Revue des Deux Mondes3e période, tome 76 (p. 548-571).

L’HOMME AUTOMATE

Il y a déjà quelques années que M. Huxley, commentant la célèbre doctrine de Descartes sur l’automatisme des bêtes, montrait à ses auditeurs une grenouille privée de ses hémisphères cérébraux et accomplissant néanmoins des prodiges d’équilibre pour se maintenir sur la main sans tomber, malgré les mouvemens tournans que la main accomplissait en divers sens. Si la grenouille était philosophe, ajoutait spirituellement M. Huxley, elle pourrait raisonner de la manière suivante : « Je me sens mal à l’aise et en train de glisser ; je pose donc mes pattes en avant pour me garantir. Sachant que je vais tomber si je ne les pose pas plus loin encore, je les assure de nouveau, et ma volonté amène tous ces beaux ajustemens dont le résultat est de m’installer en sûreté. » Mais, concluait M. Huxley, si la grenouille raisonnait ainsi, elle serait complètement dans l’erreur, car, en fait, elle accomplit toutes ces choses absolument aussi bien sans avoir ni raison, ni sensation, ni pensée d’aucun genre : les animaux sont donc des automates, mais des automates consciens. L’homme, que Descartes avait eu soin de placer à part, rentre naturellement dans la définition générale. La plupart des psychologues contemporains nous répètent aujourd’hui que l’automatisme des actions réflexes, déjà décrit par Descartes sous, le nom d’undulatio reflexa, suffit pour expliquer tout ce que notre suffisance attribue à l’action de notre pensée, de nos sentimens, de nos volontés.

La forme du problème est nouvelle, le problème est ancien. Si nous pouvions nous transporter plus de deux mille ans en arrière chez les Grecs, au temps de Socrate, et assister aux derniers entretiens du sage dans sa prison, nous entendrions ce même problème posé et deux solutions indiquées, l’une toute mécanique, l’autre psychologique. Socrate, en effet, disait que les partisans du mécanisme universel, si on leur demandait pourquoi il était assis dans sa prison, prêt à boire la ciguë, ne manqueraient pas de répondre : — C’est que les muscles de Socrate, agissant de telle manière sur ses os et sur ses membres, aboutissent à telle et telle situation de son corps. — Et Socrate ajoutait : — La vraie raison, c’est que j’aime mieux mourir que vivre infâme et parjure.

Nos savans d’aujourd’hui, s’ils n’étaient retenus par quelque respect, ne manqueraient pas de comparer ici Socrate à la grenouille-philosophe de M. Huxley et de dire ; — La cause que vous invoquez n’en est pas une. Vous êtes victimes d’une illusion quand vous croyez accomplir un mouvement sous l’influence d’une idée, d’un sentiment, d’une volition : vous prenez le reflet du mécanisme pour le ressort. Illusion naturelle et universelle, nous en convenons. Nous croyons tous, par exemple, choisir nos mets par anticipation du plaisir ; nous nous imaginons que le sentiment de satisfaction ou de dégoût sert à régler notre choix ; nous croyons que toutes nos actions volontaires sont aussi causées par quelque désir. Mais le désir et l’aversion, le plaisir et la peine, sont les simples indices psychologiques de mouvemens corporels qui ont seuls l’efficacité. Si donc vous demandez : — Mon sentiment de faim ou de soif a-t-il quelque part dans mes mouvemens pour manger ou pour boire ? Le sentiment de l’honneur et du devoir avait-il quelque part dans le mouvement de Socrate pour saisir la coupe et boire la ciguë, ou ce résultat aurait-il eu lieu, quand même il n’aurait existé aucun sentiment de ce genre ? M. Spencer répondra par l’affirmative, avec M. Huxley et M. Maudsley. Les faits de conscience sont des « aspects subjectifs et accessoires » de l’automate vivant. Supprimez le plaisir, la douleur, la pensée, le désir, et le mécanisme de la vie se développera de la même manière, par l’effet des forces purement naturelles ; l’animal-machine et l’homme-machine fonctionneront avec la même précision mathématique ; seulement on pourra dire d’eux avec raison ce que Malebranche disait à tort de son chien : « Cela ne sent pas. » Nous, nous sentons (comme le chien de Malebranche, d’ailleurs), et nous pensons même ; qu’en faut-il conclure, sinon que nous sommes des « automates consciens ? » Ainsi, dans cette théorie, la conscience est le paralytique et le corps est l’aveugle ; seulement l’aveugle marche comme s’il y voyait clair et le paralytique a beau y voir, il ne conduit point l’aveugle.

Le grand moyen d’argumentation que nos savans emploient pour soutenir leur thèse est, nous l’avons vu, le recours aux actions réflexes ; c’est là que beaucoup de physiologistes et même de psychologues cherchent aujourd’hui l’explication unique des faits de conscience : pensées, émotions, désirs. Ils croient avoir ainsi trouvé le phénomène vraiment élémentaire auquel se réduirait la complication de nos états intérieurs. On sait que M. Spencer, dans sa Psychologie, considère l’action réflexe comme le germe unique de tous les faits d’ordre mental. Même doctrine chez M. Ribot, chez M. Setchenof, chez M. Luys, chez M. Beaunis, chez la plupart des physiologistes. Qu’est-ce pour eux que la pensée ? Une action réflexe encore lente, qui prend le temps de se sentir elle-même ou de se raisonner ? Qu’est-ce que l’émotion et la volonté ? Des actions réflexes encore mal organisées, qui s’attardent dans la région de la conscience avant d’avoir acquis la sûreté mécanique de l’inconscient. En d’autres termes, la pensée, le sentiment, le désir sont du mécanisme encore imparfait, qui ne doit sa conscience de soi qu’à sa lenteur. Voyez l’aile d’un moucheron qui bat trois ou quatre cents fois en une seconde ; voilà l’idéal : le moucheron n’en sait rien, et c’est pour cela même que le battement de son aile est un éclair.

Nous nous proposons d’examiner si on peut considérer ainsi les faits de conscience, surtout la pensée et le sentiment, comme les simples reflets de l’automatisme. Parlons d’abord de la conscience en général et de la pensée.


I.


M. Ribot, qui avait presque entièrement adopté, dans ses premiers ouvrages, la théorie de MM. Huxley et Maudsley sur le « pur automatisme, » sur la « machine à vapeur qu’un jet de lumière éclaire, » sur « l’ombre projetée accompagnant les pas du voyageur, » a fini par sentir que les objections dirigées contre cette théorie avaient leur part de vérité. Peut-être nos objections à nous-même, tirées de l’influence qu’exercent les idées sur les actes, n’ont-elles pas été tout à fait étrangères à cette importante concession faite aujourd’hui par M. Ribot : « L’état de conscience, par rapport au développement futur de l’individu, est un facteur de premier ordre. » Toutefois, M. Ribot maintient toujours que la comparaison de l’automate éclairé par une lumière intérieure est vraie « pour chaque état de conscience pris en lui-même et dans le présent. » Ainsi considéré, l’état de conscience n’est, dit-il, « qu’une lumière sans efficacité, que la simple révélation d’un travail inconscient. Encore une fois, ajoute-t-il, la conscience n’est en elle-même qu’un phénomène, qu’un accompagnement. S’il existe des animaux chez qui elle paraisse et disparaisse à chaque instant, sans laisser de traces, il est rigoureusement exact de les appeler des automates spirituels[1]. »

Pour soutenir cette thèse, M. Ribot remarque d’abord, avec raison, « qu’il n’existe pas de conscience en général » et que la conscience se résout en faits de conscience. — Mais dans ces faits, au moment précis où ils se produisent, la conscience n’est-elle point un élément plus fondamental que les autres ? Voilà la question. Il ne suffit pas de dire que la conscience se résout en faits de conscience ou en actes de conscience pour prouver qu’elle soit accessoire, car ce qu’il y a de senti, de représenté, de désiré, peut être l’essentiel de ces faits dans la réalité comme il l’est pour nous.

