Calmann Lévy, éditeur (3 volumesp. 1-53).


XII


Christian ne pensait pas trouver le major au château neuf. Il savait que le jeune officier allait passer chaque nuit ou chaque matinée, après les fêtes du château, à son bostœlle, situé à peu de distance. N’ayant pas songé à lui demander dans quelle direction se trouvait cette maison de campagne, il ne la cherchait nullement. Son intention était d’observer à distance les préparatifs de la chasse et de se mêler aux paysans employés à la battue générale.

Il suivait encore le sentier au bord du lac, lorsque l’aube parut, et lui permit de distinguer un homme venant à sa rencontre. Il baissa vite son masque, mais le releva presque aussitôt en reconnaissant le lieutenant Osburn.

— Ma foi ! lui dit celui-ci en lui tendant la main, je suis content de vous rencontrer ici. J’allais vous chercher, et cette rencontre nous fera gagner au moins une demi-heure de jour. Hâtons-nous ; le major est là qui vous attend.

Ervin Osburn prit les devants en rebroussant chemin ; au bout de quelques pas, il se dirigea vers la gauche dans la montagne. Lorsque Christian, qui le suivait, eut gravi pendant quelques minutes une montée assez rapide, il vit au-dessous de lui, dans un étroit ravin, deux traîneaux arrêtés, et le major, qui, l’apercevant, accourut d’un air joyeux.

— Bravo ! s’écria-t-il, vous possédez l’exactitude par esprit de divination ! Comment diable saviez-vous nous trouver ici ?

— Je ne savais rien, répondit Christian ; j’allais au château neuf à tout hasard.

— Eh bien, le hasard est pour nous dès le matin ; cela signifie que la chasse sera bonne… Ah çà ! vous êtes fort bien déguisé, comme hier au soir ; mais vous n’êtes ni chaussé ni armé pour la circonstance. J’avais prévu cela, heureusement, et nous avons pour vous tout ce qu’il faut. En attendant, prenez cette pelisse de précaution, et partons vite. Nous allons un peu loin, et la journée ne sera pas trop longue pour tout ce que nous avons à faire.

Christian monta avec Larrson dans un petit traîneau du pays, très-léger, à deux places, et mené par un seul petit cheval de montagne. Le lieutenant, avec le caporal Duff, qui était un bon vieux sous-officier expert en fait de chasse, monta dans un véhicule de même forme. Le major prit les devants, et l’on se mit en route au petit galop.

— Il faut que vous sachiez, dit le major à Christian, que nous allons nous hâter de chasser pour notre compte. Ce n’est ni le gibier, ni les tireurs adroits qui manquent sur les terres du baron, il est lui-même un très-savant et très-intrépide chasseur ; mais, comme il doit consentir à envoyer ou à conduire à la battue d’aujourd’hui beaucoup de ses hôtes qui n’y entendent pas grand’chose, et qui ont plus de prétentions que d’habileté, il est fort à craindre qu’on y fasse plus de bruit que de besogne. Et, d’ailleurs, la battue avec les paysans est une chose sans grand intérêt, comme vous pourrez vous en assurer, lorsque, après avoir fait notre expédition, nous reviendrons par la montagne que vous voyez là-haut. C’est une espèce d’assassinat vraiment lâche : on entoure le pauvre ours, qui ne veut pas toujours quitter sa tanière ; on l’effraye, on le harcèle, et, quand il en sort enfin pour faire tête ou pour fuir, on le tire sans danger de derrière les filets où l’on se tient à l’abri de son désespoir. Or, outre que cela manque de piquant et d’imprévu, il arrive fort souvent que les impatients et les maladroits font tout manquer, et que la bête a déguerpi avant qu’on ait pu l’atteindre. Nous allons opérer tout autrement, sans traqueurs, sans vacarme et sans chiens. Je vous dirai ce qu’il y aura à faire, quand nous approcherons du bon moment. Et, croyez-moi, la vraie chasse est comme tous les vrais plaisirs : il n’y faut point de foule. C’est une partie fine qui n’est bonne qu’avec des amis ou des personnes de premier choix.

— J’ai donc, répondit Christian, double remercîment à vous faire de vouloir bien m’associer à ce plaisir intime ; mais expliquez-moi comment vous avez la liberté d’aller tuer le gibier du baron avant lui. Je l’aurais cru plus jaloux de ses prérogatives de chasseur ou de ses droits de propriétaire.

— Aussi n’est-ce pas son gibier que nous allons essayer de tuer. Ses propriétés sont considérables, mais tout le pays n’est pas à lui, Dieu merci ! Voyez ces belles montagnes qui se dressent devant vous : c’est la frontière norvégienne, et, sur les premières assises de ces gigantesques remparts, nous allons trouver un groupe que l’on appelle le Blaakdal. Là vivent quelques paysans libres et propriétaires au sein des déserts sublimes, et quelquefois au sein des nuages, car les cimes ne sont pas souvent nettes et claires comme aujourd’hui. Eh bien, c’est à un de ces dannemans (on les appelle ainsi) que mes amis et moi avons acheté l’ours dont il a découvert la retraite. Ce danneman, qui est un homme intéressant pour ses connaissances dans la partie, demeure dans un site magnifique et assez difficile à atteindre en voiture ; mais, avec l’aide de Dieu et de ces bons petits chevaux de montagne, nous en viendrons à bout. Nous déjeunerons chez lui ; après quoi, il nous servira lui-même de guide auprès de monseigneur l’ours, qui, n’étant pas traqué d’avance par des bavards et des étourdis, nous attendra sans méfiance et nous recevra… selon son humeur du moment. Mais voyez, Christian, voyez quel beau spectacle ! Aviez-vous déjà vu ce phénomène ?

— Non, pas encore, s’écria Christian transporté de joie, et je suis content de le voir avec vous. C’est un phénomène que je ne connaissais que de réputation, une parhélie magnifique !

En effet, cinq soleils se levaient à l’horizon. Le vrai, le puissant astre était accompagné à droite et à gauche, au-dessus et au-dessous de son disque rayonnant, de quatre images lumineuses moins vives, moins rondes, mais entourées d’auréoles irisées d’une beauté merveilleuse. Comme nos chasseurs marchaient dans le sens opposé, ils s’arrêtèrent quelques instants pour jouir de cet effet d’optique, qui a beaucoup de rapport avec l’arc-en-ciel, quant à ses causes présumées, mais qui ne se produit guère, en Europe, que dans les pays du Nord.

On suivit d’abord une belle route, puis cette même route devenue un chemin étroit et inégal à travers les terres, puis ce chemin devenu sentier, puis le terrain, inculte et raboteux, n’offrant plus que de faibles traces frayées dans la neige des collines. Enfin Larrson, qui connaissait parfaitement le pays et les ressources du traîneau qu’il conduisait, se lança dans des aspérités effrayantes au flanc des montagnes, côtoyant des précipices, glissant à fond de train dans des ravines presque à pic, franchissant des fossés au saut de son cheval, escaladant par-dessus des arbres abattus et des rochers écroulés, sans presque daigner éviter ces obstacles, qui semblaient à chaque instant devoir faire voler en éclats le traîneau fragile. Christian ne savait lequel admirer le plus de l’audace du major ou de l’adresse et du courage du maigre petit cheval qu’il laissait aller à sa guise, car l’instinct merveilleux de l’animal ressemblait au sens de la seconde vue. Deux fois pourtant le traîneau versa. Ce ne fut pas la faute du cheval, mais celle du traîneau, qui ne pouvait se lier assez fidèlement à ses mouvements, quelque ingénieusement construit qu’il pût être. Ces chutes peuvent être graves ; mais elles sont si fréquentes, que, sur la quantité, il en est peu qui comptent. Le traîneau du lieutenant, bien qu’averti par les accidents de celui qui lui frayait le passage, fut aussi deux ou trois fois culbuté. On roulait dans la neige, on se secouait, on remettait le traîneau sur sa quille, et on repartait sans faire plus de réflexion sur l’aventure que si l’on eût mis pied à terre pour alléger au cheval un peu de tirage. Ailleurs, une chute fait rire ou frémir ; ici, elle entrait tranquillement dans les choses prévues et inévitables.

Christian éprouvait un bien-être indicible dans cette course émouvante.

— Je ne peux pas vous exprimer, disait-il au bon major, qui s’occupait de lui avec une fraternelle sollicitude, combien je suis heureux aujourd’hui !

— Dieu soit loué, cher Christian ! Cette nuit, vous étiez mélancolique.

