Calmann Lévy, éditeur (3 volumesp. 276-303).



XI


Tandis que Christian et M. Goefle s’éloignaient furtivement derrière le tumulus, le gros de la société retournait au château neuf, trouvant l’ascension du hogar trop pénible et la nuit trop froide. On avait pourtant préparé, dans une excavation à mi-côte, une sorte de tente où il avait été question de prendre le punch ; mais les dames refusèrent, et les hommes les suivirent peu à peu. Quand, au bout d’une demi-heure, Christian et l’avocat descendirent de la plateforme, où fondait la statue, trop chauffée par le voisinage des torches de résine, ils entrèrent par curiosité dans cette grotte garnie et fermée de tentures goudronnées, et ils n’y trouvèrent que Larrson avec son lieutenant. Les autres jeunes gens, esclaves de leurs amours qui se retiraient, ou de leurs chevaux qu’ils craignaient de laisser enrhumer, étaient repartis ou entrain de partir. Osmund Larrson était un aimable jeune homme qui faisait bien son possible pour avoir l’esprit français mais qui, heureusement pour lui, avait le cœur tout à sa patrie. Le lieutenant Ervin Osburn était une de ces bonnes grosses natures tranchées qui ne peuvent même pas essayer de se modifier. Il avait toutes les qualités d’un excellent officier et d’un excellent citoyen avec toute la bonhomie d’un homme bien portant et qui ne se creuse pas la tête sur ce dont il n’a que faire. Larrson était son ami, son chef et son dieu. Il ne le quittait pas plus que son ombre, et ne remuait pas un doigt sans son avis. Il l’avait consulté même pour le choix de sa fiancée.

Dès que ces deux amis aperçurent M. Goefle, ils s’élancèrent vers lui pour le retenir, en jurant qu’il ne quitterait pas le hogar sans qu’il leur eût fait l’honneur de trinquer avec eux. Le punch était prêt, il n’y avait plus qu’à l’allumer.

— Je veux, s’écria Larrson, pouvoir dire que j’ai bu et fumé dans le hogar du lac, la nuit du 26 au 27 décembre, avec deux hommes célèbres à différents titres, M. Edmund Goefle et Christian Waldo.

— Christian Waldo ! dit M. Goefle ; où le prenez-vous ?

— Là, derrière vous. Il est déguisé en pauvre quidam, il est masqué, mais c’est égal ; il a perdu un de ses gros vilains gants, et je reconnais sa main blanche, que j’ai vue à Stockholm par hasard et que j’ai considérée si attentivement, que je la reconnaîtrais entre mille ! Tenez, monsieur Christian Waldo, vous avez la main très-belle ; mais elle offre une particularité : votre petit doigt de la main gauche est légèrement courbé en dessous, et vous ne pouvez pas l’ouvrir tout à fait, même quand vous ouvrez la main avec franchise et de tout cœur. Ne vous souvient-il pas d’un officier qui, à Stockholm, vous vit sauver un petit mousse de la fureur de trois matelots ivres ? C’était sur le port, vous sortiez de votre baraque, vous étiez encore masqué ; votre valet s’enfuit. L’enfant, sans vous, eût péri : vous en souvenez-vous ?

— Oui, monsieur, répondit Christian ; cet officier, c’était vous qui passiez, et qui, tirant le sabre, avez mis ces ivrognes en fuite ; après quoi, vous m’avez fait monter dans votre voiture. Sans vous, j’étais assommé.

— C’eût été un homme de cœur de moins, dit Larrson. Voulez-vous me donner encore une poignée de main comme là-bas ?

— De tout mon cœur, répondit Christian en serrant la main du major.

Puis, ôtant son masque :

— Je n’ai pas coutume, dit-il en s’adressant à M. Goefle, de cacher ma figure aux gens qui m’inspirent de la confiance et de l’affection.

— Quoi ! s’écrièrent ensemble le major et son lieutenant, Christian Goefle, notre ami d’hier au soir ?

— Non, Christian Waldo, qui avait volé le nom de M. Goefle, et à qui M. Goefle a bien voulu pardonner une grande impertinence. Dès cette nuit, je vous avais reconnu, major.

— Ah ! très-bien. Vous avez assisté au bal en dépit des préjugés du baron, lequel n’avait peut-être pas eu le bon esprit de vous inviter à y paraître.

