L’Homme de fer (1877)/Chapitre 1

Albin Michel (p. 5-13).

L’HOMME DE FER


I

LE SEIGNEUR DES ILES


« …Le Comte Otto tira son glaive et le plongea dans le cœur du vieillard… »

Un grand murmure accueillit cette conclusion attendue. Messire Olivier, baron d’Harmoy, gardait son sourire tranquille.

De nos jours, une histoire semblable à celle de messire Olivier serait un conte à dormir debout ou bien une légende railleuse. En l’an 1469, c’était un récit tout plein d’émotion et d’actualité.

Il ne faut pas oublier, en effet, que les héros mystérieux et terrible de cette légende, le comte Otto de Béringhem, l’Homme de Fer, vivait à quelques lieues de Pontorson. Il ne faut pas oublier surtout que bien des mères étaient en deuil, depuis que ses soudards tenaient garnison dans les Îles Chaussey.

Ce que le récit de messire Olivier pouvait avoir de fantastique dans la forme disparaissait devant la réalité du fond. Il faisait écho aux terreurs de chaque jour. Le temps et le lien se réunissaient pour augmenter l’impression produite : le temps, c’était l’heure présente ; le lieu, c’était le pays même. N’avait-on pas vu tout à l’heure, dans la plaine, la bannière redoutée du comte Otto flotter au vent, flamboyer au soleil ? Une autre cause d’émotion, et ce n’était pas la moindre, devait être attribuée au conteur lui-même. Personne ne savait au juste, nous l’avons dit déjà, ce qu’était messire Olivier. Beaucoup s’occupaient pourtant du mystère de sa vie. Pendant qu’il poursuivait ce récit, dont la bizarre poésie faisait peur et plaisir à la fois, tous les regards étaient fixés sur lui. Avant l’arrivée des valets porteurs de flambeaux, et tandis que l’ombre allait s’épaississant dans le salon, chacun lui faisait un visage à sa guise. Transfiguré ainsi par l’imagination de ses auditeurs, Olivier, dont la voix sonore vibrait dans la nuit, prenait des formes et surtout des proportions presque surnaturelles.

On avait entendu des dents claquer lorsqu’il s’interrompait, et de longs soupirs soulever les poitrines oppressées. D’où venait-il, cet homme au langage entraînant qui se jouait avec la parole comme les virtuoses provençaux avec la viole ou le rebec ? Et n’avait-il pas joué un rôle dans ce drame impossible ?

L’Homme de Fer l’avait recueilli mourant dans sa galère de plaisance. Il n’avait pas encore dit ses propres aventures dans la cité inconnue d’Hélion.

Elle existait donc, cette ville fantôme, à une heure de chemin de la côte d’Avranches, couverte de barques innombrables ? Et aucune de ces barques n’avait jamais signalé son port ! Mystère !

Mystère ! sans doute, cet être surhumain qui avait ravi à Satan le grand secret, enveloppait d’un voile cabalistique les effrayants arcanes de sa demeure. On passait auprès d’Hélion sans la voir.

Une idée venait à quelques-uns dans le salon du Dayron, une de ces idées qu’on repousse en vain et qui s’obstine. On se disait : « Si le conteur lui même, si cet Olivier, baron d’Harmoy, était… »

Plus d’un frisson courait sous la soie des corsages et même sous l’acier miroitant des cottes de parades. Vous savez, c’était une trinité maudite : L’Homme de Fer, l’Ogre des Îles et ce jouvenceau pâle dont les cheveux noirs bouclaient sur un front d’albâtre.

Le baron Olivier était si pâle ! La plume du corbeau n’était pas plus sombre que ses cheveux.

Depuis le moment où Berthe de Maurever, la noble fille, avait élevé la voix pour défendre l’honneur des vierges bretonnes, madame Reine ne l’avait point quittée. Tant que les hautes fenêtres du salon donnèrent passage aux lueurs du crépuscule, madame Reine avait remarqué l’œil ardent de messire Olivier fixé incessamment sur Berthe. Était-ce rancune ? Berthe restait immobile, les yeux baissés ; dans les demi-ténèbres qui allaient s’obscurcissant de minute en minute, madame Reine crut la voir deux ou trois fois chanceler. Aux dernières paroles de messire Olivier, Berthe porta la main à son cœur et sa tête s’inclina sur sa poitrine.