— C’était la nuit, le lac, dont la belle nappe de neige avait été souillée par la course, et qui avait l’air d’une masse de plomb sous nos pieds. C’était le hogar éclairé de torches sinistres comme des flambeaux mortuaires sur un linceul. C’était cette barbare statue d’Odin, qui, de son marteau menaçant et de son bras informe, semblait lancer sur le monde nouveau et sur notre troupe profane je ne sais quelle malédiction ! Tout cela était beau, mais terrible ; j’ai l’imagination vive, et puis…

— Et puis, convenez-en, dit le major, vous aviez quelque sujet de chagrin.

— Peut-être ; une rêverie, une idée folle que le retour du soleil a dissipée. Oui, major, le soleil a sur l’esprit de l’homme une aussi bienfaisante influence que sur son corps. Il éclaire notre âme comme au réel. Ce beau et fantastique soleil du Nord, c’est pourtant le même que le bon soleil d’Italie et que le doux soleil de France. Il chauffe moins, mais je crois qu’il éclaire mieux qu’ailleurs, dans ce pays d’argent et de cristal où nous voici ! Tout lui sert de miroir, même l’atmosphère, dans ces glaces immaculées. Béni soit le soleil, n’est-ce pas, major ? Et béni soyez-vous aussi pour m’avoir emmené dans cette course vivifiante qui m’exalte et me retrempe. Oui, oui, voilà ma vie, à moi ! le mouvement, l’air, le chaud, le froid, la lumière ! Du pays devant soi, un cheval, un traîneau, un navire… bah ! moins encore, des jambes, des ailes, la liberté !

— Vous êtes singulier, Christian ! Moi, je préférerais à tout cela une femme selon mon cœur.

— Eh bien, dit Christian, moi aussi, parbleu ! Je ne suis pas singulier du tout ; mais il faut être l’appui de sa propre famille ou rester garçon. Que voulez-vous que je fasse avec rien ? Ne pouvant songer au bonheur, j’ai, du moins, la consolation de savoir oublier tout ce qui me manque, et de m’enthousiasmer pour les joies austères auxquelles je peux prétendre. Ne me parlez donc pas de famille et de coin du feu. Laissez-moi rêver le grand vent qui pousse vers les rives inconnues… Je le sais trop, cher ami, que l’homme est fait pour aimer ! Je le sens en ce moment auprès de vous qui m’accueillez comme un frère, et qu’il me faudra quitter demain pour toujours ; mais, puisque c’est ma destinée de ne pouvoir établir de liens nulle part ; puisque je n’ai ni patrie, ni famille, ni état en ce monde, tout le secret de mon courage est dans la faculté que j’ai acquise de jouir du bonheur pris au vol et d’oublier que le lendemain doit l’emporter comme un beau rêve !… J’ai fait, d’ailleurs, bien des réflexions depuis ce punch dans la grotte du hogar.

— Pauvre garçon ! vous êtes amoureux, tenez, car vous n’avez pas dormi !

— Amoureux ou non, j’ai dormi comme dort l’innocence ; mais on réfléchit vite quand on n’a pas beaucoup d’heures à perdre dans la vie. En m’habillant et en venant du Stollborg jusqu’à vous, une bonne et simple vérité m’est apparue. C’est qu’en voulant résoudre le problème du métier ambulant, je m’étais trompé. J’avais raisonné en enfant gâté de la civilisation. Je m’étais réservé des jouissances de sybarite. Vous allez me comprendre…

Ici, Christian, sans raconter au major les faits de sa vie, lui esquissa en peu de mots les aptitudes, les besoins, les défaillances et les progrès de sa vie intellectuelle et morale, et, quand il lui eut fait comprendre comment il avait essayé de se faire artiste pour ne pas cesser de se consacrer au service actif de la science, il ajouta :

— Or, mon cher Osmund, pour être artiste, il faut n’être que cela, et sacrifier les voyages, les études scientifiques et la liberté. Ne voulant pas faire ces sacrifices, pourquoi ne serais-je pas tout simplement l’artisan sans art que tout homme bien portant peut être à un moment donné de sa vie ? Je veux étudier les flancs de la terre : ne puis-je me faire mineur, un mois durant, dans chaque mine ? Je veux étudier la flore et la zoologie : ne puis-je m’engager pour une saison comme pionnier ou chasseur dans un lieu donné, et pousser plus loin à la saison suivante, utilisant, pour vivre pauvrement, mes bras et mes jambes au profit de mon savoir, au lieu d’épuiser mon esprit à des pasquinades pour gagner plus vite une meilleure nourriture et des habits plus fins ? Ne suis-je pas de force à travailler matériellement pour laisser mon intelligence libre et humblement féconde ? J’ai beaucoup pensé à la vie de votre grand Linné, qui est le résumé de la plupart de celles des savants au temps où nous sommes. C’est toujours le pain qui leur a manqué, c’est l’absence de ressources qui a failli étouffer leur développement et laisser leurs travaux ignorés ou inachevés. Je les vois tous, dans leur jeunesse, errants comme moi et inquiets du lendemain, ne trouver leur planche de salut que dans le hasard, qui leur fait rencontrer d’intelligents protecteurs. Encore sont-ils forcés, après avoir refermé leur main sur un bienfait, chose amère, d’interrompre souvent leur tâche pour occuper de petites fonctions qui leur sont accordées comme une grâce, qui leur prennent un temps précieux, et qui entravent ou retardent leurs découvertes. Eh bien, que ne faisaient-ils ce que je veux, ce que je vais faire : mettre un marteau ou un pic sur l’épaule pour s’en aller creuser la roche ou défricher la terre ? Qu’ai-je besoin de livres et d’encrier ? Qui me presse de faire savoir au monde savant que j’existe avant d’avoir quelque chose de neuf et de véritablement intéressant à lui dire ? J’en sais assez maintenant pour commencer à apprendre, c’est-à-dire pour observer et pour étudier la nature sur elle-même. Ne voit-on pas des secrets sublimes découverts au sein des forces naturelles par de pauvres manœuvres illettrés en qui Dieu avait enfoui, comme une étincelle sacrée, le génie de l’observation ? Et croyez-vous, major Larrson, qu’un homme passionné, comme je le suis pour la nature, manquera de zèle et d’attention parce qu’il mangera du pain noir et couchera sur un lit de paille ? Ne pourra-t-il, en observant la construction des roches ou la composition des terrains, susciter une idée féconde pour l’exploitation… tenez, de ces porphyres qui nous environnent, ou de ces champs incultes que nous traversons ? Je suis sûr qu’il y a partout des sources de richesse que l’homme trouvera peu à peu. Être utile à tous, voilà l’idéal glorieux de l’artisan, cher Osmund ; être agréable aux riches, voilà le puéril destin de l’artiste, auquel je me soustrais avec joie.

— Quoi ! dit le major étonné, est-ce sérieusement, Christian, que vous voulez renoncer aux arts agréables, où vous excellez, aux douceurs de la vie, que les ressources de votre esprit peuvent conquérir, aux charmes du monde, où il ne tiendrait qu’à vous de reparaître avec avantage et agrément, en acceptant quelque emploi dans les plaisirs de la cour ? Vous n’avez qu’à vouloir, et vous vous ferez vite des amis puissants, qui obtiendront aisément pour vous la direction de quelque spectacle ou de quelque musée. Si vous voulez… ma famille est noble et a des relations…

— Non, non, major, merci ! Cela eût été bon hier matin : je n’étais encore qu’un enfant qui cherchait son chemin en faisant l’école buissonnière ; j’eusse peut-être accepté. Le bal m’avait ramené à d’anciens errements, à d’anciennes séductions mondaines que j’ai trop subies. Aujourd’hui, je suis un homme qui voit où il doit aller. Je ne sais quel rayon a pénétré dans mon âme avec ce soleil matinal…

Christian tomba dans la rêverie. Il cherchait en lui-même quel enchaînement d’idées l’avait amené à des résolutions si énergiques et si simples ; mais il avait beau chercher et attribuer le tout à l’influence d’un bon sommeil et d’une belle matinée : toujours sa mémoire le ramenait à l’image de Marguerite cachant sa figure dans ses mains au nom de Christian Waldo. Ce cri étouffé, parti du cœur de la femme, était allé frapper la fière poitrine de Christian Goffredi. Il était resté dans son oreille, il avait rempli son âme d’une honte généreuse, d’un courage subit et inflexible.

