Calmann Lévy, éditeur (3 volumesp. 142-186).


IV


Certes, le baron n’aimait pas la danse, et sa corpulence ne se prêtait guère aux entrechats : toutefois on avait, dans ce temps-là, des danses nobles, auxquelles se mêlaient, par savoir-vivre, les personnes les plus graves. Le baron, veuf depuis longtemps, n’avait guère donné de fêtes tant que son futur héritier avait vécu ; mais, voyant son nom destiné à périr avec lui, ses titres et ses richesses menacés de passer à une autre branche de la famille qu’il haïssait, il avait fermement résolu de se remarier au plus vite, et de choisir, non une compagne aimable, dont il n’éprouvait pas le besoin moral, mais une fille fraîche et jeune, capable de lui donner des enfants. En conséquence, il avait remis son manoir sur un pied de luxe et convoqué le beau sexe de sa province, aux seules fins de poser sa couronne baroniale sur la tête la plus réjouissante qui se présenterait de bonne grâce pour la recevoir.

La comtesse Elfride avait cru l’emporter. Ses plans étaient déjoués, le vieux épouseur ouvrait les yeux… Il se sentit ridicule, et jura de se venger de la tante aussi bien que de la nièce ; mais à ce serment, rapidement formulé en lui-même, il joignit la résolution de n’être pas joué deux fois, et de faire seul ses affaires en s’adressant à la première fille bien née qui le verrait d’un bon œil. Cette fille, c’était Olga ; il n’en put douter lorsqu’elle lui raconta tout bas comme quoi Marguerite lui avait cédé ses droits et prétentions sur son cœur. Elle fit ce caquet avec une grande candeur d’effronterie, et en ayant l’air de plaisanter comme une enfant qu’elle était à beaucoup d’égards, mais en femme que l’ambition dévorait déjà et inspirait à propos. Le baron, qui ne manquait pas d’esprit, soutint le badinage, et parut n’y attacher aucune importance ; mais, quand la danse fut finie, au lieu de ramener Olga à sa place, il lui offrit le bras pour la conduire dans la galerie, dont la vaste étendue permettait les apartés, et, là, il lui dit froidement, en prenant sa main brûlante dans ses mains glacées :

— Olga, vous êtes jeune et belle ; mais vous êtes pauvre, et de trop bonne famille pour épouser un joli garçon sans naissance. Il ne tient qu’à vous que votre badinage n’en soit pas un. Je vous offre mon nom et un sort brillant. Répondez sérieusement et tout de suite, ou de ce que nous disons là il ne sera plus jamais question.

Olga était, en effet, jeune, belle, pauvre, vaine et avide. Elle saisit l’occasion aux cheveux et accepta sans hésiter.

— C’est bien, je vous remercie, lui dit Olaüs en lui baisant la main. Permettez-moi de ne pas ajouter un mot. Je serais ridicule si je vous parlais d’amour. Cela vous ferait penser que je peux me croire aimé. Nous nous marions, voilà qui est convenu, et nous avons de fortes raisons pour nous y décider l’un et l’autre, voilà qui est certain. Maintenant, si vous tenez à ce que ce mariage se fasse, je vous demande un secret absolu pendant quelques jours, et surtout vis-à-vis de la comtesse Marguerite et de sa tante. Pouvez-vous me le promettre ? Songez qu’une indiscrétion romprait entre nous.

Olga avait trop d’intérêt à se taire pour ne pas promettre sincèrement. Le baron la ramena au grand salon.

Leur disparition avait été si courte que, si elle fut remarquée, elle ne put tirer à conséquence. La comtesse d’Elvéda s’en émut pourtant, et vint savoir ce que sa nièce était devenue.

— Ne vous en inquiétez pas, lui dit Olga ; elle était ici tout à l’heure.

— Elle se cache, elle s’obstine à ne pas danser !

— Nullement, dit le baron ; elle s’était résignée. C’est moi qui n’ai pas voulu abuser de son obligeance.

Et, offrant le bras à la comtesse, il s’éloigna avec elle pour lui dire qu’il n’entendait pas être aimé par contrainte, qu’il était assez grand garçon pour faire sa cour lui-même, et qu’il la priait de ne plus se mêler de rien, si elle ne voulait lui faire perdre toute espérance et même toute volonté de mariage.

La comtesse se consola de la mercuriale ; car c’était la première fois que le baron paraissait décidé à rechercher sa nièce. Tout intrigante et perfide qu’elle était, elle fut la dupe du baron, qui ne songeait plus qu’à la jouer comme elle s’était jouée de lui.

— J’admire, se disait Cristiano en se dirigeant vers le buffet, comme ces personnes de haute intrigue, qui se croient maîtresses des destinées du vulgaire, sont niaises dans leur malice et faciles à duper ! Il doit en être ainsi quand on a pour point de départ, dans une telle vie, le mépris absolu de l’espèce humaine. On ne peut pas mépriser les autres sans se mépriser soi-même, et qui ne s’estime pas dans son œuvre est frappé d’impuissance. Était-elle superbe et comique, cette tante qui me disait tranquillement :

« J’ai une nièce à immoler ; aidez-moi vite, vous serez payé : vous aurez une place de premier valet dans une bonne maison ! »

Mais Cristiano fit trêve à ses réflexions philosophiques en entrant dans la salle qu’il cherchait, et qu’il reconnut à une odeur de venaison vraiment délicieuse. C’était une jolie rotonde, où de petites tables volantes étaient destinées, en attendant l’heure du grand souper général, à satisfaire les appétits impatients. Comme, à neuf heures, tout le monde avait grandement fait honneur à la table du baron, la salle était vide, à l’exception d’un laquais profondément endormi que Cristiano se garda bien d’éveiller, dans la crainte de passer pour glouton et mal-appris. Il s’empara, sans chercher et sans choisir, d’une galantine apprêtée à la française ; mais, comme il y enfonçait le couteau à manche de vermeil, la porte s’ouvrit avec fracas, le laquais, éveillé en sursaut, se trouva sur ses pieds, comme mû par un ressort, et M. Stangstadius entra, faisant trembler les cristaux et les porcelaines par l’ébranlement qu’imprimait au parquet sa démarche inégale et violente.

— Eh ! parbleu ! s’écria-t-il en voyant Cristiano, je suis content de vous trouver là vous ! Je n’aime pas à manger seul, et nous causerons de choses sérieuses en satisfaisant la volonté aveugle de notre pauvre machine humaine… Bah ! vous voulez manger debout ? Oh ! que non, c’est très-défavorable à la digestion, et on ne sent pas le goût de ce qu’on mange… Karl, ouvre-nous cette table, la plus grande… Bien ! Et sers-nous du meilleur… Du jambon, des hors-d’œuvre ? Non, pas encore ! Quelque chose de substantiel, quelques bonnes tranches d’aloyau ; après quoi, tu nous choisiras la noix de ton jambon d’ours… Est-ce un jambon de Norvège au moins ? Ce sont les mieux fumés… Et du vin, Karl, à quoi songes-tu ? Du madère, du bordeaux, et tu y ajouteras quelques bouteilles de Champagne pour ce jeune homme, qui doit en être friand… C’est bien, Karl, en voilà assez, mon garçon ; mais ne t’éloigne pas, il nous faudra du dessert tout à l’heure.

