondis et puissants, et les îlots lointains, blancs comme l’albâtre au sein des ondes rosées. Et la nuit, quelles myriades d’étoiles tremblotaient, sans confusion et sans secousses, dans ces eaux tranquilles ! quelles vapeurs suaves rampaient sur les collines argentées, et quelles mystérieuses harmonies couraient discrètement le long de la rive avec le faible remous de cette grande masse d’eau qui semblait craindre de troubler le sommeil des fleurs ! Chez vous, convenez-en, monsieur Goefle, la nature est violente, même dans son repos d’hiver. Tout dans vos montagnes porte la trace des cataclysmes perpétuels du printemps et de l’automne. Là-bas, toute terre est sûre de conserver longtemps sa forme, et toute plante de mûrir dans le sol où elle a pris naissance. On y respire en quelque sorte avec l’air la douceur des instincts, et l’éternel bien-être de la nature s’insinue dans l’âme sans la confondre et sans l’ébranler.

— Vous avez la corde poétique, c’est fort bien vu, dit M. Goefle ; mais les habitants de ces beaux climats ne sont-ils pas malpropres, paresseux et volontairement misérables ?

— Dans toute misère, il y a moitié de la faute des gouvernants et moitié de celle des gouvernés ; le mal n’est jamais d’un seul côté. C’est ce qui fait, je crois, que le bien ne se fait pas ; mais, dans ces beaux climats, la misère engendrée par la paresse trouve son excuse dans la volupté de la vie contemplative. J’ai vivement senti, dès mon adolescence, le charme enivrant de cette nature méridionale, et je l’appréciais d’autant plus que je sentais aussi en moi des accès d’activité fiévreuse, comme si, en effet, je fusse né à cinq cents lieues de là, dans les pays froids, où l’esprit commande davantage à la matière.

— Donc, vous n’étiez pas précisément paresseux ?

— Je crois que je ne l’étais pas du tout ; car mes parents me voulaient savant, et, par affection pour eux, je faisais de grands efforts pour m’instruire. Seulement, je me sentais porté vers les sciences naturelles, en même temps que vers les arts et la philosophie, bien plus que vers les recherches ardues et minutieuses de mon savant Goffredi. Je trouvais ses études un peu oiseuses, et ne pouvais me livrer comme lui à une joie délirante, quand nous avions réussi à déterminer l’emploi d’une borne antique et à déchiffrer le sens d’une inscription étrusque. Il me laissa, du reste, parfaitement libre de suivre l’impulsion de mes aptitudes, et me fit la plus douce existence qu’il soit possible d’imaginer. Je dois entrer ici dans quelques détails sur cette époque de ma vie où, de l’enfance à la jeunesse, je sentis s’éveiller en moi les facultés de l’âme.

» Pérouse est une ville universitaire et poétique, une des belles et doctes cités de la vieille Italie. On peut y devenir à volonté savant ou artiste. Elle est riche en antiquités et en monuments de toutes les époques ; elle a de belles bibliothèques, une académie des beaux-arts, des collections, etc. La ville est belle et pittoresque ; elle compte plus de cent églises et cinquante monastères, tous riches en tableaux, manuscrits, etc. La place du Dôme est remarquable ; c’est là qu’en face d’une riche cathédrale gothique, d’une fontaine de Jean de Pise, qui est un chef-d’œuvre, et d’autres monuments de diverses époques, se dresse un grand palais dans le style vénitien. C’est un étrange et fier monument du xiiie ou xive siècle, d’une couleur rouge sombre, enjolivé de noirs ornements de fer, et percé avec cette irrégularité fantasque très-méprisée depuis les lignes correctes et la pureté de goût de la renaissance.

» J’aimais de passion la dramatique physionomie de ce vieux palais, que M. Goffredi dédaignait comme appartenant à un âge de barbarie ; il n’estimait que l’antique et les siècles nouveaux qui se sont inspirés de l’antique. Moi, je vous confesserai tout simplement l’immense ennui que tous ces chefs-d’œuvre de même famille, anciens et modernes, firent parfois planer sur mes sentiments d’admiration. Ce parti pris de l’Italie de se recommencer elle-même et de rejeter les époques où son individualité s’est fait jour, entre l’absolutisme des empereurs et celui des papes, est tellement consacré dans l’opinion, que l’on y passe pour un Vandale, si on se permet d’avoir quelquefois de la perfection par-dessus les oreilles[1].

» J’étais naïf et spontané ; je me fis bien des fois rembarrer avec mon amour pour tout ce que l’on appelait indistinctement le gotico, c’est-à-dire pour tout ce qui n’était pas du siècle de Périclès, d’Auguste ou de Raphaël. C’est même tout au plus si mon père adoptif consentait à admirer le dernier. Il ne s’enthousiasmait que pour les ruines de Rome, et, lorsqu’il m’y eut conduit, il fut surpris et scandalisé de m’entendre dire que je ne voyais rien là qui pût me faire oublier cette royale fantaisie et ce groupe théâtral de notre piazza del Duomo, avec son grand palais rouge et noir, son assemblage de splendeurs variées, et ses petites ruelles tortueuses qui se précipitent tout à coup, d’un air de mystère un peu tragique, sous de sombres arcades.

» J’avais alors quinze ou seize ans, et je commençais à pouvoir expliquer mes goûts et mes idées. Je sus exposer à mon père comme quoi je sentais en moi des instincts d’indépendance absolue en matière de goût et de sentiment. J’éprouvais le besoin d’étendre mon admiration ou ma jouissance intellectuelle à tous les élans du génie ou de l’invention de l’homme, et il m’était impossible d’emprisonner ma sensation dans un système, dans une époque, dans une école. Il me fallait, en un mot, la liberté d’adorer l’univers, Dieu et l’étincelle divine donnée à l’homme, dans tous les ouvrages de l’art et de la nature.

» Ainsi, lui disais-je, j’aime le beau soleil et la sombre nuit, notre austère Pérugin et le fougueux Michel-Ange, les puissantes substructions romaines et les délicates découpures sarrasines. J’aime notre paisible lac de Trasimène et la foudroyante cataracte de Terni. J’aime vos chers étrusques et tous vos sublimes anciens ; mais j’aime aussi les cathédrales gréco-arabes, et, tout autant que la fontaine monumentale de Trevi, le filet d’eau qui court entre deux roches au fond de quelque solitude champêtre, Chaque chose nouvelle me paraît digne d’intérêt et d’attention, et toute chose m’est chère qui s’empare de mon cœur ou de ma pensée à un moment donné. Ainsi porté à me livrer à tout ce qui est beau et sublime, ou seulement agréable et charmant, je me sens effrayé des exigences d’un culte exclusif pour certaines formes du beau.

» Si vous trouvez cependant, lui disais-je encore, que je suis sur une mauvaise pente, et que ce besoin de développement dans tous les sens soit un dérèglement dangereux, je tâcherai de tout réprimer et de m’absorber dans l’étude que vous me choisirez. Avant tout, je veux être ce que vous souhaitez que je sois ; mais vous, mon père, avant de me couper les ailes, examinez un peu s’il n’y a rien dans tout ce vain plumage qui mérite d’être conservé.

» M. Goffredi, quoique très-exclusif dans ses études, était, quant au caractère, la plus généreuse nature que j’aie jamais rencontrée. Il réfléchit beaucoup sur mon compte, il consulta beaucoup la divine sensibilité de sa femme. Sofia Goffredi était ce qu’en Italie on appelle une letterata, non pas une femme de lettres, comme on l’entend en France, mais une femme lettrée, charmante, inspirée, érudite et simple. Elle m’aimait si tendrement, qu’elle croyait voir en moi un prodige ; à eux deux, ces excellents êtres décrétèrent qu’il fallait respecter mes tendances et ne pas éteindre ma flamme avant de savoir si c’était feu sacré ou feu de paille.

» Ce qui leur donna confiance en moi, c’est que cette disposition à laisser couler dans tous les sens ma source intellectuelle ne provenait pas d’une inconstance du cœur. J’aimais tous mes semblables avec candeur, mais je ne songeais pas à répandre ma vie au dehors. J’étais exclusivement attaché à ces deux êtres qui m’avaient adopté et que je préférais à tout. Leur société était mon plus grand, je pourrais dire mon unique plaisir en dehors des études variées qui me captivaient.

» Il fut donc décidé que mon âme m’appartenait, puisque c’était, à tout prendre, une assez bonne âme, et on ne m’imposa pas l’instruction universitaire dans toute sa rigueur. On me laissa chercher ma voie et donner libre carrière à l’énorme facilité dont j’étais doué. Fut-ce un tort ? Je ne le crois pas. Il est bien vrai que l’on eût pu me doter d’une spécialité qui m’eût casé pour toujours dans un coin de l’art ou de la science, et que je n’eusse pas connu la misère ; mais de combien de plaisirs intellectuels ne m’eût-on point privé ! Et puis qui sait si les idées positives et mes propres intérêts, bien définis à mes propres yeux, n’eussent pas desséché la religion de mon cœur et de ma conscience ? Vous verrez tout à l’heure que Sofia Goffredi n’eut point lieu de regretter de m’avoir laissé être moi-même.

» Je m’étais persuadé d’abord que j’étais né littérateur. Sofia m’enseignait à faire des vers et de la prose, et, encore enfant, j’inventais des romans et rimais des comédies, que notre entourage admirait naïvement. J’eusse pu devenir très-vain, car j’étais excessivement gâté par tous ceux qui venaient chez nous ; mais ma Sofia me disait souvent que, le jour où l’on est satisfait de soi-même, on ne fait plus un seul progrès, et ce simple avertissement me préserva de la sottise de m’admirer. Je vis, d’ailleurs, bientôt que, pour être littérateur, il fallait savoir beaucoup de choses ou nager dans le vide des phrases. Je lus énormément ; mais il arriva que, tout en m’instruisant dans l’histoire et dans les choses de la nature, je me perdis entièrement de vue, et, au lieu de butiner comme l’abeille pour faire du miel et de la cire, je m’envolai dans l’immensité des connaissances humaines pour le seul plaisir de connaître et de comprendre.

» C’est alors que je sentis de grands élans vers les sciences naturelles, et que ma prédilection pour cet emploi de ma vie s’établit dans mon cerveau comme une vocation mieux déterminée que la première. À cette ardeur de comprendre se joignit celle de voir, et je puis dire que deux hommes s’éveillaient en moi, l’un qui voulait découvrir les secrets de la création par amour pour la science, c’est-à-dire pour ses semblables, l’autre qui voulait savourer en poëte, c’est-à-dire un peu pour lui-même, les beautés variées de la création.