— Eh ! pourquoi, je vous le demande, répondit-il au major, qui lui rappelait les fatigues et les ennuis du travail matériel, pourquoi faut-il que je m’amuse, que je me repose et que je préserve mon existence de tout accident ? Ma naissance ne m’ayant pas fait une place privilégiée, à qui m’en prendrai-je, si je n’ai pas le courage et le bon sens de m’en faire une honorable ? À ceux qui m’ont donné la vie ? S’ils étaient là, ils pourraient me répondre que, m’ayant fait robuste et sain, ce n’était pas à l’intention de me rendre douillet et paresseux, et que, si j’ai absolument besoin de marcher sur des tapis et de manger des friandises pour entretenir mes forces et ma belle humeur, il leur était complètement impossible de prévoir ce cas bizarre et ridicule.

— Vous riez, Christian, dit le major, et pourtant la vie sans superflu ne vaut pas la peine qu’on vive. Le but de l’homme n’est-il pas de se bâtir un nid avec tout le soin et la prévoyance dont l’oiseau lui donne l’exemple ?

— Oui, major, c’est là le but, pour vous dont l’avenir se rattache à un passé ; mais, moi dont le passé n’a rien édifié, quand je me suis fait fabulateur, comme dit M. Goefle, savez-vous ce qui m’a décidé ? C’est à mon insu, mais très-assurément, la crainte de ce que l’on appelle la misère. Or, cette crainte, chez un homme isolé, c’est une lâcheté, et il n’y a pas moyen de la traduire autrement que par cette plainte dont vous allez voir l’effet burlesque dans la bouche d’un homme bien bâti et aussi bien portant que je le suis. Tenez, supposons un monologue de marionnettes. C’est notre ami Stentarello qui parle ingénument : « Hélas ! trois fois hélas ! je ne dormirai donc plus dans ces draps fins ! Hélas ! je ne pourrai plus, quand j’aurai chaud en Italie, prendre une glace à la vanille ! Hélas ! quand j’aurai froid en Suède, je ne pourrai donc plus mettre du rhum de première qualité dans mon thé ! Hélas ! je n’aurai plus d’habit de soie couleur de lavande pour aller danser, plus de manchettes pour encadrer ma main blanche ! Hélas ! je ne couvrirai plus mes cheveux de poudre de violette et de pommade à la tubéreuse ! étoiles, voyez mon destin déplorable ! Mon être si joli, si précieux, si aimable, va être privé de compotes dans des assiettes de Saxe, de ruban de moire à sa queue, de boucles d’or à ses souliers ! Fortune aveugle, société maudite ! tu me devais certes bien tout cela, ainsi qu’à Christian Waldo, qui fait si bien parler et gesticuler les marionnettes ! »

Larrson ne put s’empêcher de rire de la gaieté de Christian.

— Vous êtes un bien drôle de corps, lui dit-il. Il y a des moments où vous me paraissez paradoxal, et d’autres où je me demande si vous n’êtes pas un aussi grand sage que Diogène brisant sa tasse pour boire à même le ruisseau.

— Diogène ! dit Christian, merci ! ce cynique m’a toujours paru un fou rempli de vanité. Dans tous les cas, s’il était vraiment philosophe et s’il voulait prouver aux hommes de son temps que l’on peut être heureux et libre sans bien-être, il a oublié la base de son principe : c’est que l’on ne peut pas être heureux et libre sans travail utile, et cette vérité-là est de tous les temps. Se réduire au strict nécessaire pour consacrer ses jours et ses forces à une tâche généreuse, ce n’est pas sacrifier quelque chose, c’est conquérir l’estime de soi, la paix de l’âme ; mais, sans ce but, le stoïcisme n’est qu’une sottise, et je trouve plus sensés et plus aimables ceux qui avouent n’être bons à rien qu’à se divertir.

Tout en causant ainsi, nos chasseurs arrivèrent en vue de l’habitation rustique où ils étaient attendus. Elle était si bien liée aux terrasses naturelles de la montagne, que, sans la fumée qui s’en échappait, on ne l’eût guère distinguée de loin.

— Vous allez voir un très-brave homme, dit le major à Christian, un type de fierté et de simplicité dalécarliennes. Il y a bien dans la maison un être assez désagréable, mais peut-être ne le verrons-nous pas.

— Tant pis ! répondit Christian ; je suis curieux de toutes gens comme de toutes choses dans cet étrange pays. Quel est donc cet être désagréable ?

— Une sœur du danneman, une vieille fille idiote ou folle, que l’on dit avoir été belle autrefois, et sur laquelle ont couru toutes sortes d’histoires bizarres. On prétend que le baron Olaüs l’a rendue mère, et que la baronne son épouse (celle qu’il porte en bague) a fait enlever et périr l’enfant par jalousie rétrospective. Ce serait là la cause de l’égarement d’esprit de cette pauvre fille. Pourtant je ne vous garantis rien de tout cela, et je m’intéresse peu à une créature qui a pu se laisser vaincre par les charmes de l’homme de neige. Elle est quelquefois fort ennuyeuse avec ses chansons et ses sentences ; d’autres fois elle est invisible ou muette. Puissions-nous la trouver dans un de ces jours-là ! Nous voici arrivés. Entrez vite vous chauffer pendant que le caporal et le lieutenant déballeront nos vivres.

Le danneman Joë Bœtsoï était sur le seuil de sa porte. C’était un bel homme d’environ quarante-cinq ans, aux traits durs contrastant avec un regard doux et clair. Il était vêtu fort proprement, et s’avança sans grande hâte, le bonnet sur la tête, l’air digne et la main ouverte.

— Sois le bienvenu ! dit-il au major (le paysan dalécarlien tutoie tout le monde, même le roi) ; tes amis sont les miens.

Et il tendit aussi la main à Christian, à Osburn et au caporal.

— Je vous attendais, et, malgré cela, vous ne devez pas compter trouver chez moi beaucoup de richesse et de provisions. Tu sais, major Larrson, que le pays est pauvre ; mais tout ce que j’ai est à toi et à tes amis.

— Ne dérange rien dans ta maison, danneman Bœtsoï, répondit le major. Si j’étais venu seul, je t’aurais demandé ton gruau et ta bière ; mais, ayant amené trois de mes amis, je me suis approvisionné d’avance pour ne te point causer d’embarras.

Il y eut entre l’officier et le paysan un débat en dalécarlien que Christian ne comprit pas, et que le lieutenant lui expliqua pendant que l’on ouvrait les paniers.

— Nous avons, comme de juste, lui dit-il, apporté de quoi faire un déjeuner passable dans cette chaumière ; mais, tout en s’excusant de n’avoir rien de bon à nous offrir, le brave paysan s’est mis en frais, et il est aisé de voir, à sa figure allongée, que notre prévoyance le blesse et lui fait l’effet d’un doute sur son hospitalité.

— En ce cas, dit Christian, ne chagrinons pas ce brave homme ; gardons nos vivres, et mangeons ce qu’il a préparé pour nous. Sa maison paraît propre, et voilà ses filles laides, mais fort élégantes, qui servent déjà la table.

— Faisons un arrangement, reprit le lieutenant ; mettons tout en commun et invitons la famille à accepter nos mets, en même temps que nous accepterons les siens ; je vais proposer cela au danneman… si toutefois la chose paraît louable au major.

Le lieutenant ne prenait jamais un parti sur quoi que ce fût sans cette restriction.

La proposition, faite par le major, fut agréée par le danneman d’un air à demi satisfait.

— Ce sera donc, dit-il avec un sourire inquiet, comme un repas de noces, où chacun apporte son plat ?

Toutefois il accepta ; mais, malgré les insinuations de Christian, il ne fut pas même question de faire asseoir les femmes. Cela était trop contraire aux usages, et les jeunes officiers eussent craint de paraître ridicules en proposant au danneman une si grande infraction à la dignité d’un chef de famille.

Pendant que l’on déballait d’un côté et que l’on causait de l’autre, Christian examina la maison en dehors et en dedans. C’était le même système de construction qu’il avait déjà remarqué dans le gaard du Stollborg : des troncs de sapin calfeutrés avec de la mousse, l’extérieur peint en rouge à l’oxyde de fer, un toit d’écorce de bouleau recouvert de terre et de gazon. Comme la neige, très-abondante dans cette région montagneuse, eût pu surcharger le toit, elle avait été balayée avec soin, et la chèvre du danneman, plus grande d’un tiers que celle de nos climats, faisait entendre un bêlement plaintif à la vue de cette herbe fraîche mise à découvert.