En commandant de la sorte, M. Stangstadius s’installa le dos au poêle, et se mit à boire et à manger d’une si mirifique manière, que Cristiano, mettant toute honte de côté, se mit à dévorer de toute la puissance de ses trente-deux dents. Quant au savant, qui n’en avait plus qu’une douzaine, il savait si bien s’en servir, qu’il ne demeura pas en arrière, mais sans cesser de parler et de gesticuler avec une singulière énergie. Cristiano, étonné, le comparait intérieurement à un monstre fantastique, moitié crocodile et moitié singe, et il se demandait où était le siège de cette vitalité effrayante dans un corps disloqué, d’une apparence chétive, surmonté d’une tête pointue, aux yeux divergents et à la mobilité insensée.

La conversation du géologue l’aida à résoudre ce problème. Le digne homme n’avait jamais aimé personne, pas même un chien. Toutes choses lui étaient indifférentes en dehors du cercle d’idées où il vivait pour ainsi dire de lui-même, se plaisant, s’admirant, se cajolant, et se nourrissant du parfum de sa propre louange à défaut d’autre chose.

— Voyez-vous, mon cher, disait-il en réponse aux félicitations de Cristiano sur sa magnifique santé, je suis un être que Dieu a fait et ne recommencera pas. Non, je vous jure, il ne le pourra pas ! Je n’ai rien des misères des autres hommes. D’abord, je n’ai jamais connu la grossière et misérable infirmité de l’amour. Je n’ai jamais perdu une minute de ma vie à m’oublier moi-même pour une de ces gentilles poupées dont vous faites des idoles. Une femme de soixante et dix ans ou de dix-huit, c’est absolument la même chose. Quand j’ai faim, si je suis dans une cabane, je mange tout ce que je trouve, et, si je ne trouve rien, je pense à mes ouvrages, et j’attends sans souffrir. À une bonne table, je mange de tout, et tant qu’il y en a, sans être jamais incommodé. Je ne sens ni chaud ni froid ; ma tête brûle toujours, mais d’un feu sublime qui n’use pas la machine, et qui tout au contraire la soutient et la renouvelle. Je ne connais pas la haine ou l’envie ; je sais très-bien que personne n’en sait plus que moi, et, quant à ceux qui me jalousent (le nombre en est grand), je les écrase comme des vers de terre, et ils ne se relèvent jamais de ma critique. Bref, je suis de fer, d’or et de diamant, et je défie les entrailles du globe de receler une matière plus dure et plus précieuse que celle dont je suis fait.

À cette déclaration si nette et si franche, Cristiano ne put se défendre d’un fou rire qui ne déconcerta et ne fâcha en rien le chevalier de l’Étoile polaire. Tout au contraire, il prit cette hilarité pour un joyeux hommage rendu à sa supériorité universelle, et Cristiano vit bien qu’il avait affaire à une sorte d’exaltation très-singulière, et qu’il eût pu définir ainsi : la folie par excès de positivisme. Il eût été bien inutile de l’interroger sur les personnes qui intéressaient Cristiano. M. Stangstadius daigna seulement dire que le baron de Waldemora avait quelques velléités de science, mais qu’au fond c’était un crétin. Quant à Marguerite, il la trouvait stupide d’hésiter à s’enrichir par un mariage quelconque. Il l’épargnait cependant un peu, et avouait qu’elle lui semblait plus aimable que les autres, parce qu’elle était éprise de lui, preuve de bon sens, mais dont il n’avait que faire, vu que la science était sa femme et sa maîtresse en même temps.

— En vérité, monsieur le professeur, lui dit Cristiano, vous me semblez un homme admirablement complet dans votre merveilleuse logique.

— Ah ! je vous en réponds, reprit M. Stangstadius. Je suis un autre gaillard que votre baron Olaüs, dont les sots admirent la force et le sang-froid !

— Mon baron ? Je vous jure que je ne veux rien de lui.

— Moi, je n’en dis ni mal ni bien, répliqua le professeur. Tous les hommes sont plus ou moins de pauvres sires ; mais celui-là n’a-t-il pas la prétention d’être un esprit fort et de n’avoir jamais rien aimé ?

— Aurait-il réellement aimé quelqu’un ? Sa physionomie serait bien trompeuse.

— Je ne sais s’il a aimé sa femme pendant qu’elle était en vie. C’était une méchante diablesse.

— C’était peut-être de l’admiration qu’il avait pour elle ?

— Qui sait ? Elle le menait comme elle voulait. Tant il y a qu’après sa mort, il ne pouvait plus se passer d’elle, et qu’il vint alors me trouver pour que j’eusse à calciner et à cristalliser madame la baronne.

— Ah ! ah ! le fameux diamant noir est votre ouvrage ?


— Vous l’avez donc vu ? N’est-ce pas que c’est un joli résultat ? Le lapidaire qui l’a taillé a donné sa langue aux chiens, ne pouvant deviner si c’était un produit de la nature ou de l’art. Il faut que je vous raconte de quelle façon j’ai opéré, et comment j’ai obtenu la transparence. J’ai pris mon corps, je l’ai enveloppé d’une nappe d’amiante à la manière des anciens, et je l’ai placé sur un brasier très-ardent, composé de bois, de houille et de bitume, le tout arrosé d’huile de naphte. Quand mon corps a été bien réduit…

Cristiano, condamné à subir le récit de la réduction et de la vitrification de madame la baronne, prit le parti de manger vite sans entendre ; mais il était rassasié avant que le professeur eût terminé sa démonstration. C’était une grave contrariété pour Cristiano, qui eût bien voulu se trouver seul avec Marguerite et sa gouvernante. La contrariété devint plus vive lorsqu’un flot de jeunes officiers de l’indelta envahit la salle,

Ces estomacs septentrionaux ne se contentaient nullement des rafraîchissements et friandises promenés dans le bal. Ils venaient se réchauffer avec les bons vins d’Espagne et de France, et Cristiano trouva enfin dans leur manière de les déguster un cachet particulier à ces hommes du Nord, qu’il n’avait pu constater jusque-là. Dès lors il remarqua en eux une certaine rudesse de manières et une gaieté plus lourde que celle dont il se sentait capable. Par compensation, la franchise et la cordialité de ces jeunes gens lui furent sympathiques. Tous lui firent fête et le forcèrent de boire avec eux jusqu’à ce que, se sentant un peu monté et craignant de se laisser aller à trop d’abandon, il s’arrêtât, admirant avec quelle aisance ces robustes enfants de la montagne engloutissaient les vins capiteux sans en paraître émus le moins du monde.

