L’Homme à l’Hispano/Chapitre XIX

Émile-Paul Frères (p. 197-206).

XIX


Georges n’aurait pu dire, quand il ouvrit la porte de l’appartement, ce qu’il avait pensé tandis qu’il escaladait les étages. Ce n’est pas long, une minute. C’est le temps qu’il mit pour arriver de la femme de chambre au valet. Il le trouva, encore éberlué de l’entrée en cyclone de sir Oswill. Il dit :

— J’ai servi le thé.

Il roulait des yeux ébahis. Dewalter n’obtint aucun renseignement. Ce qui le bouleversait était multiple. Quel homme était-il, ce mari inconnu ? Comme un combattant, ignorant son adversaire, il entra dans le salon.

Il vit Oswill.

Et Oswill, tel qu’il était placé, l’air prêt à foncer et riant, Oswill, l’homme du train, l’homme de Biarritz. Il chancela. Deux secondes après, il avait compris.

Il eut un pauvre rire sans voix, cassé, le rire nerveux du type épuisé qui se voit fichu. Il balbutia :

— C’est possible… ça… c’est possible…

— Le monde est petit, n’est-ce pas ? dit Oswill. Bonjour…

Il ajouta avec délectation :

— Oui, c’est bien moi.

— Misère, fit Dewalter.

Il l’interrogea, l’air soudain honteux, vaincu :

— Vous l’avez vue ?…

— Ma femme ? dit Oswill. Oui. Je l’ai vue.

Dewalter chancela, navré. Tant d’efforts, tant de douleurs pour en arriver là : à être démasqué ! Il contemplait son confident. Il répéta deux fois.

— Elle sait… Elle sait…

— Elle ne sait rien du tout, répondit Oswill.

— Pourquoi ?

— Comment, pourquoi ?

Dewalter s’accrocha au dossier d’un siège. Il sentait le raffinement de l’ennemi.

— Vous m’attendiez ? murmura-t-il.

Oswill augmenta son dur sourire. Il dit :

— Je ne suis pas pressé.

Dewalter tressaillit :

— Comment ?

Sa douleur pauvre était de plus en plus visible.

Comme l’Anglais ne remuait pas, il frappa du pied :

— Appelez-la, articula-t-il, et finissons-en. Dites-lui…

Avec un calme affreux, Oswill déclara :

— Je ne lui dirai rien du tout.

Dewalter le fixait, entrevoyant une trappe.

— Pourquoi ?

— Parce que je vous l’ai promis.

Il riait de nouveau et commençait d’avancer, toujours un peu penché.

Il se dévoila tout d’un coup :

— Ce serait trop commode ! Parce que je sais votre secret, j’irais le dire ! Non. J’ai trouvé mieux. Elle saura la vérité par vous.

Il se dirigeait vers Georges :

— Vous lui direz ! Vous lui direz vous-même : « Je suis un aventurier, un escroc. Vous avez des millions et je n’ai pas le sou. Ça s’arrange. »

Il sifflait ses mots, parlant de façon à ne pas être entendu au delà des cloisons. Dewalter, sous l’insulte, ne pensait qu’à ce danger, d’abord. Appuyé contre une table, il regardait du côté où Stéphane était sortie. Oswill le comprit. Il ricana, bouffonnant presque :

— Soyez tranquille. Elle n’écoute pas. Elle a confiance !

— Canaille, dit Georges à mi-voix.

L’autre revenait sur lui, scandant sa marche de ses mots accentués, et, crachant son triomphe :

— Je ne suis pas — hein ? — de vos petits bourgeois qui se précipiteraient sur la vérité comme des étourneaux… La vérité est une arme sûre, mais c’est une arme à retardement… Les femmes sont comme les despotes. Elles font exécuter les porteurs de mauvaises nouvelles. C’est vous qui serez le porteur. J’ai arrangé ça. Je reste en dehors pour être le maître du jeu.

Il s’était placé derrière Dewalter qui contemplait toujours la porte par où Stéphane pouvait entrer. Le malheureux se retourna. Des pieds aux cheveux, il frémissait.

— Ça vous amuse ?

— Ça m’intéresse.

— Je peux en crever, hein ?

— Vous n’en crèverez pas. Vous en vivrez.

— Prenez garde.

Il faillit se ruer.

— La paix, fit Oswill avec un rond de bras négligent. Ne serrez pas les poings.

Georges comprit qu’il allait frapper. Alors, elle entendrait, elle accourrait. Il traversa le salon pour résister à l’idée du heurt. Pourtant il se sentait une force terrible et il savait que, d’un geste, dans la puissance nerveuse, il aurait culbuté ce colosse. Il respirait largement pour se contraindre.