Il faisait si chaud dans l’intérieur, que tout le monde jeta pelisses et bonnets pour rester en bras de chemise. Cette maisonnette, aisée et spacieuse comparativement à beaucoup d’autres de la localité, était encore assez petite ; mais elle était d’une coupe élégante, et sa galerie extérieure, sous le bord avancé du toit, lui donnait l’aspect confortable et pittoresque d’un chalet suisse. Une seule pièce, abritée du froid extérieur par un court vestibule, suffisait à toute la famille, composée de cinq personnes, le danneman veuf, sa sœur, un fils de quinze ans, et deux filles plus âgées. Le poêle était un cylindre en briques de Hollande, de quatre pieds de haut, avec une cheminée accolée, le tout au centre de la maison. Le sol brut était jonché, en guise de tapis, de feuilles de sapin qui répandaient une odeur agréable et saine.

Christian se demandait où couchait toute cette famille, car il ne voyait que deux lits enfoncés dans la muraille comme dans des cases de navire. On lui expliqua que ces lits étaient ceux du danneman et de sa sœur. Les enfants couchaient sur des bancs, avec une fourrure pour toute literie.

— Au reste, dit le major à Christian, qui s’informait de tout avec curiosité, si vous trouvez ici la rudesse d’habitudes de nos montagnards de pure race, vous y pourriez trouver en même temps un luxe particulier à la profession de notre hôte et à la richesse giboyeuse de ces lieux sauvages. Je vous ai dit que le danneman Bœtsoï était un chasseur habile et plein d’expérience ; mais il faut que vous sachiez qu’il est habile, non-seulement pour dépister la grosse bête, mais encore pour la tuer sans l’endommager, et pour préparer et conserver sa précieuse dépouille. C’est toujours à lui que nous nous adressons quand nous voulons quelque chose de bon et de beau moyennant un prix honnête : des draps de peau de daim de lait, qui sont, pour l’été, le coucher le plus frais et le plus souple, et qui se lavent comme du linge ; des peaux d’ours noir à long poil pour doubler les traîneaux, des manteaux de peau de veau marin, qui sont impénétrables à la pluie, à la neige et aux longs brouillards d’automne, plus pénétrants et plus malsains que tout le reste ; enfin des raretés et même des curiosités en fait de fourrures, car ce Joë Bœtsoï a beaucoup voyagé dans les pays froids, et il conserve des relations avec des chasseurs qui lui font passer les objets de son commerce par les Lapons nomades et les Norvégiens trafiquants, ces caravanes du Nord dont le renne est le chameau, et dont le commerce n’est souvent qu’un échange de denrées, à la manière des anciens.

Christian était curieux de voir ces fourrures. Le danneman pensa qu’il désirait faire quelque acquisition, et, le conduisant avec le major à un petit hangar où les peaux étaient suspendues, il pria Larrson de disposer de toutes ses richesses à la satisfaction de son ami, sans vouloir seulement savoir le prix de vente avant de le recevoir.

— Tu t’y connais aussi bien que moi, lui dit-il, et tu es le maître dans ma maison.

Christian, à qui Osmund traduisit ces paroles, admira la confiance du Dalécarlien, et demanda si cette confiance s’étendait à quiconque réclamait son hospitalité.

— Elle est généralement très-grande, répondit le major ; ici, les mœurs sont patriarcales. Le Dalécarlien, ce Suisse du Nord, a de grandes et rudes vertus ; mais il habite un pays de misère. L’exploitation des mines y amène beaucoup de vagabonds, et ce monde souterrain cache souvent des criminels qui se soustraient long temps aux châtiments prononcés contre eux dans d’autres provinces. Le paysan, quand il n’est ni propriétaire, ni employé aux mines, est si misérable, qu’il est parfois forcé de mendier ou de voler. Et cependant le nombre des malfaiteurs est infiniment petit quand on le compare à celui des gens sans ressources, dont les ordres privilégiés ne s’occupent nullement. Le paysan riche ne peut donc se fier à tous les passants, et il ne se fie pas davantage au noble, qui vote régulièrement à la diète pour ses propres intérêts, contrairement à ceux des autres ordres ; mais le militaire, surtout le membre de l’indelta, est l’ami du paysan. Nous sommes le pouvoir le plus indépendant qui existe, puisque la loi nous assure une existence heureuse et honorable en dépit de toute influence contraire. On sait que nous sommes généralement dévoués à la royauté quand elle se fait le soutien du peuple contre les abus de la noblesse. C’est son rôle chez nous, et le paysan, qui fait cause commune avec elle, ne s’y trompe pas. Laissez faire, Christian : un temps viendra où diète et sénat seront bien forcés de compter avec le bourgeois et le paysan ! Notre roi n’ose pas. Notre reine Ulrique oserait bien, si son mari avait quelque énergie ; mais la sœur de Frédéric le Grand s’arrêterait-elle en chemin, si une fois elle pouvait rabattre l’orgueil et l’ambition des iarls ? J’en doute… Elle ne penserait qu’à étendre le pouvoir royal, sans admettre que la liberté publique doive y gagner. Notre espoir est donc dans Henri, le prince royal. C’est un homme de génie et d’action, celui-là !… Oui, oui ! un temps viendra… Pardon ! j’oublie que vous voulez voir des fourrures, et que vous ne vous intéressez guère à la politique de notre pays ; mais croyez bien que le prince royal…

— Oui, oui, le prince royal, répéta le lieutenant en suivant le major et Christian sous le hangar.

Puis il resta pensif, occupé à apprendre par cœur en lui-même les mémorables paroles que venait de dire son ami, afin de se faire une opinion arrêtée sur la situation de son pays, dont il ne se fût pas beaucoup inquiété s’il eût consulté la philosophie apathique qui lui était naturelle ; mais le major avait une idée, il fallait bien que le lieutenant en eût une aussi, et quelle autre pouvait-il avoir ?… Ce raisonnement le conduisit à mettre sans restriction son espoir et sa confiance dans le génie du prince royal. Se trompait-il avec Larrson ? Henri (le futur Gustave III) avait en lui de puissantes séductions : l’instruction, l’éloquence, le courage, et certes, au début de sa carrière, l’amour du vrai et l’ambition de faire le bien ; mais il devait, comme Charles XII et tant d’autres, subir les entraînements de ses propres passions en lutte contre celle du bien public. Après avoir sauvé la Suède de l’oligarchie, il devait la ruiner par le faste aveugle et par les faux calculs d’une politique sans vertu : grand homme quand même à un moment donné de sa vie, celui où, sans répandre une goutte de sang, il parvint à affranchir son peuple de la tyrannie d’une caste fatalement entraînée par ses priviléges à rompre l’équilibre social.

Christian, d’après tout ce qu’il avait pu recueillir de la situation du pays et du caractère présumé du futur héritier de la couronne, partageait volontiers les illusions et les espérances du major ; néanmoins il était encore plus occupé pour le moment, non pas d’acheter la doublure d’un vêtement d’hiver, il n’y pouvait songer, mais de regarder les dépouilles d’animaux que le danneman tenait entassées dans son étroit magasin. C’était pour lui un cours d’histoire naturelle relativement à quelques espèces, et Larrson, qui était un chasseur émérite, lui expliquait dans quelles régions du nord de l’Europe ces espèces étaient répandues.

— Puisque nous allons chasser l’ours tout à l’heure, lui dit-il en terminant, il est bon que vous connaissiez d’avance à quelle variété nous aurons affaire. Selon le danneman Bœtsoï, c’est un métis ; mais il n’est encore prouvé pour personne que les différentes espèces se reproduisent entre elles. On en compte trois en Norvège : le bress-diur, qui vit de feuilles et d’herbes, et qui est friand de lait et de miel ; l’ildgiers-diur, qui mange de la viande ; et le myrebiorn, qui se nourrit de fourmis. Quant à l’ours blanc des mers glaciales, qui est une quatrième famille encore plus tranchée, je n’ai pas besoin de vous dire que nous ne le connaissons pas.

— Voilà pourtant, dit Christian, deux peaux d’ours polaire qui ne me paraissent pas les pièces les moins précieuses de la collection du danneman. A-t-il été chasser jusque sur la mer Glaciale ?