— Ce n’est l’usage en aucun pays d’inviter comme convive un homme payé pour faire rire les convives. Je n’aurais donc pas eu lieu de trouver mauvais que l’on me mît à la porte, et je m’y suis exposé, ce qui est une sottise. Pourtant, j’ai une excuse : je voyage pour connaître les pays que je parcours, pour m’en souvenir et pour les décrire. Je suis une espèce d’écrivain observateur qui prend des notes, ce qui ne veut pas dire que je sois un espion diplomatique. Je m’occupe de beaux-arts et de sciences naturelles plus que de mœurs et de coutumes ; mais tout m’intéresse, et, ayant ailleurs déjà vécu dans le monde, il m’a pris envie de revoir le monde, chose curieuse, le monde avec tout son luxe, au fond des montagnes, des lacs et des glaces d’un pays en apparence inabordable. Seulement, il paraît que ma figure a fort déplu au baron, et voilà pourquoi je suis rentré aujourd’hui chez lui sous mon masque. Vous me donniez, hier au soir, le conseil de n’y pas rentrer du tout ?

— Et nous vous le donnerions encore, cher Christian, répondit le major, si le baron se fût rappelé l’incident de la nuit dernière ; mais son mal paraît le lui avoir fait oublier. Prenez garde pourtant à ses valets. Cachez votre visage et parlons français, car voici des gens à lui qui nous apportent le punch et qui peuvent vous avoir vu au bal.

Un vaste bol d’argent, plein de punch enflammé, fut posé sur une table de granit brut, et le major en fit les honneurs avec gaieté. Pourtant M. Goefle, si animé l’instant d’auparavant, était devenu tout à coup rêveur, et, comme dans la matinée, il semblait partagé entre le besoin de s’égayer et celui de résoudre un problème.

— Qu’est-ce que vous avez donc, mon cher oncle ? lui dit Christian en remplissant son verre ; me blâmez-vous d’avoir mis ici l’incognito de côté ?

— Nullement, répondit l’avocat, et, si vous le voulez, je raconterai succinctement à ces messieurs votre histoire, pour leur prouver qu’ils ont raison de vous traiter en ami.

— Oui, oui, l’histoire de Christian Waldo ! s’écrièrent les deux officiers. Elle doit être bien curieuse, dit le major, et, si elle doit rester secrète, nous jurons sur l’honneur…

— Mais elle est trop longue, dit Christian. J’ai encore deux jours à passer chez le baron. Prenons un rendez-vous plus sûr et plus chaud.

— C’est cela, dit M. Goefle. Messieurs, venez nous voir au Stollborg demain, nous dînerons ou nous souperons ensemble.

— Mais, demain, répondit le major ; c’est la chasse à l’ours ; n’y viendrez-vous pas tous les deux ?

— Tous les deux ? Non ; moi, je ne suis pas chasseur, et je n’aime pas les ours ; quant à Christian, ce n’est pas sa partie. Voyez un peu, si un ours venait à lui manger une main… Il n’en a pas trop de deux pour faire agir ses marionnettes. Montrez-la-moi donc, Christian, votre main : c’est singulier, cette courbure de votre petit doigt ! Je ne l’avais pas remarquée, moi ! C’est une blessure, n’est-ce pas ?

— Non, répondit Christian, c’est de naissance.

Et, montrant sa main gauche, il ajouta :

— C’est moins apparent de ce côté-ci, et pourtant cela existe aux deux mains ; mais cela ne me gêne nullement.

— C’est singulier, très-singulier ! répéta M. Goefle en se grattant le menton comme il avait coutume de faire quand il était intrigué.

Ce n’est pas si singulier, reprit Christian. J’ai vu cette légère difformité chez d’autres personnes… Tenez, je l’ai remarquée chez le baron de Waldemora. Elle est même beaucoup plus sensible que chez moi.

— Eh ! parbleu ! précisément ; c’est à quoi je songeais. Il a les deux petits doigts complètement fermés. Vous avez remarqué cela aussi, messieurs ?

— Très-souvent, dit Larrson, et, devant Christian Waldo, qui donne aux malheureux presque tout ce qu’il gagne, on peut dire, sans crainte d’allusion, que ces doigts fermés sont réputés un signe d’avarice.

— Pourtant, dit M. Goefle, le baron ne ménage pas l’argent. On pourrait dire, je le sais bien, que sa magnificence est pour lui une raison de plus d’aimer la richesse à tout prix ; mais son père était très-désintéressé et son frère excessivement généreux. Donc, les doigts fermés ne prouvent rien.

