Calmann Lévy, éditeur (3 volumesp. 87-111).



XIV


Le traîneau du danneman, moins léger que celui dont le major s’était servi pour conduire Christian au chalet, était heureusement plus solide, car le jeune Dalécarlien ne daignait éviter aucune roche ni aucun trou. Au lieu de laisser au cheval, plus intelligent que lui, le soin de se diriger selon son instinct, il le frappait et le contrariait au point de rendre la course stupidement téméraire. Christian, couché au milieu des quatre ours, les deux morts et les deux vivants, se disait qu’il tomberait assez mollement, s’ils n’étaient pas lancés d’un côté et lui de l’autre. Impatienté enfin de voir maltraiter le cheval du danneman sans aucun profit pour personne, il prit les rênes et le fouet assez brusquement, en disant au jeune garçon qu’il voulait s’amuser à conduire, et d’un ton qui ne souffrait guère de réplique.

Olof était assez doux ; il ne faisait le terrible que par amour-propre, pour se poser en homme. Il se mit à chanter en suédois, autant pour se désennuyer que pour montrer à son compagnon qu’il prononçait la langue mère plus purement que les autres membres de sa famille. Cette circonstance détermina Christian à le faire causer.

— Pourquoi, lui dit-il, n’es-tu pas venu avec nous quand nous sommes partis pour la chasse ? N’as-tu encore jamais vu l’ours debout ?

— La tante ne l’a jamais voulu, répondit le jeune gars en soupirant.

— La tante Karine ?

— Il n’y en a pas d’autre chez nous.

— Et on fait tout ce qu’elle veut ?

— Tout.

— Elle avait fait sur toi quelque mauvais pronostic ?

— Elle dit que je suis trop jeune.

— Et elle a raison peut-être ?

— Il faut bien qu’elle ait raison, puisqu’elle le dit.

— C’est une femme qui en sait plus long que les autres, à ce qu’il paraît ?

— Elle sait tout, puisqu’elle cause avec…

— Avec qui cause-t-elle ?

— Il ne faut pas que je parle de cela ; mon père me l’a défendu.

— Dans la crainte que l’on ne se moque de sa sœur ; mais il n’a pas craint cela de moi, puisqu’il m’a dit de lui demander mon destin à la chasse.

— Et elle vous l’a dit ?

— Elle me l’a dit. Où a t-elle pris sa science ?

— Elle l’a prise où elle la prend encore : dans les cascades où pleurent les filles mortes d’amour, et sur les lacs où les hommes du temps passé reviennent.

— Elle marche donc encore ?

— Elle n’est pas vieille, elle a cinquante ans.

— Mais je la croyais infirme ?

— Elle marcherait plus vite et plus loin que vous.

— Alors elle est malade dans ce moment-ci, puisqu’elle reste couchée pendant que l’on se met à table ?

— Elle n’est pas malade. Elle est fatiguée souvent comme cela, quand elle a été debout pendant trop longtemps.

— Je croyais qu’elle ne travaillait pas ?

— Elle ne travaille pas ; elle parle ou elle marche, elle chante ou elle prie, et, que ce soit la nuit ou le jour, elle veille jusqu’à ce que la fatigue la fasse tomber. Alors elle dort si longtemps, qu’on la croirait morte ; mais quelquefois on est bien étonné, le matin, quand on va à son lit, de ne plus la trouver ni là, ni dans la maison, ni sur la montagne, ni nulle part où l’on puisse aller.

— Et où pensez-vous qu’elle soit quand elle disparaît ainsi ?

— Les mauvaises gens disent qu’elle va à Blaakulla ; mais il ne faut pas les croire !

— Qu’est-ce donc que Blaakulla ? Le rendez-vous des sorcières ?

— Oui, la montagne noire où ces méchantes femmes portent les petits enfants qu’elles enlèvent pendant qu’ils dorment, et qu’elles mènent à Satan sur le cheval Skjults, qui est fait comme une vache volante. Alors Satan les prend et les marque en les mordant, soit au front, soit aux petits doigts, et ils conservent cette marque toute leur vie. Mais je sais bien pourquoi on dit cela de ma tante Karine.