Madame Reine était une châtelaine de trop d’expérience pour ne point savoir que le serpent fascine à distance le pauvre oiseau condamné. La prose, qui était sa nourriture préférée, ne pouvait la défendre complètement contre le merveilleux qu’on respirait dans l’air à cette époque crédule. Elle frémit en songeant qu’un sort tombait peut-être sur Berthe en ce moment. Son regard se tourna malgré elle vers le fascinateur.

Les porteurs de flambeaux passaient devant messire Olivier, Madame Reine le vit sourire : la flamme de sa prunelle n’allait point à Berthe, ou plutôt elle glissait sur le front vaincu de Berthe et dardait un éclair à Jeannine, qui rougissait et baissait les yeux.

Il est vrai que messire Aubry n’était pas très loin de Jeannine et madame Reine devina que ce n’était pas pour Olivier que Jeannine baissait les yeux.

Certes, elle ne voulait pas de mal à la fille du brave écuyer Jeannin, mais elle se demanda pourquoi le mauvais œil allait à Berthe plutôt qu’à cette petite Jeannine. Le mauvais œil, en allant à Jeannine plutôt qu’à Berthe de Maurever, eût si bien fait les affaires de madame Reine !

Il arriva ce qui toujours arrive : la lumière des flambeaux fit évanouir une bonne partie des spectres qui planaient dans les ténèbres. Chacun voulut cacher son émotion ; les têtes se redressèrent ; les maintiens et les physionomies se composèrent. Les plus braves se sentaient tout prêts à tourner la chose à la raillerie, quitte à reprendre la chair de poule en éteignant la lampe de leur chambre à coucher, cette nuit.

— Merci Dieu ! dit le sire de Landal, voilà un bel exploit que fit ce comte Otto ! Tuer un vieillard de deux cents ans !

— Pour un chevalier, répliqua Olivier sans regarder son interlocuteur, front chauve et barbe blanche font une terrible armure, messire ! le comte Otto s’enorgueillit de ce coup-là plus que de tous ses autres faits d’armes !

Ses yeux noirs, tandis qu’il parlait, avaient une expression de triomphe : le front pâle de Berthe ne se relevait point.

— Madame ma mère, murmura-t-elle en s’adressant à Reine, une goutte d’eau, je vous prie, je me sens défaillir.

Jeannine entendit : elle se précipita pour soutenir son amie. Madame Reine la repoussa ; messire Olivier eut un sourire en voyant les deux jeunes filles, un instant groupées, mêler les boucles brunes et blondes de leurs admirables chevelures.

Berthe ferma les yeux.

— À quoi sont bons tous ces récits extravagants, s’écria madame Reine en colère, sinon à frapper le faible esprit des enfants ! Voici Berthe de Maurever évanouie !

Aubry était jaloux terriblement de cet Olivier. Il eût voulu, lui aussi, faire tomber les dames en pâmoison. On a deux ambitions principales à dix-huit ans : étonner, effrayer. Étonner qui ? Mon Dieux, n’importe : sa mère, ses sœurs, sa cousine. Qui effrayer ! N’importe encore : sa cousine, ses sœurs ou sa mère.

— Eh bien ! demanda-t-on et la fin de l’histoire ?

— Que fit le comte Otto de son vieillard de deux cents ans ?

— Ressuscita-t-il la ville morte ?

Ces questions se croisaient ; messire Olivier gardait le silence : Les dames qui s’empressaient autour de Berthe lui cachaient maintenant les deux jeunes filles.

— Elle rouvre les yeux ! s’écria madame Reine.

Messire Olivier saisit cet instant pour répondre :

— J’ai effrayé, sans le vouloir, une noble demoiselle ; veuillez m’excuser, messires, je ne parlerai plus.

— Parlez encore, dit une voix faible au centre du groupe formé par les dames : je veux savoir !

Olivier s’inclina gravement.

— C’est un ordre, murmura-t-il. Que veut savoir Berthe de Maurever ?

— S’il fit de l’or ! prononça la jeune fille comme malgré elle.

— Il fit de l’or, répliqua Olivier.