» De ce moment, je m’épris de l’idée des lointains voyages. En m’absorbant dans les collections et les musées de Pérouse, je rêvais les antipodes, et la vue d’une petite pierre ou d’une petite fleur desséchée me transportait en imagination au sommet de grandes montagnes et au delà des grandes mers. J’avais soif aussi de voir les grandes villes, les centres de lumière, les savants de mon époque, les collections étendues et précieuses. Sofia Goffredi m’avait enseigné le français, l’allemand et un peu d’espagnol. Je sentais la nécessité d’apprendre les langues du Nord et de n’être un étranger nulle part en Europe. J’appris l’anglais, le hollandais, le suédois surtout, avec une très-grande rapidité. Ma prononciation était défectueuse, ou plutôt elle était nulle. Je m’abstenais de chercher la musique des langues que je ne pouvais entendre parler, comptant sur la justesse de mon oreille et sur la facilité naturelle que j’ai d’imiter les divers accents pour me mettre vite au courant de la pratique quand besoin serait. L’événement n’a pas démenti mes espérances. Il ne me faut pas plus de quinze jours pour parler sans accent une langue que j’ai apprise seul avec mes livres.

» En même temps que j’apprenais les langues, j’apprenais aussi le dessin et un peu de peinture, pour être à même de fixer, par quelques études de ce genre, mes souvenirs de voyage, les sites, les hautes plantes, les costumes, les monuments, tout ce qui ne peut être emporté que dans l’esprit quand la main est inhabile et contrarie le sentiment intérieur. Et puis je lisais aussi les bons écrivains, afin de m’exercer à rédiger clairement et rapidement ; car j’étais souvent choqué du style obscur et confus des livres de voyage ; si bien, monsieur Goefle, qu’à dix-huit ans j’étais tout préparé à devenir, sinon un savant, du moins un homme utile par son savoir, son activité, son aptitude au travail et ses facultés d’observation. Ce fut là le plus beau temps de ma vie, le mieux employé, le plus pur et le plus doux. Ah ! s’il avait pu durer quelques années de plus, je serais un autre homme !

» M. Goffredi, qui, plongé dans ses recherches d’antiquaire, ne s’occupait pas directement de mon éducation, mais qui, de temps en temps, me faisait récapituler mes études et m’observait alors avec soin, prit confiance entière dans mon jugement, quand il se fut assuré que je ne perdais pas trop mon temps et ma peine. Il avait d’abord voulu me détourner d’embrasser trop de choses ; mais, voyant que mes notions diverses se plaçaient sans trop de confusion dans ma cervelle, il se mit à rêver pour moi et avec moi tout ce que je rêvais. Lui-même avait voyagé avant son mariage, et il projetait une nouvelle tournée archéologique vers des points qu’il n’avait pas explorés. Il nourrissait ce projet surtout depuis un petit héritage qu’il avait fait récemment, et qui lui permettait de renoncer à son emploi de professeur à l’université. Il travaillait depuis dix ans à un ouvrage qu’il ne pouvait compléter sans voir le littoral de l’Afrique et certaines îles de la Grèce. Il faut vous dire qu’il avait le travail pénible et lent, faute d’un style clair et peut-être aussi d’une certaine netteté d’esprit dans l’exposé de ses ingénieuses déductions. C’était un génie à qui le talent manquait.

» Il fut satisfait de la manière dont je rédigeai quelques pages de son travail, et résolut de m’emmener, afin de me mettre à même d’écrire son ouvrage au retour. Je faillis devenir fou de joie, quand il me fit part de cette détermination ; mais ma joie se changea en tristesse à l’idée de laisser seule ma mère adoptive, cette adorable femme qui ne vivait que pour nous, et je demandai à rester avec elle.

» Elle m’en sut gré ; mais elle trouva moyen de nous contenter tous les trois en offrant de venir avec nous, et la proposition fut accueillie avec enthousiasme. On fit donc les préparatifs du départ comme ceux d’une fête. Hélas ! tout nous souriait ! La Sofia (vous savez que, chez nous, le ou la est un superlatif d’admiration et non un terme de mépris) avait l’habitude des longues courses. À la campagne, elle nous suivait partout. Active, courageuse, exaltée, elle ne fut jamais pour nous un embarras. Si nous nous sentions quelquefois las et abattus, elle relevait nos esprits et nous charmait par la gaieté ou l’énergie de son caractère. Elle était encore jeune et forte, et sa laideur disparaissait derrière son angélique sourire de tendresse et de bonté. Son mari la chérissait avec enthousiasme, et, quant à elle, il lui était impossible d’admettre que Silvio Goffredi ne fût pas un demi-dieu, en dépit de sa maigreur, de son dos prématurément voûté et de ses distractions fabuleuses. Quelle âme pure et généreuse, d’ailleurs, dans ce corps fragile et sous ces dehors irrésolus et timides ! Son désintéressement était admirable. Le travail auquel il sacrifiait son emploi et ses habitudes en était la preuve. Il savait bien que de tels ouvrages coûtent plus qu’ils ne rapportent, en Italie surtout, et il ne comptait pas sur le sien pour augmenter sa fortune ; mais c’était sa gloire, le but et le rêve de toute sa vie.

» Ma pauvre mère était la plus impatiente de partir. Elle sentait une confiance absolue dans la destinée. Il fut décidé que nous commencerions par visiter les îles de l’Archipel.

» Permettez-moi de passer rapidement sur ce qui va suivre ; le souvenir en est déchirant pour moi. En traversant une partie de l’Apennin à pied, mon pauvre père se heurta contre un rocher et se blessa légèrement à la jambe. Malgré nos supplications, il négligea la plaie et continua de marcher les jours suivants. Il faisait une chaleur écrasante. Quand nous arrivâmes au bord de l’Adriatique, où nous devions nous embarquer, il fut forcé de prendre quelques jours de repos, et nous obtînmes qu’il se laissât visiter par un chirurgien. Quelle fut notre épouvante lorsque la gangrène fut constatée ! Nous étions dans un village, loin de tout secours intelligent. Ce chirurgien de campagne, qui ressemblait à une sorte de barbier, parlait tranquillement de couper la jambe. L’eût-il sauvé ou tué plus vite ? En proie à d’horribles perplexités, ma mère et moi, nous ne savions que résoudre. Mon père, avec un courage héroïque, demandait l’amputation, et prétendait faire le tour du monde avec une jambe de bois. Nous n’osions le livrer au scalpel d’un boucher. Je pris le parti de courir à Venise : nous n’en étions qu’à cinquante lieues. Je pris un cheval que je laissai fourbu le soir, pour en acheter un autre à la hâte et continuer ma course. J’arrivai rompu, mais vivant. Je m’adressai à un des premiers hommes de l’art ; je le décidai à me suivre, offrant tout ce que possédait la Sofia. Nous prîmes une chaloupe pour descendre le littoral. Nous arrivâmes avec une célérité qui me remplissait d’espoir et de joie. Hélas ! monsieur, je vivrais mille ans que le souvenir de ce jour affreux me serait, je crois, aussi amer qu’aujourd’hui ? Je trouvai Silvio Goffredi mort, et Sofia Goffredi folle !

— Pauvre garçon ! dit M. Goefle en voyant un ruisseau de grosses larmes jaillir des yeux de Cristiano.

— Allons ! allons ! dit celui-ci en les essuyant à la hâte, on ne devrait pas se laisser surprendre par ces émotions-là ; c’est la preuve qu’on les chasse un peu trop de sa pensée, et elles s’en vengent tout d’un coup en reprenant leurs droits.

» L’habile médecin que j’avais amené ne put guérir ma mère, ni même me donner l’espoir qu’elle guérirait. Seulement, il étudia la nature de son délire et m’enseigna le moyen d’empêcher les crises de fureur. Il fallait satisfaire tous ses désirs pour peu qu’ils eussent une apparence de raison, et, quant aux autres, il fallait tâcher de prendre sur elle l’ascendant et même l’autorité qu’un père exerce sur son enfant.

» Je la ramenai à Pérouse avec le corps de notre pauvre ami, que nous fîmes embaumer afin de le porter dans le mausolée que sa femme rêvait pour lui au bord du lac de Trasimène. Ce que je souffris dans mon cœur pour ramener ainsi mon père mort et ma mère folle dans ce pays que nous avions quitté si gaiement, il n’y avait pas trois semaines, est impossible à dire. Au départ, Sofia riait et chantait tout le long du chemin ; au retour, elle riait et chantait encore, mais de quel air lugubre et de quelle voix déchirante ! Il me fallait la conduire, la raisonner, l’amuser et la persuader comme un enfant, cette femme si intelligente et si forte, que la veille encore je regardais comme mon guide et mon appui ; car j’avais à peine dix-neuf ans, moi, monsieur Goefle !

» Quand les restes de Silvio Goffredi furent déposés dans la tombe, sa veuve fut calme, et l’on pourrait même dire que, dans ce calme excessif et subit, se manifesta l’accomplissement de sa funeste destinée. Je perdis tout espoir en reconnaissant qu’elle était devenue, pour ainsi dire, étrangère à elle-même. Une seule idée l’absorbait, c’était le monument qu’elle voulait faire élever à son cher Silvio. Dès lors il ne fallut lui parler ni l’occuper d’autre chose. Toute espèce de travail pour mon compte me devint impossible, car elle ne dormait pas et me laissait à peine le temps de dormir quelques heures, je ne dirai pas chaque jour, mais chaque semaine. Il ne fallait pas songer à la confier un seul instant à d’autres soins que les miens. Avec tout autre que moi, elle s’irritait et tombait dans des crises épouvantables ; avec moi, elle n’eut pas un seul accès de fureur ou de désespoir. Elle m’entretenait sans cesse non de son mari, il semblait qu’elle n’en eût pas conservé le moindre souvenir particulier, et qu’il fût devenu pour elle un être de raison qu’elle n’avait jamais vu, mais de l’épitaphe, des emblèmes, des statues dont elle voulait décorer sa tombe.

» Elle me fit bien dessiner deux ou trois milliers de projets ; le dernier lui plaisait toujours pendant une ou deux heures ; après quoi, il fallait tout changer comme indigne de la mémoire du mage, c’est ainsi qu’elle appelait son cher défunt. Aucun emblème ne répondait à ses idées abstraites et confuses : absorbée dans de profondes méditations, elle venait m’ôter des mains le crayon qu’elle m’y avait mis, et me faisait recommencer, sous prétexte de modification légère, un sujet tout opposé. Vous pensez bien que, la plupart du temps, ces sujets étaient irréalisables, et ne présentaient aucun sens. Comme elle s’inquiétait et s’agitait quand j’y changeais quelque chose, je pris le parti de lui obéir consciencieusement. J’ai eu des cartons pleins de compositions bizarres qui suffiraient à rendre fou quiconque voudrait se les expliquer,

» Quand elle avait passé ainsi plusieurs heures, elle m’emmenait voir les essais en marbre qu’elle avait commandés à tous les statuaires du pays. Il y en avait plein la cour et plein le jardin, et aucun ne lui convenait dès qu’elle le voyait exécuté.

