L’Homme de fer (1877)/Chapitre 18

Albin Michel (p. 154-163).


XVIII

LES CHEVALIERS DE SAINT-MICHEL


Le roi causait tout seul.

Le roi était en face de ses parchemins dépliés. Il écrivait, il raturait, il parlait. L’image de saint Michel était devant lui sur la table, comme la veille, dans sa tente. La salière manquait. Le roi se défiait désormais de sa salière.

— J’ai cru, se disait-il, que monseigneur saint Michel inspirerait au mécréant la mauvaise pensée de mettre à mort mon cher frère. Je l’eusse vengé en faisant tomber la tête du mécréant et l’ordre du saint Archange n’eût point été souillé par l’intromission de ce noir païen. Nous aviserons à faire pour le mieux.

Il trempa sa plume dans l’écritoire.

— L’article trois, poursuivit-il, est en l’honneur de l’archange : il oblige à porter l’image en tout temps, en tout lieu. J’espère que le grand bienheureux me saura gré de cette attention. Je passe à l’article huit qui est entre tous important et grave. « Les chevaliers ne peuvent entreprendre aucunes guerres ni autres hautes et dangereuses besognes sans le faire savoir par avance a la plus grande partie desdits chevaliers… »

— J’avais écrit d’abord : sans le faire savoir au roi, dit ici Louis XI. C’est la même chose et cela peut faire ombrage, d’autant que l’article neuf porte : « Les chevaliers ne peuvent entreprendre guerre ni lointain voyage sans les congés et licence du roi », est-ce suffisant pour museler le monstre ? Le monstre briserait avec ses dents un mors qui maladroitement le serrerait…

C’était une grande chambre voûtée, au centre de laquelle tombait une clé à six pans, guillochée à jour. Depuis le premier voyage de Louis XI on la nommait la chambre du roi. Les boiseries noires sculptées portaient aux quatre côtés l’écusson de France. Les premiers rayons du crépuscule, passant au travers des hauts châssis à vitraux, pâlirent la lampe et jetèrent de fantasques reflets à la face bilieuse du souverain. Il travaillait et ne s’occupait point de savoir si c’était la lampe où le jour qui éclairait son travail.

Matines sonnèrent. Il se signa par habitude et continua de travailler.

Vers cinq heures, la porte s’ouvrit doucement et maître Olivier le Dain, qui avait le pied doux et furtif comme les chats, entra sans produire aucun bruit. Il portait à la main l’aiguière et le bassin d’argent. Sous son bras gauche était la boite à rasoirs. Il passa derrière le roi et soufïla la lampe.

— Bonjour, mon compère, dit Louis XI ; nous fîmes hier une belle journée. Par l’intercession de monseigneur saint Michel, nous continuerons aujourd’hui notre heureuse besogne. Que fait le duc ?

— Il boit, répliqua maître le Dain.

— Et le comte Otto Béringhem ?

— Il dort.

Le roi tendit ses joues que maître le Dain couvrit de mousse prestement.

— Mon compère, reprit Louis XI, as-tu visité ces cachots non-pareils qui furent creusés dans le roc vif sous les fondements du monastère ? Penses-tu que le sorcier d’Allemagne, avec ses enchantements, pût sortir de là, s’il y était une fois enfermé ?

Maître le Dain repassa son rasoir sur la paume ouverte de sa main.

— Sire répliqua-t-il, ému encore de ce qu’il avait vu la veille en la grève Saint-Sulpice ; m’est avis que ce n’est point un bras humain qui pût enlever le duc François revêtu de ses armes et le coucher, comme si c’eût été un enfant, sur le garrot d’un cheval. Il faut autre chose que des murailles de pierre pour tenir captif le comte Otto Béringhem.

Le rasoir grinça sur la barbe fauve et rude de Louis de Valois.

— Dans ces bons et robustes cachots, poursuivit-il, appliquant sans y prendre garde aux cages souterraines toutes sortes d’épithètes caressantes, il y a des bagues de fer bellement scellées. Si l’on rivait un collier bien éprouvé au cou d’un captif, le collier à une chaîne de convenable épaisseur, la chaîne à la bague, il me semble pourtant que le captif pourrait dire adieu à l’air libre et au soleil.

— Qu’il plaise à Votre Majesté de tendre son autre joue. Il me semble à moi que le souffle de ce maudit mordrait le fer comme une lime et qu’une parole magique, tombant de sa bouche, ébranlerait le mont sur sa base.

— Que disent nos chevaliers ?