— Retrouvait-on les mêmes particularités chez le père et le frère du baron ? demanda Christian.

— Oui, et très-marquée, à ce que l’on m’a dit. Un jour, en examinant avec attention les portraits de famille du baron, j’ai constaté avec surprise plusieurs ancêtres à doigts recourbés. N’est-ce pas une chose très-bizarre ?

Espérons, dit Christian, que je n’aurai jamais d’autre ressemblance avec le baron. Quant à la chasse à l’ours, dussé-je y perdre mes deux mains difformes, je meurs d’envie d’en être, et j’irai certainement pour mon compte.

— Venez avec nous, s’écria Larrson ; j’irai vous prendre dès le matin.

— De grand matin ?

— Ah ! oui, certes ! avant le jour.

— C’est-à-dire, reprit Christian en souriant, un peu avant midi ?

— Vous calomniez notre soleil, dit le lieutenant ; il sera levé dans sept ou huit heures.

— Alors… allons dormir !

— Dormir ! s’écria M. Goefle ; déjà ? Le punch ne nous le permettra pas, j’espère ! Je ne fais que commencer à me remettre de l’émotion que m’a causée la perruque de Stangstadius. Laissez-moi respirer, Christian ; je vous croyais plus gai ! Vous ne l’êtes pas du tout ce soir, savez-vous ?

— Je l’avoue, je suis mélancolique comme un Anglais, répondit Christian.

— Pourquoi cela, voyons, mon neveu ? car vous êtes mon neveu, je n’en démords pas en particulier, bien que je vous aie lâchement renié en public. Pourquoi êtes-vous triste ?

— Je n’en sais rien, cher oncle ; c’est peut-être parce que je commence à devenir saltimbanque.

— Expliquez votre aphorisme.

— Il y a trois mois que je montre les marionnettes, c’est déjà trop. Dans une autre phase de ma vie que je vous ai racontée, j’ai fait le même métier pendant environ le même espace de temps, et j’ai éprouvé, quoique à un moindre degré (j’étais plus jeune), ce que j’éprouve maintenant, c’est-à-dire une grande excitation suivie de grands abattements, beaucoup de dégoût et de nonchalance pour me mettre à la besogne, une fièvre de verve, un débordement de gaieté ou d’émotion quand j’y suis, un grand accablement et un véritable mépris de moi-même quand j’ôte mon masque et redeviens un homme aussi rassis qu’un autre.

— Bah ! ce que vous racontez là, c’est ma propre histoire ; il m’en arrive autant pour plaider. Tout orateur, tout comédien, tout artiste ou tout professeur forcé de battre les flancs pendant une moitié de sa vie pour instruire, éclairer ou divertir les autres, est las du genre humain et de lui-même quand le rideau tombe. Je ne suis gai et vivant ici, moi, que parce que je n’ai pas plaidé depuis quatre ou cinq jours. Si vous me surpreniez dans mon cabinet, rentrant de l’audience, criant après ma gouvernante qui ne m’apporte pas mon thé assez vite, après les clients qui m’assiégent, après les portes de ma maison qui grincent… Que sais-je ? Tout m’exaspère… Et puis je tombe dans mon fauteuil, je prends un livre d’histoire ou de philosophie… ou un roman, et je m’endors délicieusement dans l’oubli de ma maudite profession.

— Vous vous endormez délicieusement, monsieur Goefle, parce que vous avez, en dépit de vos nerfs malades, la conscience d’avoir fait quelque chose d’utile et de sérieux.

— Hom, hom ! pas toujours ! On ne peut pas toujours plaider de bonnes causes, et, même en plaidant les meilleures, on n’est jamais sûr de plaider précisément le juste et le vrai. Croyez-moi, Christian, il n’y a pas de sots métiers, dit-on : moi, je dis qu’ils le sont tous ; c’est ce qui fait que peu importe celui qui donne carrière au talent. Ne méprisez pas le vôtre : tel qu’il est, il est cent fois plus moral que le mien.

— Oh ! oh ! monsieur Goefle, vous voilà dans un beau paradoxe ! Allez, allez, nous vous écoutons. Vous allez plaider cela avec éloquence.

