L’Homme d’affaires de la restauration - M. de Villèle/01

L’Homme d’affaires de la restauration - M. de Villèle
Revue des Deux Mondes3e période, tome 107 (p. 5-43).
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L'HOMME D'AFFAIRES
DE
LA RESTAURATION

M. DE VILLÈLE

I.
M. DE VILLÈLE ET L’OPPOSITION ROYALISTE DE 1815.

Mémoires et Correspondance du comte de Villèle, 4 vol. in-8o.


Notre siècle au déclin voit se dérouler autour de lui un étrange spectacle dont il est à la fois le héros changeant et le spectateur désabusé. Il assiste à son propre procès, toujours ouvert et toujours nouveau, où défilent tous ceux qui, après avoir rempli la scène du bruit de leur nom et de leurs actions, semblent se survivre encore par leurs « mémoires, » par leurs correspondances, par leurs confidences posthumes comme pour rendre un dernier témoignage de ce qu’ils ont voulu, de ce qu’ils ont fait ou de ce qu’ils ont tenté. Procès des événemens et des hommes incessamment livrés à toutes les contradictions, tour à tour exaltés ou honnis, le plus souvent défigurés avant d’être jugés pour ce qu’ils sont ! Ainsi a passé, à travers les contestations du temps, cette ère de la Restauration que les uns ont appelée une comédie de quinze ans, d’autres une revanche surannée et éphémère d’ancien régime, et qui entre par degrés aujourd’hui dans la paix de l’histoire. Pour elle, le procès est à peu près jugé, la cause est entendue, — et, du conflit semi-séculaire des opinions ou des passions, ce qui se dégage de plus en plus, c’est une époque qui a eu certainement ses incohérences, ses faiblesses, ses malheurs, mais qui reste dans le lointain du passé une des périodes les plus attachantes par la généreuse excitation des esprits, par l’expansion des idées, par l’éclat comme par la variété des talens.

C’est l’originalité historique de la Restauration d’être, — en même temps que la résurrection d’une vieille royauté presque oubliée, éclipsée par quinze années de prodiges militaires, — une sorte de réveil de vie publique, de vie morale et libérale. Ce fut aussi sa fatalité de porter en elle à sa naissance cette lutte de la France d’autrefois et de la France de la révolution, de l’esprit d’ancien régime et de l’esprit nouveau, qui devait lui être mortelle. Dès la première heure on voit commencer ce drame qui se noue dans les passions du temps pour ne plus s’interrompre, passant des premières violences de 1815 aux ministères de modération libérale de 1816-1819, revenant aux réactions de 1820-1822, — puis s’arrêtant un instant dans la trêve de 1828 pour se précipiter bientôt vers le dénoûment par le coup d’État de la royauté qui va provoquer le coup d’État populaire. Et à travers les péripéties du drame on voit aussi se dessiner cette élite d’hommes qui se forment et grandissent avec la Restauration pour disparaître presque tous avec elle : et M. de Richelieu, l’émigré revenu avec un cœur patriote et libéral, et M. Laine, avec son éloquence attendrie, un peu emphatique, de girondin de la monarchie, et M. Decazes, l’intelligent favori du prince, et M. de Serre, à l’âme généreusement vibrante, et M. de Chateaubriand, le génie inconstant du royalisme, et M. Royer-Collard, le politique doctrinaire, — plus doctrinaire que politique, — et M. de Villèle, le bon sens vivant dans un parti qui n’avait que des passions, et M. de Martignac, qu’on appela la « sirène » du parlement, — et dans un autre camp, les Manuel, les Benjamin Constant, les Foy.

De tous ces hommes qui ont passé sur la scène et qui, sans se ressembler, ont la couleur du temps, un de ceux qui ont eu le plus grand rôle est certainement ce ministre habile, ce tacticien industrieux qui parut un instant avoir fixé les destinées de la Restauration et ramené l’illusion de la durée : c’est M. de Villèle, dont les Mémoires récemment publiés sont comme un testament divulgué plus de soixante ans après son passage au pouvoir, près de quarante ans après sa mort. Ces Mémoires, si ce sont des mémoires, ces lettres ou ces notes recueillies aujourd’hui n’ont pas sans doute l’accent et la couleur des Mémoires d’un Chateaubriand, ou la flamme et l’émotion des lettres d’un de Serre. Ils forment une sorte de journal intime et familier des luttes de partis, des crises de ministères ou de parlemens, des impressions personnelles d’un témoin et d’un acteur de la vie publique d’autrefois. Ils accentuent l’originalité, et ils expliquent la fortune, d’un politique qui n’a été ni un privilégié des vieilles aristocraties, ni un parvenu des faveurs de cour, ni un grand séducteur de l’esprit ou de l’éloquence, — qui, dans son double rôle de chef d’opposition et de chef de gouvernement, a été tout simplement ce qu’on pourrait appeler l’homme d’affaires de la monarchie restaurée.


I

Rien certes de plus dramatique et de plus saisissant que ces crises de 1814-1815 où, dans la mêlée des invasions, des coalitions ennemies, des factions intérieures, les destinées de la France se décident par une série de coups de foudre. La première restauration est un essai interrompu par cette prodigieuse aventure du retour de l’île d’Elbe qui resterait une vision légendaire si le pays ne l’avait si durement payée de Waterloo, d’une invasion nouvelle, de l’aggravation des rançons de la guerre. La seconde restauration est l’explosion de tous les ressentimens, de toutes les passions de partis, de toutes les colères contre la grande défection du 20 mars et l’empire des cent jours. Au premier moment, à la vérité, tout est nouveau, incohérent et violent dans cette transition qui s’accomplit sous le regard des armées étrangères. A travers toutes les confusions, cependant, la vraie question ne tarde pas à se dégager et à se préciser. Que sera définitivement cette Restauration française ? D’un côté commence à se dessiner la politique libérale, modérée, qui en est encore pour ainsi dire à se chercher elle-même, qui va être bientôt représentée par le roi Louis XVIII, par le duc de Richelieu, par les Lainé, les Decazes, les de Serre, les Pasquier, les Royer-Collard, les Louis, les Gouvion Saint-Cyr ; d’un autre côté s’agite l’esprit de réaction ou d’ancien régime, qui a éclaté dès les premières heures, qui a ses représentans autour du roi, dans la famille même du roi et dans toute cette société royaliste renaissante, qui se concentre particulièrement dans une chambre nouvelle sortie tout enflammée du premier scrutin de la Restauration. Les deux camps sont en présence ; avant trois mois, la lutte est déjà ouverte entre la politique de modération conciliante, qui s’essaie par un gouvernement indécis, et la chambre nouvelle, qui n’a eu qu’à naître pour faire rentrer dans l’ombre le ministère Talleyrand-Fouché, — qui a de la peine à se contenir, même devant le premier ministère de M. de Richelieu.

Qu’est-ce donc que cette chambre que l’histoire, après le roi Louis XVIII, a appelée la chambre introuvable ? C’était comme une résurrection improvisée de l’ancienne France, d’une France presque oubliée, disparue depuis vingt-cinq ans. Elle se composait, en grande partie, de gentilshommes de province, d’anciens émigrés, de magistrats et de propriétaires impatiens de prouver leur dévoûment. Ces nouveaux députés, hommes d’honneur et de sincérité, pétris d’illusions, avaient autant d’emportement dans leurs opinions que d’inexpérience dans les affaires. Étrangers les uns aux autres, ils se rencontraient pour la première fois. Il n’y avait entre eux d’autre lien que la communauté des passions, l’exaspération d’un royalisme victorieux et irrité. Ils arrivaient à Paris avec la conviction naïve qu’ils avaient reçu la mission de tout restaurer, de rendre leur autorité et leurs droits à la royauté, à l’église, à la noblesse, de réparer les spoliations révolutionnaires, — et d’abord d’exercer des représailles qu’ils appelaient des justices. Ils s’enhardissaient d’autant plus dans leurs violences qu’ils se sentaient encouragés, soutenus par le frère du roi, Monsieur, qui se créait déjà dans les Tuileries même une sorte de gouvernement occulte du royalisme, qui passait pour le chef et le prince du parti. Ils mettaient tout leur espoir dans le comte d’Artois, ce prince charmant et décevant de la Restauration qui échauffait leur zèle ; ils gémissaient des faiblesses du roi trop lent à « saisir le glaive de la Justice, » trop enclin aux ménagemens. lisse défiaient de tout, du duc d’Orléans, des bonapartistes, des libéraux ; ils ne pardonnaient pas à quelques-uns des ministres, à M. de Richelieu lui-même, au jeune ministre de la police, M. Decazes, qui avait déjà la faveur du roi, à M. Pasquier, ce qu’ils appelaient leurs complaisances pour tout ce qui semblait continuer la révolution dans le nouveau règne.

Chose bizarre ! ces ultras, — on leur donnait déjà ce nom, — n’étaient sûrement que de médiocres constitutionnels. Ils auraient même refusé, s’ils l’avaient osé, de prêter aux institutions nouvelles le serment qu’on leur demandait le jour où le roi inaugurait leur session. Ils subissaient la charte plus qu’ils ne l’aimaient, et s’ils l’acceptaient, c’était à la façon de ce brave Breton disant à M. de Villèle : « Il nous faut enfourcher cette haridelle et la faire marcher jusqu’à ce qu’elle crève ou qu’elle nous sauve ! » Par une contradiction familière aux partis, cependant ils s’attachaient bientôt à cette charte, aux droits qu’elle consacrait, aux franchises qu’elle créait. Ils s’en servaient pour essayer d’imposer au roi et à son ministère leurs animosités, leurs fausses amnisties qui équivalaient à des proscriptions, leurs exclusions et leurs épurations. Ils affectaient de se montrer à tout propos les plus ardens défenseurs des libertés publiques, des droits de l’opinion qu’ils prétendaient représenter, contre les ministres qui, selon eux, les trahissaient, — et par le fait, sans le vouloir, ils ont été dès cette époque les premiers à inaugurer avec une âpreté jalouse les habitudes parlementaires. C’étaient d’honnêtes gens irrités et inconséquens, des révolutionnaires « en sens contraire, » comme le disait M. de Richelieu, des « Jacobins blancs » qui mettaient toute leur politique à embarrasser le gouvernement par leurs excitations ou par leur opposition.

Ils avaient sans doute pour eux, dans cette œuvre dangereuse, la majorité de la chambre, les passions du jour, la faveur des salons parisiens, l’appui d’un prince qui partageait leur fanatisme et voyait déjà en eux des complices de règne. Ils avaient contre eux la nécessité des choses, l’esprit calme et froid du roi, qu’ils offensaient par les exigences d’un loyalisme tyrannique, la raison des ministres qui avaient à compter avec toutes les difficultés d’un gouvernement nouveau. Ils avaient de plus contre eux les alliés, ces durs, mais clairvoyans protecteurs qui sentaient le danger d’une politique de réaction, qui ne ménageaient ni les représentations ni les conseils, et allaient quelquefois jusqu’à se prononcer avec une singulière vivacité, comme M. de Nesselrode écrivant dans l’intimité à M. Pozzo di Borgo : « Vraiment cette France est inépuisable en élémens de bonheur. Il ne lui faudrait qu’un autre Monsieur. Faites-lui donc comprendre une bonne fois que les puissances ne sont pas là pour soutenir ses sottises et pour le faire monter un jour sur le trône avec un système de réaction aussi insensé. Tout cela fait pitié[1] ! » Bref, cette majorité, « plus royaliste que le roi et plus contre-révolutionnaire que l’Europe, » avait si bien fait qu’en quelques mois elle allait au-devant d’une sorte de coup d’État devenu nécessaire, à une dissolution par l’ordonnance du 5 septembre 1816. La chambre de 1815 n’avait pas duré un an ! C’est le premier acte du drame, où se dessinent déjà tous les personnages du temps.

Au moment où ces luttes s’ouvraient, où commençaient à se dégager les opinions et les talens, M. Joseph de Villèle était un inconnu comme tant d’autres ou du moins il ne pouvait être qu’à demi connu par un petit écrit qu’il avait publié à Toulouse, à la veille de la première Restauration, où il avait déposé, avec quelques idées vagues, une protestation contre la charte. C’était un député obscur de plus, mais un député mûri, préparé pour les affaires par les hasards d’une jeunesse éprouvée. Il avait déjà plus de quarante ans, — il datait de 1773 ; il était né d’une de ces modestes familles de noblesse provinciale très anciennes, très respectées, quoique n’ayant aucun titre attaché à leur nom, comme il y en a eu longtemps en Languedoc avant qu’on ne songeât à des affectations d’anoblissement factice. Par une fortune singulière, il n’avait vu la révolution et n’en avait ressenti les contre-coups que de loin. Jeune élève de marine, au moment où elle commençait, il était parti une première fois tout juste le 14 juillet 1789 pour une croisière devant Saint-Domingue, et une seconde fois, en 1791, pour ne revenir qu’après une absence de près de vingt années. Il avait servi avec l’amiral de Saint-Félix, son compatriote, avec Magon, qui devait être un des morts héroïques de Trafalgar, avec le caustique et habile Decrès, le futur ministre de l’empire. Ces années d’absence qu’il avait passées avec des fortunes diverses dans la mer des Indes, surtout à l’île de France et à Bourbon, n’avaient pas été stériles pour lui.