Aussitôt qu’il put se dégager de leurs amicales provocations, il alla se mettre près de la porte, afin de pouvoir sortir dès qu’il apercevrait Marguerite dans la galerie. Il pensait qu’en voyant cette salle pleine de jeunes gens en train de boire, elle ne voudrait pas entrer ; mais elle vint et entra quand même, et, au bout de quelques instants, d’autres jeunes personnes vinrent avec leurs cavaliers s’asseoir à d’autres tables, où ceux qui les occupaient s’empressèrent de leur faire place et de les servir. Alors la gaieté devint bruyante et cordiale. On oublia de singer Versailles ; on parla suédois, et même dalécarlien ; on éleva la voix, et les demoiselles burent du Champagne sans faire la grimace, et même du Chypre et du porto sans craindre de déraisonner. Il y avait là des frères, des fiancés et des cousins ; on était en famille, et les relations entre les sexes avaient une liberté honnête, expansive, un peu vulgaire, mais en somme touchante par sa chaste simplicité.

— Voilà de bonnes âmes, pensa Cristiano. Pourquoi diable ces gens-ci, quand ils s’observent, se posent-ils en Russes ou en Français, quand ils ont tout à gagner à être eux-mêmes ?

Ce qui le charmait dans la petite comtesse Marguerite, c’est que précisément elle était elle-même en toute circonstance. Certes, mademoiselle Potin l’avait très-bien élevée en la conservant naturelle et spontanée. Elle fut particulièrement agréable à Cristiano en refusant de boire du vin. Cristiano avait des préjugés.

Pendant qu’on babillait et riait autour de Stangstadius, dont la table immobile et toujours copieusement servie était devenue le centre et le but de taquineries qui ne déconcertaient nullement le personnage, Marguerite put raconter à Cristiano, sur un ton de confidence qui ne lui déplut pas, comme on peut croire, que sa tante était toute changée à son égard, et qu’au lieu de la gronder, elle lui avait parlé avec douceur.

— Il faut, ajouta-t-elle, que le baron ne lui ait rien dit de mon algarade, ou que, la sachant, elle ait résolu de s’y prendre autrement pour m’amener à ses fins ; tant il y a que je respire, que le baron ne s’occupe plus de moi, et que, si je dois être grondée demain par ma tante, ou renvoyée pour pénitence à ma solitude de Dalby, je veux me divertir cette nuit et oublier tous mes chagrins. Oui, je veux danser et sauter, car figurez-vous, monsieur Goefle, que c’est le premier bal de ma vie, et que je n’ai jamais dansé que dans ma chambre avec la bonne Potin. Aussi je meurs d’envie d’essayer mon petit savoir en public, en même temps que je meurs de peur d’être maladroite et de m’embrouiller dans les figures de la contredanse française. Il me faudrait trouver quelqu’un d’obligeant qui m’aidât à m’en tirer et qui eût l’œil sur moi, pour m’avertir charitablement et adroitement de mes gaucheries.

— Ce quelqu’un-là ne sera pas difficile à trouver, répondit Cristiano, et, si vous voulez vous fier à moi, je réponds que vous danserez comme si vous en étiez à votre centième bal.

— Eh bien, c’est convenu, j’accepte avec reconnaissance. Attendons jusqu’à minuit. Nous organiserons, avec ces messieurs et ces demoiselles qui sont ici, un petit bal à part, dans un bout de la galerie, et peut-être que ma tante, qui danse dans le grand salon avec les plus gros personnages du pays, ne s’apercevra pas de la prompte guérison de mon entorse.

Cristiano commençait à babiller pour son compte avec l’aimable fille, et, un peu exalté par le champagne, sa gaieté tournait insensiblement à la sentimentalité, lorsqu’un nom prononcé tout haut près de lui le fit tressaillir et se retourner vivement.

— Christian Waldo ? disait un jeune officier à figure ouverte et enjouée ; qui l’a vu ? où est-il ?

— Oui, au fait ! s’écria Cristiano en se levant, où est-il, Christian Waldo, et qui l’a vu ?

— Personne, répliqua-t-on d’une autre table. Qui a jamais vu la figure de Christian Waldo, et qui la verra jamais ?

— Vous ne l’avez pas vue, vous, monsieur Goefle ? dit Marguerite à Cristiano ; vous ne le connaissez pas ?

— Non ! Qu’est-ce donc que ce Christian Waldo, et d’où vient que sa figure est impossible à voir ?

— Mais vous avez entendu parler de lui ? son nom vous a frappé ?

— Oui, parce que déjà ce nom est venu à mes oreilles à Stockholm ; mais je n’y ai pas fait grande attention, et je ne me rappelle plus…

— Voyons, major, dit un jeune lieutenant, puisque vous connaissez ce Waldo, expliquez-nous donc ce qu’il est et ce qu’il fait. Moi, je n’en sais rien encore.

— Le major Larrson sera bien habile s’il en vient à bout, dit Marguerite. Pour moi, j’ai déjà entendu dire ici tant de choses sur le compte de Christian Waldo, que je promets d’avance de ne pas croire un mot de ce que nous allons entendre.

— Pourtant, répondit le major, je suis tout prêt à jurer sur l’honneur que je ne dirai rien que je ne sache pertinemment. Christian Waldo est un comique italien qui va de ville en ville, réjouissant les populations par son esprit aimable et son intarissable gaieté ; son spectacle consiste…

— Nous savons cela, dit Marguerite, et nous savons aussi qu’il donne ses représentations tantôt dans les salons, tantôt dans les tavernes, aujourd’hui au château, demain dans la hutte, prenant très-cher aux riches et jouant souvent gratis pour le peuple.

— Voilà un plaisant original, dit Cristiano, une espèce de saltimbanque !

— Saltimbanque ou non, c’est un homme extraordinaire, reprit le major, et un homme de cœur, qui plus est ! Je l’ai vu à Stockholm, le mois dernier, tenir bravement tête à trois matelots ivres et furieux, l’un desquels, ayant cruellement maltraité un pauvre mousse, s’était vu arracher sa victime par Christian Waldo indigné. Une autre fois, ce Christian s’est jeté au milieu des flammes pour sauver une vieille femme, et tous les jours il donnait presque tout ce qu’il gagnait à ceux qui excitaient sa pitié. Enfin le peuple des faubourgs l’aimait tant, qu’il a été forcé de partir secrètement, dit-on, pour n’être pas porté en triomphe.

— Et aussi, dit Marguerite, pour n’être pas forcé d’ôter son masque ; car les autorités commençaient à s’inquiéter d’un inconnu si populaire, et à se demander si ce n’était pas un agent de la Russie qui débutait ainsi afin de pouvoir, en temps et lieu, fomenter quelque sédition.

— Vous croyez, dit Cristiano, que ce drôle de corps, car il paraît que c’est un drôle de corps, est un espion russe ?

— Oh ! moi, je ne le crois pas, répondit Marguerite. Je ne suis pas de ceux qui veulent que la bonté et la charité servent à cacher de mauvais desseins.

— Mais ce masque ? dit une des jeunes filles qui avaient avidement écouté l’officier : pourquoi ce masque noir qu’il porte toujours pour entrer dans son théâtre et pour en sortir ? Est-ce pour représenter l’arlequin italien ?

— Non, puisqu’il ne paraît jamais de sa personne dans le spectacle qu’il donne au public. Il a une raison que nul ne sait.

— C’est peut-être, observa Cristiano, pour cacher quelque lèpre ?

— D’autres prétendent qu’il a eu le nez coupé, dit un des jeunes gens.