— Je n’aurai pas d’éloquence, mes enfants, dit M. Goefle, pressé par les deux officiers comme par Christian de donner carrière à son imagination. Ce n’est pas ici le lieu de sophistiquer, et je suis en vacances. Je vous dirai tout bonnement que le métier d’amuser les hommes par des fictions est le premier de tous… le premier en date, c’est incontestable : aussitôt que le genre humain a su parler, il a inventé des mythologies, composé des chants et récité des histoires ; le premier au point de vue de l’utilité morale, je le soutiendrais contre l’université et contre Stangstadius lui-même, qui ne croit qu’à ce qu’il touche. L’homme ne profite jamais de l’expérience ; vous aurez beau lui apprendre l’histoire authentique : il repassera sans cesse, de moins en moins, si vous le voulez, mais toujours proportionnellement à son degré de civilisation, dans les mêmes folies et les mêmes fautes. Est-ce que notre propre expérience nous profite à nous-mêmes ? Moi, qui sais fort bien que demain je serai malade pour avoir fait le jeune homme cette nuit, vous voyez que je m’en moque ! Ce n’est donc pas la raison qui gouverne l’homme, c’est l’imagination, c’est le rêve. Or, le rêve, c’est l’art, c’est la poésie, c’est la peinture, la musique, le théâtre… Attendez, messieurs, que je vide mon verre avant de passer à mon second point.

— À votre santé, monsieur Goefle, s’écrièrent les trois amis.

— À votre santé, mes enfants ! Je continue. Je ne considère pas Christian Waldo comme un montreur de marionnettes. Qu’est-ce qu’une marionnette ? Un morceau de bois couvert de chiffons. C’est l’esprit et l’âme de Christian qui font l’intérêt et le mérite de ses pièces. Je ne le considère pas non plus seulement comme un acteur, car il ne lui suffirait pas de varier son accent et de changer de voix à chaque minute pour nous émouvoir : ce n’est là qu’un tour d’adresse. Je le considère comme un auteur, car ses pièces sont de petits chefs-d’œuvre, et rappellent ces mignonnes et adorables compositions musicales qu’ont faites d’illustres maîtres de chapelle italiens et allemands pour des théâtres de ce genre. C’était de la musique pour les enfants, disaient-ils avec modestie. En attendant, les connaisseurs en faisaient leurs délices. Donc, messieurs, rendons à Christian Waldo la justice qui lui est due.

— Oui, oui, s’écrièrent les deux officiers, que le punch rendait expansifs, vive Christian Waldo ! C’est un homme de génie.

— Pas tout à fait, répondit Christian en riant : mais je vois ici la cause du mépris de mon oncle pour le métier d’avocat. Il peut soutenir et faire accepter les plus énormes mensonges.

— Taisez-vous, mon neveu, vous n’avez pas la parole ! Je dis que… Mais tu n’es qu’un ingrat, Christian ! Tu n’es pas avocat, et tu te plains ! Tu peux chercher la vérité générale sous toutes les fictions possibles, et tu te lasses de la faire aimer aux hommes ! Tu as de l’esprit, du cœur, de l’instruction, du savoir-vivre, et tu te qualifies de saltimbanque pour rabaisser ton œuvre et l’abandonner peut-être ! Voyons, malheureux, est-ce là ton idée ?

— Oui, c’est ma résolution, répondit Christian, j’en ai assez. J’ai cru que je pourrais aller plus longtemps, mais l’incognito prolongé me fatigue comme une puérilité indigne d’un homme sérieux. Il faut que je trouve le moyen de voyager sans mendier. J’ai bien cherché déjà. C’est un grand problème à résoudre pour qui n’a rien. L’homme qui se fixe trouve toujours du travail ; celui qui veut marcher est bien embarrassé aujourd’hui. Dans l’antiquité, monsieur Goefle, voyager signifiait conquérir la terre au profit de l’intelligence humaine. Les hommes le sentaient, c’était une auguste mission, l’initiation des âmes d’élite. Aussi le voyageur était-il un être sacré pour les populations, qui saluaient son arrivée avec respect et qui venaient chercher auprès de lui des nouvelles de l’humanité. Aujourd’hui, si le voyageur n’est pas quelque peu riche, il faut qu’il se fasse mendiant, voleur ou histrion…