Jeté à vingt ans loin de la France livrée aux convulsions révolutionnaires, loin de sa famille que son inscription sur les registres de la marine préservait des confiscations, le jeune Villèle avait eu le temps et l’occasion d’assister à des événemens aussi instructifs que douloureux. Il avait vu l’Angleterre profiter des troubles de la France pour étendre sa domination dans les Indes. Il avait vu la force de cette belle marine française, formée sous Louis XVI, se dissoudre à demi par l’indiscipline, la révolte, fomentée par les sociétés populaires de l’Ile de France, gagner les équipages, contraindre l’amiral de Saint-Félix à résigner son commandement et obliger de jeunes officiers comme lui à quitter le service. Il avait vu enfin se reproduire à 4,000 lieues de la patrie, dans un petit cadre colonial, des essais de révolution, des semblans de terreur, et la désorganisation envahir ces îles lointaines où flottait encore le drapeau français. Il avait été lui-même un instant menacé, emprisonné pour avoir voulu dérober son chef, M. de Saint-Félix, à la fureur de quelques énergumènes, et il n’avait été sauvé que par sa jeunesse, par les sympathies d’une population humaine et douce qui répugnait aux violences. Encore quelques années, l’élève de marine, dégagé du service, s’était trouvé établi à Bourbon, aimé et recherché de tout le monde, propriétaire d’une vaste exploitation, allié par un mariage à une des principales familles créoles, la famille Desbassyns, — et de plus appelé à figurer avec succès dans l’assemblée coloniale. Il ne se doutait pas que, dans cette petite assemblée d’une petite île lointaine, il faisait son premier apprentissage de politique, il apprenait à manier les hommes dans un parlement ! Il était entré vivement dans son rôle, défendant avec autant de ténacité que de tact, avec autant de résolution que d’adresse, les intérêts du pays contre les décrets ruineux de la Convention et contre ceux qui ne parlaient de rien moins que de s’affranchir de la métropole, d’invoquer la protection anglaise. Il avait réussi ; il s’était montré du premier coup homme d’affaires plein de ressources et bon Français en déjouant les manœuvres séparatistes, en contribuant plus que tout autre à conserver à la France deux de ses plus belles colonies. Il avait défendu le terrain pied à pied jusqu’à l’arrivée du général Decaen, envoyé en 1802 par le premier consul. Cela fait, il s’était hâté de s’effacer, « dégoûté, comme il l’a dit, des affaires publiques, » préférant au « fatras politique » l’obscurité de la vie agricole et du foyer. M. de Villèle a toujours été de ceux qui n’ont cessé de parler de leur goût pour l’obscurité, à mesure qu’ils ont grandi !

Ce n’est qu’en 1807, en plein empire, qu’il s’était décidé à revenir dans son pays natal, à Toulouse, où il avait retrouvé sa famille tout entière. Il avait quitté la France, dix-neuf ans auparavant, pressentant à peine les orages qui allaient emporter la monarchie et l’ancienne société française ; il la revoyait singulièrement changée, transformée par la révolution et pacifiée sous un gouvernement tout-puissant, imposant, mais déjà entraîné par l’enivrement des prodiges militaires. Il s’était établi dans un domaine de famille qui a toujours eu depuis ses prédilections, à Morvilles, où l’empire, attentif à engager pour sa cause les propriétaires, les hommes intelligens, n’avait pas tardé à aller le chercher pour faire de lui un maire de sa petite commune et un représentant de son canton au conseil-général de la Haute-Garonne. Il n’avait pas brigué ces modestes fonctions, il n’était pas homme à en décliner les devoirs. Si petites qu’elles fussent, il s’en servait pour la protection de ceux qu’il représentait, pour la défense des intérêts locaux au conseil-général, où il avait pris rapidement de l’influence ; il les avait si bien prises au sérieux qu’au déclin de l’empire, à mesure que les choses s’aggravaient, il s’était vu engagé dans une résistance assez vive aux vexations, aux réquisitions arbitraires qui accablaient la contrée. Était-ce l’opposition d’un royalisme renaissant ? Sa famille sans doute était restée royaliste de sentiment, de tradition ; il l’était lui-même de souvenir, en homme qui avait fait ses premières armes sous Louis XVI. Il était royaliste comme on pouvait l’être sous un régime de silence, et dans un temps extraordinaire, où depuis de longues années on n’avait plus de nouvelles de la famille royale, où l’on ne savait pas même, c’est lui qui le dit, ce qu’étaient devenus les princes, « si le duc d’Angoulême avait des enfans ! »

C’est la catastrophe de l’empire qui rendait la vie à ce royalisme si longtemps comprimé en lui donnant un but, qui multipliait surtout les royalistes du lendemain, parmi ces populations du midi aux passions ardentes et inconstantes, prêtes à se jeter dans tous les excès, jusqu’à recevoir, après la bataille de Toulouse, les Anglais comme des libérateurs. M. de Villèle, sans être insensible à l’invasion étrangère, n’avait pas été des derniers dans ce mouvement royaliste plus instinctif que réfléchi. Il n’avait eu cependant à la première restauration aucun rôle public, si ce n’est par ces Observations qu’il avait publiées contre la charte, — avant que la charte fût un acte souverain du roi Louis XVIII[2]. À la seconde restauration, il avait été appelé presque aussitôt à la mairie de Toulouse. C’est comme maire d’une ville exaltée dans son royalisme, qu’il recevait le duc et la duchesse d’Angoulême au mois d’août, quelques jours après la seconde rentrée du roi. C’est aussi comme maire qu’il assistait, malheureusement impuissant, à une des premières scènes des réactions sanglantes qui envahissaient déjà le midi, au meurtre du général Ramel. C’est comme maire enfin qu’il était nommé député dans l’élection de la chambre en 1815. Qu’est-ce que M. de Villèle, à ce moment ? C’est un gentilhomme rural tiré de son obscurité par les événemens et poussé par un courant imprévu sur la scène publique, un royaliste aux idées encore peu coordonnées, mêlant à des réminiscences d’ancien régime je ne sais quel accent du terroir, un provincialisme assez prononcé. Il trouve toute simple une pétition de ses compatriotes du Languedoc demandant à « reprendre leur nom, leurs limites, leur administration provinciale, » et il est un peu confus quand M. le duc d’Angoulême répond à ces revendications naïvement surannées qu’on « préfère les départemens aux provinces. » En même temps, néanmoins, il y a chez ce Toulousain ému des événemens, une sagacité naturelle, un premier fonds d’expérience et de raison avisée, une promptitude singulière à saisir les affaires et même à les deviner. C’est ainsi qu’il tombe, élu de la veille, dans cette vie nouvelle de Paris, au lendemain de la Restauration, dans ce monde exaspéré, frémissant, — dont il va être avant peu l’un des chefs.


II

On entre ici dans l’action, au plus vif de ce drame où une majorité nommée pour affermir la monarchie dans ses conditions nouvelles commençait par l’ébranler. C’est l’histoire de cette première session de 1815 qui, à dire vrai, créait une situation fausse pour tout le monde : fausse pour les exaltés eux-mêmes qui, en croyant être les plus fidèles serviteurs du roi, devenaient bientôt une opposition presque factieuse ; fausse pour le gouvernement qui, à défaut de l’appui de ses redoutables amis, se trouvait conduit à se rapprocher des libéraux, des « modérés de tous les temps et de toutes les révolutions, » de tous ceux qui prenaient pour programme la réconciliation de la vieille royauté et de la France nouvelle.

A peine arrivé à Paris et jeté dans la fourmilière royaliste, M. de Villèle ne laissait pas de démêler la vérité des choses. Il voyait, non sans quelque secrète anxiété, tous ces députés nouveaux bien intentionnés, mais fougueux dans leurs opinions, indépendans jusqu’à l’indiscipline, disposés à tous les ombrages, à tous les emportemens. Il sentait l’incohérence et le danger d’une situation où des hommes dévoués, ils le croyaient ainsi, se défiaient du roi et de ses ministres, qui à leur tour se défiaient d’eux, et il écrivait à son père qu’il avait laissé à Toulouse : « Nous avons la majorité dans notre chambre ; mais les dispositions du roi et du ministère rendent notre position bien pénible. » Se reconnaître dans cette confusion, passer à travers toutes ces complications d’intérêts et de passions dans une assemblée novice, était difficile, et c’est là justement que le député de Toulouse commençait à entrer dans son rôle. Dès sa première apparition à la tribune, — c’était dans un débat où il avait l’occasion de défendre ses idées préférées sur les franchises locales et provinciales, — il avait frappé l’attention par la lucidité de son esprit, par la netteté simple et décidée de sa parole : « A merveille, lui disait le chevaleresque Hyde de Neuville, au moment où il descendait de la tribune, continuez ainsi, vous serez d’une grande utilité pour notre cause ! » Et maintenant, à mesure que se succédaient toutes ces questions irritantes, — et l’amnistie dont on voulait faire une proscription déguisée et graduée, et le règlement des créances arriérées, qui impliquait le respect des engagemens du passé, et les lois de répression concédées aux passions du temps, et le budget, et une nouvelle loi d’élections, — il prenait un ascendant croissant dans ces débats souvent orageux. Il était de toutes les réunions où les royalistes se concertaient pour l’action, de toutes les commissions de la chambre, — commission de l’amnistie, commission du budget, commission de la loi des élections. Il y déployait sans ostentation et sans bruit toutes les ressources d’un politique singulièrement avisé. Avant trois mois il était le conseiller écouté, le guide ou ce qu’on aurait pu appeler le leader de son parti, en même temps qu’un négociateur recherché par les ministres, fort embarrassés de traiter avec cette majorité d’ultras.

C’était une assemblée violente assurément, ce n’était pas une assemblée vulgaire, cette chambre de 1815, où les intérêts les plus graves de la monarchie se débattaient chaque jour entre des hommes qui se classaient par degrés, — les uns, M. de Serre, M. Lainé, M. Pasquier, M. Royer-Collard, sous le drapeau de la politique modérée porté par M. de Richelieu, — les autres, M. de Villèle, M. Hyde de Neuville, M. de Bonald, M. Corbière, sous le drapeau du royalisme pur et exclusif. L’originalité de M. de Villèle dans cette élite des débuts de la Restauration ne tenait pas à quelques-uns de ces dons supérieurs qui font la puissance d’un homme dans un parlement, même dans un parti. Il n’avait rien de dominateur. Il n’avait ni l’éclat entraînant de l’éloquence, ni les fascinations de la voix et du geste, ni la force de l’esprit philosophique, ni les séductions extérieures. Lamartine, qui avait plus que tout autre le sentiment de cette époque où il avait lui-même grandi, l’a peint comme il l’avait vu, avec son visage d’homme d’affaires attentif, son regard pénétrant, sa physionomie aiguë, son attitude grêle, avec sa parole qui, « sans éblouir jamais, éclairait toujours. » La jeune et libérale duchesse de Broglie, qui a laissé un journal intime semé de traits émus ou piquans sur les choses et les hommes du temps, a écrit un jour au sortir d’une séance où M. de Villèle et M. Lainé avaient parlé : « M. de Villèle est laid, il a le son de voix méridional et très nasillard. Il n’a point de grâce dans les gestes ni rien d’éloquent, mais son esprit est clair, juste et logique. Il débarrasse une question de tous ses alentours inutiles et trouve toujours le meilleur côté d’une mauvaise cause. Il a d’ailleurs une apparence de modération qui fait effet[3]… » Le secret de l’importance que M. de Villèle avait si rapidement conquise était dans cette modération dont il n’avait pas seulement l’apparence, dont il avait le goût, — dans la nature d’un homme fait pour les transactions de la politique.

Par quelques-uns de ses instincts ou plutôt par ses engagemens de parti, il tenait sans doute aux royalistes, au monde des ultras. Il partageait leurs préjugés, leurs impatiences de répression, leurs ressentimens contre tout ce qui venait de la révolution et de l’empire, contre la conspiration des cent jours, contre les bonapartistes et les jacobins. Il se prêtait dans une certaine mesure à leurs colères, à leurs revendications ; il gémissait avec eux de l’aveuglement et des faiblesses de M. de Richelieu, de la faveur de M. Decazes, qu’il accusait de perdre la Restauration et le roi. Par sa raison, il était éloigné des violences et des excès. L’exécution du maréchal Ney lui pesait visiblement, et il ne cachait pas le regret que le gouvernement n’eût pas su laisser sortir du royaume « le grand proscrit. » Il avouait le mal qu’avaient fait les amis imprudens des Bourbons, les royalistes, par des a prétentions ambitieuses et des allures hautaines. » Et même dans la chambre où il passait pour un ultra, il ne suivait pas toujours ses terribles amis dans leurs excentricités ; il les blâmait, il était souvent obligé de réparer leurs fautes. Il n’avait pas surtout tardé à comprendre qu’il n’y avait désormais rien de mieux à faire que de s’attacher à la charte, et il écrivait coup sur coup à son père : « Nous nous trouvons dans l’absolue nécessité de nous emparer de la charte qui est le seul point auquel puissent se rallier tous les Français… Le caractère des personnes qui doivent influer le plus sur nos destinées ne laisse de ressource au pays que dans la consolidation d’un gouvernement représentatif fortement constitué. C’est ce que je puis vous garantir comme en étant bien convaincu moi-même, et vous savez que je n’ai pas toujours été de cet avis. » C’était sûrement un royaliste décidé ; c’était aussi un tacticien, qui n’avait ni le royalisme d’imagination et d’ambition de M. de Chateaubriand, ni le royalisme aux passions implacables de M. de La Bourdonnaye, qui avait l’art de s’imposer par une raison éclairée, par une adroite et patiente habileté.