La première raison invoquée par M. Ribot comme par M. Maudsley, en faveur de l’automatisme, c’est que la conscience est un phénomène « absolument analogue aux autres. » — Peut-on admettre cette entière analogie ? En définitive, nous ne connaissons de la vie mentale que les élémens révélés dans l’état de conscience ; bien plus, nos notions mêmes des objets physiques, y compris celles du cerveau et de l’automatisme cérébral, sont composées avec des données de la conscience ; en un mot, nous ne concevons rien que dans la conscience et par la conscience. Il y a donc là un caractère spécial qui empêche de représenter la conscience comme un simple phénomène analogue aux autres, comme un « événement accidentel et de surcroît » qui, « au gré des circonstances, paraît ou disparaît. » La pluie est un événement de ce genre, qu’il n’est nullement nécessaire de lier à tous les autres événemens comme une condition constante ; mais la conscience est, en nous, une condition constante de l’existence des événemens pour nous ; elle est un facteur constant de la connaissance, en dehors de laquelle il n’y a pas pour nous d’existence saisissable. Comment donc mettre l’acte d’avoir conscience sur le même rang que la pluie, le vent, les météores, les maladies, la santé, tous les phénomènes produits par des circonstances changeantes et fortuites ?

Même dans les événemens extérieurs, il est impossible de placer tous les phénomènes sur le même plan ; il y a un fait physique qui apparaît comme la condition de tous les autres et auquel, par conséquent, on accorde dans les classifications la place d’honneur : c’est le mouvement. Puisque, dans les phénomènes intérieurs, il y a de même une condition universelle, la conscience, il est également impossible de ne pas lui concéder le premier rang. De plus, le mouvement même n’est connu que par la conscience. Nous avons donc, tout bien compté, une condition extérieure universelle, le mouvement, et une condition intérieure universelle, la conscience, sans laquelle nous ne connaîtrions pas la première. De là la question suivante : la conscience ne ferait-elle point aussi partie des conditions et des facteurs cachés de ce mouvement qui paraît, au premier abord, ne rien renfermer de mental ? N’y a-t-il point indissolubilité entre ces deux phénomènes primaires ? — C’est trancher le problème dans le sens du matérialisme, et non le résoudre, que de déclarer la conscience absolument semblable aux phénomènes d’ordre secondaire et superficiel. Il y a au moins un motif de croire que la conscience est un facteur objectivement nécessaire, c’est son caractère subjectivement nécessaire, original et irréductible.

La seconde raison pour laquelle on attribue à la conscience le rôle d’un simple éclairage additionnel dans l’automate vivant, c’est que « l’activité nerveuse est, dit-on, beaucoup plus étendue que l’activité mentale ; la conscience est donc quelque chose de surajouté[2] ».

Pour justifier ici une affirmation et surtout une négation, il faudrait pouvoir démontrer qu’il y a absence complète de tout fait de conscience, — sensation, émotion, impulsion, — dans certains événemens nerveux. Aussi est-ce ce que M. Ribot essaie, avec MM. Maudsley et Despine. Sa thèse est que la conscience est un événement intermittent, donc un événement non nécessaire et accessoire. Laissons de côté les cas de syncope, d’anesthésie provoquée, de vertige épileptique, de coma, pour nous en tenir au cas le plus vulgaire et le plus fréquent : l’état mental pendant le sommeil. L’automate humain tantôt rêve et tantôt ne rêve pas ; donc il quitte et reprend sa conscience, comme il quitte et reprend son vêtement pour se coucher ou se relever. — Nous voilà en présence d’un des problèmes les plus controversés de la psychologie : La conscience a-t-elle des interruptions, ou bien, pour parler le langage traditionnel : « L’âme pense-t-elle toujours ? » — Penser, au sens moderne du mot, c’est beaucoup dire ; rêver, c’est-à-dire imaginer, se représenter, — c’est encore beaucoup dire. Mais penser, au sens du XVIIe siècle, c’est simplement sentir, être ému, réagir par l’appétit[3]. Là où se trouvent ces élémens de la vie mentale, il y a conscience spontanée, sinon réfléchie. En ces termes, M. Ribot trouvera-t-il aussi étrange la doctrine qui admet que la conscience, sous une forme plus ou moins obscure, est continue comme la vie même ? Comment prouvera-t-il la complète absence de toute sensation confuse, de toute émotion vaguement pénible ou vaguement agréable, de toute appétition sourde, de toute réaction mentale pendant un profond sommeil ? — C’est à vous, répond-il, qu’incombe la preuve. — Mais la preuve incombe à quiconque affirme et nie ; or, M. Ribot, au lieu de se tenir dans le doute, nie et affirme : « Le sommeil complet, absolu, sans aucun rêve, dit-il, est sans doute l’exception, mais il suffit qu’il se rencontre, et non rarement, pour que le caractère intermittent de la conscience soit établi. » Un paysan, affirme M. Ribot, « en général ne rêve pas. J’en connais plusieurs qui considèrent le rêve comme un accident rare dans leur vie nocturne. » — Mais, dirons-nous, on peut ne pas se souvenir d’avoir rêvé et même parlé ou répondu pendant son sommeil ; d’ailleurs, on peut ne pas rêver sans cesser pour cela de sentir. Tous ces faits ne prouvent donc rien en faveur d’une thèse ou d’une autre.

Les deux seules raisons alléguées à l’appui des affirmations précédentes sont empruntées, l’une à la physiologie, l’autre à la psychologie. La physiologie nous apprend que le souvenir est lié à un état de réparation du cerveau, par conséquent « de repos relatif, » dit M. Ribot. D’où M. Ribot conclut précisément que ce repos doit être ou peut être absolu. La chose, selon nous, est contre toute vraisemblance, et il n’est guère admissible que le cerveau, où le sang ne cesse de circuler, ne sente point à un degré quelconque : la suspension absolue du sentiment général de la vie ne serait-elle pas plutôt la mort que le sommeil[4] ?

L’autre raison d’ordre psychologique, est fournie par M. Despine[5]. Selon lui la preuve la plus convaincante de ce fait que l’esprit peut, pendant le sommeil, avoir son existence momentanément suspendue, c’est qu’il lui arrive de joindre bout à bout l’instant où il s’endort avec celui où il s’éveille et que ce temps est pour lui comme s’il n’avait pas existé : « Je fus appelé, dit M. Despine, à deux heures du matin, pour donner mes soins à une personne du voisinage atteinte du choléra. Au moment de sortir, ma femme me fait une recommandation au sujet de la bougie que je tenais à la main et s’endort. Je rentre environ une demi-heure après. Le bruit que fit la clé dans la serrure en ouvrant la porte réveilla ma femme subitement. Son sommeil avait été si profond, elle avait si bien uni le moment où elle s’était endormie avec le moment où elle s’était éveillée, qu’elle croyait n’avoir pas dormi du tout et qu’elle avait pris le bruit de la clé à ma rentrée pour celui fait au moment de la sortie… Elle fut bien étonnée d’apprendre que j’avais fait une absence d’une demi-heure. » — Cet exemple, à nos yeux, ne prouve rien. Tous, en nous réveillant même d’un long rêve, nous reprenons ou pouvons reprendre le cours de nos idées au point où nous l’avions laissé. Les deux bruits de la clé étaient un trait d’union naturel et inévitable entre les deux séries de pensées réfléchies, inquiètes mêmes, relatives à la bougie. Toutes les autres séries d’images ou, s’il n’y a pas eu d’images, de sensations confuses, s’évanouissent du souvenir dès qu’on ressaisit les deux bouts de la chaîne pensante ; mais la conscience ne consiste pas pour cela tout entière à penser (au sens moderne) et à associer des idées. De même, on ne peut tirer de conclusion absolue des exemples où, un état pathologique (syncope, vertige épileptique, pression cérébrale, etc.) ayant supprimé brusquement la conscience de soi pendant un intervalle plus ou moins long, le malade reprend son discours au mot même où il s’était arrêté. Il est certain qu’il y a dans le cerveau un automatisme d’images, surtout pour ces images auditives et motrices qu’on appelle mots ; il est certain aussi que ce fonctionnement mécanique peut être suspendu comme celui d’une horloge, qu’il peut reprendre après un arrêt comme une montre qu’une petite secousse remet en mouvement, mais la question n’est pas là. Il s’agit de savoir si la vie mentale, la conscience au sens le plus général, — c’est-à-dire la sensibilité et la motilité confuses, — peut s’interrompre absolument et recommencer, comme s’interrompent des séries particulières ou mêmes générales de représentations, d’images, de mots ; or, cette interruption absolue ne peut pas plus se prouver par l’absence de souvenir, que le vide absolu ou le repos absolu là où nous ne voyons plus de matière ou de mouvement. De part et d’autre, on en est réduit à des inductions, et l’induction la plus plausible, la plus conforme à la loi de continuité dans la nature, c’est que la vie mentale ne disparaît pas tout d’un coup là où la vie physiologique subsiste, qu’elle ne quitte pas le corps comme un voyageur quitte une hôtellerie. La vie mentale est obscurcie, alourdie, engourdie, soit ; mais elle subsiste probablement comme le feu sous la cendre.