— Les chevaliers prononcent tout bas le mot sacrilège.

— Que ferais-tu, toi, à ma place, mon compère Olivier ?

— Le roi est rasé… je laisserais dire les chevaliers ou bien je donnerais ce comte Otto à la hache du maître Tristan.

Louis XI joignit ses deux mains devant l’image d’or de saint Michel.

— Puissant archange, s’écria-t-il, veuillez m’écouter à cette heure. Votre nom glorieux est engagé dans tout ceci et vous êtes intéressé directement à l’honneur de l’ordre que je fonde sous votre souveraine invocation. Je me suis servi du païn pour avancer d’autant notre œuvre. Si le païn est soutenu par l’esprit du mal, me laisserez-vous sans défense contre lui ? Je vous prie, bienheureux archange, tournez vos regards vers mot et voyez la grande peine où je suis pour débarasser votre ordre et frérie de cet immonde alliage qu’y veut introduire le démon. Secourez-moi si c’est votre plaisir, et je mettrai cent écus d’or au troc de votre basilique. Amen.

Amen, répéta le Dain qui revenait portant sur ses bras les diverses pièces du splendide costume de grand maître que le roi allait revêtir.

Les cloches du Mont sonnaient à toute volée. Le vent d’est apportait la réponse lointaine des carillons de la ville d’Avranches. C’était l’heure de la grand’messe ; la marée était au plus bas ; littéralement, le sable des grèves disparaissait sous la foule compacte qui, de tous côtés, se dirigeait vers le mont Saint-Michel.

Depuis le jour solennel où le duc fratricide, François Ier était venu recevoir, dans l’hôtel de la basilique inachevée, la première punition de son forfait, vingt ans s’étaient écoulés, vingt ans bien employés. Les galeries suspendues étendaient maintenant leur ligne tout autour de l’église, et la voûte fermée jetait au-dessus de la nef son ogive hardie. Cependant, il restait encore à faire. Le chœur n’était point terminé et les travaux qu’on avait repris quelques mois auparavant laissaient derrière l’autel d’une large ouverture. Pour la cérémonie, cette ouverture était close à l’aide de châssis drapés de velours.

Autant la journée de la veille avait été radieuse, autant ce jour était sombre. Le vent d’est amène la pluie au deuxième jour de marée. Le ciel se couvrait d’un voile épais, et depuis le matin, c’était comme un déluge.

Les tentures de la basilique avaient été calculées pour une journée d’août, pleine de soleil et de lumière.

On avait jeté, d’un pilier à l’autre, tout le long de la nef, de belles draperies d’un rouge sombre, rehaussées d’or, au centre desquelles le collier de Saint-Michel était brodé en bosse : à la voûte, une toile d’azur se parsemait de lis d’or, qui, à ce firmament, semblaient des étoiles. Le chœur, tendu de violet, était semé de coquilles d’argent, laxées, comme disait le réglement édicté par le roi Louis en personne, laxées l’une avec l’autre d’un double lux. Sur cette draperie, derrière l’autel, une broderie en relief plein représentait l’archange debout sur son roc.

Il n’y avait au maître-autel, le roi l’avait voulu ainsi, que le service ordinaire de cierges. La lumière devait tomber d’en haut. Dans tout le reste de la basilique, on ne voyait briller que les lampes sempiternelles, suspendues devant les images de la mère de Dieu.

C’était comme une nuit. La nef énorme s’emplissait d’un solennel mystère.

L’archevêque de Sens officiait, assisté des évêques d’Amiens et de Coutances. Aux stalles étaient, dans leurs costumes pontificaux, les archevêques de Reims et de Rouen, avec les évêques de Troyes, d’Autun et de Chartres, l’archiprêtre de Sainte-Geneviève de Paris, les abbés de Saint-Germain-des-Prés, de Citeaux, de Chaulny et d’Arvel-en-Grâce. L’abbé du monastère de Saint-Michel, vingt-sixième depuis la fondation, trônait entre ses deux prieurs à droite de l’autel.

Derrière les prélats se rangeait l’armée noire des prêtres et des moines.

Les orgues à trois jeux, présent du roi Louis qui ne savait comment combler son archange favori, jouaient pour la première fois, jetant leurs notes fortes et profondes aux murailles qui tressaillaient à ces sons inconnus.