Il avait eu la fortune de trouver dès les premiers momens, dans cette chambre de 1815, un compagnon ou, si l’on veut, un complice dans un nouveau-venu comme lui, arrivant de Bretagne, comme lui de Gascogne, M. Corbière. Ils différaient, à la vérité, singulièrement de caractère. M. de Villèle était un méridional actif, délié, même assez facile, ceux qui subissaient son ascendant le lui reprochaient déjà ; M. Corbière était un rude Breton, entier, un peu paresseux, caustique, lettré, plébéien d’origine, gardant dans sa vie un certain sans-façon bourgeois qu’il devait porter plus tard jusqu’aux Tuileries, comme M. Royer-Collard qui se mouchait bruyamment devant le roi. Ces deux hommes avaient cependant plus d’un point de ressemblance : volontiers ils se disaient tous les deux « campagnards. » Avec des opinions royalistes très nettes, ils n’avaient pas les passions des émigrés. Ils n’étaient pas des hommes de cour, ils ne voulaient pas être des hommes de coterie. Ils se sentaient supérieurs par le talent au monde qui les entourait et qu’ils jugeaient. Ils avaient commencé ensemble leur campagne parlementaire, et bientôt ils ne faisaient plus rien l’un sans l’autre. Ils avaient noué une amitié qui a pu avoir depuis ses orages intimes et a résisté à tout. M. Hyde de Neuville, dans ses intéressans Mémoires, dit que, dans ces jours de 1815, « ils représentaient un centaure à deux têtes n’ayant qu’un corps pour le combat. » C’est beaucoup dire ; ils étaient au moins de ceux qui servent leur cause par l’intelligence et que les partis politiques acceptent volontiers pour chefs, parce que, selon la fine remarque de Lamartine, « en inspirant confiance aux passions de ces partis, ils les délivrent de l’étude de leurs affaires. » C’est ce qui avait fait leur succès politique et parlementaire dans un monde plus ardent qu’expérimenté.

Entrés inconnus dans la session de 1815, ils se trouvaient à l’issue de cette session des personnages publics considérés, recherchés dans les salons parisiens, chez M. de Montmorency, chez la duchesse de Lévis, chez la princesse de La Trémoille. M. de Villèle, en parlant avec un peu de complaisance du succès qu’on leur avait fait à lui et à son ami Corbière, a lui-même écrit : « Peu de soirs se passaient sans que nous fussions invités dans le faubourg Saint-Germain à quelque dîner ou à quelque réunion politique. Nous avions adopté l’un et l’autre pour règle invariable de ne jamais refuser de nous rendre à ces réunions, afin d’être au courant des projets et des dispositions de nos amis, mais de ne nous lier à aucune pour rester en dehors de toute coterie. » M. de Villèle était fêté dans les salons royalistes de Paris ; il était bien plus fêté encore à son retour dans sa bonne ville de Toulouse qui, toute fière des succès de son maire-député, lui préparait des ovations, et il est curieux de voir ce qu’en pensait au loin une personne à l’esprit fin et pénétrant, Mme de Rémusat, la femme du préfet, la mère de celui que nous avons connu. A Paris, M. de Villèle passait pour un ultra pur et simple ; à Toulouse, avec le préfet, il se montrait beaucoup plus modéré, sévère pour les ministres qui avaient tout gâté avec leurs lois mal conçues, passablement libre aussi à l’égard des exaltés de son parti et des propositions « sorties de ces cerveaux embrasés. » Mme de Rémusat, en racontant avec une légère ironie les triomphes toulousains du maire-député, écrivait à son jeune fils Charles, alors à Paris : « Hier soir, le maire est venu conférer avec votre père… Nous sommes demeurés tous trois ensemble, et nous avons fait une bonne et longue conservation. Il nous a dit quantité de choses curieuses ; il prétend que la chambre était des plus faciles à mener et qu’un ministre habile en aurait fait ce qu’il eût voulu… Enfin, je vous jure qu’il y a plus de bon sens dans cette tête-là que vous ne le croyez là-haut… » Et le jeune Charles de Rémusat, déjà un peu sceptique, mais fort libéral, répondait de Paris à son aimable mère, dont les lettres restent une des plus piquantes peintures de ces premiers temps de la Restauration : « On nous rit au nez quand nous disons du bien de M. de Villèle et que nous parlons de sa raison, presque de sa vertu. Son entrée triomphale (à Toulouse) a fait un bruit qui retentit encore…[4]. »


III

Lorsque M. de Villèle, à peine arrivé de Paris, avait avec M. et Mme de Rémusat ces conversations familières où il convenait de tout sans embarras, avouant les fautes et les emportemens de ses amis, sans ménager les ministres, il ajoutait « qu’on s’entendrait mieux à la prochaine session, qu’on se modérerait des deux côtés, que les députés avertis par l’état des provinces auraient plus de prudence. » Il ne savait pas que cette chambre qui avait vu naître sa fortune politique ne se réunirait plus, que la pensée de la dissoudre était déjà entrée dans les conseils du gouvernement. Elle y était entrée par l’adroite et souple influence du jeune ministre de la police, M. Decazes, fort de la faveur du roi, avec l’assentiment d’abord hésitant et inquiet de M. de Richelieu, de M. Laine, et aussi sous la pression de la diplomatie étrangère, surtout de M. Pozzo di Borgo qui ne cessait d’assiéger souverain et ministres de ses conseils libéraux. Le dernier mot de ce travail mystérieux était la dissolution par cette ordonnance du 5 septembre 1816, qui est restée une date de l’histoire, qui éclatait comme une déclaration de guerre à l’ultra-royalisme et à la petite cour toujours agitée de Monsieur : vrai coup de théâtre, discrètement et habilement préparé, qui avait pour objet et allait avoir pour résultat une sorte de révolution parlementaire par un déplacement de majorité au profit de la politique modérée du roi et du ministère ! A la première nouvelle de cette résolution hardie qui allait retentir dans sa province, M. de Villèle ne s’y méprenait pas. Il devait à ses succès de parlement et à sa popularité toulousaine d’être sûr de sa réélection ; mais il sentait bien que les mauvais jours revenaient pour le parti et que la chambre « introuvable » ne se retrouverait pas de sitôt. On entrait, en effet, par l’ordonnance du 5 septembre, dans un ordre nouveau, dans cette phase nouvelle où la politique modérée semblait triompher avec M. de Richelieu, avec M. Decazes, avec M. de Serre, avec le maréchal Gouvion Saint-Cyr, et où les ultra-royalistes, qui, la veille encore, formaient la majorité de la chambre de 1815, n’étaient plus qu’une minorité réduite à une opposition inégale et ingrate. Sortis des élections vaincus, diminués et surtout irrités, les ultras se retrouvaient dans les conditions les plus délicates. Ils avaient contre eux le roi, les ministres, les libéraux, les modérés, l’opinion du moment. Ils avaient en même temps, il est vrai, quelques avantages. Ils formaient une minorité assez compacte, une brigade solide, unie par le ressentiment. Ils gardaient toujours leurs intelligences et leurs appuis auprès du comte d’Artois. Ils restaient de plus après tout des royalistes fidèles, formant une sorte de réserve de la monarchie. Ils n’étaient pas assez nombreux ni assez puissans pour prétendre au pouvoir par l’action parlementaire ; ils étaient assez forts pour contenir ou embarrasser les ministres en les obligeant à compter avec eux, pour soutenir pied à pied la lutte contre la politique qui les traitait en ennemis, en attendant un retour de fortune toujours possible. C’est une campagne de plus de trois années qui s’ouvre au lendemain de la crise de 1816, et dans cette campagne traversée de bien des péripéties, M. de Villèle, loin de voir diminuer son importance, prend, au contraire, une autorité nouvelle et croissante. Il est plus que jamais recherché, consulté ou ménagé par les ministériels eux-mêmes comme le plus sensé des ultras, par les royalistes comme le plus sûr des guides.

Ce n’est plus ici le chef encore novice d’une majorité passionnée et incohérente. C’est un chef d’opposition déjà éclairé par une première expérience, réduit à reprendre tout un travail de patience et de tactique pour rallier ses amis, pour relever la fortune de sa cause. A peine rentré dans la chambre, il ne se faisait que peu d’illusions. Il sentait l’impuissance momentanée de son parti décimé par la défaite. Il écrivait à celle qui était toujours sa première confidente et souvent sa conseillère, à Mme de Villèle : « La proportion des forces respectives dans la chambre est du tiers pour nous et des deux tiers contre. Nous ne sommes pas plus de soixante pouvant parfaitement compter les uns sur les autres. À ce nombre, il faut ajouter une trentaine de royalistes moins prononcés qui voteront habituellement avec nous. Enfin quand nous aurons dix fois raison, une trentaine de membres du parti opposé, de meilleure foi et moins passionnés que les autres, nous donneront de temps en temps la majorité. Voilà bien réellement où nous en sommes. L’alliance des révolutionnaires et des aspirans au ministère avec les ministériels purs va fort bien jusqu’à présent. Ils s’entendent tous à merveille contre nous… » La difficulté était de manœuvrer dans une situation singulièrement compliquée, d’éviter les précipitations en profitant des fautes ou des divisions des vainqueurs, de tenir ferme sans rien compromettre par de fausses tactiques. C’est le rôle des royalistes et de leurs chefs pendant ces années du règne de la politique libérale, — 1816-1820, — où la lutte se renouvelait sans cesse contre la loi des élections de 1817, contre la loi de recrutement de 1818, contre les budgets, contre le rappel des bannis, contre les choses et les hommes. M. de Villèle, entre tous, menait avec autant de dextérité que de persévérance cette campagne de tous les instans, partageant la peine avec son ami Corbière. « Le métier que je fais, écrivait-il, est fort pénible et bien fatigant. C’est bien autre chose que l’an passé. Il faut sans cesse monter à la brèche, toujours sans résultats, et nous avons bien peu de monde pour nous relever. Le tour des mêmes revient trop souvent[5]. » Et si on lui reprochait de trop se prodiguer, il répondait vivement même à Mme de Villèle : « C’est bon à dire du coin de son feu. Quand les soldats sont repoussés à la brèche et se découragent, les capitaines sont obligés d’y monter, même avec la certitude d’y être blessés… Vue de loin et après coup, la partie paraît aisée à conduire ; elle offre plus d’embarras dans l’incertitude de la mêlée. » C’est en quelques mots tout l’art du chef de parti.

Physionomie curieuse d’homme public qui ne se dégage que par degrés de cette « mêlée » où passent bien d’autres figures d’un plus saisissant relief. Cette opposition royaliste, formée de ce qui restait de la majorité de 1815, avait ses représentans aux traits divers et accentués : et Chateaubriand avec ses véhémences de polémique et ses violences dans la fidélité, avec son génie fait d’ambition et de dédain apparent des grandeurs, d’orgueil et d’imagination, « rêvant des plans de conduite comme des plans d’ouvrages, selon le mot de Mme Récamier, et faisant des phrases sonores ; » et M. de La Bourdonnaye, esprit dominateur et absolu, homme de parti implacable, indépendant jusqu’à l’indiscipline ; et M. de Bonald, l’intègre philosophe, l’oracle d’une nouvelle politique sacrée, le restaurateur idéal du trône et de l’autel ; puis les hommes de cour, les Jules de Polignac, les Mathieu de Montmorency, les La Rochefoucauld, puis les Sallaberry, les Castelbajac, les Josse de Beauvoir, et dans un autre ordre, un ancien préfet de l’empire devenu ultra, Fiévée. Ils avaient leurs réunions chez un député oublié depuis, alors presque célèbre, M. Piet. Chateaubriand, qui ne s’est jamais fait faute de railleries et de dédain à l’égard de ses anciens amis, a écrit : « Nous arrivions extrêmement laids, et nous nous asseyions en rond autour d’un salon éclairé d’une lampe qui filait. Dans le brouillard législatif nous parlions de la loi présentée, de la motion à faire, du camarade à porter à la questure, aux diverses commissions. Nous débitions les plus mauvaises nouvelles, nous disions que les affaires allaient changer de face. » Ils passaient leur temps chez M. Piet, comme dans le Conservateur illustré par les polémiques de Chateaubriand, à prédire les catastrophes, à prouver que la politique du 5 septembre perdait la monarchie. Ils ménageaient à peine le roi ; ils n’avaient pas assez de colères contre le ministre en qui ils voyaient un ennemi public, le favori, M. Decazes, qu’ils accusaient de préparer des révolutions nouvelles, de livrer la France aux révolutionnaires et aux bonapartistes. M. de Villèle partageait jusqu’à un certain point les opinions et les craintes de ces royalistes dont il était l’ami et l’allié ; il restait avec eux puisqu’il était leur chef, — il ne partageait qu’à demi leurs passions ou leurs préjugés.