— Et d’autres disent encore, ajouta un troisième interlocuteur, qu’il est le plus joli garçon du monde, et qu’il s’est montré à ses hôtes du faubourg et à quelques personnes qu’il avait prises en amitié.

— Il paraît même, reprit le major, qu’il ne se masque pas du tout dans ce qu’on pourrait appeler son intérieur ; mais les avis sont très-partagés sur sa figure. Une jeune batelière, qui en était malade de curiosité, a obtenu qu’il ôtât ce masque, et s’est trouvée mal de frayeur en voyant une tête de mort.

— Décidément ce Waldo est le diable en personne, dit Marguerite, puisqu’il peut, à volonté, se montrer en beau garçon ou en spectre épouvantable. Est-ce que vous n’avez pas envie de le voir, mesdemoiselles ?

— Eh bien, et vous, Marguerite ?

— Avouons franchement que nous en grillons toutes, ce qui ne nous empêche pas d’en avoir très-grand’peur !

— Et on dit qu’il va venir ici ? demanda une des demoiselles.

— On dit même qu’il y est, répondit le major.

— Quoi, vraiment ! s’écria Marguerite. Il est arrivé ? nous allons le voir ? Il est ici, dans le bal peut-être ?

— Oh ! quant à cela, dit Cristiano, ce serait difficile.

— Pourquoi difficile ?

— Parce qu’un saltimbanque n’oserait pas se présenter comme invité dans la bonne compagnie.

— Bah ! il paraît que le drôle ose tout, reprit le major. Son masque, son spectacle et son nom ne se quittent pas ; mais on prétend, et c’est très-probable, que, sous un autre nom et sans aucun masque, il va et vient, pénètre partout à Stockholm, et que, dans les promenades et les tavernes les mieux fréquentées, on n’est jamais sûr, quand on parle de lui, de ne l’avoir pas à côté de soi, ou de ne pas lui adresser la parole à lui-même.

— Eh bien, alors, reprit Cristiano, que sait-on, en effet ? Il est peut-être dans cette chambre !

— Oh ! pour cela non ! répondit Marguerite après avoir fait de l’œil le tour de l’appartement, toutes les personnes qui sont ici se connaissent.

— Mais, moi, on ne me connaît pas ? Je suis peut-être Christian Waldo !

— Eh bien, où est donc votre tête de mort ? dit en riant une des jeunes filles. Sans masque et sans tête de mort, vous n’êtes qu’un Waldo apocryphe ! À propos, messieurs, quelqu’un nous dira-t-il comment on sait qu’il est arrivé ?

— Je peux vous dire, repartit le major, comment je l’ai su, moi. Un inconnu a demandé l’hospitalité ici, on lui a dit d’aller à la ferme parce que la maison était pleine. Il s’est nommé, il a montré la lettre du majordome Johan, qui l’appelle de la part du baron, son maître, pour le divertissement de la société ici rassemblée. Je ne sais pas si on a trouvé un coin pour le loger au château ou ailleurs ; mais il est arrivé, le fait est certain.

— Qui vous l’a dit ?

— Le majordome lui-même.

— Et il avait son masque ?

— Il avait son masque.

— Et est-il grand, gros, bien fait, bancal ?

— Je n’ai pas fait ces questions-là, puisque, l’ayant vu de mes yeux, à Stockholm, masqué il est vrai, je savais qu’il est grand, bien pris et leste comme un daim.

— C’est peut-être un ancien danseur de corde ? dit Cristiano, qui ne paraissait plus prendre intérêt à la conversation que par complaisance.

— Oh ! pour cela, non, dit Marguerite ; c’est un homme qui a reçu une très-belle éducation. Tout le monde est frappé du style et de l’esprit de ses comédies.

— Mais qui prouve qu’elles soient de lui ?

— Des gens versés dans toutes les littératures anciennes et modernes affirment qu’il n’y a rien de pillé, et ces saynètes bouffonnes, que l’on dit parfois sentimentales aussi, ont été à Stockholm un événement littéraire.

— Croyez-vous que nous l’entendrons demain ? demanda-l-on de toutes parts.

— Cela est à présumer, répondit le major ; mais, si ces demoiselles sont impatientes de le savoir, j’offre de me mettre à sa recherche et de le lui demander.

— À minuit ? dit Cristiano en regardant la pendule. Le pauvre diable doit être endormi ! Je croyais que la comtesse Marguerite avait à entretenir l’assistance d’un projet plus sérieux.

— Oui, au fait, s’écria Marguerite, j’ai à vous proposer un petit bal entre nous. Je suis ici une nouvelle venue, une vraie sauvage, je m’en confesse ; je ne suis connue de vous que depuis deux ou trois jours ; mais toutes les personnes que je vois ici m’ont fait tant d’accueil et de bonnes prévenances, que j’ai le courage d’avouer… ce que M. Goefle va avoir l’obligeance de vous dire.

— Voici le fait, reprit Cristiano : la comtesse Marguerite est, comme elle vous l’a dit elle-même, une vraie sauvage. Elle ne sait rien au monde, pas même danser ; elle est disgracieuse au possible, et boiteuse au moins autant que notre illustre maître Stangstadius. En outre, elle est lourde, distraite, myope… Enfin, pour se résigner à danser avec elle, il faut une dose de charité vraiment chrétienne, car…

— Assez, assez ! s’écria en riant Marguerite, vous faites les honneurs de ma personne avec une rare humilité ; mais je vous en remercie. On doit maintenant s’attendre à quelque chose de si affreux, que, pour peu que je m’en tire à peu près convenablement, on sera enchanté de moi. La conclusion est donc que je voudrais faire mon début en petit comité, et que, si vous le voulez tous, nous allons danser dans la galerie. L’orchestre de la grande salle fait assez de vacarme pour que nous en ayons au moins autant qu’il nous en faut pour nous diriger.

Plusieurs jeunes gens s’étaient déjà élancés vers Marguerite pour lui demander la préférence. Elle les remercia en disant que M. Christian Goefle s’était dévoué d’avance à être la victime.

— Eh ! mon Dieu, oui, messieurs ! dit gaiement Cristiano en recevant dans sa main gantée la petite main de Marguerite. Plaignez-moi tous, et marchons au supplice !

En un instant, la place fut choisie et la contredanse organisée. Marguerite demanda à n’être pas du quadrille qui commençait.

— Vous voilà singulièrement émue, lui dit Cristiano.

— C’est vrai, répondit-elle. Le cœur me bat comme à un oiseau qui se lance hors du nid pour la première fois, et qui n’est pas bien sûr d’avoir des ailes.

— C’est, je le vois, reprit l’aventurier, un grave événement dans la vie d’une demoiselle, que la première contredanse. Dans un an d’ici, quand vous aurez dansé à une centaine de bals, vous rappellerez-vous par hasard le nom et la figure de l’humble mortel qui a le bonheur et la gloire de diriger vos premiers pas ?

— Oui, certes, monsieur Goefle, ce souvenir se trouvera toujours lié à celui des plus grandes émotions de ma vie, la peur du baron et la joie d’être délivrée de lui par un effort de courage dont je ne me croyais pas capable, et que certes votre oncle et vous m’avez inspiré !