Les chevaliers de Saint-Michel étaient au centre de la nef, n’ayant droit d’entrer au chœur qu’après la grand’messe d ordination. Ils portaient le riche et beau costume que nous avons déjà décrit. Le roi se tenait en tête, coiffé du chaperon à cornette ; derrière lui les princes du sang, chevaliers, derrière les princes les hauts barons choisis pour concourir à la naissance de l’ordre. Les officiers drapés dans leurs longues robes de camelot de soie blanche, fourrée de menuvair, et coiffés du chaperon écarlate suivaient les chevaliers. Alentour se rangeait les archers de la garde écossaise et un triple cercle d’hommes d’armes. Le reste de la nef appartenait aux gentilshommes conviés, aux échevins d’Avranches, aux dignitaires de toute sorte. Les dames, chargées d’atours, emplissaient les galeries.

Il n’y avait là, bien entendu, que des Français et Françaises.

Le chœur restait presque vide dans la partie qui tournait à droite et à gauche de l’autel pour joindre l’abside. C’était la place marquée des chevaliers pour ouïr chanter vêpres. Leurs sièges les attendaient. Au-dessus de chaque siège pendait au mur l’écusson du chevalier qui devait l’occuper ; au-dessus de l’écu, on voyait le heaume et le timbre. Les statuts le voulaient ainsi.

Jusqu’à l’offertoire, ce fut le roi d’armes Montjoye qui se tint devant Sa Majesté. Après l’offertoire, Montjoye céda sa place au héraut de l’ordre, Mont-Saint-Michel.

Tout de suite après l’élévation, les orgues se turent et l’archevêque de Sens gagna sa stalle.

Le roi dit :

— Je viens céans établir et fonder, si Dieu le veut, l’ordre de monseigneur Saint-Michel.

Les choristes récitèrent, sans psalmodier, le Veni Sancte Spiritus.

— Dieu veut ce qui est pour la défense de la très-sainte Église, prononça l’archevêque de Sens en latin.

Le roi reprit en français :

— Que le saint nom de Dieu soit béni maintenant et dans l’éternité !

Il se tourna vers les princes du sang qui étaient derrière lui. Le duc de Guyenne, frère du roi, fit un pas en avant. Il tenait ses lettres à la main.

« Monseigneur[1], dit-il à haute voix (les princes du sang n’employaient pas le mot Sire), j’ai vu vos lettres comment, de la grâce de vous et des très-honorables frères et compagnons de digne et honorable ordre de monseigneur saint Michel, j’ai été élu à icelui ordre et compagnie aimable dont je me tiens très-grandement honoré, lequel j’ai révèrement et agréablement reçu et accepté, et vous en remercie tant et le plus que faire puis, et me présente et offre prêt d’obtempérer, obéir et faire, touchant icelui ordre, tout ce que je pourrai et devrai. »

Le roi lui répondit, tenant à la main les statuts pour se rafraîchir la mémoire, car c’était là des formules de rigueur.

« Nous et nos frères et compagnons de l’ordre, pour la renommée que nous avons ouïe de vous, de vos grands biens, que y persévérerez et les augmenterez à l’honneur de l’ordre et recommandation et louange de vous, vous avons élu à être perpétuellement, si Dieu plaît, frère et compagnon d’icelui ordre et aimable compagnie, par quoi avez à faire les serments qui s’ensuivent. C’est à savoir que, à votre loyal pouvoir, vous aiderez à garder, soutenir et défendre les hautesses et droits de la couronne et majesté royales, et l’autorité du souverain de l’ordre et des successeurs souverains, tant que vous vivrez et serez d’icelui. Item, tout votre pouvoir emploierez à tenir ledit ordre en état et honneur, et mettrez peine de l’augmenter, sans le souffrir déchoir ni amoindrir, tant que vous y pourrez remédier et pouvoir, Item, s’il advenait, (que Dieu ne veuille !) que, en vous fût trouvée aucune faute, par quoi, selon les coutumes de l’ordre, en fussiez privé, sommé et requis de rendre ledit collier, en ce cas, le renverriez audit souverain ou trésorier de l’ordre, sans jamais, après ladite sommation, porter ledit collier, et, toutes peines, corrections et punitions que pour autres moindres cas vous pourraient être enjointes et ordonnées porterez et accomplirez patiemment, sans avoir peur, ni, à l’occasion desdites choses, haine, malveillance ni rancune envers les souverains, frères, compagnons et officiers dudit ordre. Item, que vous viendrez et comparaîtrez aux chapitres, conventions et assemblées de l’ordre, ou enverrez, selon les statuts et ordonnances dudit ordre, et au souverain et à ses commis obéirez en toutes choses, et, de votre loyal pouvoir, accomplirez tous les statuts, points, ordonnances, articles de l’ordre, que vous avez vus par écrit, et ouï lire, et les promettez et jurez en général, tout ainsi que si particulièrement et sur chacun point, en aviez fait serment spécial. »

Le roi avait beaucoup travaillé cette formule de serment. Il ne faut point dire qu’elle contient nombre de répétitions et de longueurs. C’était là l’enveloppe insipide et neutre qui permet d’avaler la pilule amère. Il faut avouer tout uniment que c’était un chef-d’œuvre de politique.