« L’événement nerveux, dit M. Ribot, existe en lui-même » indépendamment de la conscience ; si la conscience s’y ajoute, l’événement existe alors pour lui-même ; donc « la conscience le complète, l’achève, mais ne le constitue pas. » — Mais, encore une fois, de quel droit affirmer que rien de mental, rien d’analogue à la sensation et à l’appétit, ne fait partie des conditions constitutives de l’élément nerveux ? Là où nous cessons, nous, de sentir, il n’en résulte pas que toute sensation disparaisse, que tout élément d’ordre mental soit absent. Et si, dans nos œuvres artificielles, dans nos constructions, dans nos machines, il n’y a que des parties insensibles, séparables les unes des autres, extérieurement et superficiellement reliées, sommes-nous certains qu’il en soit de même dans les œuvres de la nature, dans ce que Leibniz appelait les « machines naturelles, » les « automates naturels, » par exemple dans les cellules nerveuses ? Sommes-nous certains que « l’événement nerveux » existe en lui-même sans aucun élément d’ordre mental, et soit indépendant de tout ce qui arrive à la conscience sous forme de sensation, d’émotion, d’impulsion ? Il conviendrait ici non d’affirmer ou de nier, mais de s’abstenir. Enfin, est-il probable que l’élément nerveux se suffise à lui-même et que cependant la conscience vienne s’y ajouter comme du dehors ? C’est, nous dit-on, pour « compléter et achever » le phénomène, non « pour le constituer. » — Mais achever et compléter, n’est-ce pas constituer ? Est-ce que le « couronnement de l’édifice » n’est pas une des parties constituantes de l’édifice ?

Selon M. Ribot, dans la théorie de l’intermittence, il n’y aurait plus de difficulté à comprendre que toutes les manifestations de la vie mentale puissent être tour à tour inconscientes et conscientes : « sensations, désirs, sentimens, volitions, souvenirs, raisonnemens, inventions, etc. » Pour le premier cas, dit M. Ribot, « il faut et il suffit qu’il se produise un processus nerveux déterminé, c’est-à-dire la mise en jeu d’un nombre déterminé d’élémens nerveux formant une association déterminée, à l’exclusion de tous les autres élémens nerveux et de toutes les autres associations possibles. Pour le second cas, il faut et il suffit que des conditions supplémentaires, quelles qu’elles soient, s’ajoutent, sans rien changer à la nature du phénomène, sinon de le rendre conscient. » Sans rien changer, sauf cette légère modification, la conscience ! Pygmalion, pour animer sa statue, n’avait que cette petite addition à produire. Peut-on admettre qu’un phénomène supposé mécanique et automatique, c’est-à-dire résoluble en termes de mouvement, ne change point de nature, mais seulement de forme quand on y ajoute la sensibilité ou la conscience, qui ne sont pas transposables en termes de mouvement ? Toutes les conditions nerveuses, primaires ou « supplémentaires » sont toujours, comme telles, de simples directions et compositions de mouvemens ; pour les rendre conscientes, sentantes , désirantes, il faut y ajouter autre chose qu’une direction nouvelle de mouvement : ou, si en fait cette addition est inutile, c’est qu’il y avait déjà dans le mécanisme autre chose que du pur mécanisme : le prétendu automate était vivant ; bien plus, il était sentant.

Un psychologue italien très distingué, M. Sergi, suit sur ce point M. Ribot et va plus loin encore. « Tantôt, dit-il, un phénomène reste dans l’inconscience, tantôt il apparaît dans le champ de la conscience. Changera-t-il pour cela de nature ? — Pas le moins du monde. La seule différence, c’est que, dans l’inconscience, le côté subjectif manque, ce côté dont les psychologues font tant de cas, mais la nature et le développement du phénomène sont les mêmes. » La conscience, conclut M. Sergi, n’est que la « phase finale, » la terminaison d’une série de phénomènes physiques, comme la coloration violette est le « terme des phénomènes chimiques produits dans le chlorure d’argent par son exposition à la lumière. » Le fait mental, « qu’il soit complété dans sa propriété subjective par la conscience ou qu’il reste dans l’inconscience (auquel cas il n’est pas révélé et demeure comme tel incomplet) est cependant identique dans tous les élémens de son processus, lesquels sont de caractère physique; voilà pourquoi j’ai affirmé que le phénomène mental dérive d’élémens physiques, et il en est ainsi[6]. » M. Sergi, on le voit, est d’une assurance admirable, et pourtant son argumentation est une série de paralogismes et d’analogies vicieuses. Comment un phénomène absolument « identique » dans tous ses « élémens, » dans sa « nature » et dans son « développement, » peut-il cependant être tantôt accompagné de conscience, tantôt sans conscience ? De deux choses l’une. Ou la conscience est l’effet et la résultante des élémens physiques, comme vous l’affirmez, et alors il est impossible de soutenir que les mêmes causes physiques tantôt ont pour résultat la conscience, tantôt ne la produisent pas ; autant dire que deux et deux tantôt font quatre et tantôt ne font pas quatre, que le chlorure d’argent tantôt noircit et tantôt ne noircit pas à la lumière. Ou la conscience n’est pas un effet du physique, mais un phénomène d’un tout autre ordre et vraiment « surajouté ; » n’affirmez pas alors qu’elle dérive d’élémens physiques et ne dites pas d’un ton dogmatique : « Il en est ainsi : Cosi è. » De plus, ici encore, expliquez pourquoi l’accompagnement de la conscience tantôt existe, tantôt n’existe pas, et d’où vient cet accompagnement si instable ? Toute votre théorie n’est qu’une suite de contradictions ou de mystères. Quand la conscience existe, il y a, outre les conditions des phénomènes inconsciens, une condition de plus, quelle qu’elle soit, à moins que l’état de conscience n’ait le privilège d’être sans cause, même sans cause purement physique. Jusque dans une simple lanterne magique, si le singe de la fable oublie d’éclairer la lanterne, les conditions de l’obscurité auront besoin d’être modifiées par une condition nouvelle pour produire l’éclairage. Mon cerveau n’est donc pas dans le même état quand il fonctionne automatiquement ou quand il fonctionne avec réflexion[7]. Les matérialistes qui soutiennent ce paradoxe sont tout près d’être spiritualistes sans le savoir, puisqu’ils s’accordent avec les spiritualistes pour introduire la pensée du dehors dans la machine, comme une sorte de spectateur indépendant ou comme une lampe merveilleuse qui rendrait tout à coup transparens les ressorts de l’automate. Les psychologues, quoi qu’en dise M. Sergi, ont eu raison de faire « tant de cas du côté subjectif, » par exemple de la sensation du violet produite par la réaction du « chlorure d’argent ; » autant cette sensation importe peu au chimiste, autant la réaction du chlorure d’argent importe peu au psychologue. Il est aussi ridicule d’expliquer la sensation par une « phase » de la réaction chimique que la réaction chimique par une phase de la sensation. L’analogie de la conscience et la coloration du sel d’argent n’est qu’un cercle vicieux. La couleur du sel, en tant que différente du phénomène chimique et mécanique, est une sensation, un fait mental, qui présuppose la conscience même qu’on veut expliquer. Considérée dans ses conditions extérieures, comme vibration lumineuse et vibration nerveuse, la couleur n’est qu’un mouvement ; mais la « manifestation consciente » de la couleur, n’étant plus un mouvement, n’est plus résoluble en termes physiques. Les « phases » de la lune sont réductibles à des mouvemens de la lune, mais la « phase consciente » d’une vibration lumineuse, la vision de l’astre, n’est plus réductible à de purs changemens dans l’espace. Les métaphores de manifestation, de révélation consciente et de phase consciente n’ont pas le pouvoir de supprimer les contradictions qui sont au fond de cette alchimie psychologique. Les matérialistes naïfs ressemblent à un employé du télégraphe qui dirait : — Aucune dépêche ne peut être transmise sans une action électro-chimique ; donc le contenu de la dépêche est lui-même réductible à une action électro-chimique dont il est le terme. C’est ma pile qui dicte les dépêches.

