L’Homme de fer (1877)/Chapitre 5

Albin Michel (p. 48-55).


V

DEUX JEUNES FILLES


C’était une chambre d’assez grande étendue, très haute d’étage et dont le plafond en bois de chêne sculpté absorbait les rayons de la lampe. Une tapisserie à personnages mythologiques de grandeu plus que naturelle couvrait les murailles à partir du lambris, qui avait six pieds de haut. Au centre du plafond une tasse de bois de cèdre contenait l’huile douce qui attire et fait périr les insectes ; trois chaînettes de fer la soutenaient. Il y avait deux lits à colonnes, carrés tous deux, tous deux énormes et juchés sur leurs estrades entourées de galeries. À la tête de chaque lit, une tablette sculptée supportait le gobelet d’argent et la fiasque au long col, pleine de vin saturé d’hyssope et de marjolaine. Le sire du Dayron savait exercer l’hospitalité.

Quatre fenêtres, situées en face les unes des autres, s’ouvraient : deux sur le pont de Couesnon, deux sur la cour intérieure. Elles avaient de petits carreaux verdâtres, losangés de plomb. Au-devant de chacune d’elles deux rideaux de serge violette se croisaient ; les courtines des lits, les lambrequins et les rideaux étaient également de couleur violette. Une broderie au petit point, sur fond noir, aux nuances ternes et passées, recouvrait les immenses fauteuils dont les dossiers droits égratignaient les lambris. Sur la cheminée qui, certes, était plus grande qu’une de nos chambres à coucher modernes, un petit miroir de Venise, biseauté en dedans du cadre et chargé d’ornements lourds, s’inclinait pour présenter sa face polie aux hôtes de ce réduit. S’il eût été perpendiculaire au sol, sa glace n’eût reflété que les dieux roides et nus de la tapisserie.

Bien qu’on fût au cœur de l’été, un feu de souches brûlait dans l’âtre et combattait un peu la mortelle tristesse qui s’exhalait de ces vieilles murailles habillées de laine humide. Dame Josèphe de la Croix-Mauduit eût été là parfaitement logée avec son antique suivante, son faucon sénile et ses roquets décrépits. C’était vraiment une chambre de dignité première, sentant comme il faut le renfermé, froide, fière, revêche, où le moindre éclat de rire eût étonné l’écho, vierge de toute gaieté. Mais dame Josèphe, avec sa suite (sauf l’écuyer octogénaire) habitait le réduit voisin. On avait mis dans cette pièce en deuil nos deux jeunes filles, Berthe et Jeannine.

La lampe, placée sur un guéridon bruni par le temps, épandait en vain ses lueurs. Partout les rayons se noyaient. Les moulures du plafond disparaissaient dans la nuit. Les personnages mythologiques se perdaient dans le feuillage noir, et seuls, derrière les rideaux, les petits carreaux entourés de plomb renvoyaient çà et là quelques étincelles capricieuses.

Le bois vert gémissait, le lambris craquait, le vent jouait avec le tuyau de la cheminée comme si c’eût été une flûte gigantesque ne possédant qu’une note qui était une plainte. Au dehors l’averse fouettait contre les châssis, et quand le vent se taisait à de rares intervalles, le cri perçant des grillons ressortait sur le fracas sourd et lointain de la mer.

Berthe était assise dans un fauteuil au coin du foyer ; Jeannine se tenait sur un tabouret à ses pieds. Elles étaient toutes deux pâles, mais leurs pâleurs ne se ressemblaient point. Pâleur de fièvre pour Berthe, pâleur tachée de marques rouges ; pour Jeannine, pâleur de lente souffrance.

Il était tard. C’était l’heure où Jeannin, le bon écuyer, et son ami Fier-à-Bras cherchaient un abri sous le pont de non. Déjà plus d’une fois, dame Josèphe de la Croix-Mauduit avait élevé la voix pour dire à travers la cloison. :

— Ma nièce, veuillez vous mettre au lit, je vous prie. Oraison trop longue ne vaut, si ce n’est aux veilles des fêtes cardinales. L’heure est indue. Chaque chose a son temps. Le Créateur fit la nuit pour le repos, et le défaut de sommeil creuse les yeux des jeunes filles.

C’étaient là de profondes vérités. Berthe répondait :

— Je vous obéis, madame ma chère tante.

Mais elle restait dans son grand fauteuil. Quand son regard se tournait vers les lits, tout sombres derrière leurs draperies austères, elle avait le frisson :

— Penses-tu qu’il a dit vrai, toi, Jeannine ? demanda-t-elle en caressant avec distraction les cheveux bruns de sa compagne : n’est-ce point plutôt une histoire inventée à plaisir ? Cette ville d’Hélion qui est si près de nous et qu’un voile épais nous cache au milieu des solitudes de la mer, ces palais invisibles, ces femmes jeunes et si belles, prêtresses d’un culte inconnu… crois-tu cela, toi, Jeannine ?

— Oui, je le crois, répliqua la fillette, et je demande au ciel, pour moi et pour ceux que j’aime, de n’en savoir jamais plus long.