Quiconque acceptait cette chaîne dorés, se sentait aussitôt bel et bien garotté des bras, du cœur et de l’intelligence.

Le héraut Mont-Saint-Michel présenta au roi l’Évangile ouvert et la croix.

Le roi jura comme grand maître et souverain.

Le duc de Guyenne jura aux mains du roi ; le duc de Bourbon fit de même.

C’était au tour de François, duc de Bretagne, qui, une fois prisonnier, avait dû subir la volonté royale. Dès le soir précédent, François avait accepté l’ordre de Saint-Michel.

Il s’était tenu, durant toute la messe, sur le même rang que les ducs de Guyenne et de Bourbon. Entre la garde écossaise et lui, des hommes d’armes, à visière demi-baissée, s’étaient glissés peu à peu et par un mouvement insensible. Le jour était si sombre qu’on voyait à peine les visages de ceux qui portaient des chaperons ; sous le casque, les traits se perdaient complètement dans l’ombre.

Mont-Saint-Michel, le héraut, appela le nom du duc François de Bretagne. Personne ne répondit ; le duc ne bougea pas. Dans le silence qui suivit l’appel, on put remarquer un mouvement lent et continu parmi la foule compacte qui emplissaient le bras de la nef. Un large vide s’était fait derrière le duc de Bretagne.

Il était là, le fait est certain. Louis XI, le voyant à sa place, revêtu du costume d’apparat, ne prenait point souci des mouvements qui pouvaient avoir lieu dans la nef, et ne s’inquiétait guère de la répugnance manifestée par son très cher frère et bien-aimé cousin. Parfois, dans les mariages forcés, la pauvre épousée ne dit pas oui tout de suite. François était dans la position d’une fillette traînée à l’autel par contrainte. Le roi riait dans son rabat et se disait :

— Mon bel ami, tu boiras pourtant cette rasade !

Mont-Saint-Michel appela pour la seconde fois le nom de François de Bretagne.

Même silence de la part du récipiendaire et même immobilité.

— Mon amé cousin, dit le roi doucement, n’avez-vous point entendu ?

Point de réponse encore.

Le roi, qui donnait à son visage une expression de paternelle mansuétude, fit un soubresaut tout à coup violemment. Prélats, princes abbés, moines et chevaliers prêtèrent l’oreille. Un cliquetis de fer se faisait du côté de la porte principale.

— Alarme ! crièrent les archers de garde.

C’était comme le bruit d’une lutte à l’autre extrémité de la basilique.

Un chœur de voix mâles poussa ce cri :

— Bretagne-Malo ! Le riche duc est libre !

Puis les deux battants de la porte se fermèrent avec fracas.

Au dehors, quelques coups d’arquebuse retentirent.

Parmi l’agitation sourde qui régnait maintenant dans la nef, François de Bretagne, ou du moins l’homme qui portait son costume de chevalier, marcha vers le roi. Le roi était vert ses lèvres tremblaient.

— Qui es-tu ? demanda-t-il d’une voix altérée au milieu du silence soudainement rétabli.

L’homme dégagea sa main droite, perdue dans manteau doublé d’hermine, et un gantelet de fer vint tomber aux pieds du roi.

En même temps, l’homme releva son chaperon et découvrit le beau visage de l’écuyer Jeannin, calme et doux comme une tête de martyr.

— Louis de Valois, prononça-t-il lentement, le duc, mon seigneur, te défie !

— Qu’on aille quérir maître Lhermite, mon prévôt, dit le roi qui repoussa du pied le gantelet avec dédain.

— L’homme, ajouta-t-il, voici la dernière fois que tu joues ton rôle de duc !

— J’ai fait selon la volonté de mon maître, répliqua Jeannin sans s’émouvoir, il adviendra de moi selon la volonté de Dieu !

  1. Transcrit textuellement, sauf orthographe, du ms. déjà cité.