— Histrion ! s’écria M. Goefle ; pourquoi ce terme de mépris ? L’histrion, que j’appellerai, moi, du nom de fabulateur, parce que c’est l’interprète de l’œuvre d’imagination (fabulata), a pour but de détourner l’homme du positif de la vie, et, comme la majorité de notre sotte espèce est prosaïque et brutalement attachée aux intérêts matériels, les Cassandre qui gouvernent l’opinion repoussent les poètes et leurs organes. S’ils l’osaient, ils repousseraient encore bien plus les prédicateurs, qui leur parlent du ciel, et la religion, qui est une guerre aux passions étroites, une doctrine d’idéalisme ; mais on ne se révolte pas contre l’idéalisme présenté comme une vérité révélée. On n’ose pas. On le repousse quand il vient vous dire naïvement : « Je vais vous prouver le beau et le bien par des symboles et des fables. »

— Et pourtant, dit Christian, les livres sacrés sont remplis d’apologues. C’est la prédication des âges de foi et de simplicité. Tenez, monsieur Goefle, la cause du préjugé n’est pas précisément où vous la cherchez, ou du moins elle n’y est que par la déduction d’un fait que je vais vous signaler. Le comédien n’a pas de liens réels avec le reste de la société. Il ne rend pas de services effectifs en tant que comédien et les hommes ne s’estiment entre eux qu’en raison d’un échange de services. Considérez que toutes les autres professions sont étroitement liées au sort de chacun dans la société, même le prêtre qui, pour les incrédules, est encore l’officier indispensable à leur état civil. Quant aux autres fonctionnaires, chaque homme voit en eux son espoir ou son appui à un moment donné. Le médecin lui fait espérer la santé, le juge et l’avocat représentent le gain de sa cause, le spéculateur peut lui donner la fortune, le commerçant lui procure les denrées, le soldat protège sa sécurité, le savant favorise les progrès de son industrie par ses découvertes, tout professeur d’une branche quelconque des connaissances humaines lui offre l’instruction nécessaire aux divers emplois : le comédien seul lui parle de tout et ne lui donne rien… que de bons conseils qu’il lui fait payer à la porte, et que son auditeur eût pu prendre gratis de lui-même.

— Eh bien, s’écria M. Goefle, quel est cet ergotage ? Ne sommes-nous pas d’accord ? Tu ne fais que prouver que ce que je disais. Tout ce qui est imagination et sentiment est méprisé par le vulgaire.

— Non, monsieur Goefle, mais le sentiment infécond, l’imagination improductive ! Que voulez-vous !

Il y a quelque chose de juste dans l’opinion du bourgeois qui peut dire au comédien : « Tu me parles de vertu, d’amour, de dévouement, de raison, de courage, de bonheur ! C’est ton état d’en parler ; mais, puisque ton état ne te donne que la parole, n’exige pas que je voie en toi autre chose qu’un vain discoureur. Si tu es quelque chose de plus, descends de ces tréteaux tout à l’heure et m’aide à arranger ma vie comme tu réussis dans ta pièce à arranger ta fiction. Guéris ma goutte, plaide mon procès, enrichis ma maison, marie ma fille avec celui qu’elle aime, place mon gendre, et, si tu n’es pas bon à tout cela, fais-moi des souliers ou pave ma cour ; fais quelque chose enfin en échange de l’argent que je te donne. »

— D’où tu conclus ?… dit M. Goefle.

— D’où je conclus qu’il faut que tout homme ait un état qui serve directement aux autres hommes, et que le préjugé contre le comédien et le fabulateur en général cessera le jour où le théâtre sera gratuit, et où tous les gens d’esprit capables de bien représenter se feront, par amour de l’art, fabulateurs et comédiens à un moment donné, quelle que soit d’ailleurs leur profession.

— Voilà, j’espère, un rêve qui dépasse tous mes paradoxes !

— Je ne dis pas le contraire ; mais, il y a deux cents ans, on ne croyait pas à l’Amérique, et l’on verra, je crois, dans deux cents ans, des choses plus extraordinaires que toutes celles que nous pouvons rêver.

On avala le reste du punch sur cette conclusion, et Christian voulut prendre congé de M. Goefle, qui semblait d’humeur à aller danser une courante au château neuf avec les jeunes officiers ; mais le docteur en droit ne voulut pas quitter son ami, qui avait réellement besoin de repos, et, après s’être promis de se revoir le lendemain, ou plutôt le jour même, puisqu’il était deux heures du matin, chacun alla reprendre sa voiture.

— Voyons, Christian, dit M. Goefle, quand ils furent côte à côte sur le traîneau qui les ramenait au Stollborg, est-ce sérieusement que tu parles de… ? À propos, je m’aperçois que j’ai pris, je ne sais où et je ne sais quand, l’habitude de vous tutoyer !