En somme, nous admettrons volontiers que toutes les fonctions mentales dépendent de conditions déterminées et cérébrales : c’est là une vérité proprement scientifique ; mais nous ne pouvons admettre que ce qu’elles ont de mental soit entièrement réductible à ce que nous appelons le mécanisme, n’en soit qu’un « accessoire » inconstant sujet à des absences complètes, un mode accidentel, comme d’aller à droite au lieu d’aller à gauche. C’est là de la métaphysique à tendance matérialiste, que le psychologue doit s’interdire. Il n’y a pas de transformation possible du pur automatisme en sensibilité. Le rapport du mental au mécanisme n’est donc pas le rapport d’un phénomène à un autre phénomène du même genre, qui serait seulement moins complexe ; c’est un rapport de tout autre nature. On peut concevoir ce rapport de plusieurs façons, mais jamais à la façon d’un mouvement qui en suit et en prolonge un autre.


II.


C’est aux actions réflexes, nous l’avons dit, que les partisans de l’homme-automate demandent une explication plus particulière de la conscience et de la pensée ; suivons-les dans cet essai d’explication.

M. Setchénof, le physiologiste russe, est un de ceux qui ont le plus insisté sur la réduction de l’état de conscience à l’automatisme réflexe. Son point de départ est la découverte, à laquelle il a grandement contribué, de ce que les physiologistes nomment les « centres d’arrêt. » Selon M. Setchénof, si les mouvemens réflexes se déployaient toujours sans aucun obstacle, l’automate vivant ne deviendrait jamais un automate pensant et conscient. Mais il n’en est pas ainsi. Le cerveau ne subit pas seulement les mouvemens réflexes, il peut les suspendre, les modérer, les ralentir au moyen des « centres d’arrêt. » Cet arrêt plus ou moins complet est, selon M. Setchénof, l’origine de la conscience même. Il sert à fixer en une certaine mesure le courant nerveux, qui, sans cela, se fût dépensé aussitôt en mouvemens : il sert à lui donner ainsi une durée suffisante. C’est pour cette raison qu’il faut une trentaine ou une vingtaine de secondes pour qu’une impression transmise par le nerf sensitif agisse sur le nerf moteur. Ce ralentissement permet à la conscience de saisir au passage une action qui, trop rapide, lui eût échappé. De là M. Setchénof conclut que la conscience, la pensée est simplement une action réflexe arrêtée[8].

N’est-ce point aller, comme M. Sergi, bien vite et bien loin ? N’est-ce point prendre une des conditions d’un phénomène pour sa cause ? Cette précipitation de raisonnement n’est pas rare chez les physiologistes qui s’occupent de psychologie. Selon nous, si une certaine durée est nécessaire pour que le courant nerveux soit discerné par la conscience, c’est simplement qu’il faut un certain temps pour que le courant nerveux remonte jusqu’au cerveau. L’excitation, pour se répandre d’un des centres de la moelle épinière à un muscle, trouve-t-elle des voies trop faciles et trop courtes, elle ne va pas plus loin que la moelle ou, du moins, si elle envoie quelque remous au cerveau, elle n’y arrive que fusionnée et « composée » avec d’autres excitations : elle se perd donc dans l’ensemble et n’est plus « discernée » à part. Au contraire, la lenteur ou l’arrêt du courant nerveux, ayant pour cause quelque résistance, produit une réaction et une irradiation du courant jusqu’au cerveau, par cela même des décharges cérébrales et des contrastes discernables pour la conscience. Nous n’avons nullement le droit d’en conclure que la pensée ou la conscience soit du mouvement arrêté (définition par trop simpliste) ; mais la pensée ne perçoit le mouvement réflexe que s’il se produit, avec une résistance à ce mouvement, une modération de l’acte réflexe et une augmentation de sa durée. En d’autres termes, la pensée est si peu le mouvement réflexe pur et simple, qu’elle ne le perçoit que quand il cesse d’être absolument automatique et réflexe. Nous ne pouvons sentir sous une forme distincte une impression qui, aussitôt transmise au ganglion par le nerf centripète, a été réfléchie par le nerf centrifuge sans passer par le cerveau ou sans y passer autrement que confondue avec la masse des impressions de tout l’organisme. Donc le mouvement réflexe, dans son pur automatisme, n’est pas la conscience même.

La conscience, en définitive, n’est intense que quand les mouvemens nerveux sont lents, retardés, hésitans ; elle est à son minimum lorsque l’action, rapide et certaine, rencontre des voies toutes formées, qui n’ont plus elles-mêmes rien d’incertain. Au lieu d’en conclure que la conscience est un phénomène accidentel et surérogatoire, on peut en induire, au contraire, qu’elle a une utilité et une efficacité : puisqu’elle s’exerce ainsi là où il y a retard et hésitation, alternative, difficulté à surmonter et problème à résoudre, comment se pourrait-il faire qu’elle ne servît à rien ? Comment comprendre que l’animal chercherait sa nourriture ou fuirait son ennemi tout aussi bien s’il n’éprouvait ni l’appétit ni le sentiment de la peur ? C’est seulement quand à l’incertitude ont succédé la certitude et la détermination automatique, que la conscience disparaît comme inutile, ou qu’elle se reporte ailleurs et plus haut. Au lieu de n’être qu’un index du fonctionnement de l’automatisme extérieur, la conscience correspond donc à une force intérieure de réaction et de direction.


III.