Il faisait sa guerre à lui, une guerre de méthode et de tactique, en homme qui n’avait ni l’éclat de talent d’un Chateaubriand, ni le lustre de naissance d’un Mathieu de Montmorency ; mais il n’avait pas non plus leurs emportemens ou leurs faiblesses, et se créait à lui-même son rôle et son ascendant par sa supériorité dans les affaires, par une action de tous les instans. Plus que jamais il marchait d’intelligence avec « l’ami » Corbière, son plus intime confident, son compagnon de lutte et de succès. « Nous continuons à être bien liés tous deux, écrivait-il ; s’il ne revient pas l’année prochaine, je ne sais en vérité comment je ferai sans lui. Les nouveaux-venus et un grand nombre des nôtres sont des paresseux qui ne font rien. » Il ne se fiait qu’à Corbière, il n’avait peut-être pas une trop haute opinion de l’aristocratie de son parti. Mme de Rémusat, en femme d’esprit, remarque que ce défenseur ou cet allié de la noblesse faisait adroitement des nobles ses instrumens, que le fond de sa pensée était le mot du comte Almaviva au sujet d’une pièce de théâtre : le gentilhomme y mettra son nom, le poète son talent ! Et elle ajoutait : « Voilà l’idée de l’homme… Il voudrait cette espèce d’amalgame qui offrirait, dit-il, une garantie pour tout le monde. Je ne sais si vous ne trouverez pas ceci par trop fin et si vous me comprendrez. » C’était finement vu et d’une vérité piquante ; seulement « l’amalgame » n’était pas facile. M. de Villèle, dans tous les cas, en laissant aux gentilshommes l’honneur de mettre leur nom à la « pièce, » se réservait bien en effet de ne pas leur en laisser la direction. Il n’avait pas sur eux assez d’illusions. Il était homme à écrire un jour : « La race des hommes de haut rang est abâtardie, on ne trouve chez eux aucune ressource, aucune capacité ! .. »


IV

A mesure que les années passaient et que la lutte des partis se déroulait avec ses alternatives, cependant, tout changeait de face. La politique du 5 septembre avait eu le temps de se manifester dans ses traits caractéristiques, par ses actes et par ses lois, surtout par cette loi électorale de 1817 dont les combinaisons, — élection directe, cens de trois cents francs, renouvellement partiel de la chambre, — préparaient la prépondérance de la bourgeoisie. Les ministères qui se succédaient avec M. de Richelieu, avec M. Dessolles, toujours avec M. Decazes, qui s’efforçaient de maintenir un certain équilibre entre les partis extrêmes, ces ministères se sentaient entraînés par un courant qu’ils avaient créé ou favorisé ! Qu’en résultait-il ? une situation libérale ne pouvait produire que des conséquences libérales, l’accélération d’un mouvement libéral qui devenait bientôt embarrassant pour les ministres eux-mêmes en donnant de nouveaux griefs, une force nouvelle à l’opposition royaliste. A peine en était-on à la première application de la loi de 1817, au premier renouvellement partiel, la vérité éclatait. Le scrutin, en décimant les royalistes, ramenait dans la chambre les chefs libéraux les plus avancés, La Fayette, Manuel, Benjamin Constant. Premier signe ! — Qu’était-ce donc lorsque, l’année suivante, une élection nouvelle grossissait le contingent des libéraux et envoyait comme député au roi Louis XVIII un régicide, l’abbé Grégoire ! Il devenait évident qu’avant peu, le simple jeu de la loi électorale devait faire entrer au parlement une majorité libérale, ou, pour mieux dire, semi-révolutionnaire, semi-bonapartiste, avec laquelle la monarchie ne pourrait vivre.

C’était la logique d’une situation qui se dégageait par degrés, et de ce mouvement, peut-être gros de périls, naissait une question qui ne tardait pas à devenir une obsession pour les esprits prévoyans. Pouvait-on laisser se prolonger cette expérience d’une loi d’élections qui menaçait de livrer presque à jour fixe la Restauration à ses ennemis ? Le gouvernement, après avoir donné des gages de libéralisme dont on se servait contre lui, contre la monarchie, ne devait-il pas songer à conjurer ces fatalités révolutionnaires renaissantes en se repliant vers les royalistes, en s’entendant avec eux dans un intérêt conservateur ? Une première fois, dès 1818, au moment où, encore président du conseil, il négociait à Aix-la-Chapelle avec les souverains de l’Europe la libération du territoire français, M. de Richelieu avait été surpris autant qu’ému de la recrudescence libérale attestée par l’élection de La Fayette, de Manuel, et il était revenu à Paris avec la résolution de changer la loi électorale, de donner ce gage aux royalistes. Il avait essayé de convertir ses collègues, M. Decazes, M. Lainé, M. Pasquier, M. Mole, à son opinion ; il n’avait trouvé que divisions dans le conseil. Pressé de refaire son ministère, il n’avait point hésité à appeler auprès de lui M. de Villèle, qui s’était prêté à ces négociations[6]. M. de Richelieu n’avait réussi ni à rallier ses anciens collègues à ses vues ni à faire un cabinet avec les royalistes. Le seul résultat de cette crise intime et laborieuse avait été la formation d’un ministère nouveau, décidément favorable au maintien de la loi électorale, plus que jamais libéral avec M. Decazes, avec M. de Serre, qui portait le feu de son âme et de son éloquence au pouvoir. Qu’arrivait-il alors ? Avant qu’une année fût passée, l’élection de Grégoire, bien autrement significative, bien autrement retentissante que celle des Sébastiani, des Foy, des Lambrecht, ramenait aux mêmes problèmes, aux mêmes anxiétés.

Ceux qui un an auparavant avaient pris ou gardé le pouvoir pour maintenir la loi électorale en étaient désormais à l’abandonner, à sentir le danger comme M. de Richelieu l’avait senti. M. Decazes lui-même ne défendait plus la loi. M. de Serre, avec son imagination ardente, rêvait une vaste réforme constitutionnelle qui réaliserait le miracle de garantir à la fois les libertés et la monarchie battue par le flot révolutionnaire. M. de Villèle, appelé de nouveau à Paris à la veille de la session, reparaissait comme le plénipotentiaire du royalisme alarmé et mécontent. Ainsi, par un étrange retour, par une secrète force des choses, le mouvement inauguré au 5 septembre revenait pour ainsi dire sur lui-même. Les royalistes, refoulés depuis trois ans dans la minorité, naguère encore combattus et traités en ennemis par les ministres, désavoués par le roi, reprenaient position. On les craignait encore, on ne voulait pas « tomber sous leur dépendance, » — on sentait le besoin de négocier avec eux. On avouait que tout le mal venait de la division des royalistes, que par peur des « ultras » on s’était « posté un peu trop en avant sur la ligne opposée[7]. » L’évolution suivait son cours, — en attendant le coup de foudre qui allait la précipiter, — et c’est ici, c’est dans ce travail obscur, compliqué et tourmenté, que M. de Villèle a un rôle décisif, grandissant dans son parti, dans les affaires publiques.

Je voudrais préciser cette situation à la veille d’une de ces catastrophes qui éclairent parfois d’une lueur sinistre les crises politiques d’un pays et décident des événemens. En réalité, parmi ces royalistes qui depuis trois ans formaient une opposition redoutable, il y avait toujours deux courans, deux esprits. Il y avait les royalistes irrités et emportés qui gardaient l’inguérissable blessure du 5 septembre et le ressentiment de la disgrâce qui les frappait, dont le roi lui-même ne leur ménageait pas les témoignages. Ils n’admettaient ni trêve ni merci dans la guerre implacable qu’ils poursuivaient contre des ministères ennemis. Ils ne demandaient pas à M. Decazes des concessions, ils ne lui demandaient que de s’en aller. Ils prétendaient arracher de haute lutte au roi son favori, aux libéraux un complice, un protecteur d’autant plus dangereux qu’ils le savaient habile, fertile en expédiens, puissant auprès du souverain. Avec M. Decazes, c’était la guerre à outrance. Contre lui, tous les moyens étaient bons pour des adversaires sans scrupule. Ils avaient même, disait-on, contribué à l’élection de Grégoire dans l’espoir de pousser à bout le roi et d’embarrasser le gouvernement. Il y avait aussi les royalistes plus mesurés, qui, en restant fidèles à la cause, se défendaient de faire de la politique avec leurs colères, évitaient d’offenser le roi et de tout pousser à l’extrême, ménageaient des ministres comme M. Lainé ou M. de Richelieu, et ne refusaient pas de se prêter aux transactions qui leur sembleraient possibles ou utiles. M. de Villèle avait toujours été de ceux-ci. Il n’était un ultra que de nom. Tempérament politique, esprit pratique et sensé, il s’épuisait à résister aux emportemens de ceux qu’il appelait les « camarades, » à réprimer leurs violences et à détourner leurs coups de tête. Plus on allait, plus les dissentimens devenaient vifs, et une des curiosités du temps est certainement la position de M. de Villèle dans cette armée royaliste dont il était le chef, souvent subi avec impatience, assailli de contestations intimes, mais en définitive toujours reconnu.

C’est par le fait dans son propre parti que M. de Villèle rencontrait le plus de défiances et même parfois de soupçons injurieux. On l’accusait tour à tour d’ambition, de faiblesse, si ce n’est de trahison. Un de ses amis toulousains, royaliste ardent, écrivait à Mme de Rémusat : — « Il a la tête tournée, non des triomphes de Toulouse, qu’il dédaigne, mais de ceux de Paris. Le titre de chef de l’opposition l’enivre. Il n’épargnera rien pour le conserver ; toutes les opinions lui seront bonnes pourvu qu’il y parvienne… » — Une autre fois, c’était au désir d’être ministre qu’on l’accusait de tout sacrifier ! Mme de La Trémoille, dont le salon était le rendez-vous des « ultras, » et qui avait beaucoup aimé, disait-elle, M. de Villèle, se lamentait de son influence et de sa défection, qu’elle attribuait tout simplement à une impatience de pouvoir. — « Qui voulez-vous au ministère, disait-on à MM. de Sallaberry, de La Bourdonnaye et Castelbajac, les hérauts bruyans des ultras, voulez-vous M. de Richelieu ? — Fi donc, répondaient-ils, il a fait le 5 septembre. — Et M. Lainé ? — C’est un révolutionnaire. — Et Villèle ? — Nous n’y comptons plus, il nous trahit depuis quelque temps… » — Et les journaux du parti parlaient avec une bien autre violence. M. de Villèle n’ignorait pas ce qu’on disait de lui : il se sentait entouré de soupçons et de défiances dans ce monde des journaux et des salons ultras. Une suivait pas moins son système sans trop se laisser ébranler, acceptant, s’il le fallait, les occasions de traiter avec les ministres et d’être utile, prêt à recevoir une nouvelle loi des élections, fut-ce des mains de M. Decazes, refusant de s’allier à ceux qui marchandaient les douzièmes provisoires au ministère du roi.

Chaque jour M. de Villèle avait à tenir tête à cette opposition qu’il rencontrait dans son propre camp : ses lettres à Mme de Villèle, pendant la session de 1819-1820, sont le journal de ces guerres intestines de parti : — « Tu me demandes, écrit-il, où j’en suis avec ceux de mes camarades qui tendaient vers des mesures exagérées. La Bourdonnaye ne me parle plus, ni moi à lui ; mais il est seul et n’a pu, à ce qu’il paraît, entraîner personne dans son parti… Castelbajac est tout à fait comme auparavant, seulement nous nous voyons moins souvent… Chateaubriand, de son côté, boude et dit qu’il renonce à la politique, puisqu’on ne veut pas faire la guerre à outrance… » — Parfois, il a des mouvemens d’impatience et laisse échapper ses amertumes : — « Les royalistes, dit-il, m’ennuient avec leurs exigences et leurs exagérations. Ils voudraient faire tout faire à la chambre comme si nous étions en majorité ! Ils s’en prennent à nous de leur impuissance et ils ne voient pas que, quand on a le roi, la législature et la corruption publique contre soi, il ne reste qu’à souffrir en faisant son devoir ou d’y manquer en conspirant, car pour vaincre légalement, cela est impossible… » — Un jour, il fait le récit d’une scène des plus vives qu’il vient d’avoir avec le général Donnadieu, qui ne parlait que de tout refuser au gouvernement ; un autre jour, il raconte une quasi-rupture avec le Conservateur à l’occasion d’un article presque révolutionnaire de Chateaubriand. Il se débat avec ces contradictions de tous les instans qu’il n’évite qu’en finissant par s’abstenir d’aller jusque dans les réunions mondaines : — « Il y a un temps infini, écrit-il à Mme de Villèle, que je ne suis allé chez la princesse de La Trémoille. Elle m’en a fait faire des reproches ; mais c’est la maison où l’on prêche le plus contre la sagesse de notre conduite et pour pousser à l’exagération la plus absurde. On ne m’y épargne pas personnellement ; je ne me soucie point d’y aller. Ces braves gens ne trouvent pas le royalisme représenté dans la chambre : qu’ils en envoient d’autres pour le défendre selon leurs passions. J’en serais fâché pour les intérêts publics qui seraient bientôt compromis par ces têtes-là, mais quant à mon intérêt personnel, il est tout à fait d’accord avec leurs vues. Je ne demande pas mieux que de ne plus être chargé d’une cause que je ne pourrais plus défendre par la raison et la sagesse. » — Sa position devenait de plus en plus singulière dans son parti, non pas peut-être à la chambre où il gardait son ascendant sur la masse des royalistes, mais dans les « salons du faubourg Saint-Germain et même au château, » où on le traitait, disait-il, comme un « gobe-mouche, » comme un « temporiseur » et un « modéré » dont on ne devait pas écouter les avis.