— Savez-vous pourtant, dit Cristiano, que je ne suis plus bien certain de votre aversion pour le baron !

— Et pourquoi cela ?

— Vous étiez du moins beaucoup plus effrayée de danser en public que de danser avec lui.

— Et pourtant je n’ai pas dansé avec lui et je danse avec vous ?

Cristiano serra involontairement les doigts mignons de Marguerite ; mais elle crut qu’il ne s’agissait que de se lancer à la danse, et, toute rouge de plaisir et de crainte, elle le suivit dans la joyeuse mêlée, où bientôt elle se sentit aussi rassurée qu’elle avait le droit de l’être par sa grâce et sa légèreté.

— Eh bien, je crois que je n’ai plus peur, lui dit-elle en revenant à sa place, pendant que l’autre quadrille entamait une nouvelle figure.

— Vous voilà beaucoup trop brave, lui répondit Cristiano. J’espérais vous être bon à quelque chose, et je vois que vous sentez si bien pousser vos ailes, que tout à l’heure vous vous envolerez avec le premier venu.

— Ce ne sera toujours pas avec le baron ! Mais dites-moi donc pourquoi vous supposiez que j’exagérais mon éloignement pour lui.

— Eh ! mon Dieu ! je vois que vous aimez passionnément le bal, c’est-à-dire les fêtes et le luxe : toute passion entraîne ses conséquences. Or, si le plaisir est le but, la richesse est le moyen.

— Eh ! me trouvez-vous si sotte et si mal faite, que je ne puisse prétendre à la fortune sans épouser un vieillard ?

— Alors vous avouez que la fortune est pour vous la condition du mariage ?

— Si je disais oui, que penseriez-vous de moi ?

— Rien de mal.

— Oui, je serais comme tant d’autres, et vous ne penseriez, par conséquent, de moi rien de bon ?

Cette conversation délicate fut reprise au troisième intervalle de repos du quadrille dont nos deux jeunes gens faisaient partie.

Marguerite provoquait la sincérité de Cristiano.

— Avouez-le, disait-elle, vous méprisez les filles qui se marient pour être riches, comme Olga, par exemple, qui trouve le baron fort beau à travers les facettes des gros diamants de ses rêves.

— Je ne méprise rien, répondit l’aventurier ; je suis né tolérant, ou les facettes de ma vertu, à moi, se sont émoussées au frottement du monde. J’ai de l’enthousiasme pour ce qui est supérieur à l’esprit du monde, de l’indifférence philosophique pour ce qui suit le courant vulgaire.

— De l’enthousiasme, dites-vous ? N’est-ce pas payer bien cher une chose aussi naturelle que le désintéressement ? Je ne vous demande pas tant, moi, monsieur Goefle ; je ne réclame de vous que l’estime. Croyez donc, je vous en prie, que, si je suis libre de mon choix, je consulterai mon cœur et nullement mes intérêts. Dussé-je ne plus jamais avoir de dentelles à mes manchettes et de nœuds de satin à ma robe, dussé-je ne plus jamais danser à la lueur de mille bougies et aux sons de trente violons, hautbois et contre-basses, je me sens capable de faire ces immenses sacrifices pour conserver la liberté de mes sentiments et le bon témoignage de ma conscience.

Marguerite parlait avec feu. Animée par la danse, elle mettait tout son cœur en dehors ; son âme généreuse et romanesque était dans ses yeux brillants, dans son sourire radieux, dans son attitude d’oiseau impatient de repartir vers les nues, dans ses beaux cheveux blonds, qui semblaient se rouler en serpents animés sur ses blanches épaules, dans le son ému de sa voix, enfin dans tout son charmant petit être. Cristiano en eut un éblouissement, et, ne sachant plus ce qu’il disait, il jeta, comme au hasard du rêve, cette bizarre question à Marguerite :

— Pourtant vous n’aimerez jamais qu’un homme de votre rang, et si, en dépit de vous-même, votre cœur parlait pour un pauvre diable, pour un homme sans nom… et sans avoir… pour Christian Waldo, je suppose… vous auriez une grande honte et vous vous croiriez tout à fait brouillée avec votre conscience ?

— Christian Waldo ! dit Marguerite ; pourquoi Christian Waldo ? Vous faites choix d’un exemple bizarre !

— Extrêmement bizarre, et je le fais à dessein. Lorsqu’on procède par antithèse… Voyons, voici celle que je vous soumets : je suppose que ce Christian Waldo, que je ne connais pas du tout, ait la bravoure, l’esprit, le cœur généreux qu’on lui attribuait ici tout à l’heure, avec la misère, qui doit être la compagne fidèle de ses aventures, et un nom qu’il n’a pris, je suppose, en vertu d’aucun parchemin…

— Et avec sa tête de mort ?

— Non, sans sa tête de mort. Eh bien, je suppose que, pour vous marier, vous soyez forcée de choisir entre ce personnage et le baron de Waldemora ?

— Je prendrais un parti bien simple, qui serait de ne pas me marier du tout.

— À moins que l’on ne découvrît sous le masque de ce Christian un jeune et beau prince, forcé par la raison d’État de se cacher ?

— Vous m’en direz tant ! répondit Marguerite ; un nouveau czarévitch Yvan évadé de sa prison, ou un autre Philippe III échappé à ses assassins !

— Auquel cas, apocryphe ou non, il obtiendrait grâce devant vos yeux ?

— Que voulez-vous que je vous réponde ? Un bouffon italien n’est vraiment pas un point de comparaison quand il s’agit de parler sérieusement.

— C’est trop juste ! répliqua Cristiano ; mais voici le finale ; qu’il nous soit léger, car c’est la pelletée de terre sur le roman intitulé la Première Contredanse.

Mais cette contredanse ne devait pas finir selon les lois de la chorégraphie. M. Stangstadius, ayant enfin terminé le copieux repas qu’il appelait un à-compte entre le souper et le réveillon, venait de sortir de la salle du buffet. Préoccupé de quelque haute pensée mise en éveil par l’agréable travail d’une bonne digestion, il trouva le petit bal sur son chemin et le traversa sans façon, heurtant les cavaliers, qui déployaient leurs grâces à l’avant-deux, et marchant sur les petits pieds des danseuses, comme il eût marché sur des cailloux. Sa claudication prononcée formait un pas si bizarre, que tout le monde se mit à rire. La figure de la danse fut toute dérangée, et, les jeunes couples se prenant par les mains, on forma une ronde rapide et bruyante autour du chevalier de l’Étoile polaire, qui ne voulut pas être en reste de grâces, et s’efforça de sauter à contre-mesure, au grand divertissement de la compagnie ; mais, hélas ! les rires et les chants montèrent à un tel diapason, qu’on s’en aperçut dans la grande salle.

L’orchestre avait fini sa dernière ritournelle, et la jeune troupe ne s’en apercevait pas. Elle tournait toujours en chantant et en sautant autour de Stangstadius, qui se comparait à Saturne au milieu de son anneau. La comtesse Elfride accourut, et, voyant la soudaine guérison de sa nièce, elle entra dans une colère que, cette fois, elle ne put maîtriser.