— C’est fort possible, répondit le major. Dans tous les cas, il est, comme je vous l’ai dit, en relation avec l’extrême Nord, et il lui arrive fort bien de faire deux cents lieues en traîneau, au cœur de l’hiver, pour aller opérer des échanges avec des chasseurs qui ont fait tout autant de chemin sur leurs patins ou avec leurs rennes pour venir à sa rencontre. Aujourd’hui même, il prétend nous mettre en présence d’un métis d’ours blanc et d’ours noir, vu que son pelage lui a paru mélangé ; mais, comme il ne l’a vu que la nuit, à la clarté fort trompeuse de l’aurore boréale, je ne vous garantis rien. L’ours est un être si méfiant, que ses mœurs sont encore très-mystérieuses, même dans nos contrées, où il abondait il y a cent ans, et où il est encore très-commun. On ne sait donc pas si l’ours à la robe mélangée est un métis ou une espèce à part. Les uns croient que, le pelage blanc étant un effet de l’hiver, le pelage pie est un commencement ou une fin de la métamorphose annuelle ; d’autres assurent que l’ours blanc est blanc en toute saison ; mais tout ce que je vous dis là, Christian, vous le savez mieux que moi peut-être… Vous avez lu tant d’ouvrages que je ne connais que de nom…

— C’est précisément parce que j’ai lu beaucoup d’ouvrages que je ne sais rien pour résoudre vos doutes. Buffon contredit Wormsius précisément à l’endroit des ours, et tous les savants se contredisent les uns les autres presque à propos de tout, ce qui ne les empêche pas de se contredire eux-mêmes. Ce n’est pas leur faute en général ; la plupart des lois de la nature sont encore à l’état d’énigme, et, si les mœurs des animaux qui vivent à la surface de la terre sont encore si peu ou si mal observées, jugez des secrets que renferment les flancs du globe ! C’est là ce qui me faisait vous dire tantôt que tout homme, si petit qu’il fût, pouvait découvrir des choses immenses ; mais revenons à nos ours, ou plutôt dépêchons-nous de déjeuner pour aller les trouver. Je ne connais aux Suédois qu’un défaut, cher ami, c’est de manger trop souvent et trop longtemps. Je comprendrais cela tout au plus quand ils ont des journées de vingt heures ; mais, quand je vois le petit arc de cercle que le soleil doit faire maintenant pour se replonger sous l’horizon, je me demande à quelle heure vous espérez chasser.

— Patience, cher Christian ! répondit le major en riant ; la chasse à l’ours n’est pas longue. C’est un coup de main réussi ou manqué, soit qu’on loge deux balles dans la tête de l’ennemi, soit que, d’un revers de patte, il vous désarme et vous assomme. Voilà le danneman qui nous annonce que le déjeuner est prêt ; marchons.

L’ambigu apporté par les officiers était très-confortable ; mais Christian vit bien que les jeunes filles et le danneman lui-même regardaient ce bon repas avec une sorte de tristesse humiliée, et qu’après s’être fait une fête d’offrir leurs mets rustiques, ils osaient à peine les exhiber. Dès lors il se fit un devoir d’y goûter et de les vanter, politesse qui lui coûta peu, car le saumon fumé et le gibier frais du danneman étaient fort bons, le beurre de renne exquis, les navets tendres et sucrés, les confitures de baies de ronces du Nord aromatiques et rafraîchissantes. Christian apprécia moins le lait aigre servi pour boisson dans des cruches d’étain. Il préféra la piquette fabriquée avec les baies d’une autre ronce qui croît en abondance dans le pays même, et que l’on mange et conserve de mille manières. Enfin il admira, au dessert, le gâteau de Noël, qui avait été fait exprès pour les hôtes du danneman, afin qu’ils pussent l’entamer, vu que celui qui était réservé à la famille devait, selon l’usage, rester intact jusqu’à l’Épiphanie. Le danneman porta résolument le couteau dans l’édifice de luxe pétri en farine de froment, et fit tomber les tourelles et les clochetons savamment construits par ses filles. Ces grandes personnes, brunes, peu jolies, mais bien faites et coquettement parées de rubans et de bijoux sur un grand luxe de linge blanc et de cheveux noirs tressés, furent alors seulement invitées à prendre leur part du gâteau et à tremper leurs lèvres dans le gobelet de leur père, après que celui-ci l’eut rempli de bière forte. Elles restèrent debout, et firent, avant de boire, une grande revérence et un compliment de nouvelle année à leurs hôtes.

L’impatience que Christian éprouvait ordinairement à table quand il n’avait plus faim, s’était changée en une rêverie profonde. Ses compagnons étaient assez bruyants, bien qu’ils se fussent abstenus de vin et d’eau-de-vie dans la crainte de se laisser surprendre par l’ivresse au moment d’entrer en chasse. Le danneman, d’abord réservé et un peu fier, était devenu plus expansif, et paraissait avoir conçu pour son hôte étranger une sympathie particulière ; mais cet homme, qui connaissait tous les dialectes du Norrland et même le finnois et le russe d’Archangel, ne parlait le suédois, sa propre langue nationale, qu’avec peine. Christian, qui, avec sa curiosité et sa facilité habituelles, s’exerçait déjà à comprendre le dalécarlien, n’avait saisi que vaguement, et par la pantomime du narrateur, les récits intéressants de ses chasses et de ses voyages, provoqués et recueillis avidement par les autres convives.

Fatigué des efforts d’attention qu’il était obligé de faire et de la chaleur excessive qui régnait dans la chambre, Christian s’était éloigné du poêle et de la table. Il regardait par la fenêtre le sublime paysage que dominait le chalet, planté au bord d’une profonde gorge granitique, dont les flancs noirs, rayés de cascatelles glacées, plongeaient à pic jusqu’au lit du torrent. Les prairies naturelles, inclinées au-dessus de l’abîme, étaient, en beaucoup d’endroits, si rapides, que la neige n’avait pu s’y maintenir contre les rafales, et qu’elles étalaient au soleil leurs nappes vertes légèrement poudrées de givre, brillantes comme des tapis d’émeraudes pâles. Ces restes d’une verdure tendre, victorieuse des frimas, étaient rehaussés par le vert sombre et presque noir des gigantesques pins, pressés et dressés comme des monuments de l’abîme, et tout frangés de girandoles de glace. Ceux qui étaient placés dans les creux où séjournait la neige entassée y étaient ensevelis jusqu’à la moitié de leur fût, et ce fût est quelquefois de cent soixante pieds de haut. Leurs branches, trop chargées de glaçons, pendaient et s’enfonçaient dans la neige, roides comme les arcs-boutants des cathédrales gothiques. À l’horizon, les pics escarpés du Sevenberg dressaient, dans un ciel couleur d’améthyste, leurs crêtes rosées, séjour des glaces éternelles. Il était onze heures du matin environ ; le soleil projetait déjà ses rayons vers les profondeurs bleuâtres qui, à l’arrivée de Christian sur la montagne, étaient encore plongées dans les tons mornes et froids de la nuit. À chaque instant, il les voyait s’animer de lueurs changeantes comme l’opale.

Tout voyageur artiste a signalé la beauté des paysages neigeux sous les latitudes qui sont, pour ainsi dire, leur théâtre de prédilection. Chez nous, la neige ne parvient jamais à tout son éclat : ce n’est que dans des lieux accidentés, et en de rares journées où elle résiste au soleil, que nous pouvons nous faire une idée de la splendeur des tons qu’elle revêt, de la transparence des ombres que ses masses reçoivent. Christian était pris d’enthousiasme. Comparant le bien-être relatif du chalet (bien-être excessif quant à la chaleur) avec l’âpreté solennelle du spectacle extérieur, il se mit à songer à la vie du danneman, et à se la représenter par l’imagination au point de se l’approprier furtivement et de se croire chez lui, dans sa propre patrie, dans sa propre famille.

Il n’est aucun de nous qui, vivement frappé de certaines situations, ne se soit trouvé plongé dans une de ces étranges rêveries où le moment présent nous apparaît simultanément double, c’est-à-dire reflété dans l’esprit comme un objet dans une glace. On s’imagine qu’on repasse par un chemin déjà parcouru, que l’on se retrouve avec des personnes déjà connues dans une autre phase de la vie, et que l’on recommence en tous points une scène du passé. Cette sorte d’hallucination de la mémoire devint si complète chez Christian, qu’il lui sembla avoir déjà entendu clairement cette langue dalécarlienne, tout à l’heure inintelligible pour lui, et qu’en écoutant machinalement la parole douce et grave du danneman, il se mit en lui-même à achever ses phrases avant lui et à y attacher un sens. Tout à coup il se leva, un peu comme un somnambule, et, roidissant sa main sur l’épaule du major :

— Je comprends ! s’écria-t-il avec une émotion extrême ; c’est fort étrange… mais je comprends ! Le danneman ne vient-il pas de dire qu’il avait douze vaches, dont trois étaient devenues si sauvages pendant l’été dernier, qu’il n’avait pu les ramener chez lui à l’automne ? qu’il les croyait perdues, et qu’il avait été obligé d’en tuer une d’un coup de fusil, pour l’empêcher de disparaître comme les autres ?