— Pourquoi donc ?

— Parce que, dans le temps, avant que je sois venu au monde, il paraît qu’elle avait apporté à la maison un petit enfant qui avait eu les doigts mordus par le diable, et que mon père ne voulait pas regarder ; mais mon père s’est mis à l’aimer plus tard, et il dit que ma tante est une bonne chrétienne, et que tout ce que l’on raconte est faux. Le pasteur de la paroisse ne trouve rien de mauvais en elle, et dit que, puisqu’elle a besoin de courir en dormant, il faut la laisser courir. D’ailleurs, elle a dit elle-même qu’elle mourrait, et qu’il arriverait de grands malheurs si on la renfermait. Voilà pourquoi elle va où elle veut, et mon père dit encore qu’il vaut mieux ne pas savoir où elle va, parce qu’elle a des secrets qu’on lui ferait manquer, si on la suivait et si on la regardait.

— Et il ne lui est jamais arrivé d’accidents, quand elle court ainsi dehors tout endormie ?

— Jamais, et peut-être ne dort-elle pas en courant ; comment le saurait-on ? Ce qu’il y a de sûr, c’est qu’on est quelquefois trois jours et trois nuits sans savoir si elle reviendra ; mais elle revient toujours, quelque temps qu’il fasse, et, aussitôt qu’elle a dormi et rêvé, elle n’est plus malade, et prophétise des choses qui arrivent. Tenez, ce matin… Mais mon père m’a défendu de le répéter !

— Si tu me le dis, Olof, c’est comme si tu le disais à ces pierres !

— Jurez-vous sur la Bible de ne pas le répéter

— Je le jure sur tout ce que tu voudras.

— Eh bien, reprit Olof, qui, peu habitué dans la solitude de sa montagne à trouver à qui parler, était heureux d’être écouté par une personne sérieuse, voici ce qu’elle a dit en s’éveillant au point du jour : « Le grand iarl va partir pour la chasse. Pour la chasse, le iarl et sa suite vont partir. » Le iarl ! vous savez bien ? c’est le baron de Waldemora.

— Ah ! ah ! il est allé à la chasse, en effet ; mais votre tante pouvait l’avoir appris.

— Oui, mais le reste, vous allez voir : « Le iarl laissera son âme à la maison ; à la maison, il laissera son âme. » Attendez… attendez que je me rappelle le reste… ; elle chantait cela…, je sais l’air, l’air me fera retrouver les mots.

Et Olof se mit à chanter sur un air à porter le diable en terre :

— « Et, quand le iarl reviendra à la maison pour reprendre son âme, l’âme du iarl ne sera plus à la maison. »

Au moment où le jeune Dalécarlien achevait ces mots mystérieux, un traîneau lancé à fond de train venait derrière le sien, et la voix retentissante d’un cocher criait : « Place ! place ! » d’un ton impérieux, tandis que sa main fouettait ses quatre chevaux, que l’odeur des ours emportés par Christian épouvantait de loin. On était sorti de la montagne, et on se trouvait sur le chemin étroit qui se dirigeait vers le lac. Christian, pressentant qu’on le culbuterait s’il ne se rangeait pas, et ne voyant aucun moyen de se ranger sans se culbuter lui-même dans le talus qui bordait l’Elf, fouetta le cheval du danneman pour le lancer en avant, et parvint ainsi à un endroit où il lui était possible de faire place ; mais, au moment où il réussissait à prendre sa droite, le traîneau de derrière, conduit par des chevaux impétueux et par un cocher brutal, le rasa de si près, que les deux traîneaux furent culbutés simultanément.

Christian se trouva par terre avec Olof et ses quatre ours, et si bien enfoncé dans la neige amoncelée au bord du chemin, qu’il lui fallut quelques instants pour savoir où et avec qui il se trouvait enterré de la sorte. La première voix qui frappa son oreille, le premier visage qui réjouit son regard furent le visage et la voix de l’illustre professeur Stangstadius. Le savant n’avait aucun mal ; mais il était furieux, et, s’en prenant à tout hasard à Christian, qui n’était pas masqué et avec qui, en se relevant, il se trouvait face à face, il l’accabla d’injures et le menaça de la colère céleste et des malédictions de l’univers.