– Qui est ton promis ? reprit Berthe en souriant.

Et comme Jeannine tardait à répondre, elle lui baisa le front en ajoutant :

— Dis-moi cela, je te promets le secret.

Jeannine garda le silence.

Berthe fit une petite moue.

— Au manoir du Roz, dit-elle, n’y a-t-il point quelque jeune homme d’armes ?

— Non, répondit Jeannine.

— Aux alentours, quelque bachelier ? ajouta Berthe.

– Non plus que je sache.

– J’oubliais ! fit l’héritière de Maurever en prenant un air grave à moins de faire mentir le saint ermite du mont Dol, tu ne peux aimer qu’un gentilhomme !

Jeannine releva sur elle ses yeux pleins de larmes et dit :

— Me viendrez-vous voir quelquefois, chère demoiselle, quand je serai sœur converse au couvent de Châteauneuf ?

— Pourquoi parles-tu ainsi, ma fille ? s’écria Berthe, et pourquoi pleures-tu ?

— Ma nièce, veuillez vous mettre au lit, je vous prie, répéta la douairière de la Croix-Mauduit ; je vous entends causer avec la jeune vassale de notre cousine et respectée voisine madame Reine de Kergariou, dame du Roz, de l’Aumône et de Saint-Jean-des-Grèves. Un entretien honnête ne me sied point, mais il faut se tenir en toutes choses dans les limites raisonnables. En nous privant, durant les heures nocturnes, de la lumière du soleil, le Créateur manifesta clairement sa volonté, qui est que nous dormions et reposions sous sa garde, depuis le soir jusqu’au matin.

— Je vous obéis, madame ma chère tante ; ayez bon sommeil.

Le beffroi plaintif de la ville de Pontorson sonna les douze coups de minuit.

— Madame ma tante a raison, reprit Berthe sans quitter son siège ; couchons-nous, ma fille, il est tard.

— S’il vous plaît, répondit Jeannine, dont les larmes s’étaient séchées pendant le sage discours de la vieille dame, je vous servirai de chambrière.

— Attendons encore. Mes pieds sont froids… que ces lits sont grands et tristes, ma fille ! Lequel a le plus noble visage, à ton sens, de messire Aubry ou de messire Olivier ?

— Messire Olivier, répondit Jeannine en mentant à son cœur.

Elle croyait bien que Berthe allait protester avec colère ; mais Berthe ne protesta point.

— C’est mal, peut-être, murmura-t-elle, de parler si longtemps de semblables choses. Ce front brun et pâle du baron d’Harmoy, cet œil noir qui a l’éclat du diamant, cette soyeuse chevelure dont les anneaux se balancent, humides et chargés de parfums… peut-il exister des femmes assez téméraires pour donner leur pensée à la beauté d’un inconnu ?

Le regard de Jeannine glissa entre ses longs cils et vint effleurer le visage pensif de Berthe. Berthe se leva.

— Dénoue les cordons de mon corsage, dit-elle ; nous causerions là jusqu’à demain ! Il te regardait sans cesse pendant qu’il parlait.

— C’était vous qu’il regardait, chère demoiselle, répliqua Jeannine.

— Détache l’agrafe de ma ceinture. Était-ce moi qu’il regardait ? Une nuit, il y a déjà longtemps de cela, j’ai rêvé que nous étions rivales, toi et moi… Comme ta main tremble, ma fille tu ne peux pas défaire l’agrafe ? vois, il suffisait de la toucher. Sauras-tu nouer mes cheveux pour la nuit ?

— J’essayerai, chère demoiselle.

— Je ne te connaissais point cette vocation pour le couvent.

— Si messire Aubry, mon cousin, eût fait choix d’une autre fiancée, je crois que je serais entrée en religion, moi aussi.

— Messire Aubry ne peut aimer que vous, balbutia Jeannine.

— Parlait-il de moi quelquefois au manoir du Roz ?

— On parlait de vous chaque jour.

— Pendant toute cette soirée, dit Berthe comme malgré elle, messire Olivier m’a empêchée de voir Aubry.

Il y eut un silence, Jeannine nouait par derrière les longues tresses blondes de mademoiselle de Maurever. Une voix harmonieuse, qui semblait voiler à dessein l’éclat de ses notes sonores, chanta un couplet sous le balcon. La main de Jeannine lâcha les tresses, qui ruisselèrent en flots d’or sur les épaules de Berthe. Celle-ci restait immobile, la bouche demi-close, l’oreille attentive. La voix disait :

Connaissez-vous le cri du lion ?
Au vivant rosier d’Hélion,
Vont éclore deux fleurs nouvelles :
Roses jumelles.
Le rosier appartient au lion,
Le vivant rosier d’Hélion.

Marguerite est blonde, elle est belle ;
Charmante est la brune Isabelle.
Vous connaissez le cri du lion :
À la plus belle !

— On dirait la voix de messire Olivier ! murmura Berthe.

Les accords de la harpe s’éloignèrent et moururent.