» Une autre préoccupation, que je dus et voulus satisfaire à tout prix, ce fut la matière à employer pour ce monument imaginaire. Elle fit venir des échantillons de tous les marbres et de tous les métaux connus ; on exécuta des maquettes de sculpture et de fonderie en si grande quantité, que la maison ne pouvait plus les contenir. Il y en avait jusque sur les lits, et les voyageurs, prenant notre maison pour un musée, venaient la visiter et nous demander l’explication des sujets bizarres qu’ils voyaient représentés. La pauvre Sofia se plaisait à les recevoir et à leur expliquer ses idées. Ils s’éloignaient alors, peinés et attristés d’être venus là, quelques-uns riant et haussant les épaules. Les misérables ! leur ironie me faisait l’effet d’un crime.

» Cependant nos ressources s’épuisaient. M. Goffredi avait laissé à sa femme l’entière jouissance de sa petite fortune, dont je devais hériter un jour. Un conseil de famille s’assembla, autant dans mon intérêt, disait-on, que pour se conformer aux intentions de mon père à mon égard. Un avocat décida qu’il fallait faire prononcer l’interdiction de la pauvre Sofia, faire défense aux artistes, fondeurs, praticiens et fournisseurs de matières coûteuses, de lui rien livrer, et aviser, quant à elle, à la faire entrer dans une maison d’aliénés, puisque inévitablement cette contrariété amènerait chez elle l’état de paroxysme et de fureur dangereuse pour les autres.

— L’avocat avait raison, dit M. Goefle ; ce parti était douloureux, mais nécessaire.

— Je vous demande bien pardon, monsieur Goefle ; mais j’en jugeai autrement. Étant l’unique héritier de Goffredi, j’avais le droit de laisser manger mon bien par ma tutrice.

— Non ! vous n’aviez pas ce droit-là. Vous étiez mineur ; la loi protège ceux qui ne peuvent se protéger eux-mêmes.

— C’est ce qui me fut dit ; mais j’étais si bien en état de me protéger moi-même, que je menaçai l’avocat de le jeter par les fenêtres, s’il ne renonçait à son infâme proposition. Mettre ma mère dans une maison d’aliénés ! Il fallait donc m’y enfermer aussi, moi dont elle ne pouvait se passer un seul instant, et qui serais mort d’inquiétude en la sachant livrée à des soins mercenaires ! La priver du seul amusement qui pût exercer sur elle l’influence d’un rassérénement pour ainsi dire magique ! lui arracher le droit de manifester et d’endormir ses regrets par des édifices ruineux, insensés, je le veux bien, mais qui ne faisaient de tort ni de mal à personne ! Et qu’importait notre maison pleine de tombeaux à M. l’avocat gras et fleuri ? Qui le forçait de venir s’apitoyer sur l’argent dépensé en pure perte, ou se moquer des aberrations de douleur de la pauvre veuve ? Je tins bon, la famille me blâma, l’avocat me déclara insensé ; mais ma mère resta tranquille.

— Ah ! ah ! mon garçon, dit M. Goefle en souriant, c’est ainsi que vous traitez les avocats, vous ?… Tenez, donnez-moi donc une poignée de main, ajouta-t-il en regardant Cristiano avec des yeux humides d’attendrissement et de sympathie.

Cristiano serra les mains du bon Goefle, et les porta à ses lèvres à la manière italienne.

— J’accepte votre bonté pour moi, dit-il ; mais je n’accepterais pas d’éloges sur ma conduite. Elle était si naturelle, voyez-vous, que toute préoccupation personnelle dans ma situation eût été infâme. Ne vous ai-je donc pas dit combien j’avais été aimé, choyé, gâté par ces deux êtres dont je me sentais véritablement le fils, autant par les entrailles que par le cœur ? Ah ! j’avais été heureux, bien heureux, monsieur Goefle ! et je n’aurai jamais le droit, quelque désastre qui puisse m’arriver, de me plaindre de la Providence. Je n’avais pas mérité tout ce bonheur-là avant de naître. Ne devais-je pas tâcher de le mériter après avoir un peu vécu ?

— Et que devint la pauvre Sofia ? dit M. Goefle après avoir rêvé quelques instants.

— Hélas ! je me promettais de vous raconter mon histoire aussi gaiement que possible, et voilà que je n’ai pas su effleurer le côté douloureux de mes souvenirs ! Je vous en demande pardon, monsieur Goefle ; je vous ai attristé, et je ferais aussi bien de vous dire tout simplement que la pauvre Sofia n’est plus.

— Sans doute, puisque vous voilà ici. Je vois bien que vous ne l’eussiez jamais quittée ; mais connut-elle la misère avant de mourir ? Je veux tout savoir.

— Grâce au ciel, elle ne manqua jamais de rien. Je ne sais ce qui fût advenu si, toute la fortune mangée, il m’eût fallu la quitter pour lui gagner de quoi vivre ; mais ce n’est pas de cela que je m’inquiétais ; car je la voyais, malgré son air calme, dépérir rapidement.

» Au bout d’environ deux ans, elle me prit la main, un soir que nous étions assis en silence au bord du lac :

» — Cristiano, me dit-elle avec un son de voix extraordinaire, je crois que j’ai la fièvre ; tâte-moi le pouls et dis-moi ce que tu en penses ?

» C’était la première fois, depuis son malheur, qu’elle s’occupait de sa santé. Je sentis qu’elle avait une fièvre violente. Je la fis rentrer, j’appelai son médecin.

» — Elle est fort mal en effet, me dit-il ; mais qui sait si ce n’est pas une crise favorable qui s’opère ?

» Depuis son malheur, elle n’avait pas eu la fièvre.

» Je n’espérais pas. Ma mère tomba dans une profonde somnolence. Aucun remède n’opéra le moindre effet : elle s’éteignait visiblement. Quelques instants avant de mourir, elle parut retrouver des forces et s’éveiller d’un long rêve. Elle me pria de la soulever dans mes bras et me dit à l’oreille, d’une voix éteinte :

» — Je te bénis, Cristiano : tu es mon sauveur ; je crois que j’ai été folle, je t’ai tourmenté ; Silvio me l’a reproché tout à l’heure. Je viens de le voir là, et il m’a dit de me lever, de marcher et de le suivre. Aide-moi à sortir de ce tombeau où j’avais la manie de m’enfermer… Viens !… le navire met à la voile… partons !…

» Elle fit un suprême effort pour se soulever, et retomba morte dans mes bras.

» Je ne sais trop ce qui se passa pendant plusieurs jours ; il me parut que je n’avais plus rien à faire dans la vie, puisque je n’avais plus que moi-même à garder.

» Je réunis dans la même tombe les restes de mes parents bien-aimés, j’y fis poser la plus simple et la plus blanche de toutes les pierres tumulaires amoncelées dans notre habitation ; j’y gravai moi-même leurs noms chéris sans autre épitaphe. Vous pensez bien, hélas ! que j’avais pris en horreur toutes les formules et tous les emblèmes. Quand je rentrai dans la maison, on vint me dire qu’elle n’était pas à moi, mais aux créanciers. Je le savais ; j’étais si bien préparé d’avance à quitter cette chère petite retraite, que j’avais déjà fait machinalement mon paquet en même temps que l’ensevelisseuse roulait le drap mortuaire autour du pauvre cadavre. Je laissai la liquidation aux mains de la famille ; j’avais eu assez d’ordre dans ma prodigalité pour savoir que, s’il ne me restait rien, du moins je ne laissais aucune dette derrière moi.

» J’allais quitter la maison quand le petit juif dont je vous ai parlé se présenta. Je pensais qu’il venait tâcher d’acquérir à bas prix quelques-unes des précieuses antiquailles de la collection de M. Goffredi, qui allait être mise aux enchères ; mais, s’il y songea, il eut la délicatesse de ne m’en point parler, et, comme je l’évitais, il me suivit dans le jardin, où j’allais cueillir quelques fleurs, seul souvenir matériel que je voulusse emporter. Là, il me mit dans la main une bourse assez bien garnie, et voulut s’enfuir sans me donner d’explication.

» Je pensais si peu à d’autres parents que ceux que je venais de perdre, que je crus à quelque aumône dont ce juif était l’intermédiaire, et que je jetai la bourse loin de moi pour le forcer à venir la reprendre. Il revint en effet sur ses pas, et, la ramassant, il me dit :

» — Ceci est à vous, bien à vous. C’est de l’argent que je devais aux Goffredi et que je vous restitue.

» Je refusai. Il se pouvait que cette petite somme fût nécessaire pour parfaire quelque appoint dans les dettes de la succession. Le juif insista.

» — Ceci vient de vos véritables parents, me dit-il ; c’est un dépôt qui m’était confié, et que je me suis engagé à vous remettre quand vous en auriez besoin.

» — Je n’ai besoin de rien, lui répondis-je ; j’ai de quoi aller à Rome, où les amis de M. Goffredi me trouveront de l’occupation. Rassurez mes parents sur mon compte. Je présume qu’ils ne sont pas riches, puisqu’ils n’ont pu me faire élever sous leurs yeux. Remerciez-les de leur souvenir et dites-leur qu’à l’âge où je suis, avec l’éducation que j’ai reçue, ce sera bientôt à moi de les assister, s’ils ont besoin de moi. Qu’ils se fassent connaître ou non, j’accepterai cette tâche avec plaisir. Ils m’avaient mis en de si bonnes mains, et, grâce à ce choix, j’ai été si heureux, que je leur dois une vive reconnaissance.

» Tels étaient mes sentiments, monsieur Goefle ; je ne me fardais point, car tels ils sont encore. Je n’ai jamais éprouvé le besoin d’accuser et d’interroger ceux qui m’ont donné la vie, et je ne comprends pas les bâtards qui se plaignent de n’être pas nés dans une condition de leur choix, comme si tout ce qui vit n’avait pas été de tout temps destiné à vivre, et comme si ce n’était pas Dieu qui nous appelle ou nous envoie en ce monde dans les conditions qu’il lui plaît d’établir.

» — Vos parents ne sont plus, me répondit le petit juif. Priez pour eux et recevez l’offrande d’un ami.

» Comme c’était sa troisième réponse, différente de la seconde et de la première, j’éprouvai une secrète défiance.

» — Est-ce vous par hasard, lui dis-je, qui prétendez être cet ami et venir à mon secours ?

» — Non, dit-il, je suis un mandataire fidèle et rien de plus.