Là, là, tout doux ! lui répondit Christian en l’aidant à se remettre sur ses jambes inégales : vous n’avez rien de cassé, monsieur le professeur, Dieu soit loué ! L’univers et le ciel sont témoins du plaisir que j’en ressens ; mais, si c’est vous qui conduisez si follement l’équipage, vous n’êtes guère aimable pour les gens qui n’ont pas d’aussi bons chevaux que les vôtres. Ah çà ! laissez-moi, ajouta-t-il en repoussant doucement le géologue, qui faisait mine de le prendre au collet, ou bien, la première fois que je vous rencontrerai sur le lac, je vous y laisserai geler, au lieu de me meurtrir les épaules à vous rapporter.

Le professeur, sans chercher à reconnaître Christian, continuait à déclamer pour lui prouver que l’accident était arrivé par sa faute, lorsque Christian, qui ne songeait qu’à ramasser son gibier avec Olof, aperçut, au milieu des quatre ours, un homme de haute taille, étendu sans mouvement, la face tournée contre terre. En même temps, un jeune homme vêtu de noir et pâle de terreur arrivait du talus opposé, où il avait été lancé, et accourait en s’écriant :

— M. le baron ! où est donc M. le baron ?

— Quel baron ? dit Christian, qui venait de relever l’homme évanoui et qui le soutenait dans ses bras. En ce moment, le fils du danneman poussa l’épaule de Christian avec la sienne, en lui disant :

— Le iarl ! voyez le iarl !

Et, tandis que le jeune médecin du baron s’empressait d’ôter le bonnet de fourrure que la chute avait enfoncé sur le visage de son malade de manière à l’étouffer, Christian faillit ouvrir ses bras robustes et laisser retomber le moribond dans la neige, en reconnaissant avec une horreur insurmontable, dans l’homme auquel il portait secours, le baron Olaüs de Waldemora.

On l’étendit sur le monceau d’ours : c’était le meilleur lit possible dans la circonstance, et le médecin épouvanté supplia Stangstadius, lequel avait été autrefois reçu docteur en médecine, de l’aider de ses conseils et de son expérience dans un cas qui lui paraissait extrêmement grave. Stangstadius, qui était en train d’éprouver toutes ses articulations pour s’assurer qu’il n’était pas plus endommagé que de coutume, consentit enfin à s’occuper de la seule personne que la chute semblait avoir sérieusement compromise.

— Eh ! parbleu ! dit-il en regardant et en touchant le baron, c’est bien simple : le pouls inerte, la face violacée, les lèvres tuméfiées, un râle d’agonie… et point de lésion pourtant… C’est clair comme le jour, c’est une attaque d’apoplexie. Il faut saigner, saigner vite, et abondamment.

Le jeune médecin chercha sa trousse et ne la trouva pas. Christian et Olof l’aidèrent dans sa recherche et ne furent pas plus heureux. Le traîneau du baron, emporté par ses chevaux fougueux, était loin ; le cocher, pensant que son maître le ferait périr sous le bâton pour sa maladresse, courait après son attelage, la tête perdue, et remplissait le désert de ses imprécations.

Comme le docile cheval du danneman s’était arrêté court, on parla de mettre le malade dans le traîneau du paysan et de le transporter au château le plus vite possible. Stangstadius protesta que le malade arriverait mort. Le docteur, hors de lui, voulait courir après l’équipage du baron pour chercher sa trousse dans le traîneau. Enfin il la retrouva dans sa poche, où, grâce à son trouble, il l’avait touchée dix fois sans la sentir ; mais, quand vint le moment d’ouvrir la veine, la main lui trembla tellement, que Stangstadius, parfaitement indifférent à tout ce qui n’était pas lui-même, et satisfait, d’ailleurs, d’avoir à prouver sa supériorité en toutes choses, dut prendre la lancette et pratiquer la saignée.