On ne pouvait manquer d’appliquer la théorie des actions réflexes aux sentimens et aux désirs, comme elle a été appliquée à la pensée. L’explication des sentimens par l’automatisme réflexe a été présentée sous une forme très intéressante, quoique paradoxale, par le savant psychologue américain William James. Quoique ennemi du matérialisme, M. James a eu la singulière fortune de lui fournir plus d’un argument, soit en ce qui concerne la théorie de la volonté, soit en ce qui concerne celle de la sensibilité. À la différence des matérialistes, M. James suppose d’abord accordé que nous avons, par un moyen quelconque, la conscience des mouvemens réflexes, leur « perception ; » mais, ce point supposé, il ne demande rien de plus pour expliquer les émotions : — Celles-ci, dit-il, ne sont que la réverbération consciente des actions réflexes. De là résulte le plus curieux renversement des opinions reçues. Nous croyons tous que nos plaisirs, nos douleurs, nos désirs, nos craintes, sont les antécédens et les raisons des mouvemens corporels que nous appelons leurs effets, leurs signes, leur expression ; mais la physiologie, selon M. James, renverse l’ordre accoutumé ; il faut dire au contraire que l’émotion est une simple conséquence, un pur reflet, sans efficacité propre, des mouvemens automatiques qu’elle a l’air de produire. Nos passions seraient alors proprement constituées et composées avec les changemens corporels que nous prétendons être leurs conséquences : si vous deveniez corporellement insensible, nous dit M. James, vous seriez exclu de la vie des affections, des tendres comme des violentes, des plus élevées comme des plus vulgaires. Les émotions intellectuelles, esthétiques, morales, ne renferment elles-mêmes, comme sentimens et émotions, que des ingrédiens corporels, qui, en somme, sont leurs élémens constitutifs. Figurez-vous, dit M. James, quelque forte émotion et essayez d’abstraire de votre conscience toutes les sensations de ce qu’on appelle ses symptômes corporels caractéristiques, vous trouverez qu’il n’y a rien derrière, aucune « étoffe mentale » avec laquelle vous puissiez former l’émotion : tout le résidu, au point de vue mental, sera un état froid et neutre de perception intellectuelle. Quelle sorte d’émotion de crainte resterait, s’il n’y avait aucune sensation des battemens de cœur plus rapides, de la respiration oppressée, des lèvres tremblantes, des membres affaissés, de la « chair de poule, » des contractions viscérales ? Impossible de le dire. Peut-on se figurer un état de rage sans son ébullition dans la poitrine, sans la rougeur qu’elle répand sur la face, sans la dilatation des narines, le serrement des dents, l’entraînement aux actes de violence, mais au contraire avec des muscles au repos, une respiration calme, une face placide ? La fureur s’évapore avec la sensation de ce qu’on appelle ses manifestations, et la seule chose qu’on puisse supposer à sa place est une sentence portée de sang-froid par un jugement sans passion, confiné dans le royaume intellectuel et prononçant que certaine personne mérite châtiment pour ses torts. Que serait la douleur sans ses larmes, ses sanglots, ses suffocations ? Une connaissance dépourvue de sentiment et prononçant que certaines circonstances sont déplorables ; rien de plus. Une émotion humaine désincorporée est un non-être. Le sens commun dit : Nous sommes insultés, nous nous irritons et nous frappons ; nous rencontrons un ours, nous sommes effrayés et nous tremblons ; nous perdons notre fortune, nous sommes tristes et nous pleurons. — Tel n’est pas l’ordre véritable des choses pour le physiologiste, selon M. James : « Nous nous sentons effrayés parce que nous tremblons, tristes parce que nous avons le cœur serré et les larmes aux yeux, irrités parce que nous frappons ou sommes poussés à frapper ; c’est la réverbération même des mouvemens corporels qui produit l’émotion. »

Inutile d’insister sur l’intérêt de ce problème : il s’agit, en définitive, de savoir si nos prétendus sentimens, avec les émotions et désirs dont ils sont l’origine, ne sont encore que des sensations de mouvemens réflexes ; en d’autres termes, faut-il supprimer le côté intellectuel et moral des sentimens, désirs, amours de toute sorte, pour les réduire en entier à des sensations nerveuses viscérales, musculaires, passivement reçues du dehors par une conscience impuissante à réagir ? Ou bien, au contraire, jusque dans nos passions prétendues, n’y aurait-il point encore une réaction mentale, soumise assurément à des lois déterminées, mais qui n’en est pas moins autre chose que la « réverbération » des mouvemens venus de nos organes sensitifs ou de nos viscères ? — Malgré ce qu’il y a de spécieux et même de vrai dans la théorie de l’automatisme passionnel, il nous semble qu’elle est seulement un côté de la vérité ; peut-être même trouverons-nous qu’elle est proprement la vérité renversée, comme quand un homme se regarde dans l’eau d’un fleuve qui lui renvoie son image avec une position inverse de sa position réelle.

Faisons d’abord la part du vrai. Il est certain qu’une émotion « désincorporée » est un non-être. Le mouvement est lié, sous une forme latente, aux sentimens les plus dégagés en apparence de toute relation physique : ces sentimens ont toujours leurs conditions nerveuses et sensitives, qui sont des mouvemens. De plus, parmi ces mouvemens, il faut faire une part aux actes réflexes ; dans la composition totale des sentimens il faut donc faire entrer aussi les sensations réflexes qui résultent de ce que les courans nerveux se répandent par tout le corps. Une fois produit un sentiment fondamental, comme la colère, il éveille aussitôt les sentimens analogues, — désirs de défense, de lutte, de vengeance, etc., et même les sensations analogues, — sensations d’effort, de tension, de chaleur, etc. Les sensations et sentimens secondaires ainsi provoqués par association viennent renforcer l’émotion principale. Les violens sentimens musculaires qui accompagnent les mouvemens de l’homme en fureur élèvent à un ton plus haut, en excitant énergiquement la conscience, cette énergie de la « passion irascible » que Kant appelait son caractère sthénique ; les battemens de cœur et la gêne de la respiration, chez l’individu qui a peur, occasionnent déjà par eux-mêmes un sentiment d’angoisse. Les sensations réflexes jouent dans le sentiment le même rôle que les harmoniques d’un son qui, se superposant au ton fondamental, en modifient le timbre. Mais les harmoniques ne sont pas le son lui-même ; les sensations réflexes, à elles seules, ne suffisent pas pour expliquer la douleur causée par une offense. Sentir le mouvement de ses muscles, de son cœur, comme mouvement, ce n’est pas souffrir ou jouir par cela même.

Cette loi d’association qui relie les sentimens et les sensations analogues[9] a un corollaire important : si vous produisez volontairement les manifestations extérieures d’une émotion déterminée, vous pouvez vous donner l’émotion elle-même. Dans la majorité des émotions, la chose est impossible à vérifier, car beaucoup de leurs manifestations ont lieu dans des organes sur lesquels nous n’avons aucun contrôle volontaire : mais, dans les limites de la vérification possible, l’expérience corrobore la thèse. M. James a donc raison de rappeler combien la panique est augmentée par la fuite même ; donner libre cours aux symptômes de la douleur ou de la colère, c’est souvent accroître ces passions elles-mêmes ; chaque accès de sanglots rend la peine plus aiguë et provoque un nouvel accès encore plus fort. Dans la fureur, nous travaillons nous-mêmes à la pousser au paroxysme en répétant ses signes extérieurs. Refusez d’exprimer une passion, dit M. James, et elle meurt ; ce n’est pas toujours vrai, mais c’est souvent vrai. Comptez dix avant de satisfaire votre colère, et son occasion vous semblera ridicule. Siffler pour se donner courage, ce n’est pas là une simple figure de discours. D’autre part, tenez-vous toute la journée dans une posture affaissée, répondez à tout d’une voix lugubre, et votre mélancolie s’accroîtra.

Nous accorderons donc à M. James que, dans l’éducation morale, il n’y a point de plus important précepte que le suivant : — Voulez-vous vaincre certaines tendances passionnelles fâcheuses ? exercez-vous assidûment, et d’abord de sang-froid, à produire les mouvemens extérieurs qui manifestent précisément les dispositions contraires. Vous serez infailliblement récompensé de votre persévérance en voyant s’évanouir votre maussaderie ou votre accablement, que remplaceront une réelle gaîté, une réelle bonté de caractère. — Mais, quand M. James va jusqu’à conclure de là que ce sont les mouvemens expressifs qui, par eux-mêmes, produisent toute l’émotion, nous ne pouvons plus le suivre : une liaison d’états analogues n’est pas une identité. Si on parle d’un dédain amer, le mouvement des lèvres produit par l’amertume d’une saveur n’est pas pour cela l’élément constitutif du dédain lui-même. La « métaphore » renferme un côté de la vérité, elle n’est pas toute la vérité. Les mouvemens expressifs d’une passion suggèrent la passion même par une contagion de proche en proche, qui remonte des derniers effets aux premières causes et, par les effets, met en branle les causes mêmes ; mais il n’en résulte nullement que les effets soient les causes.