» — Eh bien, dites à ceux qui vous ont choisi que je leur rends grâce, mais que je n’accepte rien, pas plus des amis qui se montrent que de ceux qui se cachent. Avez-vous quelque chose à me révéler avec l’autorisation de ma famille ?

» — Non, rien, répondit-il, mais plus tard probablement. Où allez-vous demeurer à Rome ?

» — Je n’en sais rien.

» — Eh bien, moi, je le saurai, reprit-il, car je ne dois pas vous perdre de vue. Adieu, et souvenez-vous que, si vous tombiez dans la disgrâce, l’argent que vous voyez-là est à vous, et qu’il suffira de m’avertir pour que je vous en tienne compte.

» Il me sembla que cet homme parlait avec sincérité en ce moment ; mais il se pouvait que ce ne fût qu’un de ces spéculateurs hardis qui vont au-devant des nécessiteux dans l’espoir de les rançonner plus tard. Je le remerciai froidement et partis les mains presque vides.

» Je ne m’embarrassais guère de ce que j’allais devenir. Il ne fallait plus songer aux voyages, mais bien à trouver un emploi quelconque pour vivre. Quoique, depuis longtemps, il ne m’eût pas été permis de continuer à m’instruire, grâce à une excellente mémoire je n’avais rien oublié. Mes petites connaissances étaient assez variées, et les éléments des choses étaient assez positifs dans ma tête pour qu’il me fût possible d’entreprendre avec succès l’éducation particulière d’un jeune garçon. Je désirai surtout cette fonction dans l’espoir que j’avais de continuer mes études en prenant sur mon sommeil.

» Mon père avait eu les relations les plus honorables dans la province que nous habitions ; mais, chose étrange, ma conduite à l’égard de madame Goffredi fut jugée romanesque et peu digne d’un homme sérieux. Je m’étais laissé ruiner ; c’était tant pis pour moi ! j’avais mauvaise grâce à demander un emploi, moi, connu pour un dissipateur aveugle, pour une espèce de fou ! Je ne devais donc pas songer à être placé à Pérouse. À Rome, un des amis de mon père me fit entrer, en qualité de précepteur, chez un prince napolitain qui avait deux fils paresseux et sans intelligence, plus une fille bossue, coquette et d’humeur amoureuse. Au bout de deux mois, je demandai mon congé pour me soustraire aux œillades de cette héroïne de roman dont je ne voulais pas être le héros.

» Je trouvai à Naples un autre ami de mon père, un savant abbé, qui me plaça dans une famille moins opulente, mais beaucoup plus désagréable, et avec des élèves beaucoup plus obtus que les précédents. Leur mère, peu jeune et peu belle, me prit vite en grippe parce que je ne me faisais pas illusion sur ses charmes. Je ne me piquais pas d’une vertu farouche, je ne m’attribuais pas le droit de vouloir débuter en amour avec une déesse, je savais me contenter de beaucoup moins ; mais, la maîtresse de la maison fût-elle passable, je ne voulais pas être l’amant d’une femme qui me commandait et me payait. Je m’en allai retrouver mon savant abbé et lui conter mes ennuis. Il se prit à rire en disant :

» — C’est votre faute ; vous êtes beau garçon, et cela vous rend trop difficile.

» Je le suppliai de me faire entrer chez un veuf ou chez des orphelins. Après quelques recherches, il me déclara qu’il tenait mon affaire. Le jeune duc de Villareggia avait perdu père et mère ; il n’avait ni sœurs ni tantes. Élevé chez un oncle cardinal, il avait besoin, non d’un gouverneur, il en avait un, mais d’un professeur de langues et de littérature : je fus agréé. Là, ma position devint agréable et même lucrative. Le cardinal était un homme de savoir et d’esprit ; son neveu, âgé de treize ans, était fort bien doué et d’un caractère aimable. Je m’attachai beaucoup à lui, et lui fis faire de rapides progrès, tout en étudiant beaucoup moi-même ; car j’avais un logement à moi, et toutes mes soirées libres pour me livrer au travail. Le cardinal était si content de moi, que, pour me retenir exclusivement et m’empêcher de prendre d’autres élèves, il me rétribuait assez largement.

» Ma conduite fut studieuse et régulière pendant environ un an ; j’avais eu tant de chagrin et je sentais si bien mon isolement dans la société, que je prenais la vie au sérieux peut-être plus qu’elle ne le mérite. J’aurais pu tourner au pédant, si le cardinal ne se fût attaché à me pousser spirituellement et gracieusement à la légèreté et à la corruption du siècle. Il me fit homme du monde, et je ne sais trop si je dois lui en savoir gré. J’en vins peu à peu à perdre beaucoup de temps pour ma toilette, mes amourettes et mes plaisirs. Le palais du prélat était le rendez-vous des beaux esprits du cru et des individualités brillantes de la ville. On ne me demandait pas de moraliser mon élève, mais d’orner son esprit de choses agréables et légères. On ne me demandait, à moi, que d’être aimable avec tout le monde. Ce n’était pas difficile au milieu de gens frivoles et bienveillants ; je devins charmant, plus charmant qu’il ne convenait peut-être à un orphelin sans appui, sans fortune et sans avenir,

» Je menai peu à peu une vie assez dissolue, et, pendant quelque temps, je me trouvai sur la pente du mal, encouragé et comme poussé en bas par tout ce qui m’environnait, retenu seulement par le souvenir de mes parents et la crainte de devenir indigne du nom qu’ils m’avaient laissé ; car je dois vous dire que, par son testament, mon père adoptif m’avait intimé l’ordre de m’appeler Cristiano Goffredi, et c’est sous ce nom que j’étais connu à Naples. C’était une excellente recommandation pour moi que ce nom honorable auprès des personnes graves et sensées ; mais j’oubliai trop vite que ce nom roturier devait m’imposer une grande prudence et une grande réserve dans mes rapports avec la jeunesse titrée que je coudoyais chez le cardinal. Je me laissai aller aux prévenances de l’intimité. On me savait gré de n’avoir ni la gaucherie ni l’austérité d’un pédagogue de profession. On m’invitait, on m’entraînait. J’étais de toutes les parties de plaisir de la plus brillante jeunesse.

» Le cardinal me félicitait de savoir concilier les soupers, les bals et les veilles avec l’exactitude et la lucidité que j’apportais toujours à l’enseignement de son neveu ; mais, moi, je voyais bien et je sentais bien que je ne cultivais plus assez mon intelligence, que je m’arrêtais en route, que je m’habituais insensiblement à n’être qu’un beau parleur et un talent creux, que je tournais trop au comédien de société et au poëte de salon, que je ne faisais sur mon traitement aucune économie en vue de ma liberté et de ma dignité futures, que j’avais de trop beau linge sur le corps et pas assez de poids dans la cervelle, enfin que je m’étais laissé prendre entre deux lignes parallèles, le désordre et la nullité, et que je risquais fort de n’en jamais sortir.

» Ces réflexions, que je chassais le plus souvent, me rendaient cependant parfois très-soucieux. Au fond, ces plaisirs, qui m’enivraient, ne m’amusaient pas. J’avais connu chez mes parents et avec eux de plus nobles jouissances et des amusements plus réels. Je me retraçais tous les souvenirs de ces charmantes promenades que nous avions faites ensemble, avec un but sérieux qui trouvait toujours des satisfactions pures, et, dans l’activité fiévreuse de ma nouvelle vie, je me sentais languir et retomber sur moi-même, comme au sein d’une accablante oisiveté. Je me mettais à rêver la grande existence des lointaines excursions, et je me demandais, en voyant ma bourse constamment à sec, si je n’eusse pas mieux fait de consacrer à la satisfaction de mes véritables goûts physiques et de mes véritables besoins intellectuels le fruit de mon travail, gaspillé en divertissements qui laissaient mon corps accablé et mon âme vide. Puis je me sentais tout à coup étranger à ce monde léger, à cette société asservie, à ce climat énervant, à cette population paresseuse, enfin à tout ce milieu où je ne tenais point par les racines vitales de la famille. Je me sentais à la fois plus actif et plus recueilli. Je pensais aussi, malgré mes vingt-trois ans et ma misère, à me marier pour avoir un chez moi, un but de réforme, un sujet de préoccupation ; mais le cardinal, à qui je confiais mes accès d’inquiétudes morales, me plaisantait et me traitait de fou.

— Tu as trop bu ou trop travaillé hier au soir, me disait-il ; ton cerveau se remplit de vapeurs. Dissipe-les en allant voir la Cintia ou la Fiammetta, et surtout ne te marie pas avec elles.

» J’aimais le cardinal : il était bon et enjoué ; mais, bien qu’il me traitât paternellement et sans morgue, je voyais trop qu’il était plus aimable qu’aimant, qu’il savait rendre son entourage agréable, et que j’y étais pour quelque chose, mais qu’il n’était pas homme à me supporter longtemps près de lui, si je tombais dans la mélancolie et si je devenais ennuyeux.

» Je tâchai de m’étourdir et de m’oublier dans le bien-être présent, de vivre au jour le jour sans souci du lendemain comme tout ce qui m’entourait. Je ne pus y parvenir. L’ennui augmenta, le dégoût se prononça ouvertement. Je me sentais rassasié d’amours faciles, d’engouements sensuels partagés sans combat par des femmes de tous les rangs. Pour moi, pauvre roturier, ces plaisirs avaient eu d’abord l’attrait de bonnes fortunes. En voyant que mon perruquier, qui était un fort beau garçon, avait autant de succès que moi, je pris les marquises en horreur. Je voulus quitter Naples. Je demandai au cardinal de m’envoyer vivre dans une de ses villas, en Calabre ou en Sicile. Je me serais fait intendant ou bibliothécaire, n’importe où. J’avais soif de repos et de solitude. Il se moqua encore de mes projets de retraite. Il n’y croyait pas. Il ne me jugeait pas plus fait pour être intendant que pour être moine. Il avait sans doute raison, mais il eut bien tort, comme vous allez voir de me retenir.

» Un autre neveu du cardinal revint de ses voyages et s’installa dans la maison. Autant le jeune Tito Villareggia était sympathique et bienveillant, autant son cousin Marco Melfi était sot, absurde, impertinent et vaniteux. Il fut désagréable à tout le monde et s’attira plusieurs duels pour son début. Il était grand ferrailleur et blessa ou tua ses adversaires sans recevoir d’égratignure, ce qui porta son outrecuidance à un excès insoutenable. Je me tins sur la réserve du mieux que je pus ; mais, un jour, poussé à bout par sa grossièreté provoquante, je lui donnai un démenti formel et lui en offris réparation les armes à la main. Il refusa, parce que je n’étais pas gentilhomme, et, s’élançant sur moi, voulut me souffleter. Je le terrassai, et le laissai sans autre mal qu’un étouffement de fureur. L’esclandre fit grand bruit. Le cardinal me donna raison tout bas, et me pria de m’en aller bien vite me cacher dans une de ses terres jusqu’à ce que Marco Melfi fût reparti pour d’autres voyages.