— Il a dit cela, en effet, répondit le major ; seulement cette histoire ne date pas de l’été dernier. Le danneman dit qu’elle lui est arrivée il y a une vingtaine d’années.

— N’importe, reprit Christian, vous voyez que j’ai presque tout compris. Comment expliquez-vous cela, Osmund ?

— Je ne sais, mais j’en suis moins surpris que vous : c’est le résultat de votre incroyable facilité à apprendre toutes les langues, à les construire et à les expliquer en vous-même par les analogies qu’elles ont entre elles.

— Non, cela ne s’est pas fait ainsi en moi ; cela est venu comme une réminiscence.

— C’est encore possible. Vous aurez étudié, dans votre enfance, une foule de choses dont vous vous souvenez confusément. Voyons à présent, écoutez ce que disent les jeunes filles : le comprenez-vous ?

— Non, dit Christian, c’est fini ; le phénomène a cessé, je ne comprends plus rien.

Et il retourna vers la fenêtre pour essayer de ressaisir la mystérieuse révélation en écoutant parler ses hôtes ; mais ce fut en vain. Les rêveries confuses se dissipèrent, et, malgré lui, le raisonnement, les impressions réelles reprirent leur empire habituel sur son esprit.

Cependant il ne tarda pas à entrer dans un autre ordre de pensées contemplatives. Cette fois, ce n’était plus un passé fantastique qui lui apparaissait ; c’était le songe d’un avenir assez logiquement déduit des résolutions qu’il avait prises, et dont il avait entretenu le major une heure auparavant. Il se voyait vêtu, comme le danneman, d’une lévite sans manches par-dessus une veste à manches longues et étroites, chaussé de bas de cuir jaune par-dessus des bas de drap, les cheveux coupés carrément sur le front, assis auprès de son poêle brûlant, et racontant à quelque rare visiteur ses expéditions sur les glaces flottantes, ou sur les courants du terrible gouffre Maelstrom et dans les sentiers perdus du Syltfield.

Dans ce milieu paisible et rude qu’il entrevoyait comme la récompense austère de ses voyages et de ses travaux, il essayait naturellement de se faire l’idée d’une compagne associée aux occupations rustiques de son âge mûr. Christian regardait attentivement les filles du danneman : elles n’étaient pas assez belles pour qu’il se délectât à l’idée d’être l’époux d’une de ces mâles et sévères créatures. Il eût mieux aimé rester garçon que de ne pouvoir vivre intellectuellement avec la compagne de sa vie. Malgré lui, le fantôme de Marguerite voltigeait dans son rêve sous la forme d’une blonde et mignonne fée déguisée en fille des montagnes, et plus jolie avec la chemisette blanche et le corsage vert que dans sa robe à paniers et ses mules de satin ; mais cette fantaisie de toilette n’était qu’un travestissement passager : Marguerite était une figure détachée d’un autre cadre ; elle ne pouvait que traverser le chalet en souriant, et disparaître dans le traîneau bleu et argent, doublé de cygne, où il était à jamais défendu à Christian de s’asseoir à ses côtés.

— Va-t-en, Marguerite ! se dit-il. Que viens-tu faire ici ? Un abîme nous sépare, et tu n’es pour moi qu’une vision dansant au clair de la lune. La femme que j’aurai sera une épaisse réalité… ou plutôt je n’aurai pas de femme ; je serai mineur, laboureur ou commerçant nomade comme mon hôte, pendant une vingtaine d’années, avant de pouvoir bâtir mon nid sur la pointe d’une de ces roches. Eh bien, à cinquante ans, je me fixerai dans quelque site grandiose, j’y vivrai en anachorète, et j’élèverai quelque enfant abandonné qui m’aimera comme j’ai aimé Goffredi. Pourquoi non ? Si, d’ici là, j’ai découvert quelque chose d’utile à mes semblables, ne serai-je pas heureux ?

C’est ainsi que Christian retournait dans sa tête le problème de sa destinée ; mais son rêve de bonheur, quelque modeste qu’il le construisît, s’écroulait toujours devant l’idée de la solitude.

— Et pourquoi donc depuis vingt-quatre heures, se disait-il, cette obsession d’amour sérieux ? Jusqu’à présent, j’avais peu pensé au lendemain. Voyons, ne puis-je appliquer à ces éveils et à ces cris du cœur la bonne philosophie que j’opposais, en causant avec Osmund, aux douceurs matérielles de l’existence ? Si j’ai su m’oublier, ou du moins me traiter rudement comme un être physique dans mon projet de réforme, ne puis-je aussi bien imposer silence à l’imagination, qui se met à caresser le bonheur de l’âme ? Allons donc, Christian ! puisque tu as réglé et décidé que tu n’avais pas de droits particuliers au bonheur, ne peux-tu en prendre ton parti, et te dire : « Il ne s’agit pas de respirer le parfum des roses, il s’agit de marcher dans les épines sans regarder derrière toi ?

Christian sentit son cœur se rompre au beau milieu de cet effort de volonté, et son visage fut inondé de larmes, qu’il cacha dans ses mains en prenant l’attitude d’un homme qui sommeille.

— Eh bien, Christian, s’écria le major en se levant de table, est-ce le moment de dormir, vous qui étiez le plus ardent à la chasse ? Venez boire le coup de l’étrier, et partons.

Christian se leva en criant bravo. Il avait les yeux humides ; mais son franc sourire ne permettait pas de penser qu’il eût pleuré.

— Il s’agit, reprit le major, de savoir qui de nous aura l’honneur d’attaquer le premier Sa Majesté fourrée.

— Ne sera-ce pas, dit Christian, le sort qui en décidera ? Je croyais que c’était l’usage.

— Oui, sans doute ; mais vous nous avez tant divertis et intéressés hier au soir, que nous nous demandions tout à l’heure ce que nous pourrions faire pour vous en remercier, et voici ce que le lieutenant et moi avons décidé, avec l’agrément du caporal, qui a ici sa voix comme les autres. On tirera au sort, et celui de nous qui sera favorisé aura le plaisir de vous offrir la longue paille.

— Vraiment ! dit Christian. Je vous en suis reconnaissant, je vous en remercie tous du fond du cœur, mes aimables amis ; mais il se pourrait bien que vous fissiez là le sacrifice d’un plaisir que je ne suis pas digne d’apprécier. Je ne me suis pas donné pour un chasseur ardent et habile. Je ne suis qu’un curieux…

— Craignez-vous quelque chose ? reprit le major. Dans ce cas…

— Je ne peux rien craindre, répondit Christian, puisque je ne sais rien des dangers de cette chasse, et je ne crois pas être poltron au point de ne vouloir aller où je présume qu’il y a un danger quelconque à courir. Je répète que je n’y mets aucun amour-propre ; je n’ai jamais fait aucun exploit qui me donne le droit de vouloir accaparer un triomphe : ne pouvez-vous me donner une place qui égalise toutes nos chances ?

— Il n’en peut être ainsi. Toutes les chances sont égales devant le sort ; seulement, la bonne est pour celui qui marche le premier.

— Eh bien, dit Christian, je marcherai le premier et je ferai lever le gibier ; mais, si quelqu’un ne tient pas à le tuer de sa propre main, c’est moi, je vous le déclare, et même j’avoue que je préférerais beaucoup avoir le temps d’examiner la pantomime et l’allure vivante de la bête.

— Mais si, avant que vous puissiez l’examiner, elle fuit et nous échappe ? On ne sait rien du caprice qu’elle peut avoir. L’ours est peureux le plus souvent, et, à moins d’être blessé, il ne songe qu’à disparaître. Croyez-moi, Christian, chargez-vous de l’attaque, si vous tenez à voir quelque chose d’intéressant. Autrement, vous ne verrez peut-être que la bête morte après le combat ; car il paraît qu’elle est retranchée dans un lieu étroit, derrière d’épaisses broussailles.