Un des plus singuliers incidens de ces luttes intimes était un commencement de scission de M. de Villèle avec l’homme sur qui il comptait le plus, celui qui passait pour l’inséparable, l’ami Corbière lui-même. On avait entouré, flatté et capté le « rude Breton » en excitant ses susceptibilités et peut-être un peu sa vanité. On avait tout fait pour le gagner à la politique de la « guerre à outrance. » — On avait fini par le décider à refuser, aux derniers jours de l’année, les douzièmes provisoires au gouvernement : obtenir de lui ce premier gage d’irréconciliabilité, le séparer de M. de Villèle, c’était le triomphe des ultras. C’était aussi un coup sensible pour M. de Villèle, qui ne s’inquiétait qu’à demi des boutades de génie de Chateaubriand ou des colères de M. de La Bourdonnaye, mais qui sentait vivement la défection de son compagnon le plus intime et jusque-là le plus fidèle. Il en était troublé, sans être disposé néanmoins à subir la pression de l’ultra-royalisme. Aux momens les plus vifs, il inscrivait dans les notes de son Journal : « 22 décembre. — Dîné chez M. le vicomte de Montmorency avec Corbière, que j’ai la douleur de voir en opposition avec mes idées sur la marche à suivre… 26 décembre. — Été à la réunion Piet, où j’ai pu m’apercevoir du mauvais effet produit par les criailleries de tous les fous et intrigans qui clabaudent dans les salons contre notre vote des six douzièmes. L’erreur de Corbière en cette occasion nous fait beaucoup de tort et à moi grand chagrin… » — Et bientôt, en relevant avec amertume tout ce qu’on tentait contre lui dans le parti, il ajoutait dans une lettre à Mme de Villèle : — « Tout cela me touchait peu et j’allais droit… lorsque cette intrigue détestable s’est attachée à capter Corbière : on a réussi d’abord à lui faire voter le rejet des douzièmes. Depuis il en est venu peu à peu à être un des plus exagérés parmi les nôtres et je crains bien qu’après avoir été liés comme nous l’étions, nous ne soyons bientôt au-delà de l’indifférence. Juge de tout ce qu’une telle situation a de pénible pour moi… » — Ce fut un instant une crise assez vive. Corbière n’était pourtant qu’un dissident de passage ou de circonstance. Il avait cédé à un mouvement d’humeur et à des obsessions. Il ne tardait pas à revenir, « un peu honteux » de l’aventure, à la vieille amitié que les événemens allaient encore resserrer et fortifier. Au fond, avec son vigoureux sentiment provincial et bourgeois, il ne se faisait pas plus d’illusions que M. de Villèle sur les ultras, et, comme lui, il se laissait aller à dire en parlant de ces terribles « camarades » : — « Vous ne savez pas ce que c’est que de labourer avec ces gens-là et la peine qu’il faut se donner pour leur faire comprendre quelque chose qui ait le sens commun… »

Est-ce donc que M. de Villèle, dans ses résistances à la fronde des salons et dans ses velléités modératrices, cédât à des impatiences de pouvoir, comme on le disait perfidement, qu’il fut prêt à changer de camp pour passer au camp ministériel, — à l’ennemi, à M. Decazes, comme on l’insinuait ? M. de Villèle a été, au contraire, un des politiques qui ont eu au plus rare degré les dons et le tempérament du chef parlementaire. C’était l’homme des chambres et de son parti. Il restait attaché à la fortune du parti, à la cause royaliste pour triompher ou succomber avec elle. Il ne se séparait pas de ses amis, même en leur résistant ; mais il n’entendait pas subir leur joug, et s’il pouvait leur faire des concessions qui devaient un jour le perdre, il ne voulait pas pour le moment mettre une campagne difficile à la merci de leurs emportemens et de leurs fantaisies. Il avait sur eux l’avantage d’un esprit de conduite et d’une expérience que quatre années de vie parlementaire avaient singulièrement développés depuis 1815. Il restait un opposant décidé qui évitait de se compromettre dans ce qu’il appelait les « traitailleries ; » il ne se croyait pas obligé de faire une opposition irréconciliable, aventureuse et personnelle. Il ne s’amusait pas à appeler tous les jours M. Decazes « un traître, » il n’en croyait pas un mot ; il se bornait à penser et à dire que M. Decazes « était entraîné par son insuffisance, sa légèreté et ses passions. » Il refusait absolument de se prêter à une politique de parti qui prétendait à chaque instant jouer le tout pour le tout et ne craignait pas, sous prétexte de servir la bonne cause, d’être révolutionnaire dans ses votes, de tout pousser à l’extrême sans s’inquiéter du lendemain. Il a pu dire depuis et il en avait le droit : — « Je n’ai jamais été de ceux qui voulaient le bien par l’excès du mal ; c’est un triste remède et il est criminel de l’employer. » — C’est l’homme qui, après avoir dirigé comme vice-président quelques séances tumultueuses de la chambre avec une modération dont la gauche elle-même avait été étonnée, pouvait écrire dans l’intimité : — « Quant à moi, l’impartialité ne me coûte rien. Je ne vois que la réussite des affaires dont je suis chargé et n’y mets pas la moindre passion contre les individus. Je suis né pour la fin des révolutions ! » Être né pour la fin des révolutions, le mot pouvait paraître ambitieux ! Ce chef d’opposition modérateur de son parti avait du moins l’art de saisir les circonstances, de ne demander à une situation que ce qu’elle pouvait donner, et c’est ainsi qu’aux derniers jours de 1819, au lendemain de l’élection de Grégoire, il n’hésitait pas à suspendre les hostilités pour une réforme de la loi des élections. Il ne s’engageait pas encore, il se tenait en observation, attendant ce que le gouvernement avait à proposer, contenant ceux qui ne voulaient rien accepter, pas même une bonne loi des mains de M. Decazes. C’était, d’ailleurs, un moment critique où l’on sentait la nécessité de prendre un parti et où toutes les résolutions devenaient difficiles, où par surcroît celui qui avait conçu le généreux projet de concilier la monarchie et la liberté, celui qui était l’âme du ministère, M. de Serre, venait d’être frappé par la maladie qui l’éloignait momentanément de la scène. M. Decazes restait seul à se débattre dans une situation inextricable, toujours soutenu par la faveur du roi, s’efforçant de gagner les royalistes par des promesses et, d’un autre côté, évitant de s’aliéner les libéraux, ses amis les doctrinaires, M. Royer-Collard, M. Guizot, M. de Barante, qui s’inquiétaient déjà des progrès de la réaction royaliste. Il n’avait guère, pour le seconder, que M. Pasquier, devenu ministre des affaires étrangères dans le dernier renouvellement du cabinet. Esprit délié, rompu aux affaires et aux expédiens de la politique, royaliste sans fanatisme, libéral sans illusions, M. Pasquier avait quitté une première fois le pouvoir avec M. de Richelieu, précisément pour avoir voulu réformer la loi des élections. Il venait de rentrer aux affaires prêt à la sacrifier, plus décidé que M. Decazes, et par lui les négociations restaient ouvertes avec M. de Villèle, qui inscrivait dans ses notes : — «… M. le vicomte de Montmorency est venu me proposer d’aller demain chez lui, où se rendrait M. Pasquier pour recevoir, dit-il, une communication importante, sans doute relative à la loi d’élection. J’ai renvoyé à faire ma réponse lorsque j’aurai pu en conférer avec Corbière. — Après avoir reçu trois commissionnaires pour nous presser de nous rendre, nous avons eu une conférence sur la loi d’élection avec M. Pasquier avant dîner et une seconde après. » Il ajoutait, d’ailleurs, que les avis des ministres variaient d’un jour à l’autre, qu’on ne savait jamais sur quoi on pouvait compter. En un mot, l’anarchie des esprits passait dans ces préliminaires obscurs, jusque dans l’État. Sauf cette idée vague et générale qu’il y avait quelque chose à faire, tout restait incertain, lorsque, le 13 février 1820, dans une nuit de fête à l’Opéra, éclatait le coup de foudre qui confondait toutes les prévisions, tous les calculs, menaçant d’emporter toutes les combinaisons, les projets, peut-être les espérances de la monarchie, et tout d’abord M. Decazes lui-même. L’assassinat du duc de Berry poignardé par un fanatique inconnu changeait subitement la face des choses et créait une situation nouvelle, sinistre, où tout le monde se sentait frappé.

Jusque-là M. Decazes, en dépit de tous les assauts, avait tenu ferme, adossé au trône, couvert de la protection affectueuse du roi. Il tenait ferme depuis quatre ans, faisant de l’équilibre entre les partis une politique, opposant tour à tour les libéraux aux royalistes, les royalistes aux libéraux, représentant, après tout, une idée juste, l’idée de la réconciliation de la société nouvelle et de la royauté. L’élection d’un régicide l’avait atteint dans son crédit sans l’ébranler encore. L’assassinat du duc de Berry le livrait, affaibli et désarmé, à l’exaspération des partis, à la fureur des salons. Ce meurtre cruel d’un prince sur qui reposaient les dernières espérances de la monarchie provoquait dans le monde royaliste l’explosion de tous les ressentimens et de toutes les haines contre le ministre qui laissait la dynastie sans défense ; il suscitait surtout aux Tuileries même, autour de Louis XVIII, la conjuration pathétique des émotions de famille, des larmes, de la pitié, des adjurations de Monsieur, père de la victime, de la duchesse d’Angoulême, de la duchesse de Berry, qui entouraient le roi et le suppliaient de les préserver, de sacrifier le présomptueux favori à la sûreté du trône. Drame étrange qui se déroulait pendant ces quelques jours de février 1820 où se heurtaient toutes les passions, où se débattaient peut-être l’avenir de la monarchie et, dans tous les cas, le sort d’une politique, du premier ministre chargé et accablé de toutes les responsabilités !


V

« Qui lui succédera ? Que mettra-t-on à la place de ce qui est ? C’est ce que j’ignore, » écrivait M. de Villèle dans ces heures d’anxiété où rien n’était encore décidé. M. de Villèle ne le savait pas, nul ne le savait plus que lui et ne pouvait encore voir clair dans ce lugubre imbroglio.

Au premier instant, il est vrai, M. Decazes, confiant dans la fortune, avait paru ne pas se croire menacé, et, préoccupé uniquement du péril public, il avait cru tenir tête à l’orage en proposant quelques mesures d’exception : suspension de la liberté individuelle, censure des journaux, sans parler de la loi des élections qui viendrait plus tard. Bref, il demandait une dictature de circonstance ; mais il avait trop présumé de son crédit et ne comptait pas avec la situation violente créée par le crime mystérieux du 13 février. Il ne pouvait, même avec les lois de sûreté, désarmer les royalistes déchaînés contre lui. De ces royalistes, les uns, comme M. Clausel de Coussergues, allaient jusqu’à l’accuser de complicité dans l’assassinat du duc de Berry et jusqu’à réclamer sa mise en accusation ; les autres refusaient de remettre entre ses mains suspectes de nouvelles armes d’arbitraire dont il pourrait encore une fois se servir contre eux. Les plus modérés, et M. de Villèle ne cessait d’être de ceux-là, croyaient son règne fini, sa politique épuisée, condamnée par l’événement ! D’un autre côté, M. Decazes ne pouvait pas plus compter sur les libéraux, les doctrinaires, dont il avait si souvent recherché l’alliance, même l’amitié, et qui auraient été intéressés à le soutenir, à faire la part des circonstances, à l’aider à traverser cette redoutable crise. Partagés entre le sentiment d’un péril insaisissable, la crainte des ultras, le regret d’un ministère ami et la répugnance pour toute mesure d’exception, les libéraux se débattaient dans leur impuissance troublée, se refusant à tout et n’offrant plus qu’un appui douteux ou suspect. De sorte que M. Decazes se trouvait à la fois menacé par les royalistes, à peu près abandonné par les libéraux, — et de plus atteint dans sa faveur auprès du roi, déjà ébranlé par les plus intimes influences de cour conjurées pour sa perte. Avant d’avoir rien tenté, il était déjà fini, il n’était plus l’homme de la situation !

A défaut de M. Decazes disparaissant dans l’orage, que restait-il donc ? Un ministère de pur royalisme n’était pas possible, il n’était pas encore mûr. Louis XVIII pensait, d’ailleurs, avoir assez fait déjà en livrant M. Decazes comme rançon de la paix de famille, il n’aurait pas admis du premier coup dans ses conseils les ennemis de l’homme qu’il regrettait, les plus ardens adversaires de sa politique. Il ne restait qu’un nouveau ministère Talleyrand ou un nouveau ministère Richelieu, — deux combinaisons, dont l’une, au moins, la première, n’était qu’une intrigue.