— Gardez-la, monsieur Goefle, elle m’est agréable.

— Pourtant… je ne suis pas d’âge à me permettre… Je n’ai pas encore la soixantaine, Christian ; ne me prenez pas pour un patriarche !

— Dieu m’en garde ! Mais, si le tutoiement est dans votre bouche un signe d’amitié…

— Oui, certes, mon enfant ! Or, je continue : dis-moi donc…

Ici, M. Goefle fit une assez longue pause, et Christian le crut endormi ; mais il se ranima pour lui dire tout à coup :

— Répondez, Christian : si vous étiez riche, que feriez-vous de votre argent ?

— Moi ? dit le jeune homme étonné. Je tâcherais d’associer le plus de gens possible à mon bonheur.

— Tu serais donc heureux ?

— Oui, je partirais pour faire le tour du monde.

— Et après ?

— Après… ? Je n’en sais rien… J’écrirais mes voyages.

— Et après ?

— Je me marierais pour avoir des enfants… J’adore les enfants !

— Et tu quitterais la Suède ?

— Qui sait ? Je n’ai de liens nulle part. Le diable m’emporte si… Ne croyez pas que j’exagère, je ne suis pas gris, mais je me sens pour vous, monsieur Goefle, une affection prononcée, et je veux être pendu si le plaisir de vivre près de vous n’entrerait pas pour beaucoup dans ma résolution !… Mais de quoi parlons-nous là ? Je n’ai pas le goût des châteaux en Espagne, et je n’ai jamais rêvé la fortune… Dans deux jours, j’irai je ne sais où et n’en reviendrai peut-être jamais !

Quand les deux amis furent entrés dans la chambre de l’ourse, ils avaient si bien oublié qu’elle était hantée, qu’ils se couchèrent et s’endormirent sans songer à reprendre leurs commentaires sur l’apparition de la veille.

De leurs lits respectifs, ils essayèrent de continuer la conversation ; mais, bien que M. Goefle fût encore un peu excité et que Christian mît la meilleure grâce du monde à lui donner la réplique, le sommeil vint bientôt s’abattre comme une avalanche de plumes sur les esprits du jeune homme, et le docteur en droit, après avoir maugréé contre Nils, qui ronflait à faire trembler les vitres, prit le parti de s’endormir aussi.

En ce moment le baron de Waldemora s’éveillait au château neuf. Lorsque, d’après son ordre, Johan entra chez lui, il le trouva assis sur son lit et à demi-vêtu.

— Il est trois heures, monsieur le baron, lui dit le majordome. Avez-vous un peu reposé ?

— J’ai dormi, Johan, mais bien mal ; j’ai rêvé marionnettes toute la nuit.

— Eh bien, mon maître, ce n’est pas un rêve triste, cela ! ces marionnettes étaient fort drôles.

— Tu trouves, toi ? Allons, soit !

— Mais vous avez ri vous-même ?

— On rit toujours. La vie est un rire perpétuel… un rire bien triste, Johan !

— Voyons, mon maître, pas d’idées noires. Qu’avez-vous à m’ordonner ?

— Rien, si je dois mourir aujourd’hui, qui pourra l’empêcher ?

— Mourir ! où diable prenez-vous cela ? Vous avez une mine admirable ce matin !

— Mais si on m’assassinait ?

— Qui donc aurait cette pensée ?

— Beaucoup de gens ; mais surtout l’homme du bal, celui dont la figure et la menace…

— Le prétendu neveu de l’avocat ? Je ne comprends pas que vous vous tourmentiez de cette figure-là. Elle ne ressemble nullement à celle…

— Tais-toi, tu n’as jamais vu clair de ta vie, tu es myope !

— Oh ! que non !

— Mais un insolent qui, chez moi, devant tout le monde, ose me regarder en face et me défier.

— Cela vous est arrivé plus d’une fois, et vous en avez toujours ri.

— Et cette fois je suis tombé foudroyé !

— C’est ce maudit anniversaire ! Vous savez bien que, tous les ans, il vous rend malade, et puis vous l’oubliez.

— Je ne me reproche rien, Johan.

— Parbleu ! croyez-vous que je vous reproche quelque chose ?

— Mais que se passe-t-il dans ma pauvre tête pour que j’aie ces visions ?

— Bah ! c’est l’époque des grands froids. La chose arrive à tout le monde.