Christian, debout et fort ému intérieurement, contemplait ce tableau étrange et sinistre, éclairé des reflets livides du soleil couchant : cet homme aux formes puissantes et à la physionomie terrible, qui s’agitait convulsivement sur les cadavres des bêtes féroces bizarrement entassés ; ce bras gras et blanc d’où coulait pesamment un sang noir qui se figeait sur la neige ; ce jeune médecin à la figure douce et pusillanime, à genoux auprès de son redoutable client, partagé entre la crainte de le voir mourir entre ses mains et la terreur puérile que lui causait le grognement des oursons vivants à côté de lui ; le traîneau renversé, les armes éparses, la mine effarée et pourtant malignement satisfaite du jeune danneman ; le maigre cheval fumant de sueur qui mangeait la neige avec insouciance, et par-dessus tout cela la fantastique figure de Stangstadius, illuminée d’un sourire de triomphe passé a l’état chronique, et sa voix aiguë pérorant sur la circonstance d’un ton tranchant et pédantesque. C’était une scène à ne jamais sortir de la mémoire, un groupe à la fois bouffon et tragique, peut-être incompréhensible à première vue.

— Mon pauvre docteur, disait Stangstadius, il ne faut pas vous le dissimuler, si votre malade en réchappe, il aura une belle chance ! Mais ne vous imaginez pas que la chute soit pour beaucoup dans son état, le coup de sang était imminent depuis vingt-quatre heures. Comment n’aviez-vous pas prévu cela ?

— Je l’avais tellement prévu, répondit le jeune médecin avec quelque dépit, que je vous le disais, il y a une heure, monsieur Stangstadius, quand il a reçu au pavillon de chasse cette lettre qui a bouleversé ses traits. Si vous l’avez oublié, ce n’est pas ma faute. J’ai fait tout au monde pour empêcher M. le baron d’aller à la chasse ; il n’a rien voulu écouter, et tout ce que j’ai pu obtenir, c’est de l’accompagner dans son traîneau.

— Pardieu ! c’est une belle ressource qu’il s’était assurée là ! Si je ne me fusse offert à rentrer avec vous deux, quand j’ai vu qu’il n’était pas en état de chasser, il aurait bien pu étouffer ici. Vous n’auriez pas eu la présence d’esprit…

— Vous êtes très-dur pour les jeunes gens, monsieur le professeur, reprit le médecin de plus en plus piqué. On peut manquer de présence d’esprit, quand on vient d’être lancé à dix pas, et que, à peine relevé, on se voit appelé à juger du premier coup d’œil un cas peut-être désespéré.

— La belle affaire qu’une chute dans la neige ! dit M. Stangstadius en haussant celle de ses épaules qui voulut bien se prêter à ce mouvement. Si vous étiez tombé comme moi au fond d’un puits de mine ! Une chute de cinquante pieds, sept pouces et cinq lignes, un évanouissement de six heures cinquante-trois…

— Eh ! mordieu ! monsieur le professeur, il s’agit de l’évanouissement de mon malade, et non pas du vôtre ! Ce qui est passé est passé. Veuillez soutenir le bras, pour que je cherche une ligature.

— Non, c’est qu’il y a des gens qui se plaignent de tout, poursuivit Stangstadius en allant et venant, sans écouter son interlocuteur.

Puis, oubliant qu’il venait de se mettre dans une terrible colère contre Christian, le bonhomme vif, mais sans rancune, ajouta gaiement en s’adressant à lui :

— Ai-je seulement pâli tout à l’heure, quand je me suis trouvé sous ces quatre animaux… sans compter les deux autres, vous et votre camarade ? Deux insignes maladroits ! Mais qu’est-ce, au bout du compte, que quelques contusions de plus ou de moins ? Je n’ai pas seulement songé à moi ! Je me suis trouvé tout prêt à juger l’état du malade, à faire la saignée. Le coup d’œil rapide et sûr, la main ferme !… Ah çà ! où diable vous ai-je vu ? continua-t-il en s’adressant toujours à Christian, sans songer davantage au malade. Est-ce vous qui avez tué toutes ces bêtes ? Voilà une belle chasse, une ourse de la grande espèce, l’espèce bise aux yeux bleus ! Quand on pense que cet imbécile de Buffon… Mais où avez-vous rencontré cela ? C’est rare dans le pays !