— Avec du sang ? demanda encore Berthe d’une voix si basse qu’on eût peine à l’entendre.

Madame Reine la regardait inquiète et attristée. Messire Olivier répondit lentement :

— Avec du sang !

La curiosité renaissait de plus vive ; les dames avaient repris leur place, Olivier restait seul débout au milieu du cercle. Une girandole qui pendait au-dessus de sa tête éclairait en plein son visage, Certaines figures, pour rester poétiques et belles, ont besoin du clair-obscur. La lumière donnait aux traits de messire Olivier quelque chose de hautain et faisait briller la souveraine noblesse de son port. Au grand jour comme dans les demi-ténèbres, ce pâle jeune homme était maître et roi. Il y avait là de fières lances, des noms illustres par l’épée, des chevaliers vaillant et beaux. On ne les voyait point ; un rayonnement s’épandant autour d’Olivier, baron d’Harmoy, et fascinait tous les regards.

Il y eut des curieux insatiables pour demander :

— Et après qu’il eût fait de l’or ?

— Hélion vit et respire, répondit messire Olivier, ceux qui ont désir de savoir peuvent traverser le mur.

— Baron ! s’écria le sire de Dayron, vous nous avez promis l’histoire de l’Homme de Fer.

— Ne l’ai-je pas dite ? et n’est-ce pas assez ? Que puis-je vous apprendre ? l’or commande ici-bas ; le comte Otto fait de l’or. Sous le casque fermé des chevaliers, il y a des figures connues à la cour de France et à la cour d’Angleterre : il fait de l’or… Il fait de l’or : dans ce climat froid et triste, les orangers fleurissent à son commandement ; le soleil obéissant perce le brouillard pour mûrir ses vignes ; il a des bosquets de myrtes et des forêts de lauriers-roses. D’un geste, il fait jaillir de terre ces longs portiques de jaspe, ces propylées d’albâtre, ces longues colonnades de porphyre azuré qui semblent se confondre avec l’azur de ciel : il fait de l’or… il est le maître des hommes, messires, par l’or ; par l’or, nobles dames, il est le roi des cœurs. Que vaut l’univers, dites ; le comte Otto va l’acheter… Un jour, il eût fantaisie d’avoir un temple pour adorer le Dieu Baal, qui est le soleil et qui est d’or ; on dit que les Grecs mirent quatre siècles à édifier le Parthénon et que Saint-Pierre de Rome coûta 350 années ; il fallut deux siècles et demi pour achever Notre-Dame de Paris, autant que la cathédrale de Cologne ; eh bien ! dans l’espace de 31 jours qui composent le mois d’août, le temple d’Hélion a jailli de terre plus lumineux que le Parthénon, plus grandiose que Pœstum, plus vaste que la Basilique Romaine, plus haut que la Giralda de Séville, plus hardi que l’Alhambra de Grenade, plus riche que le Dôme de Milan ! Le roi Salomon avait Hiram, mais le comte Otto fait de l’or !

Hélion, que la mer entoure comme une étroite ceinture, Hélion est plus large que la France tout entière. Elle contient Otto, qui est grand comme le monde ! S’il veut, sa gloire vivra autant que le dernier homme : les poètes font la gloire ; Otto fait de l’or ; l’or achète les poètes.

Otto méprise les poètes et la gloire ; il respecte l’or, qui seul vaut un culte. En savez-vous assez ? Que possède Louis de France, le grand roi ? des soldats, des savants, des poètes ; le comte Otto, il aura les poètes, les savants, les soldats du roi Louis et le roi lui-même… Ne murmurez pas, messeigneurs ; mon plaisir n’est point de vous insulter. Vous m’avez fait aujourd’hui troubadour et je chante. Le roi d’Angleterre ou l’empereur d’Allemagne n’ont pas plus que le roi de France ; je ne parle pas même des petits ducs de Bourgogne, de Bretagne et autres. Reste donc le sultan infidèle, sectateur de Mahomet. Nobles dames, le hasard de ma vie m’a conduit jadis au delà du grand désert africain, dans le pays des parfums et des génies : j’ai vu Balsora la splendide, Bagdad la lumière de l’Orient, et Golconde où les cailloux sont des diamants. Je vous le dis parce que cela est vrai : le domaine du comte Otto est plus opulent que Balsora, plus éclatant que Bagdad, plus prestigieux que Golconde ! Le comte Otto fait de l’or : les merveilles de la terre et de la mer sont à lui !