— Alors j’accepte, dit Christian, et je vous promets de vous faire voir, ce soir, sur mon théâtre, une chasse à l’ours où je tâcherai d’introduire des choses divertissantes. Oui, oui, je serai aussi amusant que possible pour vous prouver ma gratitude. Et à présent, major, dites-moi ce qu’il faut faire, et de quelle façon on s’y prend pour tuer un ours proprement, sans le faire trop souffrir, car je suis un chasseur sentimental, et force m’est de vous avouer que je n’ai pas le plus petit instinct de férocité.

— Quoi ! reprit le major, vous n’avez même jamais vu tuer un ours ?

— Jamais !

— Oh ! alors c’est très-différent ; nous retirons notre proposition. Personne ici n’a envie de vous voir estropié, cher Christian ! N’est-ce pas, camarades ? Et que dirait la comtesse Marguerite, si on lui ramenait son danseur avec une jambe broyée ?

Le lieutenant et le caporal furent d’avis qu’il ne fallait pas exposer un novice à une rencontre sérieuse avec la bête féroce ; mais le nom de Marguerite, prononcé là au grand regret de Christian, lui avait fait battre le cœur. Dès ce moment, il mit autant d’ardeur à réclamer la faveur qu’on lui avait octroyée qu’il y avait mis d’abord de modestie ou d’indifférence.

— Si je puis tuer l’ours un peu élégamment, pensa-t-il, cette princesse barbare rougira peut-être un peu moins de notre amitié défunte, et, si l’ours me tue un peu tragiquement, le souvenir du pauvre histrion sera peut-être arrosé d’une petite larme de pitié versée en secret.

Quand le major vit que Christian était évidemment contrarié d’avoir à s’en remettre au sort, il engagea ses compagnons à lui rendre son tour de faveur. Seulement, il s’approcha du danneman et lui dit dans sa langue :

— Ami, puisque tu vas en avant avec notre cher Christian pour lui servir de guide, veille de près sur lui, je te prie. C’est son coup d’essai.

Le Dalécarlien, étonné, ne comprit pas tout de suite : il se fit répéter l’avertissement, puis il regarda Christian avec attention et secoua la tête.

— Un beau jeune homme, dit-il, et un bon cœur, j’en suis certain ! Il a mangé mon kakebroë comme s’il n’eût fait autre chose de sa vie ; il a des dents dalécarliennes, celui-là, et pourtant il est étranger ! C’est un homme qui me plaît. Je suis fâché qu’il ne sache point parler le dalécarlien avec moi, encore plus fâché qu’il aille où de plus fins que lui et moi sont restés.

Le kakebroë auquel le danneman faisait allusion, n’était autre chose que son pain mêlé de seigle, d’avoine et d’écorce pilée. Comme on ne cuit guère, en ce pays, que deux fois par an, tout au plus, ce pain, qui est déjà très-dur par lui-même grâce au mélange de la poudre de bouleau, devient, par son état de dessèchement, une sorte de pierre plate qu’entament difficilement les étrangers. On sait le mot historique d’un évêque danois marchant contre les Dalécarliens au temps de Gustave Wasa : « Le diable lui-même ne saurait venir à bout de ceux qui mangent du bois. »

Comme le danneman, malgré son enthousiasme pour l’héroïque mastication de son hôte étranger, ne paraissait pas pouvoir répondre de le préserver, les inquiétudes de Larrson recommencèrent, et il essayait encore de dissuader Christian, lorsque le danneman pria tout le monde de sortir, excepté l’étranger.

On devina sa pensée, et Larrson se chargea de l’expliquer à Christian.

— Il faut, lui dit-il, que vous vous prêtiez à quelque initiation cabalistique. Je vous ai dit que nos paysans croyaient à toute sorte d’influences et de divinités mystérieuses ; je vois que le danneman ne vous conduira pas avec confiance à la rencontre de son ours, s’il ne vous rend invulnérable par quelque formule ou talisman de sa façon. Voulez-vous consentir… ?

— Je le crois bien ! s’écria Christian. Je suis avide de tout ce qui est un trait de mœurs. Laissez-moi seul avec le danneman. cher major, et, s’il me fait voir le diable, je vous promets de vous le décrire exactement.

Lorsque le danneman fut tête à tête avec son hôte, il lui prit la main, et lui dit en suédois :

— N’aie pas peur.

Puis il le conduisit à un des deux lits qui formaient niche transversale dans le fond de la chambre, et, après avoir appelé par trois fois : « Karine, Karine, Karine ! » il tira un vieux rideau de cuir maculé qui laissa voir une forme anguleuse et une figure d’une pâleur effrayante.

C’était une femme âgée et malade qui parut se réveiller avec effort, et que le danneman aida à se soulever pour qu’elle pût regarder Christian. En même temps, il répéta à ce dernier :

— N’aie pas peur !

Et il ajouta :

— C’est ma sœur, dont tu as pu entendre parler ; une voyante fameuse, une vala des anciens temps !

La vieille femme, dont le sommeil avait résisté au bruit du repas et des conversations, parut chercher à rassembler ses idées. Sa figure livide était calme et douce. Elle étendit la main, et le danneman y mit celle de Christian ; mais elle retira la sienne aussitôt avec une sorte d’effroi, en disant en langue suédoise :

— Ah ! qu’est-ce donc, mon Dieu ? C’est vous, monsieur le baron ? Pardonnez-moi de ne pas me lever. J’ai eu tant de fatigue dans ma pauvre vie !

— Vous vous trompez, ma bonne dame, répondit Christian, vous ne me connaissez pas ; je ne suis pas» le baron.

Le danneman parla à sa sœur dans le même sens probablement, car elle reprit en suédois :

— Je sais bien que vous me trompez ; c’est là le grand iarl ! Que vient-il faire chez nous ? Ne veut-il pas laisser dormir celle qui a tant veillé ?

— Ne fais pas attention à ce qu’elle dit, repartit le danneman en s’adressant à Christian ; son esprit est endormi, et elle continue son rêve. Tout à l’heure elle va parler sagement.

Et il ajouta pour sa sœur :

— Allons, Karine, regarde ce jeune homme et dis-lui s’il faut qu’il vienne avec moi chasser le malin.

Le paysan dalécarlien appelle ainsi l’ours, dont il ne prononce le nom qu’avec répugnance. Karine se cacha les yeux, et parla avec vivacité à son frère.

— Parlez suédois, puisque vous savez le suédois, lui dit Christian, qui désirait comprendre les pratiques de la voyante. Je vous prie, ma bonne mère, expliquez-moi ce que je dois faire.

La voyante ferma les yeux avec une sorte d’acharnement et dit :

— Tu n’es pas celui, dont je rêvais, ou tu as oublié la langue de ton berceau. Laissez-moi tous les deux, toi et ton ombre ; je ne parlerai pas ; j’ai juré de ne jamais dire ce que je sais.

— Aie patience, dit le danneman à Christian. Avec elle, c’est toujours ainsi au commencement. Prie-la doucement, et elle te dira ta destinée.

Christian renouvela sa prière, et la voyante répondit enfin en cachant toujours ses yeux dans ses mains pâles, et en prenant un style poétique qui semblait appris par cœur :

— Le dévorant hurle sur la bruyère, ses liens se brisent ; il se précipite !… Il se précipite vers l’est, à travers les vallées pleines de poisons, de tourbe et de fange.

— Est-ce à dire qu’il nous échappera ? dit le danneman, qui écoutait religieusement sa sœur.

— Je vois, reprit celle-ci, je vois marcher, dans des torrents puants, les parjures et les meurtriers ! Comprenez-vous ceci ? Savez-vous ce que je veux dire ?

— Non, je n’en sais rien du tout, répondit Christian, qui reconnut le refrain des anciens chants Scandinaves de la Voluspa, et qui crut reconnaître aussi la voix des galets du Stollborg.

— Ne l’interromps pas, dit le danneman. Parle toujours, Karine ; on t’écoute.

— J’ai vu briller le feu dans la salle du riche, reprit elle ; mais, devant la porte, se tenait la mort.

— Est-ce pour ce jeune homme que tu dis cela ? demanda le danneman à sa sœur.

Elle continua sans paraître entendre la question :

— Un jour, dans un champ, je donnai mes habits à deux hommes de bois ; quand ils en furent revêtus, ils semblèrent des héros : l’homme nu est timide.

— Ah ! tu vois ! s’écria Bœtsoï en regardant Christian d’un air de triomphe naïf ; voilà, j’espère, qu’elle parle clairement !

— Vous trouvez ?

— Mais oui, je trouve. Elle te recommande d’être bien vêtu et bien armé.

— C’est un bon conseil, à coup sûr ; mais est-ce tout ?