— Permettez que je vous réponde une autre fois, dit Christian ; le docteur réclame mon aide.

— Laissez, laissez le sang couler, reprit tranquillement le géologue.

— Non, non, c’est assez ! s’écria le médecin. La saignée fait bon effet, venez, venez voir, monsieur le professeur ; mais il ne faut pas abuser du remède : il est en ce moment aussi sérieux que le mal.

Christian avait pris dans ses mains, non sans une mortelle et inexplicable répugnance, le bras pesant et froid du baron, tandis que le médecin fermait la saignée. Le malade ouvrait les yeux, et il chercha bientôt à se reconnaître. Son premier regard fut pour l’étrange lit où il était couché, le second pour son bras ensanglanté, et le troisième pour son médecin tremblant.

— Ah ! lui dit-il d’une voix faible et d’un ton méprisant, vous m’ôtez du sang ! Je vous l’avais défendu.

— Il le fallait, monsieur le baron ; vous voilà beaucoup mieux, grâce au ciel ! répondit le docteur. Le baron n’avait pas la force de discuter. Il promenait avec effort autour de lui des regards éteints où se peignait une sombre inquiétude. Il rencontra la figure de Christian, et ses yeux dilatés s’arrêtèrent sur lui comme hébétés ; mais, au moment où Christian se penchait vers lui pour aider le médecin à le soulever, il le repoussa d’un geste convulsif, et la faible coloration qui lui était revenue fit place à une nouvelle pâleur bleue.

— Rouvrez la saignée, s’écria Stangstadius au docteur. Je voyais bien que vous la fermiez trop tôt. Ne l’ai-je pas dit ? Et puis, laissez ensuite cinq minutes de repos au malade !

— Mais le froid, monsieur le professeur, dit le médecin en obéissant machinalement à Stangstadius : ne craignez-vous pas que le froid ne soit un agent mortel en de pareilles circonstances ?

— Bah ! le froid ! reprit Stangstadius ; je me moque bien du froid de l’atmosphère ! Le froid de la mort est bien pire ! Laissez saigner, vous dis-je, et ensuite laissez reposer. Il faut faire ce qui est prescrit, advienne que pourra.

Et il ajouta en se tournant vers Christian :

— Il est dans de mauvais draps, tenez, le gros baron ! Je ne voudrais pas être dans sa peau pour le moment… Ah çà ! où diable vous ai-je donc vu ? Puis, ramassant quelque chose sur la neige et changeant d’idée :

— Qu’est-ce, dit-il, que cette pierre rouge ? Un fragment de porphyre ? Dans une région de gneiss et de basaltes ? Vous avez apporté cela de là-haut ? ajouta-t-il en montrant les cimes de l’ouest. C’était dans vos poches ? Ah ! vous voyez que je ne serais pas facile à égarer, moi ! Je connais toutes les roches à la forme, et à deux lieues de distance !

Le traîneau du baron était enfin de retour, et, quelques moments après, une nouvelle amélioration dans son état s’étant manifestée, on put arrêter le sang et remettre le malade dans son équipage, qui le ramena au pas jusqu’au château, tandis que Christian partait en avant avec le fils du danneman.

— Eh bien, lui dit le jeune garçon quand ils eurent dépassé l’équipage lugubre, qu’est-ce que je vous disais quand la chose est arrivée ? Qu’est-ce qu’elle avait dit la tante Karine ?

— Je n’ai pas bien compris la chanson, répondit Christian, absorbé dans ses pensées. Elle n’était pas gaie, ce me semble.

— « Il laisse son âme à la maison, repartit Olof, et, quand il viendra la reprendre, il ne la retrouvera plus. » N’est-ce pas bien clair cela, herr Christian ? Le iarl était malade. Il a voulu secouer le mal ; mais l’âme n’a pas voulu aller à la chasse, et peut-être bien qu’à présent elle est en route pour un vilain voyage !