— Ma chère Marguerite, lui dit-elle d’un ton bref et vibrant, vous faites de grandes imprudences ; vous oubliez que vous avez une entorse, et qu’il est fort dangereux de la mener de ce train-là. Je viens de consulter le médecin de la maison : il vous commande le repos pour cette nuit ; veuillez donc vous retirer avec votre gouvernante, qui vous mettra au lit avec des compresses. Vous n’avez rien de mieux à faire, croyez-moi.

Et elle ajouta tout bas :

— Obéissez !

Marguerite devint pâle, de rouge qu’elle était, et soit contrariété, soit chagrin, elle ne put retenir deux grosses larmes qui brillèrent au bout de ses longs cils et coulèrent le long de ses joues. La comtesse Elfride lui prit vivement la main, et l’emmena en lui disant à voix basse :

— Vous avez juré de ne faire aujourd’hui que des sottises. Il faut les expier. Je vous avais pardonné de ne pas danser avec le maître de la maison : on pouvait vous croire souffrante, en effet ; mais danser avec un autre, c’est faire au baron, de propos délibéré, une impertinence inouïe, et je ne souffrirai pas que vous la prolongiez jusqu’à ce qu’il s’en aperçoive.

Cristiano suivait Marguerite, cherchant un moyen de désarmer ou de distraire la tante, s’il pouvait trouver un moment favorable pour l’aborder, lorsqu’il vit le baron approcher, et il s’arrêta contre le piédestal d’une statue, attentif à ce qui allait se passer entre ces trois personnes.

— Quoi ! dit le baron, vous emmenez déjà votre nièce ? C’est trop tôt. Il paraît qu’elle commençait à ne plus s’ennuyer chez moi ! Je vous demande grâce pour elle, et, puisqu’elle a dansé, à ce qu’on m’assure, je la prie maintenant de danser avec moi. Elle ne peut plus me refuser, et je suis bien certain qu’elle consentira de bonne grâce.

— Si vous l’exigez, baron, je cède, dit la comtesse. Allons, Marguerite, remerciez le baron, et suivez-le ; ne voyez-vous pas qu’il vous offre son bras pour la polonaise ?

Marguerite sembla hésiter ; ses yeux rencontrèrent ceux de Christian, qui certes était partagé entre le désir de la voir rester et la crainte de la voir céder. Ce dernier sentiment l’emporta peut-être dans l’expression de son regard, tant il y a que Marguerite répondit avec fermeté au baron qu’elle était engagée.

— Avec qui, je vous prie ? s’écria la comtesse.

— Oui, avec qui ? dit le baron d’un ton singulier, dont le calme ne parut pas de bon aloi à Marguerite.

Elle baissa les yeux et se tut, ne comprenant pas ce qui se passait dans l’esprit du persécuteur dont elle s’était cru débarrassée.

Le baron n’avait qu’une pensée, celle de la tourmenter et de la compromettre ; il voyait bien l’aversion qu’elle éprouvait pour lui, et il la lui rendait cordialement. Froidement méchant et vindicatif, il affecta de plaisanter mais, parlant assez haut pour être entendu de beaucoup d’oreilles curieuses :

— Où est donc, dit-il, cet heureux mortel à qui je dois vous disputer ? car je suis résolu à vous disputer, j’en ai le droit !

— Vous en avez le droit, s’écria Marguerite hors d’elle-même, vous, monsieur le baron ?

— Oui, moi, reprit-il avec une effrayante tranquillité de persiflage, vous le savez bien ! Voyons, où est-il, ce rival qui prétend danser avec vous à ma barbe ?

— Le voici ! répondit Cristiano perdant la tête et s’élançant vers le baron d’un air menaçant, au milieu d’un silence de stupeur et de curiosité générale.

On savait le baron fort irascible sous son air endormi et blasé. On connaissait son indomptable orgueil. On s’attendait à une scène violente, et, en effet, le baron, devenu tout à coup d’une pâleur verdâtre, clignait ses grands yeux myopes, comme si la foudre allait s’en échapper pour anéantir l’audacieux inconnu qui le bravait si ouvertement ; mais le sang reflua à son front, qui sembla sillonné d’une grosse veine sanglante, tandis que ses lèvres devinrent plus livides que le reste de sa figure. Un cri sourd s’échappa de sa poitrine, ses bras s’étendirent convulsivement, et il s’affaissa sur lui-même en disant :

— Voilà, voilà !

Il serait tombé à terre si vingt bras ne se fussent étendus pour le soutenir. Il était évanoui, et on dut l’emporter vers une fenêtre dont on brisa précipitamment les vitres pour lui donner de l’air. Olga se fit jour à travers la foule pour lui porter secours. Marguerite disparut comme si sa tante l’eût escamotée, et Cristiano fut rapidement emmené par le major Osmund Larrson, qui l’avait pris en amitié.

— Venez avec moi, lui dit cet aimable jeune homme. Il faut que je vous parle.

Quelques instants après, Cristiano se trouva seul avec Osmund dans une antique salle du rez-de-chaussée chauffée par une cheminée immense.

— C’est ici, lui dit le capitaine, que nous avons la liberté de fumer. Tenez, voici un râtelier bien garni ; prenez une pipe à votre goût, et puisez dans le pot à tabac. Sur la table, vous voyez la bière la plus succulente du pays et la plus vieille eau-de-vie de Dantzig. Tout à l’heure mes camarades viendront nous donner des nouvelles de l’événement.

— Vous me croyez très-irrité, je le vois, mon cher major, répondit Cristiano ; mais vous vous trompez. Je ne demande pas mieux que de donner au baron le temps de se remettre de sa crise, et d’attendre ici, en fumant avec vous, qu’il veuille donner suite à l’explication.

— Pourquoi faire ? Pour un duel ? répondit le major. Bah ! le baron ne se bat jamais ; il ne s’est jamais battu ! Vous ne le connaissez donc pas du tout ?

— Nullement, dit Christian en bourrant tranquillement sa pipe et en se versant un grand cruchon de bière. Est-ce qu’en vrai don Quichotte je me serais adressé à un moulin à vent ? Je ne savais pas être si ridicule.

— Vous ne l’avez pas été, mon cher ; vous avez même fait, à bien des yeux et aux miens en particulier, un acte audacieux en tenant tête à l’homme de neige.

— Pourtant un homme de neige, j’aurais dû me dire que cela fond aisément !

— Non pas dans notre pays ! de tels hommes restent longtemps debout.

— Ainsi j’ai été héroïque sans le savoir ?

— Tâchez de ne pas l’apprendre à vos dépens. Le baron ne tire pas l’épée, mais il se venge, et n’oublie jamais une injure. En quelque lieu que vous soyez, il vous poursuivra de sa haine. Quelle que soit la carrière à laquelle vous vous destinez, il mettra obstacle à votre avancement. Si vous avez quelque affaire désagréable, comme il en peut arriver à tout homme de cœur, il trouvera moyen d’en faire une méchante affaire, et, s’il réussit à vous envoyer en prison, il s’arrangera pour que vous n’en sortiez jamais. Je vous conseille donc de ne pas vous rencontrer chez lui, ou d’être sur vos gardes tant que vous vivrez, à moins qu’il ne plaise au diable de tordre cette nuit le cou à son compère, sous prétexte d’apoplexie foudroyante.