— Ma nièce, prononça la douairière avec sévérité, fenêtres éclairées à cette heure de nuit attirent les rimeurs vagabonds, joueurs de rote, baladins errants, trouvères, traîneurs de mandolines, bardes, scaldes, troubades et autres fainéants donnant sérénades au clair de la lune, ce qui est imprudence de gravité première. Veuillez vous mettre au lit, je vous prie. Que dirait-on en la ville de Dol si l’on savait que Berthe de Maurever, nièce de dame Josèphe de la Croix-Mauduit, reçoit pareilles aubades ? La nuit qui vient, j’ordonnerai à mon écuyer de veiller en dehors des portes avec une arquebuse, et mèche allumée, afin qu’il mette à châtiment les nocturnes rôdeurs.

— Madame ma tante, répliqua Berthe, je suis en train de vous obéir.

— Donc, la bonne nuit je vous souhaite, ma nièce.

— Madame ma tante, je vous souhaite la bonne nuit.

Elle entraîna Jeannine vers les lits, après avoir pris la lampe, qu’elle cacha derrière les rideaux.

— J’aime mon fiancé Aubry ! fit-elle avec une véhémence étrange ; en doutes-tu ?

Et, sans lui laisser le temps de répondre :

— J’ai la fièvre depuis ce soir, ajouta-t-elle, je me sens mal.

Jeannine la soutint dans ses bras. Berthe était brûlante et ses yeux brillaient d’un éclat extraordinaire. Avec l’aide de sa compagne, elle parvint à gravir les degrés de l’estrade. Le froid des draps la saisit. Jeannine entendit ses dents claquer.

— Couche-toi ! dit Berthe en la repoussant ; je souffre davantage quand tu es près de moi. Seigneur mon Dieu ! je vois son visage pâle, au pied de mon lit ! Est-ce toi ou moi qu’il regarde ? Éloigne-toi ! éloigne-toi ! je veux voir si c’est toi ou si c’est moi !

Jeannine, effrayée, mais docile, descendit les marches de l’estrade.

— Que fais-tu là ? s’écria Berthe en la voyant agenouillée au pied de l’autre lit. Pries-tu pour moi ?

— Je prie pour vous, chère demoiselle, répliqua doucement Jeannine.

Berthe se mit sur son séant avec impétuosité.

— Pourquoi pries-tu pour moi ? s’écria-t-elle. Est-ce que je fais déjà pitié ?

— Chère demoiselle, dit la fillette en relevant la couverture du second lit, ne parlez pas ainsi ; vous avez tout ce qu’il faut pour faire envie.

— Envie ! répéta Berthe amèrement.

Elle reprit avec la voix des fiévreux :

— Cette lampe me blesse la vue, mais ne l’éteins pas, ma fille, oh ne l’éteins pas ! Qui sait ce que nous verrions dans les ténèbres ! Jeannine, ma compagne d’enfance, Jeannine, je comptais sur toi ! Ce matin, j’ai bien vu que tu n’étais plus mon amie. Il y a une raison pour cela, car tu as bon cœur. Mais, ce matin, l’ermite ne t’avait pas encore appelée noble dame. Étais-tu déjà ambitieuse avant cela ? ambitieuse, ma fille oh va, moi qui suis au-dessus de toi, selon le monde, je te céderais ma place avec joie.

Jeannine se taisait respectueuse et triste.

— Écoute, reprit mademoiselle de Maurever accoudée sur son lit, si j’étais la fille de Jeannin l’écuyer, mon père m’aimerait. Mon père, messire Morin de Maurever fut trompé dans son espoir au jour de ma naissance. Il attendait un fils, héritier du nom ; sa femme, ma pauvre mère adorée, ne lui donna qu’une fille. En venant au monde j’ai condamné le nom de mes aïeux, car messire Hue, le frère aîné de mon père, n’eut qu’une fille, qui est madame Reine, et dom Eustache, le cadet, est de religion. Mon père rejeta les langes sur mon berceau ; il délaissa ma mère et ne m’a jamais aimée. Madame Reine me recueillit au Roz et m’éleva. Te souviens-tu ? nous jouions ensemble tous les trois, Aubry, toi et moi, sur la grande pelouse qui est au-devant du manoir ? En ce temps-là, mon désir était de t’avoir pour sœur et d’avoir Aubry pour frère. Quand je quittai le Roz pour venir à Dol, je compris que je n’étais pas sa sœur… Jeannine, Jeannine, il y a un homme qui m’a demandé ma main… et ce n’est pas Aubry !

— De quel homme parlez-vous, chère demoiselle ? demanda Jeannine.

Berthe de Maurcver ne répondit pas ; elle avait les yeux fermés. La lumière tombait d’aplomb sur son beau front. Ses lèvres se froncèrent doucement et sa bouche s’entr’ouvrit dans un sourire. Puis elle frissonna de tout son corps et rejeta sa tête en arrière.

– Oh ! fit-elle, viens ici ! Garde-moi ! Il est là, dans la ruelle profonde ! Viens viens ! Jeannine, mets-toi entre mon destin et moi… J’ai peur !

Elle tendait ses mains suppliantes, Jeannine monta les degrés de l’estrade et la reçut, défaillante, dans ses bras.