— Vous haïssez le iarl ? dit Christian. Vous pensez que son âme est destinée à l’enfer ?

— Cela, Dieu le sait ! Quant à le haïr, je ne le hais pas plus que ne font tous les autres. Est-ce que vous l’aimez, vous ?

— Moi ? Je ne le connais pas, répondit Christian frémissant intérieurement de sentir cette haine en lui-même plus vive peut-être que chez tout autre.

— Eh bien, s’il en réchappe, reprit l’enfant, vous le connaîtrez ! Il apprendra bien par qui il a été culbuté, et vous serez sage si vous quittez le pays.

— Ah ! c’est donc l’opinion de tout le monde qu’il ne faut pas lui déplaire ?

— » Dame ! il a fait mourir son père par le poison, son frère par le poignard et sa belle-sœur par la faim, et tant d’autres personnes que ma tante Karine sait bien, et que tout le monde saurait, si elle voulait parler ; mais elle veut pas !

— Et vous ne craignez pas que la colère du baron ne se tourne contre vous, quand il apprendra que c’est le traîneau de votre père qui l’a fait verser ?

— Ce n’est pas la faute du traîneau, et encore moins la mienne. Vous avez voulu conduire ! Si j’avais conduit, ça ne serait peut-être pas arrivé ; mais ce qui doit arriver arrive, et, quand le mal tombe sur les méchants hommes, c’est que Dieu le veut ainsi !

Christian, toujours obsédé de la supposition qui l’avait frappé si cruellement, frissonna encore à l’idée qu’il venait d’être l’instrument parricide de la destinée.

— Non, non ! s’écria-t-il en se répondant à lui-même plus qu’il ne songeait à répondre au fils du danneman ce n’est pas moi qui suis la cause de son mal ; les médecins ont dit qu’il était condamné depuis vingt-quatre heures !

— Et ma tante Karine aussi, elle l’a dit ! reprit Olof. Soyez donc tranquille, allez, il n’en reviendra pas.

Et Olof se remit à chanter entre ses dents son triste refrain, qui de plus en plus rappelait à Christian l’air monotone entendu la veille dans les galets du lac.

— Est-ce que la tante Karine ne va pas quelquefois au Stollborg ? demanda-t-il à Olof.

— Au Stollborg ? dit le jeune garçon. Je ne le croirais que si je le voyais.

— Pourquoi ?

— Parce qu’elle n’aime pas cet endroit-là ; elle ne veut pas seulement qu’on le nomme devant elle.

— D’où vient cela ?

— Qui peut savoir ? Elle y a pourtant demeuré autrefois, du temps de la baronne Hilda ; mais je ne peux pas vous en dire davantage, parce que je n’en sais que ce que je vous dis là : on ne parle jamais chez nous du Stollborg ni de Waldemora !

Christian sentit qu’il y aurait quelque chose d’indélicat à questionner le jeune danneman sur les rapports que sa tante pouvait avoir eus avec le baron. D’ailleurs, son esprit devenait si triste et si sombre. qu’il ne se sentait plus le courage de chercher à en savoir davantage pour le moment.

Le changement brusque survenu dans l’atmosphère ne contribuait pas peu à sa mélancolie. Le soleil, couché ou non, avait entièrement disparu dans un de ces brouillards qui enveloppent parfois soudainement son déclin ou son apparition dans les jours d’hiver. C’était un voile lourd, morne, d’un gris de plomb, qui s’épaississait à chaque instant, et qui bientôt ne laissa plus rien de visible que le fond de la gorge, où il n’était pas encore tout à fait descendu. À mesure qu’il en approchait, il se développait en ondes plus ou moins denses, et refusait de se mêler à la fumée noire qui partait de grands feux allumés dans les profondeurs pour préserver quelques récoltes ou pour conserver libre quelque mince courant d’eau.