Dans tous les hôpitaux, on trouve des exemples de crainte absolument sans motif, de tristesse, de mélancolie ; on y trouve aussi des exemples d’apathie également sans motif qui persiste en dépit des meilleures raisons. Peut-être la machine nerveuse ou cérébrale offre-t-elle alors, dans une certaine direction passionnelle, une si grande instabilité que tout stimulant extérieur, fût-il inapproprié, l’ébranle dans cette direction et engendre l’émotion correspondante. Mais ce fait ne prouve pas que toute émotion, en dehors des états maladifs, soit la conséquence de ses propres symptômes au lieu d’en être l’antécédent. Nous avons vu, en effet, qu’il existe des associations entre certaines émotions physiques et les émotions morales correspondantes : la loi d’association, dans les cas maladifs et même en temps normal, peut donc fort bien remonter des effets aux causes et renverser le courant ordinaire qui descend des causes aux effets. Ainsi, par cela même que la tristesse est associée d’ordinaire à l’anxiété précordiale, celle-ci à son tour, si elle existe primitivement à l’état maladif, peut produire la tristesse et l’anxiété morale. Nouvel exemple d’association entre des émotions similaires par leurs effets physiques. C’est ainsi que certain malade atteint de terreur morbide triomphait de cette terreur toutes les fois qu’il parvenait à respirer profondément, à se tenir droit et ferme, à se donner le maintien du calme. Les symptômes peuvent ainsi réagir sur les causes du mal sans que les causes soient uniquement les symptômes.

À l’argument tiré du renforcement des émotions par leurs mouvemens expressifs nous opposerons un autre fait non moins indéniable : l’affaiblissement final des émotions par ces mêmes mouvemens expressifs. Les larmes augmentent d’abord le chagrin, soit ; mais elles finissent aussi par le diminuer et le calmer : elles ont ce qu’on a appelé un effet résolutif. Il en est de même des mouvemens violens de la colère, qui l’excitent d’abord et ensuite l’apaisent. Ces deux effets contraires des mêmes mouvemens expressifs prouvent bien que les mouvemens ont de l’influence sur l’émotion, mais qu’ils n’en sont pas les élémens mêmes. Rappelons-nous la loi générale qui lie les états de conscience aux mouvemens : tout état de conscience tend à produire du mouvement en raison directe de son intensité ; et, d’autre part, le mouvement engendré tend à diminuer l’état de conscience. C’est que l’intensité d’un état de conscience amène une tension nerveuse analogue à celle de l’électricité dans la bouteille de Leyde ; le mouvement consécutif est une détente nerveuse, et si la décharge se produit un certain nombre de fois, il en résulte l’épuisement progressif du système nerveux. C’est une sorte d’usure comme celle du nerf optique ébloui par la lumière. L’expression corporelle des émotions produit donc d’abord une diffusion de courans dans tout l’organisme, conséquemment une dérivation générale qui, en diminuant l’intensité spéciale de l’effet sur le cerveau, peut sauver le cerveau même d’un trouble soudain. Puis, en se déchargeant ainsi dans tous les sens, l’émotion finit par se dépenser et le système nerveux s’use : il en résulte un effet de fatigue, qui a pour résultat final l’apaisement. Tous ces effets montrent la connexion étroite des passions et des organes : ce n’est pas sans raison que Descartes, Malebranche, Spinoza étudiaient les passions dans leurs effets corporels.

Mais, après avoir ainsi accordé toute l’influence possible à l’automatisme organique, faut-il accepter la complète réduction des sentimens à leurs seuls symptômes corporels ? — Selon nous, cette conséquence est le résultat d’une série de déductions dont chacune dépasse ses propres prémisses. La première preuve que M. James invoque, c’est qu’il existe des émotions qui ne sont évidemment rien que des sensations complexes. Représentez-vous, par l’imagination, deux lames de couteau affilées qui se frottent l’une l’autre à angles droits, cette seule représentation produira un agacement de tout votre système nerveux ; or ici, tout le fonds de l’émotion consiste dans les effets corporels que les lames produisent immédiatement. « Ce cas est typique, dit M. James : où une émotion idéale semble précéder les symptômes corporels, il n’y a souvent rien qu’une représentation des symptômes eux-mêmes. » Aussi, dans certains cas de terreur morbide, on peut n’avoir d’autre crainte que celle de la crainte même : on se figure d’avance les symptômes et on les craint. « Ces cas, conclut M. James, montrent que l’émotion commence et finit avec ce que nous nommons ses manifestations ; elle n’a point de status mental, excepté la sensation actuelle de ses manifestations, ou cette sensation affaiblie qui est l’idée. » — La conclusion, répondrons-nous, dépasse de beaucoup les prémisses. D’abord, toute émotion n’est pas du même genre que l’agacement nerveux, qui ne contient aucun élément intellectuel appréciable, sinon la conscience vague d’une discordance et d’une désharmonie. De plus, il y a dans toute émotion, même dans l’agacement nerveux, au moins un élément mental, qui consiste dans des plaisirs et des peines, ou dans des représentations de plaisirs et de peines entraînant à leur suite des mouvemens d’aversion. On n’a nullement montré que ce soit, au contraire, le mouvement physique corrélatif à l’aversion qui produise la douleur.

Le second argument invoqué par M. James est tiré de la pathologie. La sensibilité morale est modifiée et partiellement abolie par les maladies qui produisent des effets d’insensibilité physique. De là on s’empresse de conclure que la complète insensibilité corporelle (intérieure et extérieure) entraînerait une complète apathie morale. Malheureusement, aucun des cas apportés en exemple n’est concluant. Une dame, atteinte d’une extraordinaire insensibilité sur toute la surface du corps, est citée par M. James comme exemple d’insensibilité passionnelle, parce qu’elle avait perdu tout goût pour ses occupations ordinaires, tout charme à ses affections de famille ; mais, en lisant la description que la malade elle-même fait de son mal, on voit au contraire qu’elle se dit « en proie aux émotions de la plus poignante espèce, » et qu’elle dépense sa vie dans une « révolte désespérée contre son étrange condition. » Ce qu’elle avait perdu en réalité, c’étaient seulement les émotions joyeuses et tendres. « À tout, dit-elle, même aux plus tendres caresses de mes enfans, je ne trouve qu’amertume. Je les couvre de baisers, mais il y a quelque chose entre leurs lèvres et les miennes ; et cet horrible quelque chose est entre moi et toutes les joies de la vie[10]. » — Ce quelque chose, c’était l’insensibilité et la mort du plus profond et du plus communicatif des sens, du toucher. Et c’est surtout dans le baiser que cette insensibilité doit se révéler d’une manière « horrible. » On sait que M. Bain explique les émotions tendres, en ce qu’elles ont de physique, par les plaisirs du contact : c’est en pressant son enfant sur son sein, c’est en l’embrassant que la mère lui témoigne sa tendresse. Le contact est aussi la langue la plus éloquente de l’amour. On conçoit donc parfaitement le vide et le trouble que doit laisser la perte d’un tel sens dans la conscience générale : c’est plus que la surdité, plus que l’aveuglement, c’est comme une mort anticipée. Le cas le plus extraordinaire d’anesthésie totale est celui qui fut publié par le professeur Strümpell[11]. Un apprenti cordonnier de quinze ans était entièrement anesthétique, au dehors et au dedans, à l’exception d’un œil et d’une oreille. Il mangeait, buvait, satisfaisait toutes les nécessités de la vie, mais sans éprouver ni la faim, ni la soif, sans autre sentiment que ceux de la vue et du son. Interrogé par M. James, le docteur Strümpell répond que le patient n’était cependant point dépourvu de toute émotion. Le malade éprouva de la honte parce qu’il avait souillé son lit, du regret à la vue d’un mets favori dont il ne pouvait plus sentir le bon goût ; il éprouvait la crainte d’être puni ; il éprouvait aussi de la colère et se querellait fréquemment avec les infirmiers. M. James s’efforce vainement d’expliquer ces apparentes émotions par des actes réflexes qui suivraient automatiquement des perceptions froides et inanimées. La supposition est absolument gratuite.

