L’Homme aux léopards

L’Homme aux léopards
Traduction par Louis Postif.
L’Homme aux léopards (p. 2-12).

L’Homme aux léopards

Son regard était pensif et distrait ; sa voix triste et plaintive, suave comme celle d’une jeune fille, semblait l’émanation d’une profonde mélancolie. En dépit des apparences, c’était l’homme aux léopards. Sa profession, son gagne-pain consistait à s’exhiber, devant une nombreuse assistance, dans une cage de léopards dressés et à faire frémir les spectateurs en déployant certaines preuves d’audace que ses patrons rétribuaient en raison directe de l’angoisse qu’elles suscitaient.

Ainsi que je l’ai dit, il n’avait nullement le physique de l’emploi. Pâlot, étroit de hanches et d’épaules, il paraissait moins écrasé par le chagrin que pénétré d’une douce tristesse subie avec résignation.

Durant une heure entière, je m’étais efforcé de soutirer une histoire de cet être apparemment dénué de toute imagination. Pour lui, point de romanesque


dans sa brillante carrière, point d’actes de bravoure, point de frissons, rien qu’une morne grisaille et un ennui sans bornes.

Les lions ? Certes, il en avait dompté plusieurs. La belle affaire ! L’essentiel était de ne pas boire. Quiconque pouvait réduire un lion à l’immobilité à l’aide d’une vulgaire canne. Un jour, il en avait combattu un pendant une demi-heure. Chaque fois que la bête s’élançait, il lui appliquait un coup sur le nez : mais quand, instruite par l’expérience, elle fonçait, tête baissée, il n’avait qu’à tendre la jambe. Lorsque le lion voulait la happer, il la retirait, et pan ! de nouveau sur le nez. Pas plus compliqué que cela !

Le regard distrait et la parole lente, il me montra ses cicatrices. Elles étaient nombreuses, et parmi les plus récentes l’une provenait d’une tigresse qui lui avait entaillé l’épaule jusqu’à l’os. Je pouvais même en voir la déchirure, proprement raccommodée, sur le paletot qu’il portait. Son bras droit, du coude au poignet, semblait avoir passé dans une machine à battre, tant les crocs et les griffes l’avaient ravagé. Mais cela ne comptait pas, disait-il ; malheureusement les blessures anciennes l’agaçaient un peu par les temps pluvieux.

Tout à coup, un souvenir illumina son visage, car il était vraiment aussi désireux de me raconter une belle histoire que moi de l’écouter.

— Vous avez certainement entendu parler de ce dompteur de lions qu’un autre homme haïssait ? commença-t-il.

Il fit une pause et considéra d’un air pensif un lion malade dans une cage voisine.

— Celui-là souffre des dents, expliqua-t-il. Eh bien ! le clou du travail de ce dompteur consistait à fourrer sa tête dans la gueule d’un lion. L’homme-qui-le-haïssait assistait à toutes les représentations dans l’espoir qu’un jour le lion refermerait les mâchoires. Il accompagnait partout la ménagerie.

« Un soir, assis au premier rang, il vit enfin ce qu’il attendait depuis si longtemps. Le lion serra les dents et on n’eut pas même besoin d’appeler un médecin. »

L’homme aux léopards examina ses ongles avec une expression qui aurait pu marquer la désapprobation, n’eût été sa tristesse.

— Voilà ce que j’appelle de la patience, poursuivit-il, et c’est mon genre. Mais ce n’était pas celui d’un type de ma connaissance, un petit Français mince et décharné qui jonglait et avalait des sabres. Il s’appelait Deville et sa femme, très jolie, travaillait au trapèze et plongeait du haut de la tente dans un filet en faisant gracieusement un tour sur elle-même.

« Deville avait le caractère prompt, aussi prompt que sa main, et cette main était aussi vive que la patte d’un ours. Un jour, le chef de piste le traita de mangeur de grenouilles ; furieux, il le poussa contre le panneau de sapin qui lui servait pour le jet de ses couteaux, si prestement que le chef de piste n’eut pas le temps de dire ouf ! Et là, devant tous les spectateurs, Deville sillonna l’air d’étincelles en fichant ses couteaux dans le bois tout autour du malheureux, si près qu’ils percèrent ses vêtements et que certains lui éraflèrent la peau.

« Il était si solidement chevillé que les clowns durent arracher les lames pour le délivrer. Désormais, chacun se tint sur ses gardes et se montra circonspect envers Deville ; nul n’osa outrepasser avec sa femme les bornes de la stricte politesse. Elle n’était pourtant pas un modèle de vertu, mais tous craignaient le mari.

« Toutefois, il existait un nommé Wallace qui, lui, n’avait peur de rien. Dompteur de lions, il fourrait également sa tête dans la gueule de n’importe lequel de ses fauves. Cependant, il préférait Auguste, une énorme bête d’humeur paisible et dont on n’avait rien à redouter.