» L’idée de me cacher me révolta.

» — Malheureux ! me dit le cardinal, ne sais-tu pas que mon neveu est forcé à présent de te faire assassiner ?

» Le mot forcé me parut plaisant. Je répondis au cardinal que je forcerais Marco à se battre avec moi.

» — Tu ne peux pas tuer mon neveu ! me dit-il en me frappant avec gaieté sur la tête. Quand même tu serais assez habile pour cela, tu ne voudrais pas payer de la sorte l’amitié paternelle que je t’ai montrée ?

» Cette réflexion me ferma la bouche. Je rentrai chez moi et fis mes préparatifs de départ. J’aurais dû y mettre plus de mystère ; mais je répugnais à paraître me sauver en cachette. Tout à coup, comme je sortais de ma chambre pour chercher une petite caisse dans le vestibule de la maison que j’habitais seul, deux bandits tombent sur moi, et se mettent en devoir de me garrotter. En me débattant, je les entraîne au bas de l’escalier ; mais, comme j’allais leur échapper, la porte se ferme brusquement, et j’entends sous le vestibule intérieur une voix aigre qui s’écrie :

» — Courage, liez-le ! Je veux qu’il périsse là, sous le bâton !

» C’était la voix de Marco Melfi.

» L’indignation me donna en ce moment des forces surhumaines. Je luttai si énergiquement contre mes deux bandits, que je les mis hors de combat en peu d’instants. Alors, sans me soucier d’eux, je m’élançai vers Marco, qui, voyant échouer son entreprise, voulait se retirer. Je le collai contre la porte et lui arrachai l’épée qu’il voulait tirer pour se défendre.

— Misérable ! lui dis-je, je ne veux pas t’assassiner ; mais tu te battras avec moi, et tout de suite !

» Marco était faible et chétif. Je le forçai de remonter devant moi l’escalier, je le poussai dans ma chambre, dont je fermai la porte à double tour ; je pris mon épée, et, lui rendant la sienne :

» — À présent, lui dis-je, défends-toi ; tu vois bien qu’il faut quelquefois se battre avec un homme de rien !

» — Goffredi, me répondit-il en baissant la pointe de son épée, je ne veux pas me battre, et je ne me battrai pas. Je suis trop sûr de te tuer, et vraiment ce serait dommage, car tu es un brave garçon. Tu pouvais m’assassiner, et tu ne l’as pas fait. Soyons amis !…

» Confiant et sans rancune, j’allais prendre la main qu’il me tendait, lorsqu’il me porta vivement et adroitement de la main gauche un coup de stylet à la gorge. J’esquivai l’arme, qui glissa et me blessa à l’épaule. Alors je ne connus plus de frein : j’attaquai ce fourbe avec fureur et le forçai de se défendre. Nos armes étaient égales, et il avait sur moi l’avantage d’une adresse et d’une pratique dont je n’approchais certainement pas. Quoi qu’il en soit, je l’étendis mort à mes pieds. Il tomba l’épée à la main, sans dire une parole, mais avec un sourire infernal sur les lèvres. On frappait violemment à la porte, on la poussait pour l’enfoncer. Il se crut peut-être au moment d’être vengé. Moi, épuisé de lassitude et d’émotion, je sentis que j’étais perdu, soit que les assassins fussent revenus de leur étourdissement, soit que les sbires eussent été avertis par eux de venir s’emparer de moi. Je rassemblai ce qui me restait de forces pour sauter par la fenêtre. Le saut n’était que d’une vingtaine de pieds ; j’arrivai sans grand mal sur le pavé de la cour, et, serrant mon habit autour de moi, pour que le sang qui jaillissait de mon épaule ne marquât pas ma trace, je m’enfuis aussi loin que mes jambes purent me porter.

» Bien me prit de pouvoir gagner la campagne. Mon affaire était des plus mauvaises, s’étant passée sans témoins. Et qu’importait, d’ailleurs, que je fusse dans mon droit, que ma conduite eût été loyale et généreuse, que mon adversaire fût un lâche scélérat ? Il était de l’une des premières familles du royaume, et la sainte inquisition n’eût fait qu’une bouchée d’un pauvre hère de mon espèce.

» Je trouvai un refuge pour la nuit dans une cabane de pêcheurs ; mais je n’avais pas sur moi une obole pour payer l’hospitalité dangereuse que je réclamais.

D’un autre côté, mes habits déchirés et souillés de sang ne me permettaient plus de me montrer dehors. Ma blessure, — grave ou non, je n’en savais rien, — me faisait beaucoup souffrir. Je me sentais faible, et je savais bien que toute la police du royaume était déjà en émoi pour m’appréhender au corps. Couché sur une mauvaise natte, dans une petite soupente, je pleurai amèrement, non sur ma destinée, je ne me serais pas permis cette faiblesse, mais sur la brusque et irréparable rupture de mes relations avec le bon cardinal et mon aimable élève. Je sentis combien je les aimais, et je maudis la fatalité qui m’avait réduit à ensanglanter cette maison où j’avais été accueilli avec tant de confiance et de douceur.

» Mais il ne s’agissait pas de pleurer, il s’agissait de fuir. Je pensais bien à aller trouver le petit juif qui prétendait connaître mes parents ou les amis mystérieux qui veillaient sur moi, ou qui l’avaient chargé de le faire. J’ai oublié de vous dire que cet homme était venu se fixer à Naples, et que je l’avais plusieurs fois rencontré ; mais rentrer dans la ville me parut trop périlleux : écrire au juif, c’était risquer de me faire découvrir. J’y renonçai.

» Je ne vous ferai pas le récit des aventures de détail au milieu desquelles s’opéra mon évasion du territoire de Naples. J’avais réussi à échanger mes vêtements en lambeaux contre des guenilles moins compromettantes. Je trouvais difficilement à manger ; les hommes du peuple, sachant que l’on poursuivait le vil assassin d’un noble personnage, se méfiaient de tout inconnu sans ressources, et, n’eussent été les femmes, qui en tout pays sont plus courageuses et plus humaines que nous, je serais mort de faim et de fièvre. Ma blessure me forçait à m’arrêter souvent dans les recoins les plus déserts que je pouvais trouver, et, là, privé des soins les plus élémentaires, j’envisageai plus d’une fois l’éventualité d’y rester, faute de pouvoir me relever et reprendre ma course. Eh bien, croiriez-vous, monsieur Goefle, que, dans cette situation désespérée, j’éprouvais par moments des bouffées de joie, comme si, en dépit de tout, je savourais l’aurore de ma liberté reconquise ? L’air, le mouvement, l’absence de contrainte, la vue des campagnes dont je pouvais maintenant espérer de franchir les horizons sans limites, tout, jusqu’à la rudesse de ma couche sur le rocher, me rappelait les projets et les aspirations du temps où j’avais réellement vécu.

» Enfin j’approchais sans accident de la frontière des États du pape, et, comme je n’avais pas suivi la route de Rome, j’avais tout lieu d’espérer que, grâce à un détour dans les montagnes, je n’avais été signalé et suivi par aucun espion. Je m’arrêtai dans un village pour vendre ma marchandise, car il faut vous dire qu’ayant horreur de mendier et me sentant irrité par les refus au point d’être tenté de battre les gens qui me renvoyaient brutalement, j’avais imaginé de me faire marchand…

— Marchand de quoi donc, dit M. Goefle, puisque vous n’aviez pas une obole ?

— Sans doute ; mais j’avais sur moi, au moment de ma fuite, un canif qui fut mon gagne-pain. Quoique je n’eusse jamais fait de sculpture, je connaissais assez bien les lois du dessin, et, un jour, ayant rencontré sur ma route une roche très-blanche et très-tendre, j’eus l’idée de prendre une douzaine de fragments que je dégrossis sur place, et qu’ensuite je taillai dans mes moments de repos en figurines de madones et d’angelots de la dimension d’un doigt de haut. Cette pierre ou plutôt cette craie étant fort légère, je pus me charger ainsi d’une cinquantaine de ces petits objets que je vendais, en passant dans les fermes et dans les maisons de paysans, pour cinq ou six baïoques pièce. C’était à coup sûr tout ce qu’elles valaient, et, pour moi, c’était du pain.

» Cette industrie m’ayant réussi pendant deux jours, j’espérais, en voyant que c’était jour de marché dans ce village, pouvoir me débarrasser sans danger de mon fonds de commerce ; mais, comme je trouvais peu de chalands à cause de la concurrence que me faisait un Piémontais porteur d’un grand étalage de plâtres moulés, j’imaginai de m’asseoir par terre et de me mettre à travailler ma pierre avec mon canif à la vue de la population, bientôt rassemblée autour de moi. Dès lors j’eus le plus grand succès. La promptitude et probablement la naïveté de mon travail charmèrent l’assistance, et ces bonnes gens se livrèrent autour de moi, les femmes et les enfants surtout, à des démonstrations d’étonnement et de plaisir qui me firent du mouleur piémontais un rival jaloux et irrité. Celui-ci m’interpella plusieurs fois avec grossièreté sans que je perdisse patience. Je voyais bien qu’il cherchait bataille pour me forcer à décamper, et je me contentai de me moquer de lui, en lui disant de faire lui-même ses statuettes, et de montrer ses talents à la compagnie : en quoi je fus fort applaudi. En Italie, le plus bas peuple aime tout ce qui sent l’art. Mon concurrent fut bafoué et traité de stupide machine, tandis qu’on me décernait à grand bruit le titre d’artiste.

» Le méchant drôle imagina une grande noirceur pour se venger. Il laissa choir exprès deux ou trois mauvaises pièces de son étalage, et fit de grands cris pour appeler les gardes de police qui circulaient dans la foule. Dès qu’il eut réussi à les attirer, il prétendit que j’avais ameuté la populace contre lui ; qu’on l’avait poussé, au grand détriment de sa fragile marchandise ; qu’il était un honnête homme, payant patente et bien connu dans le pays, tandis que je n’étais qu’un vagabond sans aveu, et peut-être quelque chose de pis, qui sait ? peut-être le vil assassin du cardinal. C’est ainsi que l’on racontait déjà l’événement arrivé à Naples, et c’est moi que l’on désignait de la sorte à l’animadversion publique et aux agents de la police. Le peuple prit mon parti ; de nombreux témoins protestaient de mon innocence et de la leur propre. Personne n’avait heurté ou seulement touché l’étalage du mouleur. Le groupe qui m’entourait fit pacifiquement tête aux gardes, et s’ouvrit pour me laisser fuir.