M. James, malgré cela, généralise son hypothèse et l’étend à tous les sentimens. Sans les mouvemens réflexes qui suivent la perception d’un objet utile ou nuisible, dit-il, celle-ci serait purement cognitive de forme, pâle, sans couleur, destituée de toute chaleur émotionnelle ; nous pourrions voir un précipice et juger que le mieux est de nous renverser en arrière ; recevoir l’insulte et penser qu’il est juste de frapper ; mais nous ne nous sentirions pas actuellement effrayés ou irrités. De même pour les émotions esthétiques et morales. Si nous ne sourions pas à la vue d’un joli dessin, si nous ne tressaillons pas à la justice d’un acte, si nous ne frémissons pas à l’audition d’une musique parfaite, il n’y a alors que jugement du bien ou du beau ; c’est un acte tout cognitif. Nous ressemblons à ces critiques blasés pour lesquels le plus grand éloge d’une œuvre d’art est : « Ce n’est pas mal ; » ou, comme disait Chopin : « Rien ne me choque. » La pensée, c’est donc l’esprit ; la passion, c’est la chair. L’émotion n’est rien que la sensation des effets réflexes corporels produits par ce que nous appelons son objet, et ces effets résultent de l’adaptation native du système nerveux à cet objet. Un enfant, dit M. James, qui voit pour la première fois un éléphant se ruant sur lui et le menaçant de sa trompe, éprouve, sous l’influence de cette seule perception, une série d’effets ou actions réflexes, et la sensation totale de ces effets automatiques constitue son sentiment de terreur. Nous répondrons que cette théorie, en faisant naître l’émotion des perceptions et des mouvemens qui la suivent, confond l’état actuel avec l’état primitif, le mécanisme acquis avec le mécanisme originel. L’enfant qui touche au feu pour la première fois se brûle, souffre, et retire son doigt ; quand il a fait l’expérience un certain nombre de fois, il lui suffit de voir le feu près de son doigt, sans souffrir, pour retirer immédiatement le doigt ; c’est seulement après avoir effectué ce mouvement qu’il éprouve le contrecoup de la peur en se représentant ce qui aurait pu lui arriver. Est-ce une raison pour croire que, dans l’origine, l’émotion ait résulté du mouvement de recul ou de fuite ? Au contraire, nous voyons se succéder à l’origine la perception visuelle du feu, puis la douleur du contact, puis le mouvement d’aversion. Que des expériences analogues s’organisent dans l’espèce par l’hérédité, il pourra se faire que certaines perceptions et représentations finissent, à elles seules, par exciter chez l’individu des mouvemens réflexes sans que l’émotion ait le temps de s’intercaler. Ainsi, la simple odeur d’une bête féroce pourra faire tressaillir et fuir un animal domestique, même quand il n’aurait jamais personnellement fait connaissance avec la bête féroce ; c’est comme si la vue du feu avait fini par faire peur aux enfans avant toute expérience personnelle de brûlure. Mais on ne peut confondre ces émotions héréditaires avec les émotions primitives, ni prétendre que partout l’acte réflexe précède l’émotion et la produise. C’est grâce à l’hérédité que les perceptions particulières, comme celle d’un ours, celle d’une masse mouvante et noire dans une forêt, celle d’un abîme sous nos pas, produisent des effets corporels d’une large étendue, par une sorte d’influence physique immédiate qui précède aujourd’hui la naissance de l’émotion mentale. C’est aussi, en partie, grâce à l’hérédité que la vue du sang qu’on tire dans une saignée peut faire évanouir un enfant.

Supprimez le corps, conclut à la fin M. James, supprimez tous les effets corporels des passions et vous supprimerez les passions elles-mêmes. — Oui, mais en même temps n’aurez-vous pas supprimé les « perceptions » et les « connaissances ? » Qu’est-ce qu’un acte purement intellectuel, qu’est-ce qu’un jugement tout « cognitif » qui produirait une série de mouvemens ? Nous n’avons pas plus d’idées « désincorporées » que nous n’avons d’émotions désincorporées. Une fois accordé qu’il y a toujours des mouvemens et des faits physiologiques liés aux changemens et faits psychiques, il s’agit de savoir dans quel ordre d’antécédence et de conséquence il convient de disposer les faits ; or, nous ne saurions, pour notre part, admettre le renversement qu’on propose dans l’ordre accoutumé. Non, nous n’avons pas peur parce que nous crions, nous ne sommes pas tristes parce que nous pleurons, quoique les cris et les pleurs, en envoyant au cerveau des sensations particulières, des sensations réflexes, contribuent, comme nous l’avons montré, à grossir l’émotion et à lui donner son caractère de trouble physique, presque de maladie nerveuse. Si je vois un animal féroce, il se produit sans doute en moi des effets réflexes résultant de l’organisation héréditaire des nerfs, mais il y a aussi, avec l’idée rapide d’un danger, l’émotion psychique immédiatement consécutive à cette idée. Émotion et représentation s’accompagnent et sont également liées toutes les deux à des mouvemens cérébraux, qui ne font que s’étendre ensuite et se propager en s’accroissant : l’esprit n’est pas du côté de l’intelligence et le corps du côté de l’émotion : esprit et corps sont toujours ensemble et partout. Nous ne saurions donc admettre que nos émotions aient pour seuls élémens, d’abord des perceptions d’objets extérieurs, indifférentes par elles-mêmes, puis des perceptions de mouvemens réflexes provoqués dans notre corps par ces objets, car, si ces perceptions de mouvemens sont elles-mêmes indifférentes, comment leur combinaison produira-t-elle une émotion agréable ou pénible ? Et, si elles sont agréables ou pénibles, pourquoi d’autres sensations, comme celles de la vue, de l’ouïe, de la température, du sens vital, etc., ne contiendraient-elles pas aussi un élément agréable ou pénible ? Pourquoi faire du plaisir et de la douleur le privilège exclusif des sensations répondant à nos mouvemens réflexes, au lieu d’y reconnaître un élément fondamental et général de toute sensation ? La théorie de M. James est un mélange inadmissible d’intellectualisme et de mécanisme : des perceptions tout intellectuelles et des perceptions de mouvemens corporels ne suffiront jamais à expliquer, par leur mélange, l’émotion de plaisir ou de douleur. Nous maintenons donc le caractère original de cette émotion. Pour nous, les mouvemens corporels dont elle est le corrélatif mental ne sont pas seulement les mouvemens réflexes, mais bien tous les mouvemens qui intéressent la vie physique ou intellectuelle, tous ceux qui peuvent, à un degré quelconque, précipiter ou ralentir le cours de la vie sous toutes ses formes. Dès lors, nous ne saurions admettre que les sentimens soient de simples réverbérations de mouvemens automatiques et qu’ils soient dépourvus de toute influence véritable sur la production des mouvemens mêmes.


Dans une étude ultérieure, nous oserons regarder pour ainsi dire en face ces « mouvemens réflexes » qui sont devenus, pour les partisans de l’automatisme, une sorte de Deus ex machina ; nous nous demanderons si, au lieu d’être le principe des émotions et des appétits, ils ne sont pas, au contraire, de l’émotion refroidie, de l’appétit fixé et devenu mécanique. Dès à présent, nous avons le droit de conclure que les actes réflexes, conçus comme purement automatiques, ne suffisent point à rendre compte de la vie mentale et ne peuvent être considérés comme les élémens primordiaux des états de conscience. S’il n’y a que mécanisme dans les actes réflexes, d’où vient cette conscience qui apparaît tout à coup dans le cerveau par un simple ralentissement, comme s’il suffisait de tourner une roue de machine un peu moins vite pour produire de la pensée ou du sentiment ? Comment la conscience naît-elle, si aucun germe ne la contient ? Comment se développe-t-elle, si elle ne sert à rien ?