— Est-ce que cela t’arrive quelquefois ?

— Moi ? Jamais !… Je mange beaucoup ; vous, vous ne mangez rien. Voyons, il faut prendre quelque chose, du thé, au moins.

— Pas encore. Que penses-tu du récit de cet Italien ?

— Ce Tebaldo ? Vous ne m’en avez pas dit le premier mot !

— C’est vrai. Eh bien, je ne t’en dirai pas davantage.

— Pourquoi ?

— C’est trop insensé. Cependant… crois-tu que l’avocat Goefle soit mon ennemi ? Il doit être mon ennemi.

— Je n’en vois pas la raison.

— Je ne la vois pas non plus ; je l’ai toujours largement payé, et son père m’était tout dévoué.

— Et puis c’est un homme d’esprit que M. Goefle, un beau parleur, un homme du monde, et sans préjugés, croyez-moi.

— Tu te trompes ! il ne veut pas plaider contre le Rosenstein. Il dit que j’ai tort ; il m’a tenu tête aujourd’hui. Je le hais, ce Goefle !

— Déjà ? Bah ! attendez un peu. Promettez-lui une plus grosse somme que de coutume, et il trouvera que vous avez raison.

— Je l’ai fait. Il m’a fort mal répondu ce matin. Je te dis que je le hais !

— Eh bien, alors que voulez-vous qu’il lui arrive ?

— Je ne sais pas encore, nous verrons ; mais le vieux Stenson ?

— Quoi, le vieux Stenson.

— Le crois-tu capable de m’avoir trahi ?

— Quand ça ?

— Je ne te demande pas quand. Le crois-tu dissimulé ?

— Je le crois idiot.

— Idiot toi-même ! Stenson est plus fin que toi, et que moi aussi peut-être. Ah ! si l’Italien m’avait dit vrai !…

— Vous ne voulez donc pas que je sache ce qu’il vous a dit ? Vous n’avez plus de confiance en moi ? Alors tourmentez-vous, allez vous-même aux renseignements, et renvoyez-moi dormir.

— Johan, tu me grondes, dit le baron avec une douceur extraordinaire. Apaise-toi, tu sauras tout.

— Oui, quand vous aurez besoin de moi.

— J’en ai besoin tout de suite. Il faut que cet Italien produise ses preuves, s’il en a. On n’a rien trouvé sur lui ?

— Rien. J’ai fouillé moi-même.

— Il me l’avait bien dit, qu’il n’avait rien. Et que pourrait-il avoir ? Te souviens-tu de Manassé, toi ?

— Je crois bien ! un bonhomme qui a beaucoup vendu ici autrefois, et qui vendait cher.

— Il est mort.

— Ça m’est égal.

— C’est cet Italien qui l’a tué.

— Drôle d’idée ! Pourquoi donc ?

— Pour le voler probablement, et lui prendre une lettre.

— De qui ?

— De Stenson.

— Intéressante ?

— Oh ! oui, certes, si elle contenait ce que prétend ce drôle.

— Eh bien, dites, si vous voulez que je comprenne.

Le baron et son confident parlèrent alors si bas, que les murailles même ne les entendaient pas. Le baron était agité ; Johan haussait les épaules.

— Voilà, dit-il, un conte à dormir debout. Cette canaille de Tebaldo aura forgé cette histoire dans le pays sur des on dit pour vous tirer de l’argent.

— Il dit n’avoir jamais mis le pied en Suède avant ce jour et arrive tout droit de Hollande par Drontheim.

— C’est possible. Qu’importe ? Il se sera renseigné par hasard dans les environs ; on y débite sur vous tant de fables ! Il est possible aussi qu’il ait rencontré dans ses voyages ce vieux Manassé, qui en avait recueilli sa part autrefois.

— Voyons, que faut-il faire ?

— Il faut faire peur à M. l’Italien, ne pas vous laisser rançonner, et lui promettre…

— Combien ?

— Deux ou trois heures dans notre chambre des roses.

— Il n’y croira pas ! On lui aura dit qu’en Suède, sous le règne du vieux évêque, tout cela était rouillé.

— Croyez-vous que le capitaine de la grosse tour ait besoin de ces antiquailles pour faire tirer la langue à un homme de chair et d’os ?

— Alors tu es d’avis… ?

— Qu’on le couvre de roses jusqu’à ce qu’il avoue qu’il a menti, ou jusqu’à ce qu’il dise où il a caché ses preuves.