» Mais, s’il y avait là de braves gens, il y avait aussi des gredins ou des poltrons qui me désignèrent du doigt sans rien dire, au moment où j’enfilais précipitamment une petite rue tortueuse. On me suivit ; j’avais de l’avance, mais je ne connaissais pas la localité, et, au lieu de gagner la campagne, je me trouvai sur une autre petite place, au milieu de laquelle une baraque de marionnettes absorbait l’attention d’un assez nombreux auditoire. Je m’étais à peine glissé dans cette petite foule, que je vis les gardes en faire le tour et y jeter des regards pénétrants. Je me faisais le plus petit possible, et j’affectais de prendre grand intérêt aux aventures de Polichinelle, pour ne pas étonner les voisins qui me coudoyaient, lorsqu’une idée lumineuse surgit dans ma tête surexcitée. Bien conseillé par le danger qui me presse, je m’insinue toujours plus avant dans le groupe compacte et inerte que les gardes s’efforçaient de percer. J’arrive ainsi à toucher la toile de la baraque ; je me baisse peu à peu ; tout à coup je me glisse sous cette toile comme un renard dans un terrier, et je me trouve blotti presque entre les jambes de l’operante ou recitante, c’est-à-dire de l’homme qui faisait mouvoir et parler les marionnettes ?

» Vous savez ce que c’est, monsieur Goefle, qu’un théâtre de marionnettes ?

— Parbleu ! J’ai vu à Stockholm dernièrement celui de Christian Waldo.

— Vous l’avez vu… en dehors ?

— Seulement ; mais je me doute bien de l’intérieur, quoique celui-ci m’ait paru assez compliqué.

— C’est un théâtre à deux operanti, soit quatre mains, c’est-à-dire quatre personnages en scène ; ce qui permet un assez nombreux personnel de burattini.

— Qu’est-ce que cela, burattini ?

— C’est la marionnette classique, primitive, et c’est la meilleure. Ce n’est pas le fantoccio de toutes pièces qui, pendu au plafond par des ficelles, marche sans raser la terre ou en faisant un bruit ridicule et invraisemblable. Ce mode plus savant et plus complet de la marionnette articulée arrive, avec de grands perfectionnements de mécanique, à simuler des gestes assez vrais et des poses assez gracieuses : nul doute que l’on ne puisse en venir, au moyen d’autres perfectionnements, à imiter complètement la nature ; mais, en creusant la question, je me suis demandé où serait le but, et quel avantage l’art pourrait retirer d’un théâtre d’automates. Plus en les fera grands et semblables à des hommes, plus le spectacle de ces acteurs postiches sera une chose triste et même effrayante. N’est-ce pas votre avis ?

— Certainement ; mais voilà une digression qui m’intéresse moins que la suite de votre histoire.

— Pardon, pardon, monsieur Goefle, cette digression m’est nécessaire. Je touche à une phase assez bizarre de mon existence, et il faut que je vous démontre la supériorité du burattino ; cette représentation élémentaire de l’artiste comique n’est ; je tiens à vous le prouver, ni une machine, ni une marotte, ni une poupée : c’est un être.

— Ah ! oui-da, un être ? dit M. Goefle en regardant avec étonnement son interlocuteur et en se demandant s’il n’était pas sujet à quelque accès de folie.

— Oui, un être ! je le maintiens, reprit Cristiano avec feu ; c’est d’autant plus un être que son corps n’existe pas. Le burattino n’a ni ressorts, ni ficelles, ni poulies : c’est une tête, rien de plus ; une tête expressive, intelligente, dans laquelle… tenez !

Ici, Cristiano s’en alla sous l’escalier et ouvrit une caisse d’où il tira une petite figure de bois garnie de chiffons, qu’il jeta par terre, releva, fit sauter en l’air et rattrapa dans sa main.

« — Tenez, tenez, reprit-il, vous voyez cela : une guenille, un copeau qui vous semble à peine équarri. Mais voyez ma main s’introduire dans ce petit sac de peau, voyez mon index s’enfoncer dans la tête creuse, mon pouce et mon doigt du milieu remplir cette paire de manches et diriger ces petites mains de bois qui vous apparaissent courtes, informes, ni ouvertes ni fermées, et cela à dessein, pour escamoter à la vue leur inertie. À présent, prenons la distance combinée sur la grandeur du petit être. Restez là, et regardez.

En parlant ainsi, Cristiano monta en deux enjambées l’escalier de bois, se baissa de manière à cacher son corps derrière la rampe, éleva sa main sur cette rampe, et se mit à faire mouvoir la marionnette avec une adresse et une grâce infinies.

— Vous voyez bien, s’écria-t-il toujours gaiement, mais avec une conviction réelle ; voilà l’illusion produite, même sans théâtre et sans décors ! Cette figure, largement ébauchée et peinte d’un ton mat et assez terne, prend peu à peu dans son mouvement l’aparence de la vie. Si je vous montrais une belle marionnette allemande, vernie, enluminée, couverte de paillons et remuant avec des ressorts, vous ne pourriez pas oublier que c’est une poupée, un ouvrage mécanique, tandis que mon burattino, souple, obéissant à tous les mouvements de mes doigts, va, vient, salue, tourne la tête, croise les bras, les élève au ciel, les agite en tout sens, salue, soufflette, frappe la muraille avec joie ou avec désespoir… Et vous croyez voir toutes ses émotions se peindre sur sa figure, n’est-il pas vrai ? D’où vient ce prodige, qu’une tête si légèrement indiquée, si laide à voir de près, prenne tout à coup, dans le jeu de la lumière, une réalité d’expression qui vous en fait oublier la dimension réelle ? Oui, je soutiens que, quand vous voyez le burrattino dans la main d’un véritable artiste, sur un théâtre dont les décors bien entendus, la dimension, les plans et l’encadrement sont bien en proportion avec les personnages, vous oubliez complètement que vous n’êtes pas vous-même en proportion avec cette petite scène et ces petits êtres, vous oubliez même que la voix qui les fait parler n’est pas la leur. Ce mariage, impossible en apparence, d’une tête grosse comme mon poing et d’une voix aussi forte que la mienne s’opère par une sorte d’ivresse mystérieuse où je sais vous faire entrer peu à peu, et tout le prodige vient… Savez-vous d’où vient le prodige ? Il vient de ce que ce burattino n’est pas un automate, de ce qu’il obéit à mon caprice, à mon inspiration, à mon entrain, de ce que tous ses mouvements sont la conséquence des idées qui me viennent et des paroles que je lui prête, de ce qu’il est moi enfin, c’est-à-dire un être, et non pas une poupée.

Ayant ainsi parlé avec une grande vivacité, Cristiano descendit l’escalier, posa la marionnette sur la table, ôta son habit en demandant pardon à M. Goefle d’avoir trop chaud, et se remit à cheval sur sa chaise pour reprendre le fil de son histoire. Pendant cette bizarre interruption, M. Goefle avait eu une attitude non moins comique.

— Attendez donc ! dit-il en prenant le burattino ; tout ce que vous avez dit là est vrai et bien raisonné.

Et maintenant je m’explique le plaisir extraordinaire que j’ai pris aux représentations de Christian Waldo ; mais ce que vous ne me dites pas et ce que je vois clairement, c’est que ce bon petit personnage que je tiens là… et que je voudrais bien faire remuer et parler… Allons, mon petit ami, ajouta-t-il en enfonçant ses doigts dans la tête et dans les manches du burattino, regarde-moi un peu… C’est cela, oui, tu es fort gentil, et je te vois de près avec plaisir. Eh bien, je te reconnais maintenant ; tu es Stentarello, le jovial, le moqueur, le gracieux Stentarello, qui m’a tant fait rire, il y a quinze jours, à Stockholm. Et vous, mon garçon, ajouta encore M. Goefle en se tournant vers son hôte, bien que je n’aie jamais vu votre figure, je vous reconnais aussi parfaitement à la voix, à l’esprit, à la gaieté et même à la sensibilité ; vous êtes Christian Waldo, le fameux operante recitante des burattini napolitains !

— Pour avoir l’honneur de vous servir, répondit Christian Waldo en saluant le docteur avec grâce, et, si vous désirez savoir comment Cristiano del Lago, Cristiano Goffredi et Christian Waldo sont une seule et même personne, écoutez le reste de mes aventures,

— J’écoute, et, à présent, j’en suis très-curieux ; mais je veux savoir d’où vient ce nouveau nom de Christian Waldo.

— Oh ! celui-là est tout nouveau, en effet ; il date de l’automne dernier, et il me serait difficile de vous dire pourquoi je l’ai choisi. Je crois qu’il m’est venu en rêve, comme une réminiscence de quelque nom de localité qui m’aurait frappé dans mon enfance.

— C’est singulier ! n’importe. Vous m’avez laissé dans la baraque des burattini, sur la place de…

— De Celano, reprit Christian. Encore sur les rives d’un beau lac ! Je vous assure, monsieur Goefle, que ma destinée est liée à celle des lacs, et qu’il y a là-dessous un mystère dont je saurai peut-être un jour le mot.

» Vous n’avez pas oublié que j’avais la police à mes trousses et que, sans la baraque des marionnettes, j’étais probablement pris et pendu. Or, cette baraque était fort petite et ne pouvait guère contenir qu’un homme. Quand je vous ai demandé, à vous habitant d’un pays où ce divertissement tout italien n’est guère en usage et n’a peut-être été apporté que par moi, si vous saviez comment les baraques de burattini étaient agencées, c’était pour vous montrer ma situation entre les jambes de l’operante, lequel, occupé à faire battre Pulcinella avec le sbire, les mains et les yeux en l’air, et l’esprit également tendu à l’improvisation de son drame burlesque, n’avait pas le loisir de voir et de comprendre ce qui se passait à la hauteur de son genou. Ce n’était donc pour moi qu’une minute de répit entre le dénoûment de la pièce et celui de ma destinée.

» Je sentis qu’il ne fallait pas attendre mon salut du hasard ; je pris à terre deux burattini qui représentaient, par une singulière coïncidence avec ma situation, un bourreau et un juge, et, me serrant contre l’operante, je me levai près de lui, comme je pus ; je posai les marionnettes sur la planchette, et, au risque de crever la toile de la baraque, j’introduisis à l’impromptu une scène inattendue dans la pièce. La scène eut un succès inimaginable, et mon associé, sans se déconcerter le moins du monde, la saisit au vol, et, quoique fort à l’étroit, soutint le dialogue avec une gaieté et une présence d’esprit non moins extraordinaires.