Des pages aux couleurs du Dayron entrèrent, portant sur des plateaux de cristal le vin frais, les mostardes milanaises et les beaux fruits miellés des campagnes provençales. En même temps les violes et les harpes se firent entendre dans la galerie voisine.

— Et ne croyez pas, reprit messire Olivier, baron d’Harmoy, que le comte Otto soit las ou rassasié des délices de sa vie. Le comte Otto fait de l’or. L’or est un philtre. On vit d’or. Le comte Otto a, depuis bien longtemps peut-être, l’âge où la barbe grisonne, où le cœur glacé ne bat plus ; la barbe du comte Otto ondule en anneaux soyeux plus noirs que le jais ; le cœur du comte Otto est toujours jeune, car vous avez vu aujourd’hui même la devise éblouissante de sa bannière ! À la plus belle !.

Berthe de Maurever était immobile comme une statue. Les sourcils de Jeannine se fronçaient. Messire Olivier prit sur un plateau qui passait une coupe large et profonde ; il la tendit au page et le page l’emplit jusqu’aux bords. Ses yeux eurent un rayonnement pendant qu’il levait la coupe pleine.

— Moi qui ne fais point d’or, dit-il, et qui ne suis qu’un pauvre gentilhomme, j’emprunte aujourd’hui la devise du comte Otto Béringhem et je bois à la plus belle !

Il s’inclina à la ronde. Quand il porta la coupe à ses lèvres ses yeux étaient revenus à leur point de départ : ils se fixaient sur Berthe et Jeannine.

— Chevaliers et nobles dames, dit le sire de Dayron, la salle de danse vous attend.

Les avis des historiens sont partagés sur la question de savoir comment dansaient les chevaliers. Le menuet, déjà connu en Italie, n’avait cours que parmi les baladins. La danse du glaive des anciens Francs était depuis bien longtemps tombée en désuétude. Marcou et Jabotte dansaient la gique, mais ils n’étaient pas du grand monde. On pense que le bal se composait d’une sorte de bourrée analogue à celle des paysans de l’Auvergne. Cela se dansait en quadrille. Mais les croisades avaient transplanté en Europe la plupart des coutumes du Levant. Les Orientaux, nonchalants et pleins d’esprit, aiment bien mieux voir danser que danser. Pour eux, la danse est un spectacle. Au xve siècle, on peut affirmer qu’en Europe la danse était surtout un spectacle.

Le vrai bal, c’était le tournoi.

De nos jours, on aime beaucoup mieux danser que de voir danser. De nos jours, ce qui nous amuserait par-dessus tout, ce serait un spectacle où chaque spectateur aurait son petit bout de rôle. Notre siècle a la rage d’être acteur. Nos gentilshommes conduisent eux-même leurs voitures et se cassent le cou, de leur propre personne, aux courses. Il faut bien faire quelque chose pour vivre.

L’illustre compagnie rassemblée à l’hôtel du Dayron passa du salon dans la galerie où douze danseurs napolitains attendaient le signal du maître. La galerie donnait sur cette terrasse qui dominait le pont de Couesnon et les deux rives bretonne et normande. On recommença d’entendre le brouhaha de la fête. C’étaient des éclats redoublés de gaîté. Les gars et les filles dansaient en bas autrement que par procuration. La plaine regorgeait de foule, et de tous côtés des lumières brillaient dans la nuit.

La galerie du Dayron était belle et vaste. On respira, au sortir du salon fermé ; chacun se sentit un poids de moins sur la poitrine. Était-ce le grand air, ou bien l’absence de messire Olivier ?

Messire Olivier, au moment où tout le monde quittait le salon, était resté à sa place, suivant de l’œil Berthe et Jeannine, qui s’éloignaient en se tenant par la main. Quand on ne le vit point dans la galerie, on s’enquit de lui ; les dames le demandèrent, et quelques cavaliers empressés retournèrent au salon. Le salon était vide : messire Olivier avait disparu.