Christian ne demanda même pas à Olof quel était le but de ces feux ; il se laissait aller au morne amusement de regarder poindre leurs spectres rouges, comme des météores sans rayonnement et sans reflet, sur les bords du strœm, et à suivre la lutte lente et triste de leurs sombres tourbillons avec la brume blanchie par le contraste. Le torrent glacé se montrait encore ; mais, par d’étranges illusions d’optique, tantôt il paraissait si près du chemin, que Christian s’imaginait pouvoir le toucher du bout de son fouet, tantôt il s’enfonçait à des profondeurs incommensurables, tandis qu’en réalité il était infiniment moins loin ou infiniment moins près que les jeux du brouillard ne le faisaient paraître.

Puis vint la nuit avec son long crépuscule des régions du Nord, ordinairement verdâtre, et, ce soir-là, incolore et livide. Pas un être vivant dans la nature qui ne fût caché, immobile et muet. Christian se sentit oppressé par ce deuil universel, et peu à peu il s’y habitua avec une sorte de résignation apathique. Olof avait mis pied à terre pour descendre, en tenant le cheval par la bouche, presque à pic au bord du lac, lequel ne présentait qu’une masse de vapeurs sans limites. Christian s’imaginait descendre d’un versant escarpé du globe dans les abîmes du vide. Deux ou trois fois le cheval glissa jusqu’à s’asseoir sur ses jarrets, et Olof faillit lâcher prise et l’abandonner à son destin avec le traîneau et le voyageur. Celui-ci se sentait envahi par une mortelle indifférence. Le fils du baron ! ces quatre mots étaient comme écrits en lettres noires dans son cerveau, et semblaient avoir tué en lui tout rêve d’avenir, tout amour de la vie. Ce n’était pas du désespoir, c’était le dégoût de toutes choses, et, dans cette disposition, il ne se rendait compte que d’un fait immédiat : c’est qu’il se sentait accablé de sommeil, et qu’il consentait à s’endormir pour jamais en roulant sans secousse au fond du lac. Il s’était même assoupi au point de ne plus savoir où il était, lorsqu’une voix aussi faible que le crépuscule, aussi voilée que le ciel et le lac, chanta près de lui des paroles qu’il écouta et comprit peu à peu.

— Voilà le soleil qui se lève, beau et clair, sur la prairie émaillée de fleurs. Je vois les fées toutes blanches, couronnées de saule et de lilas, qui dansent là-bas sur la mousse argentée de rosée. L’enfant est au milieu d’elles, l’enfant du lac, plus beau que le matin.

» Voilà le soleil au plus haut du ciel. Les oiseaux se taisent, les moucherons bourdonnent dans une poussière d’or. Les fées sont entrées dans un bosquet d’azalées pour trouver la fraîcheur au bord du strœm. L’enfant sommeille sur leurs genoux, l’enfant du lac, plus beau que le jour.

» Voilà le soleil qui se couche. Le rossignol chante à l’étoile de diamant qui se mire dans les eaux. Les fées sont assises au bas du ciel, sur l’escalier de cristal rose ; elles chantent pour bercer l’enfant qui sourit dans son nid de duvet, l’enfant du lac, plus beau que l’étoile du soir.

C’était encore la voix des galets qu’entendait Christian, mais plus douce qu’il ne l’avait encore entendue, et chantant cette fois, sur un air agréablement mélodieux, des paroles correctes. Ceci était une chanson moderne que la sibylle pouvait avoir comprise et retenue exactement. C’est en vain cependant que Christian essaya de voir une figure humaine. Il ne voyait même pas le cheval qui le conduisait, ou qui, pour mieux dire, ne le conduisait plus, car le traîneau restait immobile, et Olof n’était plus là. Loin de songer à s’inquiéter de sa situation, Christian écouta jusqu’au bout les trois couplets. Le premier lui parut chanté à quelques pas derrière lui, le second plus près, et le troisième plus loin, en se perdant peu à peu en avant du lieu où il se trouvait.