— Croyez-vous que le baron soit si mal ? dit Cristiano.

— Nous allons le savoir. Voici mon lieutenant Ervin Osburn, mon meilleur ami, qui certainement partage ma sympathie pour vous. Eh bien, lieutenant, quelles nouvelles de l’homme de neige ? Est-ce que le dégel approche ?

— Non, ce n’est rien, répondit le lieutenant ; du moins, il prétend que ce n’est rien. Il s’est retiré un instant dans ses appartements, puis il a reparu si frais, que je le soupçonne d’avoir mis quelque fard sur ses joues blêmes. C’est égal, il a l’œil éteint et la parole embarrassée. Je me suis approché de lui par curiosité, ce qu’il a pris pour une marque d’intérêt, et il a daigné me dire qu’il souhaitait qu’on dansât et qu’on ne s’occupât point de lui davantage. Il est resté assis dans le grand salon, et ce qui me prouve qu’il est plus mal à l’aise qu’il n’en convient, c’est qu’il paraît avoir absolument oublié l’accès de rage qui l’a mis en si bel état, et que personne autour de lui n’ose lui en rappeler la cause.

— Alors le bal va reprendre son entrain, dit le major, et vous verrez qu’on s’amusera plus qu’auparavant. Il semble que l’on veuille s’étourdir ici sur quelque prochaine catastrophe, ou que les héritiers qui se trouvent là ne puissent contenir leur joie de voir que, depuis quelque temps, le baron paraît très-malade… Mais dites-nous donc, Christian Goefle, quelle mine vous avez faite à notre aimable baron, ou quel charme vous avez jeté sur lui ? Seriez-vous esprit ou sorcier ? Êtes-vous l’homme du lac qui fascine les gens en les regardant de ses yeux de glace ? Qu’y a-t-il entre le baron et vous, et d’où vient qu’en tombant en pamoison il a dit son fameux mot, que j’ai entendu cette fois : « Voilà ! voilà !… »

— Expliquez-le-moi vous-même, répondit Cristiano. J’ai beau chercher, je ne peux me rappeler où j’ai déjà vu ce personnage, et, si cela est, il faut que ce soit dans des circonstances insignifiantes, puisque mon souvenir est si confus. Voyons, a-t-il voyagé en France ou en Italie depuis… ?

— Oh ! il y a longtemps, bien longtemps qu’il n’a quitté les États du Nord !

— Alors je me trompais : j’ai vu le baron aujourd’hui pour la première fois. Et pourtant on eût dit qu’il me reconnaissait… Ne pensez-vous pas qu’en disant : « Voilà, voilà ! » il a pu avoir le délire ?

— Cela est certain, dit le major. J’ai dans mon bostoelle[1] un jardinier qui a été à son service, et qui m’a donné des détails assez curieux. Le baron est sujet à des crises que son médecin appelle nerveuses, et qui proviennent d’une maladie du foie déjà ancienne. Dans ces crises, il donne parfois des marques d’une étrange frayeur. Lui, le sceptique et le moqueur, devient pusillanime comme un enfant : il voit des fantômes, et particulièrement celui d’une femme. Alors il s’écrie : « Voilà, voilà ! » ce qui signifie : « Voilà mon accès qui me prend ! » ou bien : « Voilà mon rêve qui m’étouffe ! »

— Ce serait donc un remords ?

— On prétend que c’est le souvenir de sa belle-sœur…

— Qu’il a assassinée ?

— On ne dit pas qui l’ait tuée, mais qu’il l’a fait disparaître.

— Oui, le mot est de meilleure compagnie…

— Mais l’un n’est peut-être pas plus fondé que l’autre, reprit le major. Le fait est qu’on n’en sait rien, et que le baron est peut-être fort innocent de maint crime dont on l’accuse. Vous savez que nous vivons ici sur la terre classique du merveilleux. Les Dalécarliens ont horreur des choses positives et des explications naturelles. Dans ce pays-ci, on ne se heurte pas contre une pierre sans croire qu’un lutin l’a poussée exprès ; et, si le nez vous cuit, on court chez la sybille pour qu’elle vous ôte le poison du nain qui vous a mordu ; et, si un trait se casse à une voiture ou à un traîneau, le conducteur, avant de le raccommoder, ne manque pas de dire : « Allons, allons, petit lutin, laisse-nous en paix ! nous ne te faisons point de mal. »

» Au milieu de ces esprits superstitieux, vous pensez bien que le baron de Waldemora n’a pu s’enrichir, comme il l’a fait, sans passer pour un alchimiste. Au lieu de supposer qu’il était payé par la czarine pour soutenir les intérêts de sa politique, on a trouvé plus naturel de l’accuser de magie. De cette accusation à celle des plus noirs forfaits, il n’y a qu’un pas : tout sorcier noie dans les cascades, engloutit dans les abîmes, promène les avalanches, conduit le sabbat, et se nourrit pour le moins de chair humaine, modeste en ses appétits féroces s’il se contente de sucer le sang des petits enfants. Quant à moi, j’en ai tant entendu, que je ne peux plus prendre aucun récit au sérieux. Je me borne à croire ce que je sais, et ce que je sais, c’est que le baron est un méchant homme, trop lâche pour frapper un autre homme, trop bien nourri et trop dégoûté pour boire du sang, trop frileux pour guetter les passants sous la glace des lacs, mais capable d’envoyer son meilleur ami à la potence, pour peu qu’il eût un intérêt personnel à le faire, et qu’il n’y eût à dire qu’une parole méchante et calomnieuse.

— Voilà un grand misérable ! dit Cristiano ; mais permettez-moi d’être étonné de voir chez lui tant d’honnêtes personnes.

— Ah bien, oui ! répliqua Osmund sans lui donner le temps d’achever, c’est, en effet, un vilain métier que nous faisons là, de venir nous divertir aux frais et dépens d’un homme que nous haïssons tous. Vous avez pour excuse que vous ne le connaissiez point, tandis que nous autres…

— Je ne faisais pas d’application personnelle, reprit Cristiano.

— Je le sais bien, mon cher ; mais vous avez tort d’être étonné qu’un tyran ait une cour. Vous savez sans doute l’histoire de votre pays ; seulement, éloigné depuis bien des années, vous avez pu croire qu’un peu d’équilibre s’était fait, avec les progrès de la philosophie, dans l’influence légitime des divers ordres de l’État. Il n’en est rien, Christian Goefle, rien du tout, vous le verrez bientôt de vos propres yeux. La noblesse est tout : le clergé vient ensuite, éclairé, austère, mais despotique et intolérant. La bourgeoisie, si utile à l’État et si patriarcale dans ses mœurs, compte peu. Le paysan n’est rien, et le roi moins que rien. Quand un noble est riche, ce qui est rare heureusement, il tient dans sa main tous les intérêts, toutes les destinées de sa province, et c’est pour mener hommes et choses à sa guise ou à leur perte. Sachez donc que, si nous autres, jeunes officiers, nous boudions l’illustre châtelain de Waldemora, nous pourrions bien, non pas perdre notre grade, qui est indélébile à moins de forfaiture, mais être forcés par des persécutions inouïes de quitter nos cantonnements, nos maisons, nos propriétés, nos affections, comme une simple garnison, en dépit des inviolables lois de l’indelta.