— Impossible ! Il criera, et le château est plein de monde.

— Et la chasse ? Allez-y, mort ou vif, il faudra bien que tout le monde vous suive.

— Il reste toujours quelqu’un, ne fût-ce que les laquais de mes hôtes. Et les vieilles femmes ? Elles diront que j’use d’un droit que l’État se réserve.

— Bah ! bah ! vous vous en moquez bien ! Je me charge d’arranger cela, d’ailleurs : je dirai que c’est un pauvre diable qui a eu la jambe broyée, et que l’on opère.

— Et tu recevras ses révélations ?

— Oui certes… Qui donc ?

— J’aimerais mieux être là.

— Vous savez bien que vous avez le cœur tendre, et que vous ne pouvez pas voir souffrir.

— C’est vrai, cela me dérange l’estomac et les entrailles J’irai à la chasse pour tout de bon.

— Allons, rendormez-vous en attendant l’heure, Je veillerai à tout.

— Et tu trouveras l’inconnu ?

— Celui-là, ce doit être un compère. Nous ne le trouverons que par les aveux de Tebaldo.

— D’autant plus qu’il offrait de me livrer celui… Mais ce n’est peut-être pas le même !

— Je le confesserai sur tous les points, dormez tranquille.

— L’a-t-on fait jeûner, cet Italien ?

— Parbleu !

— Alors va-t’en ; je vais essayer de reposer encore un peu… Tu m’as calmé, Johan… Tu as toujours des idées, toi ; moi, je baisse… Ah ! que j’ai vieilli vite, mon Dieu !

Johan sortit en recommandant à Jacob de réveiller le baron à huit heures. Jacob était un valet de chambre qui couchait toujours dans un cabinet contigu à la chambre du baron. C’était un très-honnête homme, avec qui le baron jouait le rôle de bon maître, sachant bien qu’il est utile d’avoir quelques braves gens autour de soi, ne fût-ce que pour pouvoir dormir en paix sous leur garde.

Quant à Christian, qui dormait toujours très-bien, en quelque lieu et en quelque compagnie qu’il se trouvât, il se réveilla au bout de six heures de sommeil, et se leva doucement pour regarder le ciel. Le jour ne paraissait pas encore ; mais, comme le jeune homme allait se recoucher, il se rappela la partie de chasse qui devait probablement commencer à s’organiser en ce moment au château neuf. Christian n’était chasseur qu’en vue d’histoire naturelle. Adroit tireur, il n’avait jamais eu la passion de tuer du gibier pour tuer le temps et pour montrer son adresse ; mais une chasse à l’ours lui offrait l’intérêt d’une chose neuve, pittoresque, ou intéressante au point de vue zoologique. Il se sentit donc tout à coup et tout à fait réveillé, et parfaitement résolu à aller voir ce spectacle, sauf à ne pas le voir tout entier et à revenir à temps pour préparer sa représentation avec M. Goefle.

Comme, en s’endormant, il avait touché quelques mots de cette chasse au docteur en droit et qu’il ne l’avait pas trouvé favorable à ce projet, dont, pour sa part, M. Goefle n’avait nulle envie, Christian prévit qu’il rencontrerait de l’opposition chez son bon oncle, et, se sachant complaisant, il prévit aussi qu’il céderait.

— Bah ! pensa-t-il, mieux vaut s’échapper sans bruit, en lui laissant deux mots au crayon pour qu’il ne s’inquiète pas de moi. Il sera un peu contrarié, il s’ennuiera de déjeuner seul ; mais il a encore à travailler, à causer avec M. Stenson : je rentrerai à temps peut-être pour qu’il ne s’aperçoive pas trop de son isolement.

Christian sortit doucement de la chambre de garde, s’habilla dans celle de l’ourse, mit, par habitude et par précaution, son masque sous son chapeau, et sortit par le gaard, qui était encore plongé dans le silence et l’obscurité. De là, Christian gagna le verger desséché par l’hiver, descendit au lac, et, se voyant, de ce côté, beaucoup plus près du rivage que par le sentier du nord, il traversa un court espace d’eau glacée, et se mit à marcher en terre ferme dans la direction du château neuf.

Dans le même moment, Johan traversait la glace du côté opposé et venait se mettre en observation au Stollborg, sans se douter du vol que son gibier venait de prendre.



FIN DU TOME DEUXIÈME