— Écoute, écoute, elle va parler encore, dit le danneman.

Et la voyante reprit :

— L’insensé croit qu’il vivra éternellement s’il fuit le combat ; mais l’âge même ne lui donnera pas la paix : c’est à sa lance de la lui donner. Comprenez-vous ? savez-vous ce que je veux dire ?

— Oui, oui, Karine ! s’écria le danneman satisfait. Tu as bien parlé, et maintenant tu peux te rendormir ; les enfants veilleront sur toi, et tu ne seras plus troublée.

— Laissez-moi donc, dit Karine ; à présent, la vala retombe dans la nuit.

Elle cacha son visage dans sa couverture, et son maigre corps sembla s’enfoncer et disparaître dans son matelas de plumes d’eider, riche présent que lui avait fait le danneman, plein de vénération pour elle.

— J’espère que tu es content, dit-il à Christian en prenant une longue corde dans un coin de la chambre ; la prédiction est bonne !

— Très-bonne, répondit Christian. Cette fois, j’ai compris. Rien ne sert aux gens prudents de se cacher, le plus sûr est de marcher droit à l’ennemi. Or donc, en route, mon cher hôte ! Mais que voulez-vous faire de cette corde ?

— Donne ton bras, répondit le danneman.

Et il se mit à rouler la corde avec beaucoup de soin autour du bras gauche de Christian.

— Voilà tout ce qu’il faut pour amuser le malin, dit-il ; pendant qu’il aura ce bras dans ses pattes, de ton autre main tu lui fendras le ventre avec cet épieu ; mais je t’expliquerai en route ce qu’il faut faire. Te voilà prêt, partons.

— Eh bien, s’écrièrent les officiers qui attendaient Christian dans le vestibule, aurons-nous bonne chance ?

— Quant à moi, dit Christian, il paraît que je suis invulnérable ; mais, quant à l’ours, je crains qu’il n’ait aussi bonne chance que moi. La voyante a dit qu’il s’enfuirait du côté de l’est.

— Non, non, répliqua le danneman, dont l’air grave et confiant imposait silence à toute plaisanterie ; il a été dit que le dévorant se précipiterait du côté de l’est, mais non pas qu’il ne serait pas tué. Marchons !

Avant de suivre Christian à la chasse, nous retournerons pour quelques instants au château de Waldemora, d’où le baron était parti avec tous les hommes valides de sa société, et deux ou trois cents traqueurs, aussitôt après le lever du soleil.

Le point vers lequel se dirigeait cette battue seigneuriale était beaucoup moins élevé sur la montagne que la chaumière du danneman. Les dames purent donc s’y rendre, les unes résolues à voir d’aussi près que possible la chasse de l’ours, les autres, moins braves, se promettant bien de ne pas s’aventurer plus loin que la lisière des bois. Parmi les premières était Olga, jalouse de montrer au baron qu’elle s’intéressait à ses prouesses ; parmi les dernières étaient Marguerite, qui se souciait peu des prouesses du baron, et mademoiselle Martina Akerstrom, fille du ministre de la paroisse et fiancée du lieutenant Osburn : excellente personne, un peu trop haute en couleur, mais agréable, affectueuse et sincère, avec qui Marguerite s’était liée de préférence à toute autre. Disons en passant que le ministre Mickelson, dont il a été question dans l’histoire de la baronne Hilda, était mort depuis longtemps, témérairement brouillé, assurait-on, avec le baron Olaüs. Son successeur était un homme très-respectable, et, bien que sa cure fût à la nomination du châtelain, ainsi qu’il était de droit pour certains fiefs, il montrait beaucoup de dignité et d’indépendance dans ses relations avec l’homme de neige. Peut-être le baron avait-il compris qu’il valait mieux rester en bons termes avec un homme de bien que d’avoir à ménager les mauvaises passions d’un ami dangereux. Il lui témoignait des égards, et le pasteur plaidait souvent auprès de lui la cause du faible et du pauvre, sans l’irriter par sa franchise.

On se porta en général assez mollement à la chasse du baron. Personne ne pensait qu’on dût rencontrer des ours dans une région aussi voisine du château, surtout après plusieurs jours de bruit et de fêtes. L’ours est défiant et maussade de sa nature. Il n’aime ni les sons de l’orchestre ni les feux d’artifice, et tout le monde se disait à l’oreille que, si on en rencontrait un seul, ce ne pouvait être qu’un ours apprivoisé et beau danseur, qui viendrait de lui-même donner la patte au châtelain. Le temps était néanmoins magnifique, les chemins de la forêt fort praticables, et c’était un but de promenade auquel personne ne manqua, même les gens âgés, qui se firent voiturer jusqu’à un pavillon rustique très-confortable où l’on devait déjeuner et dîner, soit que l’on eût tué des ours ou des lièvres.

Quand le château fut à peu près désert, Johan, ayant éloigné sous divers prétextes les valets dont il n’était pas sûr, procéda aux fonctions d’inquisiteur qu’il s’était vanté de mener à bien, et tint ainsi qu’il suit, avec ponctualité, heure par heure, le compte rendu de sa journée :

« Neuf heures. — L’Italien crie la faim et la soif. On le fait taire ; ce n’est pas difficile.

» Personne au Stollborg que Stenson, l’avocat et son petit laquais. Je ne parle pas d’Ulf, l’abruti. Christian Waldo a disparu, à moins qu’il ne soit malade et couché. L’avocat, qui partage sa chambre avec lui, ne laisse entrer personne, et commence à me devenir suspect.

» Dix heures. — Le capitaine me fait demander s’il est temps d’agir. Pas encore. L’Italien a encore trop de force. Christian Waldo est décidément à la promenade. Je suis entré dans la fameuse chambre, j’y ai trouvé l’avocat travaillant. Il dit ne pas savoir où est allé l’homme aux marionnettes. J’ai vu le bagage de celui-ci. Il n’est pas loin.

» Onze heures. — J’ai déterré le valet de Christian Waldo dans les écuries du château neuf. Je l’ai fait parler. Il sait le vrai nom de son maître : Dulac. Il serait donc Français et non Italien. Une découverte plus intéressante due à ce Puffo, c’est que nous avons ici deux Waldo pour un. Puffo n’a pas fait marcher les marionnettes hier au soir, et le Waldo à qui j’ai parlé (l’homme à la tache de vin) m’a fait dix mensonges. Son compère dans la représentation est inconnu à Puffo. Ce Puffo était ivre hier, il a dormi. Il ne peut imaginer, dit-il, par qui il a pu être remplacé. J’ai eu envie de l’envoyer au capitaine, mais je crois voir qu’il dit vrai. Je ne le perds pas de vue. Il peut m’être utile.

» Ce second Waldo serait donc le faux Goefle. Alors, en n’ayant pas l’air de nous méfier, nous les tiendrons tous deux ce soir. J’ai cru voir que Stenson était inquiet. J’ai dit qu’on le laissât tranquille. Il faut, à tout événement, qu’il se rassure et ne nous échappe pas.

» Midi. — Je tiens tout : la preuve cachetée, que je vous envoie, et les révélations de l’Italien, que voici. (Il n’y a pas eu la moindre peine à se donner ; la seule vue de la chambre des roses l’a rendu expansif.)

» Christian Waldo est bien celui que vous cherchez. Il est beau et bien fait ; son signalement répond exactement à la figure du faux Christian Goefle. L’Italien ne sait rien de l’homme à la tache de vin.

» La fameuse preuve, que je vous procure gratis, était cachée entre deux pierres, derrière le hogar, dans un endroit très-bien choisi que je vous montrerai. Je suis allé la chercher moi-même, et je vous l’envoie sans savoir ce qu’elle vaut. Vous en serez juge. Je fais déjeuner M. l’Italien, dont le vrai nom est Guido Massarelli.

» Ne vous pressez pas de quitter la chasse, et ne faites paraître aucune impatience. S’il y a dans la pièce que je vous envoie quelque chose de sérieux et que ces bateleurs s’entendent avec le Guido, comme ils n’ont pu communiquer avec lui depuis hier, nous les tenons bien. Tous les chemins sont surveillés. Le Guido offre de se mettre contre eux ; mais je ne m’y fie pas. Si tout cela n’est qu’une mystification pour vous faire payer, nous payerons autrement, et nous payerons cher ! » Ayant clos son bulletin, Johan le lia au portefeuille que Guido avait été forcé de livrer, et expédia le tout, bien scellé, à l’adresse du baron, au rendez-vous de chasse, par le plus sûr de ses agents.