Le jeune homme avait failli s’élancer hors du traîneau pour saisir au passage la chanteuse invisible ; mais, au moment de poser le pied à terre, il n’avait trouvé que le vide, et l’instinct de la conservation lui étant revenu avec les suaves paroles de la chanson, il avait allongé les mains pour savoir où il était. Il sentit la croupe humide du cheval et appela Olof à voix basse à plusieurs reprises, sans recevoir de réponse. Alors, comme il lui sembla que la chanteuse s’éloignait, il l’appela aussi en lui donnant le nom de Vala Karina ; mais elle ne l’entendit pas ou ne voulut pas répondre. Il se décida alors à sortir du traîneau par le côté opposé à celui qu’il avait tâté d’abord, et se trouva sur le chemin rapide, qu’il explora pendant une vingtaine de pas, appelant toujours Olof avec une vive inquiétude. Pendant le court sommeil de Christian, l’enfant avait-il roulé dans le précipice ? Enfin il vit poindre dans le brouillard un imperceptible point lumineux qui venait à sa rencontre, et bientôt il reconnut Olof portant une lanterne allumée.

— C’est vous, herr Christian dit l’enfant effrayé, en se trouvant face à face avec lui tout à coup, sans l’avoir entendu approcher. Vous êtes sorti du traîneau sans voir clair, et vous avez eu tort ; l’endroit est bien dangereux, et je vous avais dit de ne pas bouger pendant que j’irais allumer ma lanterne au moulin qui est par là. Vous ne m’avez donc pas entendu ?

— Nullement ; mais, vous, n’avez-vous pas entendu chanter ?

— Oui, mais je n’ai pas voulu écouter. On entend souvent des voix au bord du lac, et il n’est pas bon de comprendre ce qu’elles chantent, car alors elles vous emmènent dans des endroits d’où l’on ne revient jamais.

« — Eh bien, moi, j’ai écouté, dit Christian, et j’ai reconnu la voix de votre tante Karine. Elle doit être par ici… Cherchons-la, puisque vous avez de la lumière, ou appelez-la, elle vous répondra peut-être.

— Non, non ! s’écria l’enfant, laissons-la tranquille. Si elle est dans son rêve, et que nous venions à la réveiller, elle se tuera !

— Mais elle risque également de se tuer en courant ainsi au bord de ce ravin qu’on ne voit pas !

— Ce que nous ne voyons pas, elle le voit ; soyez en paix, à moins que vous ne vouliez lui porter malheur et l’empêcher de rentrer à la maison, où je suis bien sûr qu’elle sera de retour avant moi, comme à l’ordinaire.

Christian dut renoncer à chercher la voyante, d’autant plus que la clarté de la lanterne perçait si peu le brouillard, qu’à peine servait-elle à voir où l’on posait les pieds. Il aida Olof à descendre le traîneau avec précaution jusqu’au bord du lac, et, là, l’enfant, qui se dirigeait fort habilement au juger, lui demanda s’il voulait remonter en traîneau pour aller au bostœlle du major.

— Non, non, lui dit Christian, c’est au Stollborg que je dois aller. N’est-ce pas à droite qu’il faut prendre ?

— Non, répondit Olof, tâchez de marcher droit devant vous en comptant trois cents pas. Si vous en faites deux de plus sans trouver le rocher, c’est que vous vous serez trompé.

— Et alors que faudra-t-il faire ?

— Regardez de quel côté marchent les bouffées du brouillard. Le vent est du midi, et il fait presque chaud. Si le brouillard passe à votre gauche, il faudra marcher sur votre droite. Au reste, il n’y a pas de danger sur le lac, la glace est bonne partout.

— Mais vous, mon enfant, vous tirerez-vous d’affaire tout seul ?

— Pour aller au bostœlle ? J’en réponds. Le cheval reconnaît son chemin à présent, et vous voyez qu’il s’impatiente.

— Mais vous ne retournerez pas ce soir chez votre père ?

— Si fait ! le brouillard ne tiendra peut-être pas, et, d’ailleurs, la lune se lèvera, et, comme elle est pleine, on verra à se conduire.

Christian donna une poignée de main avec un daler au jeune danneman, et, se conformant à ses instructions, il arriva au Stollborg sans faire fausse route et sans rencontrer personne.