— Merveilleuse et folle Italie ! s’écria M. Goefle : ce n’est que là vraiment que les facultés sont si fines et si soudaines !

— Celles de mon compère, reprit Christian, étaient bien plus pénétrantes encore que vous ne l’imaginez. Il m’avait reconnu, il avait compris ma situation, il était résolu à me sauver.

— Et il vous sauva ?

— Sans rien dire, et, pendant que je faisais, à sa place, au public, le discours final, il m’enfonça un bonnet à lui sur la tête, me jeta une guenille rouge sur les épaules, me passa de l’ocre sur la figure ; puis, dès que la toile fut baissée :

» — Goffredi, me dit-il à l’oreille, prends le théâtre sur ton dos et suis moi.

» En effet, nous traversâmes ainsi la place et sortîmes du village sans être inquiétés. Nous marchâmes toute la nuit, et, avant que le jour parût, nous étions dans la campagne de Rome.

— Quel était donc, dit M. Goefle, cet ami dévoué ?

— C’était un fils de famille, nommé Guido Massarelli, qui se sauvait, comme moi, du royaume de Naples. Son affaire était moins grave : il ne se soustrayait qu’à ses créanciers ; mais il ne me valait pourtant pas, monsieur Goefle, je vous en réponds ! Et cependant c’était un aimable jeune homme, un garçon instruit et spirituel, une nature séduisante au possible. Je l’avais connu intimement à Naples, où il avait mangé son héritage et s’était fait beaucoup d’amis. Fils d’un riche commerçant et doué de beaucoup d’intelligence, il avait reçu une bonne éducation. Il s’était lancé, comme moi, dans un monde qui devait le mener trop vite ; il s’était vu bientôt sans ressources. Je l’avais nourri pendant quelque temps ; mais, ne se contentant plus d’une existence modeste et ne se sentant pas le courage de travailler pour vivre, il avait fini par faire des dupes.

— Vous le saviez ?

— Je le savais, mais je n’eus pas le courage de le lui reprocher dans un moment où il me sauvait la vie. Il était, comme moi désormais, dans le plus complet dénûment. Il avait pris la fuite avec quelques écus dont il s’était servi pour acheter à un saltimbanque l’établissement de marionnettes qui ne lui servait pas tant à gagner sa vie qu’à cacher sa figure.

» — Vois-tu, me dit-il, l’état que je fais maintenant est, de ma part, un trait de génie. Il y a déjà deux mois que je parcours le royaume de Naples sans être reconnu. Tu me demanderas comment je ne me suis pas sauvé plus loin : c’est que plus loin j’ai aussi des créanciers, et qu’à moins d’aller jusqu’en France, j’en trouverai toujours sur mon chemin. Et puis j’avais laissé à Naples de petites aventures d’amour qui me chatouillaient encore le cœur, et je me suis tenu dans les environs. Grâce à cette légère guérite de toile, je suis invisible au milieu de la foule. Tandis que tous les yeux sont fixés sur mes burattini, personne ne songe à se demander quel est l’homme qui les fait mouvoir. Je passe d’un quartier à l’autre, marchant debout dans ma carapace, et, une fois hors de là, nul ne sait si je suis le même homme qui a diverti l’assistance.

» — Certes, voilà une idée, lui répondis-je ; mais que comptes-tu faire à présent ?

» — Ce que tu voudras, répondit-il. Je suis si heureux de te retrouver et de te servir, que je suis prêt à te suivre où tu me conduiras. Je te suis plus attaché que je ne peux dire. Tu as toujours été indulgent pour moi. Tu n’étais pas riche, et tu as fait pour moi en proportion plus que les riches ; tu m’as défendu quand on m’accusait, tu m’as reproché mes égarements, mais en me peignant toujours à mes propres yeux comme capable d’en sortir. Je ne sais si tu as raison ; mais il est certain que, pour te complaire, je ferai un effort suprême, pourvu que ce soit hors de l’Italie ; car, en Italie, vois-tu, je suis perdu, déshonoré, et il faut que j’aille à l’étranger, sous un autre nom, si je veux tenter une meilleure vie.

» Guido parlait d’un air convaincu, et même il versait des larmes. Je le savais bon, et je le crus sincère. Il l’était peut-être en ce moment. À vous dire le vrai, je me suis toujours senti une grande indulgence pour ceux qui sont généreux en même temps que prodigues, et Guido, à ma connaissance, avait été plusieurs fois dans ce cas-là. C’est vous dire, monsieur Goefle, que je ne confonds pas la libéralité avec le désordre égoïste, bien que j’aie péché maintes fois sur ce dernier chef ; tant il y a que je me laissai persuader et attendrir par mon ancien camarade, par mon nouvel ami, et que nous voilà sur les terres papales, déjeunant frugalement ensemble, à l’ombre d’un bouquet de pins, et faisant un plan de conduite à nous deux.

» Nous étions aussi dénués l’un que l’autre ; mais ma situation, plus grave légalement que la sienne, n’avait rien de désespéré. Il n’avait tenu qu’à moi de fuir sans tant de risques, de fatigues et de misères. Je n’aurais eu qu’à me réfugier hors de Naples, chez la première venue des personnes honorables qui m’y avaient témoigné de l’amitié, et qui certes auraient cru à ma parole en apprenant de quelle manière j’avais été forcé, en quelque sorte, de tuer mon lâche ennemi. Il était haï, et moi, j’étais aimé. On m’eût accueilli, caché, soigné et mis en mesure de quitter le pays par protection. Devant de hautes influences, la police, l’inquisition même, eût peut-être fermé les yeux. Cependant je n’avais pu me résoudre à prendre ce parti ; la cause de mon insurmontable répugnance, c’était le manque d’argent et la nécessité d’accepter les premiers secours. J’avais joui chez le cardinal d’un assez beau traitement pour n’avoir pas le droit de partir les mains vides. Lui-même ne pouvait se douter de mon dénûment. J’aurais rougi d’avouer, non pas que j’étais sans argent, c’était le cas perpétuel des jeunes gens du monde que je fréquentais, mais que je n’étais pas en situation d’en avoir avant d’être mis en possession d’un nouvel emploi, et encore, en supposant que j’y porterais une conduite plus clairvoyante et plus régulière que je n’avais fait par le passé. Quant à ce dernier point, je voulais bien en prendre l’engagement vis-à-vis de moi-même ; mais ma fierté ne pouvait se résoudre à le prendre vis-à-vis des autres en de semblables circonstances.

» Quand j’expliquai cette situation à Guido Massarelli, il s’étonna beaucoup de mes scrupules, et même il en prit quelque pitié. Plus il m’engageait cependant à aller demander des secours à mes amis de Rome, plus je sentais augmenter ma répulsion : elle était peut-être exagérée ; mais il est certain qu’en me voyant assis côte à côte avec ce compagnon d’infortunes, je ne rougissais pas d’être réduit à manger de la graine de lupin avec lui, tandis que je serais mort de faim plutôt que d’aller avec lui demander à dîner à mes anciennes connaissances. Il avait tant abusé, lui, des demandes, des promesses, des repentirs stériles et des plaidoyers intéressants, que j’aurais craint de paraître jouer un rôle analogue au sien.

» — Nous avons fait des sottises, lui dis-je, il faut savoir en subir les conséquences. Moi, je suis décidé à gagner la France par Gênes, ou l’Allemagne par Venise. J’irai à pied, récoltant ma vie comme je pourrai. Une fois dans une grande ville, hors de l’Italie, où je courrais toujours le danger de tomber, à la moindre imprudence, dans les mains de la police napolitaine, j’aviserai à trouver un emploi. J’écrirai au cardinal pour me justifier, à mes amis pour leur demander des lettres de recommandation, et je crois qu’après un peu de misère et d’attente je me placerai honorablement. Si tu veux me suivre, suis-moi ; je t’aiderai de tout mon pouvoir à faire comme moi, c’est-à-dire à travailler pour vivre honnêtement.

» Guido parut si bien décidé et si bien converti, que je ne me défendis plus de l’attrait de son intimité. J’avais pourtant bien remarqué qu’il n’y a souvent rien de plus aimable qu’une franche canaille, et que les caractères les plus sociables sont parfois ceux qui manquent le plus de dignité ; mais il y a en nous un sot amour-propre qui nous fait croire à notre influence sur ces malheureux esprits-là, et, quand ils nous prennent pour dupes, c’est aussi bien notre faute que la leur.

Tous ces préliminaires étaient inévitables pour vous raconter sans autre réflexion ce qui va suivre.

» Il s’agissait donc de quitter l’Italie, c’est-à-dire de faire quelques centaines de lieues sans un denier en poche. Je promis à Guido d’en trouver le moyen, et le priai de me laisser seulement quelques jours de repos pour guérir ma blessure, qui s’envenimait cruellement.

» — Cherche ta vie en attendant, lui dis-je ; je resterai là, avec un pain, dans un trou de rocher, auprès d’une source. C’est tout ce qu’il faut à un homme qui a la fièvre. Donnons-nous rendez-vous quelque part ; je t’y joindrai quand je pourrai marcher.

» Il refusa de me quitter, et se fit mon pourvoyeur et mon garde-malade avec tant de zèle et de soins ingénieux pour conjurer la souffrance et la misère, que je ne pus me défendre d’une sincère reconnaissance. Trois jours après, j’étais sur pied, et j’avais réfléchi.

» Voici le résultat de mes réflexions. Nous n’avions rien de mieux à faire que de montrer les marionnettes. Seulement, il fallait rendre le métier plus lucratif et moins vulgaire. Il fallait sortir de l’éternel drame de Pulcinella, et improviser à deux, sur des canevas tout aussi simples, mais moins rebattus, des saynètes divertissantes. Guido avait plus d’esprit qu’il n’en fallait pour cet exercice, et, au lieu de s’y livrer avec ennui et dégoût, il comprit qu’avec moi il y trouverait du plaisir, puisque c’est une règle générale qu’on n’amuse pas les autres quand on s’ennuie soi-même. En conséquence, il m’aida à faire un théâtre portatif en deux parties, dont chacune nous servait en quelque sorte d’étui pour marcher à couvert du soleil, de la pluie et des alguazils, et qui, en se rejoignant au moyen de quelques crochets, formaient une scène assez large pour le développement de nos deux paires de mains. Je transformai en figurines intelligentes et bien costumées ses ignobles burattini, j’y ajoutai une douzaine de personnages nouveaux que je confectionnai moi-même, et nous fîmes en plein vent, dans des solitudes agrestes, l’essai de notre nouveau théâtre.