Deux autres jeunes gens entrèrent pour fumer, et Cristiano se hasarda à leur demander si la comtesse Elfride avait reparu dans le bal.

— Voilà un habile compère ! lui répondit l’un d’eux ; vous ne nous ferez pas croire que vous vous intéressez à la méchante comtesse d’Elvéda ! Mais sachez que son aimable nièce a disparu en même temps que vous, et que sa tante la fait passer pour être très-estropiée.

— Que dites-vous qu’elle a disparu ? s’écria Cristiano, que le mot épouvanta plus que de raison.

— Voyons ! dit vivement le major, êtes-vous inquiet de votre belle, mon cher Goefle ?

— Permettez ; je ne me donne pas le ton d’appeler ainsi la comtesse Marguerite. Elle est belle, c’est vrai ; mais, malheureusement pour moi, elle n’est mienne en aucune façon.

— Je n’y entendais pas malice, reprit Osmund. J’ai vu seulement, comme tout le monde, que vous aviez les honneurs de sa première contredanse, et que vous causiez ensemble de bonne amitié. Si vous n’êtes pas amoureux d’elle… ma foi, vous avez tort ; et, si elle n’a pas un peu de goût pour vous, elle a peut-être tort aussi, car vous nous paraissez à tous un charmant compagnon.

— Quant à moi, j’aurais parfaitement tort, je vous jure, de regarder avec convoitise un astre trop élevé sur mon horizon.

— Bah ! parce que vous n’êtes pas titré ? Mais votre famille a été ennoblie, et votre oncle l’avocat est une illustration par son talent et son caractère. En outre, il est riche au moins autant que la belle Marguerite, et elle ne sera pas toujours en tutelle. L’amour aplanit les obstacles, et, quand on a des parents fâcheux, on se fiance en secret. Dans notre pays, ces fiançailles-là sont aussi sacrées que les autres. Donc, si vous voulez pousser votre pointe, nous voilà prêts à vous aider.

— M’aider à quoi ? dit Cristiano en riant.

— À obtenir tout de suite une entrevue à l’insu de la tante. Voyons, camarades, qu’en dites-vous ? Nous voici quatre de bonne volonté. Je sais, moi, où est situé l’appartement. Nous nous y rendons tout de suite. Si mademoiselle Potin s’effraye, nous lui faisons des compliments… qu’elle mérite, au reste, car c’est une personne charmante ! Si une fille de chambre crie, nous l’embrassons et lui promettons des rubans pour sa chevelure. Enfin, nous demandons pour Christian Goefle un entretien sérieux, de la part de M. Goefle, son oncle… Une communication importante ! hein ? c’est cela. On nous introduit, sans nos pipes, par exemple, dans un petit salon, où nous nous asseyons gravement à l’écart, pendant que Christian Goefle offre son cœur, à voix basse, à la diva contessina, ou, s’il est trop timide encore pour se déclarer, il se laisse pressentir, tout en s’informant des dangers que court son incomparable, et en se mettant avec elle en mesure de les conjurer. Je ne ris pas, messieurs ! Il est bien évident que madame d’Elvéda veut forcer l’inclination de sa pupille, et que le sournois Olaüs veut la compromettre pour écarter tout autre prétendant. Eh bien, la situation est magnifique pour l’homme qui, en plein bal, a pris fait et cause pour la victime de cette odieuse et ridicule machination. Venez, Christian ; venez, messieurs : y sommes-nous ? Eh ! parbleu ! c’est à charge de revanche ! Une autre fois, c’est vous, Christian, qui servirez nos honnêtes amours ; on se doit cela entre jeunes gens. Où en serions-nous tous, si nous n’étions pas confidents dévoués les uns des autres ? En avant ! À l’assaut de la citadelle ! Qui m’aime me suive ! Tous se levèrent, même Cristiano, enivré de la proposition ; mais il s’arrêta sur le seuil de la salle, et arrêta les autres.

— Merci, messieurs, leur dit-il, et comptez que dans l’occasion, je me mettrais au feu pour vous mais il ne m’appartient pas de mettre dans ma vie ce doux chapitre de roman. Rien dans les manières de la comtesse Marguerite avec moi ne m’a autorisé à prendre sa défense, comme je l’ai fait dans un mouvement d’indignation irréfléchie, et rien ne me fait espérer qu’elle m’en sache gré. C’est peut-être tout le contraire, et c’est à M. Goefle l’avocat qu’il appartient de la protéger contre sa tante, en lui faisant connaître ses droits. Ce que j’ai de mieux à faire, puisque ma belle danseuse ne danse plus, et que mon terrible rival ne se bat pas, c’est de m’en aller faire un somme dont j’ai grand besoin, étant sur pied depuis plus de vingt-quatre heures.

Cristiano fut approuvé et hautement traité de galant homme. On s’efforça de le retenir et de lui faire boire des spiritueux, ce que l’on supposait être une séduction irrésistible ; mais Cristiano était sobre comme le sont, en général, les habitants des pays chauds. Il voyait la nuit s’avancer, et jugeait prudent de mettre un terme à la comédie jouée jusque-là avec tant de succès. Il serra les mains, fit ses adieux, promit de revenir à l’heure du déjeuner, bien résolu à n’en rien faire, et, sans se laisser interroger sur la partie du château où il avait élu domicile, il reprit lestement et mystérieusement le sentier sur la glace du lac.

Ce fut à dessein qu’il oublia Loki et le traîneau du docteur en droit au château neuf. Il craignait d’être entendu et observé. Il s’en alla, en suivant la rive, jusqu’à ce qu’il fût trop loin pour être vu des fenêtres du château, et arriva à la porte du Stollborg, qu’il avait laissée ouverte, et que personne, Ulphilas moins que tout autre, n’avait songé à venir fermer.

Il prit ces précautions, parce que, à la pâle lumière de la lune, avait succédé la fugitive mais brillante clarté d’une aurore boréale magnifique : je dis magnifique quant au pays où elle se montrait, car elle n’eût été que très-ordinaire sous la latitude du nord de la Baltique ; mais il fallait qu’en cet instant elle brillât d’un bien vif éclat vers les régions polaires, puisqu’elle éclairait toute la campagne et tous les objets autour du lac glacé. La neige, colorée de ses reflets changeants, prenait des tons rouges et bleus d’un ton fantastique incomparable, et Cristiano, avant de rentrer dans la salle de l’ourse, resta encore quelques instants à la porte du préau, ne pouvant, en dépit du froid et de la solitude, s’arracher à ce spectacle extraordinaire.

  1. Le bostoelle des officiers de l’indelta est une maison et une terre dont ils ont la jouissance, et dont le revenu est proportionnel à leur grade. Ce revenu représente leur traitement. Le presbytère s’appelle aussi bostoelle, et le ministre en a la jouissance en outre de son casuel. Le soldat de l’indelta a son torp, sa maisonnette avec un jardin et quelques arpents de terre. L’indelta est une armée rurale dont l’excellente organisation, créée par Charles XI, n’a d’analogue nulle part.