Depuis plus de quatre ans, depuis qu’il avait été obligé de quitter les affaires devant la chambre de 1815, M. de Talleyrand, tout plein des souvenirs de son grand rôle dans la Restauration et au congrès de Vienne, était un mécontent. Il passait sa vie à rôder autour du pouvoir, flattant tour à tour les libéraux ou les ultras, cherchant à se faire un parti, attirant l’attention par l’éclat de ses réceptions, et croyant toujours, à chaque incident nouveau, toucher au but de ses ambitions. Naturellement, la crise ouverte par la mort du duc de Berry lui paraissait l’occasion qu’il ne cessait d’attendre. Plus que jamais il se croyait l’homme du moment. Chose curieuse ! Il le pensait si bien qu’il se donnait l’air d’un premier ministre préparant son cabinet et qu’il envoyait un de ses amis, M. de Castellane, auprès de M. de Villèle pour lui offrir un portefeuille. M. de Villèle, quoiqu’il ne vît, disait-il, qu’un coin du tableau, était trop au courant des choses pour se prêter à cette comédie d’une fatuité supérieure et ne répondait même pas. Il connaissait l’invincible antipathie de Louis XVIII pour son ancien plénipotentiaire à Vienne. Il savait que le roi ne se résignait à se séparer de M. Decazes, — en le faisant duc, en l’envoyant de plus comme ambassadeur à Londres, — que si le duc de Richelieu acceptait la succession, et que M. de Richelieu, après s’être défendu en désespéré de rentrer au pouvoir, venait de céder aux instances de Monsieur, qui avait fait un émouvant appel à sa loyauté et à son dévoûment. Au moment où M. de Talleyrand offrait des portefeuilles, c’était déjà fait ; M. de Villèle le savait, il écrivait, dans ces jours troublés, à Mme de Villèle : « Tout était décidé dès dimanche matin. Tu dois penser combien il était curieux, pour ceux qui le savaient, de voir marcher au milieu de tout cela l’intrigue Talleyrand, se croyant elle-même au moment d’aboutir et proposant des ministères au sortir de la messe du roi. » Le roi ne s’était rendu qu’à la condition que le duc de Richelieu consentirait à redevenir premier ministre, et M. de Richelieu ne s’était rendu à son tour qu’à la condition de garder, sauf M. Decazes, tous les autres ministres : M. de Serre, M. Pasquier, M. Roy, le général de Latour-Maubourg, avec l’assurance de n’avoir plus à se débattre contre l’opposition intime du comte d’Artois.

Né d’une situation tragique, ce second ministère Richelieu se formait pour dénouer une crise extraordinaire, pour couvrir la royauté, pour rétablir, s’il le pouvait, la paix entre les royalistes. Ce n’était peut-être pas une solution, c’était tout au moins un ministère de circonstance et de nécessité. Dès le premier moment, M. de Villèle, quant à lui, n’avait point hésité à se déclarer tout haut ministériel, à promettre son appui au duc de Richelieu. « Nous nous sommes faits, Corbière et moi, ministériels, écrivait-il à Mme de Villèle. Le duc de Richelieu nous a envoyé chercher par Lainé. Aussitôt qu’il nous a vus, il nous a pris par la main ; il nous a dit… qu’il fallait user de beaucoup de ménagemens pour conserver la majorité dans la chambre, mais que son intention était de faire tous ses efforts pour rallier franchement les royalistes au roi et le roi aux royalistes ; que les uns et l’autre se perdaient par leur division, et qu’il fallait qu’elle cessât. Nous lui avons répondu que c’était notre désir et notre besoin de tous les temps, que nous le seconderions de toutes nos forces… » Ce n’était cependant pas facile, et plus que jamais M. de Villèle avait à compter avec ses amis, ces « malheureux royalistes, » comme il les appelait, qu’on travaillait de toutes les manières pour les pousser à de nouvelles folies. « Hier soir, poursuivait-il, Corbière et moi réunis, nous avons eu une peine infinie à ramener nos amis, qui voulaient continuer à tout rejeter, comme sous M. Decazes. Nous avions beau leur demander où cela les mènerait, ils étaient peu touchés de nos observations et demandaient à leur tour où ils arriveraient en soutenant un système aussi débile que celui-ci. La vérité est que notre situation, dans cette chambre et avec ce gouvernement, est hérissée de difficultés. »

C’est qu’en effet, même à l’abri d’un nom symbole de loyauté, la situation n’était ni aisée ni claire, et si M. de Villèle agissait avec la prudente raison d’un homme qui ne voulait pas trop exiger, de peur de tout compromettre, les ultras, avec l’instinct ombrageux des partis violens, ne se trompaient qu’à demi dans leurs défiances. M. de Richelieu était certainement sincère lorsqu’il voulait réconcilier les royalistes, qui, tous réunis, disait-il, n’étaient pas trop forts pour tenir tête à l’orage, lorsqu’il s’efforçait de les rallier par ses bons procédés, même par sa promesse des réparations et des emplois. Il n’entendait pas, cependant, se faire l’homme des ultras et se livrer à eux. Il était soutenu dans cette résolution par le ministre des affaires étrangères, M. Pasquier, qui, dans ces heures de crise, montrait autant d’activité que de courage. Il trouvait un écho de sa propre pensée chez M. de Serre, qui, éloigné par la maladie, désespéré de son inaction, écrivait de Nice au roi, avec des nuances caractéristiques : « J’ose admirer l’âme royale qui, tout en faisant au bien public, à la nécessité des temps le sacrifice de ses affections, résiste cependant aux fureurs des partis et maintient ferme le système de modération que, pour le salut de la France, Votre Majesté s’est prescrit… » M. de Richelieu, avec ses collègues, qui avaient été ceux de M. Decazes, se flattait encore de pouvoir rester fidèle à ce « système de modération, » de maintenir, par son autorité persuasive, un certain équilibre entre les partis. Il croyait ce qu’il désirait ; il se faisait une généreuse illusion, et le duc de Broglie, le jeune libéral que M. de Serre avait pris pour collaborateur, avant la catastrophe du 13 février, dans la préparation de la loi nouvelle des élections, le duc de Broglie pouvait écrire au garde des sceaux, qui s’agitait dans sa solitude lointaine : «… Nous voici maintenant livrés à un ministère composé d’hommes modérés, mais sans énergie, sans esprit d’entreprise, et dont le désir ou l’illusion est de croire qu’ils vivoteront entre les deux partis, obéissant tout doucement aux ultras, en disant du mal tout haut et préparant leur règne par des mesures d’exception. Je crois, pour mon compte, la position désespérée. Le règne du roi est fini, celui de son successeur va commencer… Le nouveau ministère supplie instamment qu’on ait confiance en lui, qu’on lui donne les lois d’exception, qu’on ne précipite pas les choses jusqu’aux ultras, et proteste de ses bonnes intentions dont je suis bien convaincu ; mais que fait tout cela ? .. Il est aisé de voir que M. de Richelieu, qui n’est là qu’à son corps défendant, ne peut résister, maintenant que le roi est livré sans défense aux sollicitations de sa famille[8]. » M. de Broglie, en anticipant un peu, ne laissait pas de voir clair, de démêler ou de pressentir l’irrésistible force des choses.

Non sans doute, dans sa candeur d’honnête homme et dans sa clairvoyance de premier ministre, M. de Richelieu ne voulait pas être un réactionnaire. Malheureusement c’était la situation tout entière, plus forte que la volonté des hommes, qui était réactionnaire, c’est-à-dire dominée par la secrète logique du temps. Elle était réactionnaire de toute façon, d’abord par suite de l’état même de l’Europe, de l’énergie de résistance absolutiste réveillée dans les conseils du continent par les explosions révolutionnaires qui se produisaient en Espagne, en Italie. Elle était réactionnaire par ce courant d’opinion effarée que venait de créer en France le meurtre du 13 février, par ces lois d’exception sur la liberté individuelle, sur la presse que M. Decazes avait léguées en héritage, que le nouveau ministère ne croyait pas devoir répudier et qu’il ne pouvait cependant faire voter qu’avec l’appui des royalistes, — sauf les « ultras » les plus violens. Elle était réactionnaire surtout par cette loi des élections qu’on préparait depuis trois mois, qui, remaniée sous la pression des événemens, finissait par n’avoir plus d’autre objet que de fortifier par les deux collèges, par le double vote, les influences conservatrices, et qui allait être pour les partis, pour le gouvernement lui-même, l’épreuve décisive.

Tant qu’il ne s’agissait que de projets vaguement ébauchés dans des conseils intimes, ce n’était rien encore, presque tout le monde sentait la nécessité d’une révision de la loi électorale. Il fallait bien cependant arriver à un résultat pratique : c’était la condition de l’appui des royalistes. On avait été d’abord détourné par les tragiques diversions du moment ; on avait aussi ajourné la loi par considération pour M. de Serre, qui avait été le promoteur de la réforme et qui cherchait à réparer sous le climat de Nice une santé plus qu’à demi ruinée. Bientôt on ne pouvait plus reculer ; M. de Serre, valétudinaire encore, arrivait pour défendre la loi, pour « monter à la brèche, » comme le disait M. de Richelieu, — et le combat s’engageait ! Rien de plus dramatique, de plus émouvant que cette discussion, où l’on sentait que l’esprit même et peut-être les destinées de la Restauration étaient en jeu. D’un côté les libéraux, représentés par Camille Jordan, M. Royer-Collard, M. Benjamin Constant, le général Foy, le général La Fayette, attaquaient passionnément l’œuvre ministérielle comme un attentat contre la charte, contre toutes les libertés, contre la société nouvelle. D’un autre côté M. de Serre, presque seul du gouvernement, malgré sa faiblesse, soutenait tous les assauts et trouvait dans son âme ardente assez d’énergie pour être sans cesse à la brèche, même pour résister à d’anciens amis comme M. Royer-Collard, quelquefois pour relever avec une éloquence pathétique les défis révolutionnaires de M. de La Fayette[9].

Entre les deux camps, M. de Villèle, préoccupé avant tout du succès, s’efforçait de maintenir ses amis. La duchesse de Broglie qui, dans ses notes familières, a peint parfois d’un trait si vif ces séances de la chambre, donne une singulière idée de l’ascendant de ce Toulousain devenu chef de parti. « Le côté droit n’a pas soufflé, écrivait-elle un jour… M. de Villèle surveillait son armée ; quand ils voulaient bouger, il leur faisait signe de se taire. Une fois il s’est levé et s’est appuyé sur le banc comme pour mieux considérer le champ de bataille. Le côté droit marche comme un seul homme. Ils ont au moins le mérite de sacrifier leur amour-propre à leur but. » A mesure que ces discussions se prolongeaient, elles ne restaient plus une simple affaire de parlement, elles se compliquaient d’émotions populaires, de collisions sanglantes des rues, d’agitations extérieures qui retentissaient jusque dans la chambre, d’altérations et d’incidens violens qui arrachaient à M. de Serre, épuisé par vingt-cinq jours de lutte, ce cri désespéré : « Si ça ne finit pas, je finirai. Je suis abîmé ! »

Le combat finissait par le vote d’une loi qui, même amendée et atténuée, pouvait passer pour une victoire du royalisme. Ce n’était qu’une loi de plus, dont on ne pouvait encore prévoir les effets, mais cette loi avait justement cela de caractéristique d’abord qu’elle achevait la scission du gouvernement avec les libéraux, même avec les doctrinaires et, avant que quelques jours fassent passés, M. de Serre avait rompu le dernier lien en excluant du conseil d’État et des fonctions publiques des hommes qui depuis cinq ans avaient été des alliés, Camille Jordan, M. Royer-Collard, M. Guizot, M. de Barante. Par cela même ce mouvement vers le royalisme pur se trouvait accentué et fortement accéléré. Le ministère Richelieu tombait par degrés du côté où il penchait : il suivait l’irrésistible logique des choses !


VI

Ce n’est point cependant que, même après les derniers incidens, cette évolution royaliste, qui semblait être désormais dans la nature des choses, fût si près d’être tout à fait réalisée et que le drame ne dût avoir encore plusieurs actes avant de toucher au dénoûment.

On venait de vaincre ensemble, on ne paraissait plus trop pressé de compléter le rapprochement, de sceller ostensiblement l’alliance. Sans doute on parlait à demi-voix de prochains remaniemens ministériels qui feraient entrer au pouvoir M. Lainé, M. de Villèle, M. Corbière, de l’admission de quelques royalistes au conseil d’État, dans les préfectures, même de la nomination de Chateaubriand, le plus retentissant et le plus embarrassant polémiste du royalisme, à une ambassade. Par une dernière illusion, M. de Richelieu, en prodiguant les gages, la bonne grâce et les bonnes paroles aux royalistes, ne voulait pas paraître subir leurs conditions et se croyait tenu de garder vis-à-vis d’eux la dignité du pouvoir. Il hésitait, il ne se hâtait pas ! Les chefs royalistes, de leur côté, ne témoignaient ni impatience ni désir d’entrer dans le gouvernement. M. Corbière, toujours prêt à partir pour la Bretagne, se hâtait de quitter Paris aussitôt après le combat qu’on venait de livrer. M. de Villèle, qu’on aurait tenu à gagner bien plus encore que Corbière, mais qui n’aurait voulu se prêter à rien sans Corbière, M. de Villèle démêlait aisément le jeu évasif du ministère, se tenait dans la réserve et parlait de sa santé, de ses intérêts qui le rappelaient à Toulouse ; il avait assez de clairvoyance pour comprendre que rien ne pressait, qu’une décision immédiate pouvait être épineuse pour le gouvernement aussi bien que pour lui-même. Il écrivait à Mme de Villèle : « Vois la difficulté des circonstances ; considère qu’après avoir amené les royalistes au système de concessions qu’ils ont suivi toute la session, en acceptant un ministère à la fin, j’aurais l’air d’avoir vendu les votes de mon parti dans un but d’ambition personnelle. Vois la division des royalistes, à laquelle notre conduite a donné lieu ; vois la difficulté de faire voter les plus ardens avec les ministériels lors des prochaines élections. Vois que leur animosité leur ferait lever l’étendard contre moi plus que contre tout autre. Vois où j’irais m’enfourner. » Et peu de jours après, il ajoutait : « On parle beaucoup de ton mari pour un ministère ; n’en crois rien. Il n’en est autrement question que comme d’un projet dont il sera toujours fort loin de presser l’exécution et qui n’est pas assez du goût de quelques autres pour qu’il aboutisse par leur seul fait. Sois donc tranquille… On ne peut répondre pour l’avenir, mais d’ici à trois ou quatre mois tu n’as rien à craindre : tout ce qu’on raconte n’a aucun fondement… » Il y avait dans tout cela un peu de diplomatie.