Plus prudent que MM. Sergi et Setchénof, M. Spencer a soin de déclarer qu’il ne prétend point expliquer l’origine de la conscience, et qu’aucun mouvement ne nous fera comprendre ce qu’est une pensée. À la bonne heure ! mais comment, alors, M. Spencer ne s’aperçoit-il pas de la contradiction qui existe entre les deux parties de sa psychologie : l’une appelée par lui synthèse et l’autre analyse ? Dans la partie analytique, l’auteur, de décomposition en décomposition, aboutit, comme à un élément irréductible, au sentiment de différence, c’est-à-dire à un acte conscient, quelque rudimentaire d’ailleurs que cet acte lui paraisse. Au contraire, dans la partie synthétique, M. Spencer prend pour point de départ, avec MM. Huxley et Maudsley, l’acte réflexe conçu comme purement automatique et inconscient : « L’action réflexe, dit-il, est la forme la plus inférieure de la vie mentale[12]. » Mais comment une action réflexe entendue comme simple transmission mécanique et avec exclusion absolue de tout élément d’ordre mental peut-elle être la forme la plus inférieure de la vie mentale ? Comment surtout peut-elle se confondre avec la conscience d’une différence, si l’acte réflexe ne renferme aucune conscience, aucun sentiment ? L’hiatus est visible : un réflexe tout mécanique ne peut être capable de produire la conscience et la pensée que si on admet le matérialisme, et M. Spencer rejette ce système. Il répète à plusieurs reprises que les mouvemens les plus compliqués ne sauraient rendre raison du plus simple des états de conscience. Rien de mieux ; mais il faut en conclure que le mental est déjà dans le « réflexe » prétendu automatique ; qu’avant le réflexe même, il est déjà dans la vie ; qu’avant la vie, il est déjà au fond des mouvemens dits inorganiques ; qu’avant tout, il est parmi les facteurs primitifs de l’évolution.

S’il en est ainsi, le psychologue ne peut plus admettre que l’homme soit un pur automate où la conscience est accessoire et accidentelle, une machine qui fonctionnerait aussi bien sans la conscience qu’avec son concours. Il y a entre le mental et le physique un rapport moins superficiel et plus intime. Dans le déterminisme universel, on n’a pas le droit de rien dédaigner comme accidentel, et, selon un hellénisme de M. Maudsley qui a fait fortune, comme épiphénoménal ; il n’y a point d’épiphénomènes, il n’y a que des phénomènes également nécessaires et en détermination réciproque : « l’ombre même qui accompagne les pas du voyageur » est une partie aussi intégrante du cosmos que le voyageur, et la conscience de ce voyageur n’en est pas moins partie intégrante. « Il n’y a rien de vil dans la maison de Jupiter, » disait Spinoza ; pourquoi donc ce mépris de la conscience, de l’idée, du sentiment, du reflet mental ? Les lois de la lumière réfléchie sont aussi objectives et aussi essentielles que celles de la lumière directe, les lois de l’intelligence que celles de l’automatisme mécanique.

Tout se passerait, dit-on, de la même manière s’il n’y avait ni reflet ni conscience ; la locomotive suivrait aussi bien les rails si elle ne produisait aucune réverbération. — Hypothèses enfantines, raisonnemens sur des possibilités en l’air. La locomotive et son mouvement sont liés à la chaleur de la chaudière, elle-même en liaison avec sa lumière : c’est par abstraction qu’on sépare ce qui est uni dans la réalité. C’est par une abstraction encore plus fantastique qu’on dit : — Le monde, et même le monde humain, marcherait de même s’il n’y avait point de conscience pour lui servir de miroir ; Constantinople eût été prise par des automates inconsciens et insensibles tout aussi bien que par des Turcs consciens et sentans. — On oublie que, si la conscience existe, c’est qu’elle a ses conditions, et que ces conditions font partie de l’ensemble des conditions universelles, autant qu’en font partie les vibrations cérébrales aboutissant à diriger sur Constantinople des corps armés de cuirasses et d’engins de guerre. Étant donnés les cuirasses et leurs mouvemens à tel moment de la durée, un Laplace idéal, plus savant encore que ne fut le Laplace réel, pourrait peut-être prédire la prise de Constantinople sans se préoccuper de savoir s’il y a des corps sous les cuirasses, encore moins des pensées et des passions sous les corps. Cela tient à ce que, dans l’univers, toute chose est fonction des autres et qu’on peut substituer une série de choses à une autre dans les équations de l’algèbre abstraite ; mais, en réalité, il n’y a point de cuirasses mouvantes sans corps dedans, ni de corps sans quelque chose de mental qui les anime. Les équations d’une algèbre universelle n’agissent qu’à la condition d’être traduites en molécules, et les molécules n’agissent qu’à condition d’envelopper quelque chose d’autre que des élémens purement logiques et quantitatifs, comme sont l’identité, la différence, le nombre, le temps et l’espace.

Il est donc antiphilosophique de voir des « facteurs » en toute chose, excepté dans ce qui voit, sent et pense les facteurs mêmes.

L’hypothèse d’automates inconsciens, faisant la même besogne que la conscience, peut d’ailleurs se retourner. Supposez une série de faits uniquement psychologiques et tous plus ou moins consciens, reliés par des lois régulières : une pensée sera suivie d’émotion, l’émotion sera suivie de volition ; en outre, parmi ces pensées, il y en aura de toutes les formes, y compris la représentation de certains objets apparens, comme les cuirasses, les armes, les lieux divers, Constantinople et ses murailles. Tout se passera alors comme si les faits mentaux existaient seuls, sans faits réellement matériels, et de la même manière. Les Turcs prendront Constantinople, c’est-à-dire que les séries de pensées, d’émotions et de volitions aboutiront au même résultat que dans l’hypothèse où des automates inconsciens, revêtus de cuirasses, prendraient d’assaut des murailles aussi insensibles qu’eux-mêmes. La fiction idéaliste et la fiction matérialiste se valent, ou plutôt la première est plus logique que l’autre, car, en fait, le monde extérieur se réduit pour nous à la série des représentations que nous nous en formons.

La psychologie expérimentale peut rester en dehors de ces hypothèses métaphysiques, mais alors elle ne doit pas, avec M. Spencer et son école, chercher dans des actes supposés mécaniques et purement automatiques l’explication des faits de conscience. Par cette méthode, elle se fait illusion à soi-même et renverse l’ordre probable des choses. Expliquer les fonctions réflexes et automatiques de la moelle par une dégradation et une dispersion de quelque sensibilité primordiale, par une organisation de plus en plus machinale des effets d’un appétit accompagné de conscience sourde, ce serait là une induction légitime, qui ne violerait pas la loi de continuité, mais prendre pour point de départ un mécanisme brut, ne placer parmi les données initiales de l’évolution que ces corpuscules insensibles et sans vie, ces petites têtes de mort qu’on nomme atomes, c’est se mettre dans l’impossibilité d’arriver, « sans un saut mortel, » à la vie et à la conscience.

Alfred Fouillée.
  1. Les Maladies de la personnalité, p. 6.
  2. M. Ribot, ibid., p. 6.
  3. C’est le sens de Descartes et de Spinoza.
  4. Ce sentiment général et constant est appelé par les physiologistes cœnesthésie.
  5. Psychologie naturelle, i, 522.
  6. La Genèse des phénomènes psychiques, page 127.
  7. C’est ce que M. Ribot reconnaît fort bien lui-même. M. Ribot, esprit éminemment scientifique, est bien plus circonspect que M. Sergi ; le seul reproche que nous lui ferions, c’est de n’être pas encore assez circonspect là où il prétend faire de la psychologie purement expérimentale, ou, quand il franchit les limites de l’expérience, de ne pas avouer qu’il fait de la métaphysique.
  8. Voir les Études psychologiques, de M. Setchénof.
  9. Voir, sur cette loi, Wundt, Psychologie physique, traduction française, tome ii, page 374.
  10. Voir Semal, de la Sensibilité générale dans les affections mélancoliques. Paris, 1876, 130-135.
  11. Ziemssen’s Deutsches Archiv für klinische Medicin, xxii, 321.
  12. Psychologie, i, page 456.