« Comme je vous le disais, Wallace — nous l’appelions le « Roi Wallace » — ne craignait ni vivant ni mort. Pas d’erreur, c’était un roi. Je l’ai vu, ivre, entrer à la suite d’un pari dans la cage d’un lion qui faisait le méchant et le maîtriser sans même l’aide d’un bâton —  rien qu’à coups de poing sur le museau. Madame Deville… »

À cet instant des hurlements éclatèrent derrière nous. L’homme aux léopards se détourna sans hâte. Dans un compartiment d’une cage double, un singe farfouillant à travers les barreaux et autour de la séparation, avait eu le bras saisi par un grand loup gris logé de l’autre côté. Le loup s’efforçait d’arracher le bras en tirant dessus. On eût dit que le bras s’allongeait comme un gros élastique et les compagnons de l’infortuné singe menaient un train du diable. Aucun garçon n’étant à proximité, l’homme aux léopards se déplaça de deux pas, gratifia le loup, sur le nez, d’un coup sec de sa badine et revint avec un sourire mélancolique continuer sa phrase comme si rien ne l’avait interrompu.

« … Madame Deville et le roi Wallace se faisaient les yeux doux, tandis que Deville, lui, faisait un sale œil. Nous avions mis Wallace en garde, mais peine inutile : il se moquait de nos appréhensions, comme il se gaussa de Deville en lui plongeant la tête dans un seau de colle un jour qu’il avait manifesté des intentions belliqueuses.

« Ah, oui ! il était joli, Deville ! Je l’ai aidé moi-même à se débarbouiller. Froid comme un concombre, il ne proféra aucune menace. Toutefois, je remarquai, dans ses yeux, une lueur que j’ai vue souvent dans ceux des bêtes fauves et je jugeai prudent d’avertir une dernière fois Wallace. Il ne fit qu’en rire, mais cligna moins souvent de l’œil du côté de Mme Deville.

« Plusieurs mois s’écoulèrent. Rien n’arriva et je commençais à croire que je m’étais fait une montagne de rien. Au cours d’une grande tournée dans l’Ouest du pays, nous nous étions arrêtés à San Francisco, où nous allions donner une matinée. La tente était pleine à craquer de femmes et d’enfants : je cherchais Denis Lerouge, le chef voilier qui, par mégarde, avait emporté mon couteau de poche.

« En passant près de la tente d’habillage, l’idée me vint de regarder par un trou pour voir si mon homme s’y trouvait. Il n’y était pas, mais juste devant moi j’aperçus le roi Wallace, en maillot, attendant son tour de paraître dans sa cage aux lions. Il se divertissait fort au spectacle d’une dispute entre deux trapézistes. Dans la tente, tous les artistes faisaient comme lui, à l’exception de Deville. Celui-ci toisait Wallace avec une expression de haine non dissimulée. Mais Wallace et les autres, trop occupés à suivre la querelle, ne s’aperçurent de rien.

« Et voici la scène dont je fus témoin en glissant mon œil par le trou de la toile.

« Deville tira son mouchoir de sa poche, esquissa le geste de s’éponger le visage —  il faisait chaud  — et en même temps passa derrière Wallace. Sans s’arrêter, il agita son mouchoir, puis se dirigea droit vers la porte. Avant de sortir, il tourna la tête et jeta en arrière un rapide coup d’œil. Son regard m’impressionna car j’y lus non seulement la haine, mais encore le triomphe.

« Il faudra ouvrir l’œil sur ce gaillard-là, me dis-je, et en réalité je respirai plus à l’aise quand je vis Deville quitter les dépendances du cirque et sauter dans un tram allant vers la ville.

« Quelques minutes après, j’entrais dans la grande tente où j’avais retrouvé Denis Lerouge. Le roi Wallace exécutait son numéro et tenait l’assistance angoissée. Il semblait particulièrement de mauvaise humeur et il excitait les lions jusqu’à les faire tous rugir, sauf le vénérable Auguste, trop gras, trop paresseux et trop âgé pour s’émouvoir de quoi que ce fût.

« Enfin Wallace fit claquer son fouet aux genoux du vieux lion et le mit en position. Auguste, clignotant d’un air bonasse, ouvrit toute grande sa gueule où plongea la tête du dompteur. Alors les crocs se rejoignirent… crac ! comme ceci. »

L’homme aux léopards eut un sourire grave et doux, et son regard redevint lointain.

— Et voilà comment finit le roi Wallace, poursuivit-il, de sa voix basse et mélancolique.

« Quand l’émotion se fut calmée dans la tente, je m’approchai de Wallace, me penchai et flairai sa tête. Aussitôt je fus pris d’un éternuement. »

— Ce… c’était… ? demandai-je, haletant de curiosité.

— Du tabac à priser… que Deville lui avait jeté sur les cheveux dans la tente d’habillage. Le vieil Auguste n’était nullement animé de mauvaises intentions. Il avait éternué… tout simplement !

jack london
Traduction de louis postif
Illustration de Bécan