L’alliance ne subsistait pas moins. Comment et à quel moment deviendrait-elle une réalité plus sensible et plus précise ? On ne le savait pas encore. On attendait visiblement les élections qui allaient se faire à l’automne de 1820, qui devaient être la première épreuve de la loi nouvelle, du double vote, et qui pouvaient hâter ou ralentir le mouvement. Par le fait, ces élections de l’automne de 1820 suivaient, elles aussi, la logique du temps et de la situation créée depuis quelques mois. Sous la loi de 1817, les élections allaient aux libéraux ; sous la loi nouvelle, elles allaient en grande majorité aux royalistes. Elles étaient peut-être d’autant plus royalistes qu’elles s’accomplissaient sous l’impression d’un événement heureux, la naissance de l’enfant posthume du prince assassiné, du duc de Bordeaux, qui semblait être un dernier sourire de la fortune pour la monarchie des Bourbons. Dès lors M. de Richelieu, M. de Serre, M. Pasquier, sentaient qu’il n’y avait plus à reculer, qu’il fallait, avant d’aborder une session nouvelle, se décider à traiter avec les chefs royalistes, ne fût-ce que pour modérer les ardens et les impatiens du parti. C’était assez curieux. M. Corbière, appelé de Bennes, ne se hâtait pas de se déranger, prenait son temps et répondait sans façon au garde des sceaux : « Vous me traitez comme un mauvais payeur en m’offrant de partager le délai qui nous reste. Je profiterai de votre condescendance sans aller au-delà. « Appelé également de Toulouse, M. de Villèle arrivait de son côté. On entrait aussitôt en négociation. Malheureusement on ne négociait pas sans arrière-pensées et sans malentendus. M. de Richelieu gardait toujours cette idée fixe de maintenir intact son ancien cabinet et de faire une petite place telle quelle aux nouveaux-venus dans le ministère. M. de Villèle jugeait assez dédaigneusement les propositions qu’on lui faisait et ne s’y prêtait qu’avec l’assentiment de ses amis, par une sorte de condescendance, pour qu’on ne pût pas dire qu’il laissait échapper une occasion de servir la cause royaliste.

Au demeurant, tout se bornait à une combinaison assez médiocre. M. de Villèle devenait, avec M. Lainé, ministre sans portefeuille, M. Corbière recevait le titre de président du conseil supérieur de l’instruction publique, avec entrée au conseil des ministres. Du même coup, Chateaubriand avait son ambassade à Berlin, avec la promesse du titre de ministre d’État, qu’il avait perdu dans ses guerres contre la politique du 5 septembre. On faisait un pas de plus dans l’évolution, on n’avait encore rien résolu. Ce qu’on venait d’arranger non sans peine ressemblait à un essai mal ébauché, à un expédient proposé et accepté sans conviction. Le duc de Richelieu le sentait si bien que, pour décider M. de Villèle, il lui disait « à l’oreille, » avec sa naïveté de grand seigneur : « Vous sentez bien qu’avant la fin du printemps vous aurez un beau ministère en pied ! » M. de Villèle, qui avait sa fierté, en avait si bien aussi le sentiment qu’il n’acceptait qu’à la condition de ne pas quitter son logement privé, et, n’ayant rien à faire dans son ministère inutile, de ne toucher aucun traitement.

Effectivement il n’y avait dans tout cela, on le sentait, rien de décisif ; on ne sortait pas de l’ambiguïté ou de l’équivoque. Qu’était-ce en effet, que ce ministère ainsi remanié ou plutôt complété par une adjonction partielle et en définitive médiocrement équilibré ? Il n’avait d’autre lien que la bonne volonté de quelques hommes réunis par une nécessité de circonstance ; par son origine, par ses diversités morales, il ne pouvait être qu’un conflit organisé. D’un côté, les anciens ministres, unis par leur passé, restaient maîtres des grandes positions, gardaient la direction des affaires, c’est-à-dire la réalité du pouvoir, et se réservaient de mesurer leurs concessions, de maintenir leur politique. D’un autre côté, les nouveaux ministres, bien qu’ils eussent été accueillis avec des velléités sensibles de confiance et même de faveur par le roi, déjà revenu de ses préventions, les nouveaux ministres avaient l’air d’être presque des intrus, des avocats consultans admis au conseil, sans action définie et précise. M. de Villèle ne tardait pas à sentir ce qu’il y avait de faux dans cette position où il paraissait n’être qu’un représentant inutile et effacé du royalisme au pouvoir ; il le sentait d’autant plus qu’il se voyait pressé, harcelé par ses amis les royalistes, déçus dans leurs espérances, de plus en plus irrités contre un ministère qui ne pouvait suffire à leurs prétentions et à leurs impatiences. M. de Villèle s’efforçait de les modérer : il réussissait souvent à les ramener ; il ne les contenait parfois qu’à demi, et il ne pouvait les empêcher de témoigner leur défiance, en refusant au ministère le renouvellement de la censure des journaux ou tout au moins en limitant ce renouvellement à trois mois. En réalité, l’antagonisme perçait à travers tout et à tout propos. Les modérés du gouvernement se défendaient contre l’invasion royaliste qui les pressait de toutes parts. Les royalistes, à leur tour, se plaignaient de n’avoir dans le ministère ni une représentation suffisante ni les garanties qu’ils réclamaient. Les dissentimens étaient dans la nature des choses !

Qu’en pouvait-il résulter si ce n’est une scission nouvelle ? L’expérience qu’on venait de tenter, une expérience de six mois, n’avait pas réussi. Aux premiers jours de juillet 1821, on se retrouvait en pleine crise ! Le moins qu’on put faire pour désarmer ou désintéresser les royalistes eût été de leur donner dans le pouvoir une part proportionnée à leur importance, — des ministères réels, effectifs à M. de Villèle, à M. Corbière, et le ministère de la guerre au maréchal Victor, duc de Bellune, fort engagé dans le royalisme, à la place de M. de Latour-Maubourg, éloigné des affaires par la maladie. M. de Richelieu, devant ces prétentions, hésitait, cédait, puis reculait encore. Le 27 juillet, M. de Villèle et M. Corbière se rendaient à Saint-Cloud pour prendre congé du roi qui renouvelait auprès d’eux se » instances. « Heureusement, écrit M. de Villèle dans ses notes familières, Corbière a été inexorable, car le roi, tendant les mains vers nous en suppliant, me mettait dans une position pénible. » Par déférence pour le roi, les deux ministres consentaient à avoir dans la journée avec M. de Richelieu une dernière entrevue qui restait sans résultat, — et le soir même, M. de Villèle était sur la route de Toulouse ! Il avait assez d’entrevues, de colloques pénibles, et, comme son ami Corbière qui partait de son côté, il avait hâte de se dérober à des négociations inutiles, à ce qu’il appelait dédaigneusement les « traitailleries. » Ils avaient choisi tous deux avec art leur moment ; ils se retiraient après avoir prouvé qu’ils pouvaient se prêter aux transactions, sans avoir compromis leur crédit dans leur parti et dans la chambre, en restant une réserve disponible pour la royauté. Par le fait même cependant, par cette retraite de M. de Villèle et de M. Corbière, que Chateaubriand complétait en quittant son ambassade de Berlin, le ministère se trouvait ramené à des conditions singulièrement difficiles. Le duc de Richelieu ne s’y méprenait pas et précisait avec une clairvoyance attristée cette situation, en écrivant à M. de Serre, alors au Mont-Dore. Il ne cachait pas ses regrets d’avoir perdu M. de Villèle, il regrettait beaucoup moins son « camarade, » et il ajoutait : « Maintenant que faut-il faire ? ne pas dévier de la ligne que nous avions prise, en faire peut-être un peu plus en royalisme que nous n’aurions fait avec ces messieurs, surtout au commencement, rassurer par là les royalistes et obtenir de meilleures élections, y procéder dès le 20 ou 25 septembre et ouvrir les chambres au 15 novembre. D’ici là, nous verrons si les esprits se calment et se rapprochent. Dans le cas contraire, il y aura un grand parti à prendre[10]. »

Ce ministère atteint et diminué, en définitive, se trouvait entre les libéraux qu’il ne pouvait plus reconquérir et les royalistes qui, n’étant plus contenus par la présence de leurs chefs au pouvoir, recommençaient à se déchaîner, dont le nombre allait s’accroître encore par ces élections sur lesquelles comptait M. de Richelieu pour avoir une session meilleure. Placé entre tous les camps, M. de Villèle se plaisait dans une réserve que quelques mois de retraite à Toulouse lui rendaient facile. A sa rentrée à Paris, peu avant la session, il mettait tous ses soins à régler ses rapports avec les ministres, à leur prouver par des visites de courtoisie que l’indépendance qu’il avait reprise ne cachait aucune préméditation d’hostilité. En gardant ses opinions, il évitait de se mêler aux agitations des partis. « Je ne veux, écrivait-il, me livrer ni aux pointus ni au ministère : je veux me tenir dans ma ligne et rester en position d’arrêter tout net ceux qui ne seraient pas raisonnables et voudraient compromettre l’intérêt du roi et du pays. » Il résistait plus que jamais, surtout à ceux de ses ardens amis qui ne parlaient de rien moins que de rouvrir contre le ministère une campagne à outrance, fût-ce par une coalition avec l’extrême gauche. Un jour, il recevait la visite d’un jeune et fougueux royaliste du temps, M. Delalot, qui venait le presser de se mettre à la tête de cette campagne d’opposition. « Après beaucoup d’autres observations, écrit M. de Villèle, je lui ai fait celle de l’impossibilité d’amener ce faux système à une solution, à moins de combiner un ministère de droite et de gauche… — Il m’a répondu de suite : — Eh ! pourquoi pas ? — J’ai reparti : — Pour cela, ne comptez pas sur moi ! Et je me suis levé, le reconduisant jusqu’à ma porte, que j’ai ouverte… Depuis, nous n’avons plus échangé une seule parole ensemble. »

On touchait pourtant au moment où ce que proposait M. Delalot se réalisait au moins en partie, où ultras et révolutionnaires coalisés réussissaient à faire sanctionner par la chambre une adresse au roi, avec cette phrase que M. de Villèle, pour sa part, refusait de voter : « Nous nous félicitons avec vous, sire, des relations amicales qui existent entre vous et les puissances étrangères, dans la juste confiance que cette paix précieuse n’est achetée par aucun sacrifice incompatible avec l’honneur de la nation et la dignité de votre couronne. » Votée un peu par surprise, cette phrase était une injure pour le roi qui refusait d’abord de recevoir l’adresse, et ne la recevait en définitive qu’en répondant avec sévérité ; elle était aussi une offense gratuite pour le duc de Richelieu, l’homme qui depuis la Restauration avait fait le plus pour délivrer la France de l’occupation étrangère. Elle dévoilait enfin une situation presque révolutionnaire où un vote de défiance injurieuse n’avait été possible que par l’alliance des « ultras » qu’on appelait maintenant les « pointus » avec les libéraux les plus avancés. Il ne restait plus pour le ministère d’autre alternative que d’obtenir du roi la dissolution de la chambre ou de se retirer. — Dissoudre la chambre dans cette confusion des partis, rouvrir dans le pays tout entier des luttes plus passionnées, plus implacables que jamais, c’était une grosse partie à jouer. Le roi, bien qu’il eût été offensé de l’adresse des députés et qu’il eût répondu avec une hauteur assez menaçante, paraissait peu disposé à aller jusqu’à « casser » la chambre, jusqu’à recommencer le 5 septembre. Le duc de Richelieu, après avoir proposé sans conviction bien vive la dissolution, y renonçait sans regret et préférait se retirer. Cet honnête homme, plus perplexe que résolu, dépaysé dans les manèges parlementaires, éprouvait d’ailleurs un dégoût du pouvoir mêlé d’irritation. Il voyait dans la défection d’une partie des royalistes une vraie déloyauté, presque une trahison de Monsieur, qui s’était engagé avec lui « sur sa parole de gentilhomme, » et lui avait promis, avec son appui, l’appui de ses amis. Les autres ministres, par honneur ou par calcul, se croyaient obligés de suivre M. de Richelieu dans sa retraite, de partager sa fortune. Le dernier ministère qui pouvait se rattacher encore à la politique du 5 septembre avait vécu, et la logique des choses désignait pour le pouvoir celui qui n’avait cessé d’être le chef le plus habile, le plus modéré de l’opposition royaliste, qui, sans perdre son crédit dans son parti, avait su éviter de se compromettre, soit dans la guerre contre M. de Richelieu, soit dans des manifestations blessantes pour le roi lui-même. M. de Villèle semblait désormais l’homme de la situation, le ministre d’une transition que tout conspirait à préparer.