» Les humbles frais de cet établissement furent couverts par la vente de mes figurines de dévotion, en pierre tendre, que Guido sut placer dans la campagne beaucoup plus avantageusement que je ne l’avais fait moi-même ; au bout de la semaine, nous parvînmes à donner dans les faubourgs de Rome une douzaine de représentations qui eurent le plus grand succès, et qui nous rapportèrent la somme fabuleuse de trois écus romains ! C’était de quoi nous remettre en route et traverser les déserts qui séparent la ville éternelle des autres provinces de l’italie.

Guido, charmé de notre réussite, eût voulu exploiter Rome plus longtemps. Il est certain que nous eussions pu nous risquer dans les beaux quartiers et attirer l’attention des gens du monde sur nos petites comédies ; mais c’est là précisément ce que je craignais, ce que tous deux nous devions craindre, ayant tant de motifs de nous tenir cachés. Je décidai mon compagnon, et nous prîmes la route de Florence, jouant nos pièces dans les villes et les bourgades pour faire nos frais de voyage.

» Nous avions pris par Pérouse, et, pour ma part, ce n’était pas sans dessein que j’avais préféré cette voie à celle de Sienne. Je voulais revoir ma belle et chère ville, mon doux lac de Trasimène, et surtout la petite villa où j’avais passé de si heureux jours. Nous arrivâmes à Bassignano à l’entrée de la nuit. Jamais je n’avais vu le soleil couchant si lumineux sur les eaux calmes et transparentes. Je laissai Guico s’installer dans une misérable hôtellerie, et je m’en allai, le long du lac, jusqu’à la villetta Goffredi.

» Pour n’être pas reconnu dans le pays, j’avais mis un masque et un chapeau d’arlequin achetés à Rome pour les circonstances périlleuses. Quelques guenilles bariolées me travestissaient à l’occasion en saltimbanque officiel, costume très-convenable pour un montreur de marionnettes destiné à faire les annonces. Les enfants du village me suivirent en criant de joie, pensant que j’allais leur faire des tours ; mais je les éloignai en jouant de la batte, et bientôt je me vis seul sur le rivage.

» J’arrivais à la nuit close ; la soirée pourtant était claire, et dans le limpide cristal du lac, où s’effacent avec le crépuscule les lignes de l’horizon, on croit côtoyer l’immensité des cieux étoiles et se promener, comme un pur esprit, sur je ne sais quelle fantastique limite de l’infini. — Ah ! que la vie est bizarre quelquefois, monsieur Goefle ! et que je faisais là un étrange personnage dans mon accoutrement grotesque, cherchant, comme une ombre en peine, sous les saules qui avaient grandi en mon absence, la tombe solitaire de mes pauvres parents ! — Je crus un moment qu’on l’avait ôtée de là, qu’on me l’avait volée ; car elle était bien à moi, c’était mon seul avoir : j’avais acheté de mes derniers écus le petit coin de terre bénite où j’avais déposé leurs restes.

» Enfin je la trouvai à tâtons, cette humble pierre ; je m’assis auprès, et, ôtant mon masque d’arlequin, j’y pleurai en liberté. J’y restai une partie de la nuit, absorbé dans mes réflexions, et voulant, avant de m’éloigner probablement pour toujours, résumer ma vie, me repentir de mes erreurs et prendre de bonnes résolutions. — La grâce divine n’est pas une illusion, monsieur Goefle. Je ne sais pas à quel point vous êtes luthérien, et, quant à moi, je ne me pique pas d’être grand catholique. Nous vivons dans un temps où personne ne croit à grand’chose, si ce n’est à la nécessité et au devoir de la tolérance ; mais, moi, je crois vaguement à l’âme du monde, qu’on l’appelle comme on voudra, à une grande âme, toute d’amour et de bonté, qui reçoit nos pleurs et nos aspirations. Les philosophes d’aujourd’hui disent que c’est une platitude de s’imaginer que l’être des êtres daignera s’occuper de vermisseaux de notre espèce ; moi, je dis qu’il n’y a rien de petit et rien de grand devant celui qui est tout, et que, dans un océan d’amour, il y aura toujours de la place pour recueillir avec bonté une pauvre petite larme humaine.

» Je fis donc mon examen de conscience sur cette tombe ; car il me semblait que, dans cette pluie de douce lumière dont me baignaient les étoiles tranquilles, mes Goffredi, mon père et ma mère par le cœur, pouvaient bien aussi trouver un petit rayon pour me voir et me bénir. Je ne sentais pas de crime, pas de honte, pas de lâcheté ni d’impiété entre eux et moi ; je ne les avais jamais oubliés un seul jour, et au milieu de mes enivrements, lorsque le démon de la jeunesse et de la curiosité m’avait poussé vers les abîmes de ce monde vicieux et incrédule, je m’étais défendu et sauvé en invoquant le souvenir de Silvio et de Sofia.

» Mais ce n’était pas assez d’avoir évité le mal, il eût fallu faire le bien. Le bien est une œuvre relative à la position et à la capacité de chacun de nous. Mon devoir, à moi, eût été de reprendre les travaux de Silvio Goffredi, et de me mettre à même, par mon économie, d’écrire et de publier les résultats de ses recherches. Pour cela, il eût fallu trouver moyen d’acquérir quelque fortune afin de compléter ses voyages. J’y avais songé d’abord, et puis l’inexpérience, les sens et le mauvais exemple m’avaient entraîné à vivre au jour le jour comme un aventurier. Cette vie d’aventures m’avait, en somme, mené à ma perte. Si je fusse resté à la place qui convenait à un modeste professeur, je n’eusse pas été forcé de tuer Marco Melfi. Il n’eût pas songé à m’insulter, et il ne m’eût pas même rencontré dans les salons du cardinal ; il ne fût pas venu me chercher dans mon cabinet de travail, au milieu de mes livres ; il n’eût seulement pas su que j’existais. Je n’avais pas mené la vie qui convenait à un homme sérieux. J’avais voulu faire le gentilhomme, il avait fallu devenir spadassin.

» — Combien, pensais-je, pleurerait ma pauvre mère, si elle me voyait là, travesti en farceur de carrefours ; déchirant sur les cailloux ces pieds que jadis elle réchauffait dans ses mains avant de me porter dans mon berceau ! Et mon père, ne me blâmerait-il pas de ce faux point d’honneur qui a fait de moi un meurtrier et un proscrit ?

» Je me rappelais la vivacité de caractère et la fierté chatouilleuse du noble Silvio, et pourtant il n’eût pas su manier une épée, lui, et il avait refusé de me donner un maître d’armes, disant qu’un homme avait l’honneur bien fragile quand il ne pouvait pas se faire respecter sans avoir une brette au flanc !

» Je jurai à la mémoire de ces chers et divins amis de réparer mes fautes, et, après avoir longtemps contemplé le ciel, où je m’imaginais pouvoir les supposer réunis dans quelque heureuse étoile, je repris le chemin du village, sans vouloir m’enquérir de ce qu’était devenue la villetta. De quel droit aurais-je été m’y livrer à de stériles regrets ? Ce n’était pas pour m’enrichir dans la paresse que Silvio me l’avait léguée. Il avait dû me bénir du fond de sa tombe lorsque j’avais tout aliéné et tout dépensé pour adoucir les derniers jours de sa veuve ; mais, ce sacrifice accompli, j’aurais dû travailler d’autant plus, et ne pas croire qu’un petit acte de dévouement domestique me donnait le droit de m’enivrer à la table de ceux qui n’ont rien à faire.

» Je trouvai Guido Massarelli qui venait à ma rencontre au bord du lac. Il était inquiet de moi. Je lui ouvris mon cœur, et il parut vivement touché de mon émotion. Assis sur une barque amarrée au rivage, nous causâmes sentiment, morale, philosophie, métaphysique, astronomie et poésie jusqu’aux premières lueurs du jour. Guido avait une très-noble intelligence. Hélas ! cette bizarre anomalie se rencontre dans des caractères lâches, comme pour faire douter de la logique de Dieu !

» Le lendemain, nous étions en route, et, quelques jours après, nous rassemblions la foule sur la place du Vieux-Palais à Florence. Notre recette fut bonne. Nous pûmes voyager en charrette jusqu’à Gênes. Nous marchions cependant avec plaisir ; mais notre bagage, s’augmentant toujours de nouvelles figurines et de nouveaux décors, devenait très-lourd à porter.

» À Gênes, nouveau succès et recettes extraordinaires. On nous prit en si grande prédilection, que nous ne pouvions suffire aux demandes particulières. D’abord, sur la place publique, nous avions diverti le populaire ; mais, quelques passants de plus haute volée s’étant arrêtés devant la baraque, nous n’avions pu résister à la coquetterie de monter notre dialogue à la hauteur d’un public plus relevé.

On l’avait remarqué, on l’avait répété dans le monde. Un de ces auditeurs de rencontre était un marquis Spinola, qui nous avait mandés chez lui pour divertir ses enfants. Nous nous y étions rendus masqués, ayant fait de notre incognito une condition expresse. Le théâtre dressé dans un jardin, nous avions eu pour public la plus brillante et la plus illustre société de la ville.

» Les jours suivants, nous ne sûmes à qui entendre. Tout le monde voulait nous avoir, et Guido fit des conditions très-élevées, qui ne furent discutées nulle part. Le mystère dont nous nous entourions, le soin que nous avions de ne quitter nos masques que dans la baraque, les noms fantastiques que nous nous étions donnés, ajoutèrent sans doute à notre vogue. Tout le monde devina aisément que nous étions deux enfants de famille ; mais, tandis que les uns devinaient également que nous étions sur le pavé par suite de quelque sottise, d’autres voulaient se persuader que nous faisions ce métier uniquement pour notre divertissement et par suite de quelque gageure. On alla jusqu’à vouloir reconnaître en nous deux jeunes gens de la ville, qui s’en donnèrent les gants après coup, à ce qu’il nous fat dit plus tard.

» À Nice, à Toulon et jusqu’à Marseille, nous parcourûmes une série de triomphes. Comme nous voyagions lentement, notre renommée nous avait devancés ; et, dans les auberges où nous nous arrêtions, nous apprenions qu’on était déjà venu s’informer de nous et nous demander des soirées.

» Après Marseille, notre succès alla en diminuant jusqu’à Paris. Je savais assez bien le français, et, chaque jour, je me débarrassai de l’accent italien, qui d’abord ne me permettait pas de varier suffisamment l’intonation de mes personnages ; mais l’accent de Guido, beaucoup plus prononcé que le mien, faisait des progrès en sens inverse, et notre dialogue s’en ressentait. Je ne m’en tourmentais guère. Nous allions quitter le métier de bouffons, et je me flattais d’avoir de quoi attendre un état plus sérieux.

  1. Cela est encore vrai pour beaucoup de gens. Au siècle dernier et au commencement de celui-ci, on avait pour les œuvres du moyen âge un mépris général.