VII

Et maintenant qu’on ressaisisse ces faits dans leur enchaînement ; qu’on rassemble les traits saillans de cette histoire qui commence dès 1815 pour ne plus s’interrompre, où tout se mêle, et les agitations parlementaires et les influences de cour et les émotions d’un pays remué par les révolutions. A peine rentrés de l’exil ou sortis de leurs retraites rurales, les royalistes enivrés de cette prodigieuse résurrection d’une monarchie qui semblait à jamais perdue, pleins de naïfs fanatismes et d’illusions, croient déjà voir renaître la France d’autrefois et retrouver leurs privilèges, leurs titres, le pouvoir, comme si rien ne s’était passé en France depuis un quart de siècle. Ils échouent par l’excès même de leurs prétentions surannées, par la sagesse du roi. Ils sont vaincus, dispersés par un appel au pays qui ressemble à un coup d’État, qui affermit dans les conseils du prince une politique de modération destinée à réconcilier la France nouvelle avec la vieille dynastie, — et en voilà pour cinq ans ! —Cinq années durant ils ne sont plus qu’une opposition décimée et impuissante. Ce n’est que par degrés qu’ils se relèvent, en luttant pied à pied, en retrouvant par la tactique et par l’expérience ce qu’ils ont perdu par leurs passions. Par eux-mêmes, livrés à leurs propres forces, ils ne pourraient sans doute rien encore de longtemps, au moins jusqu’à la mort du roi Louis XVIII, qui les tient en suspicion. Les circonstances les favorisent et conspirent pour eux. Comme toutes les oppositions, ils profitent d’année en année des fautes ou des mécomptes de leurs adversaires. Les libéraux ne tardent pas à leur donner des armes en compromettant leur propre cause par des apparitions de l’esprit de sédition. L’élection de Grégoire tue la loi de 1817 faite dans l’intérêt du libéralisme bourgeois et contre les « ultras, » en alarmant la prévoyance des ministres de la réconciliation. L’assassinat du duc de Berry perd à jamais M. Decazes, rapproche le roi de son frère, le comte d’Artois, porte un irréparable coup à la politique modérée et réveille le sentiment dynastique. Le danger révolutionnaire éclipse le danger « ultra. » Les royalistes ne sont plus désormais impossibles au pouvoir, où ils vont renouer la tradition de 1815 en s’assouplissant à des circonstances nouvelles. La logique des choses préside à cette évolution. M. de Villèle, par son habileté, son tact et son esprit de conduite, n’a pas peu contribué pour sa part à préparer cette revanche, ce retour de fortune pour les royalistes.

Tout se tient dans les mouvemens de la politique ; mais il y a parfois dans les affaires humaines des influences mystérieuses aussi puissantes que les influences visibles, et ici c’est une main de femme qui décide peut-être cette crise des opinions et des partis. Un jeune royaliste du temps, de grande naissance, personnage de cour, dévoué au comte d’Artois, brillant, mais assez vain, assez présomptueux, M. Sosthènes de La Rochefoucauld, a raconté lui-même ce chapitre de l’histoire secrète de la Restauration, où il s’était fait un rôle un peu étrange[11]. C’est par lui que déjà, au temps de la faveur de M. Decazes, avait été introduite avec art et avec talent auprès du vieux roi une jeune femme qu’on destinait à une mission encore inconnue. Mme du Cayla avait été conduite aux Tuileries sous prétexte d’invoquer la protection du souverain dans ses embarras de famille, et sa beauté, sa grâce, son esprit, n’avaient pas tardé à toucher le cœur du vieux prince qui, tout attaché qu’il lût encore à M. Decazes, ne pouvait échapper longtemps à une influence délicatement exercée. Bientôt Mme du Cayla, en se défendant avec une apparente modestie, avait gagné un véritable empire ; elle avait à toute heure du jour ses entrées privilégiées dans le cabinet de Louis XVIII. Une correspondance de tous les instans, désirée, recherchée par le vieux prince, complétait cette intimité. Mme du Cayla était chargée de capter l’esprit du roi, de l’incliner de plus en plus à une réconciliation avec Monsieur, avec les royalistes. Par une pente insensible, sans être encore tout à fait détaché de la politique qu’il suivait depuis cinq ans et qu’il croyait sienne, le roi en venait à consulter sur tout cette jeune femme ; il aimait sa conversation et ne s’offensait pas des hardiesses de son langage.

Au moment où s’ouvrait la crise du ministère Richelieu, où s’agitait dans le conseil la question de la dissolution de la chambre ou de la retraite définitive du dernier cabinet modéré, l’intrigue secrète redoublait d’activité. On tremblait de voir l’occasion échapper. Un matin de ce mois de décembre 1821, il y avait jusqu’à cinq et six billets tout brûlans d’impatience échangés entre Louis XVIII et la favorite, d’heure en heure plus pressante. M. Sosthènes de La Rochefoucauld se rendait chez M. de Villèle pour le mettre au courant de ce qui se passait et le préparer à un prochain appel du roi. M. de Villèle paraissait plus surpris que flatté des confidences de son interlocuteur sur son rôle auprès de la favorite et sur le rôle de la favorite auprès du roi. Il ne pouvait cependant douter de l’exactitude des informations du jeune faiseur de ministres. M. Sosthènes de La Rochefoucauld lui avait dit qu’il recevrait dans la journée un billet de la main même du roi l’appelant le soir aux Tuileries avec M. Corbière. De fait, il recevait en plein dîner chez M. de Castelbajac le billet annoncé : Mme du Cayla avait triomphé ! Et voilà comment une intrigue de cour dénouait toute une situation politique ; c’est ainsi que M. de Villèle se trouvait chargé par le roi Louis XVIII de former un nouveau ministère. Il ne laissait pas d’être embarrassé. Au fond, il aurait préféré entrer au pouvoir avec le duc de Richelieu et quelques-uns de ses collègues, M. Roy que M. Corbière appelait « un dogue couché sur sa caisse, » M. de Serre qui venait de se signaler par la courageuse sincérité de son royalisme comme par l’éclat de son éloquence ; mais les anciens ministres liés d’honneur entre eux déclinaient ses propositions, prétendant rester ou se retirer ensemble. D’un autre côté, il ne pouvait choisir ses nouveaux collègues parmi les royalistes qui avaient voté l’adresse dont le roi avait été offensé. M. de Villèle tranchait alors la difficulté par une combinaison qui n’était ni bien brillante, ni trop compromettante, — gardant modestement pour lui-même le ministère des finances, plaçant le « camarade » Corbière au ministère de l’intérieur et appelant à la guerre le maréchal de Bellune, à la marine M. de Clermont-Tonnerre, aux affaires étrangères M. Mathieu de Montmorency, aux sceaux, un jeune magistrat audacieux et encore peu connu, M. de Peyronnet. C’était l’œuvre d’un homme qui préférait la réalité à l’ostentation du pouvoir — et qui avait commencé par laisser en suspens la question délicate de la présidence du conseil pour éviter de soulever du premier coup de trop vives susceptibilités.

Lorsque ce ministère faisait son apparition, il provoquait plus de surprise et de quolibets que de colère. M. de Talleyrand, cet éternel prétendant au pouvoir, ne lui épargnait pas ses plaisanteries, M. de Sémonville avait son mot piquant : « C’est Monsieur qui escompte son règne ! » M. Royer-Collard, en le voyant passer à sa première entrée dans la chambre, disait dédaigneusement : « Ce sont des pygmées ! » M. de Serre lui-même, qu’on avait vainement pressé de rester à la chancellerie, ne croyait pas à la durée du nouveau cabinet, et comme tout le monde, ne lui donnait pas plus de trois mois de vie, s’il les avait. — Ce ministère allait durer six ans et coïncider avec un changement de règne, avec quelques-uns des événemens les plus sérieux du temps !


CH. DE MAZADE.

  1. Voir la Correspondance diplomatique du comte Pozzo di Borgo et du comte de Nesselrode depuis la restauration des Bourbons. — Cette correspondance intéressante qui contient des lettres de M. Pozzo di Borgo, de M. de Nesselrode, du duc de Richelieu lui-même à l’empereur Alexandre, dévoile l’activité et le caractère de l’intervention de la diplomatie étrangère de cette époque dans les affaires de France. C’est un des plus précieux documens sur cette phase des débuts de la Restauration.
  2. C’est ce qu’il disait très nettement plus tard, lorsqu’on l’accusait d’être un ennemi de la charte. Il expliquait sans embarras qu’il avait pu avoir ses opinions avant la promulgation de la charte, mais que depuis cette promulgation il n’avait plus été que le serviteur de la loi du pays.
  3. Ces Souvenirs laissés par le duc de Broglie sont certes un des documens les plus intéressans et sur l’époque de la Restauration, et sur l’histoire des partis, des idées, et sur la nature d’un esprit qui alliait à la hardiesse du libéralisme la sincérité d’une raison droite. Le Journal de la duchesse de Broglie, reproduit par le duc, est un des attraits de ces Souvenirs.
  4. Publiées par son petit-fils, M. Paul de Rémusat, ces lettres d’une personne de tant de raison et d’esprit, instruite et un peu précieuse, forment, on le sait, six volumes. Elles sont souvent un peu prolixes, elles se ressentent de l’abandon d’une mère à demi doctrinaire donnant volontiers des consultations à son fils. Elles ne laissent pas moins une impression vraie et fine sur bien des choses et des hommes du temps, et les lettres du jeune Charles de Rémusat ne sont pas moins curieuses.
  5. Malgré son calme et son sang-froid, M. de Villèle avait des heures de découragement où il ne parlait de rien moins que de se retirer de la vie publique. « Lorsque la loi des élections et celle du budget auront passé, écrivait-il un jour à Mme de Villèle, je crois que je ferais bien à l’occasion de cette dernière, de faire une bonne récapitulation pour mettre en évidence le système d’oppression et de ruine qui résulte pour le pays de toutes ces lois et l’impossibilité de lui être désormais utile à la chambre. Je donnerais ma démission à la tribune, en refusant mon assentiment à un pareil budget. Je me retirerais chez moi et ne me mêlerais plus de rien au monde que de ma famille et de mes affaires. — Voilà mon idée, je la crois juste et honorable. Je ne vois rien de bon à faire ici… » Il écrivait un autre jour : « Je n’avais pas les goûts d’un homme public, mais seulement ceux d’un bon particulier… » — (Mémoires du comte de Villèle, 1817, t. II).
  6. Les notes familières laissées par M. de Villèle racontent jour par jour ces négociations et en donnent une idée : « 24 décembre. — Été appelé chez M. le duc de Richelieu, qui m’a dit être chargé par le roi de composer un nouveau ministère et m’a offert celui de la marine. Il est fort embarrassé pour remplir sa mission… Il m’a fait revenir le soir pour me dire qu’il allait annoncer au roi qu’il renonçait à se charger de cette mission… 25 décembre. — Il m’a encore fait appeler, voulant tenter de nouveau d’accomplir sa mission, en quoi je l’ai encore aidé de mon mieux… 26 décembre. — Il m’a fait appeler de nouveau. Il est fort découragé… 27 décembre. — Appris que M. le duc de Richelieu était tombé dans un état nerveux qui le rendait fort malade et incapable de s’occuper. On a ajouté qu’il avait envoyé au roi sa démission… 31 décembre. — J’ai été mandé le soir chez Monsieur avec Corbière après avoir assisté à la réunion de nos collègues chez Piet… » — (Mémoires du comte de Villèle, t. XI, p. 249-250.)
  7. Voir dans la Correspondance de M. de Serre, publiée par son fils, les lettres qui ont trait à ce moment précis des grandes résolutions pour le ministère.
  8. Correspondance du comte de Serre, t. III : lettre du duc de Broglie, 23 février 1820.
  9. C’est au cours de cette discussion, une des plus mémorables des anciennes chambres, une « lutte homérique, » comme l’appelait le vieux duc de Broglie, que M. de Serre, rassemblant ses forces défaillantes, relevait un appel à l’émeute de M. de La Fayette par ces foudroyantes paroles : « Quand la guerre civile éclate, le sang est sur la tête de ceux qui l’ont provoquée. Le préopinant le sait mieux qu’un autre : il a plus d’une fois appris, la mort dans l’âme et la rougeur sur le front, que qui soulève des bandes furieuses est obligé de les suivre et presque de les conduire… »
  10. Correspondance inédite du comte de Serre. — Le duc de Richelieu, en écrivant au garde des sceaux, était assez découragé, quoiqu’il affectât une certaine résolution.
  11. Mémoires de M. le vicomte de La Rochefoucauld. — Rien de plus singulier que ces Mémoires, qui n’ont, d’ailleurs, d’autre mérite que d’être un des plus curieux spécimens de la suffisance et de la naïveté dans le récit de choses équivoques.