Oswill déchaînait sa haine. Les dents serrées, il insultait dans une précipitation de débit :

— Vous êtes un joli cadeau à faire à une créature sentimentale en quête d’un Roméo. Vous n’avez pas eu besoin d’aller au Sénégal pour être un gentleman de fortune. Vous avez inventé un personnage pour rouler une femme… Ne serrez pas le poing, je vous dis ; demain vous tendrez les mains !

Georges pensa : « Je vais le tuer ».

Il gronda à voix basse :

— Taisez-vous…

L’autre continua :

— Non. Je vous dis ce que vous êtes. J’ai cru, en venant ici, que votre dupe était renseignée, avilie au point de vous supporter en vous connaissant. Mais non ! J’ai respiré ! Elle ne sait rien ! Votre ruse est de plus longue haleine. Vous fortifiez vos positions. Vous durez.

Dewalter le regardait tout d’un coup avec stupeur. Il ne pouvait comprendre que son âme fût jugée ainsi. Il n’avait jamais admis que ce fût possible… Il pensait à son calvaire depuis trois jours et, de toutes ses douleurs salies, il faisait une émeute. Oswill ricanait :

— Sans doute, vous vous êtes associé des usuriers pour tenir le coup jusqu’à ce qu’il soit tout à fait beau ? Vous faites de l’œil à la richesse.

Secoué de fureur, soudain courbé en avant, Georges cria tout bas :

— Canaille ! Cœur de plomb, de boue !… Je donnerais, en ce moment, ma vie entière pour vous tuer comme un chien, oui, comme un chien. Vous éveillez en moi une haine de sauvage, oui, de sauvage, en moi tout amour.

Oswill éclata de rire :

— Tout amour !

Il semblait piétiner une danse.

Alors Dewalter sentit sa colère croître encore :

— Oui, tout amour, oui… imbécile forcené ! Malheureux, incapable de concevoir aucune noblesse ! Ah ! comme je vous plains ; vous aviez tout de la vie… oui, tout, vous, brutes jusqu’à la fortune qui permet, qu’avec tout, on fasse tout… Vous aviez une femme… et, parce que vous êtes un pauvre, et le plus pauvre des pauvres, de la pauvreté du cœur et de l’instinct, vous n’avez pas su là garder !… Et vous m’insultez, moi, le riche, le vrai riche de nous deux !…

Il était à moins d’un mètre de lui, toujours un peu ployé pour avoir la force de lui lancer les mots sans les crier. Mais il les lui jetait à la figure d’une haleine, blême, indigné. Il lui cracha :

— Salaud !… Ah ! je vous crèverais, je vous dis, avec une joie sans égale, mieux qu’autrefois dans la tranchée, si elle n’était pas là, à deux pas, pour Vous protéger… Canaille !

L’Anglais, le temps d’un éclair, douta : est-ce que, vraiment, cette frénésie, cette rage, ce n’étaient pas celles d’un honnête homme outragé ? Mais sa propre nature l’empêcha d’y croire. Il fit un petit geste de la main, un petit geste de mépris plus insolent, plus péremptoire, qu’un grand :

— Calmez-vous. Je n’ai pas encore tout dit.

Mais Dewalter, hors de lui, prit le dessus. Il commanda :

— Non, Assez ! Ne dites plus rien. Assez !… C’est à moi, maintenant, à moi de parler…

Il se rassembla :

— Votre femme, pensez-vous, votre femme va découvrir le piège ? Que vous avez raison ? Que l’amour et l’escroquerie ne font qu’un ? Je vais rester et spéculer sur sa tendresse, sur sa pitié ? Vous triomphez ?

— Oui, répondit Oswill violemment.

Georges se redressa et, presque, il rit :

— Gâteux !

Il se rapprocha encore. Maintenant il était prêt à faire, à son tour, des plaies. Il devinait où frapper. Il avait compris pourquoi cet homme le haïssait, et sa soif obscure de lui ressembler.

— Vous avez tout prévu, dit-il avec un accent où passait une sorte de triomphe… tout prévu, sauf les choses belles ! Je n’ai plus le sou, vous entendez… plus le sou… Souffrez donc un peu… souffrez… car, sans amour, vous crevez de haine et d’envie… Souffrez ; je l’aime ! je peux aimer, moi ! Je l’aime ! Je me suis ruiné pour elle…

Il sentit le tressaillement de l’adversaire…

— Oui, ruiné… Je l’aime !… Allons, souffrez un peu : je l’aime ! Et je pars. Proprement. Sans rien. Je pars.

— Non, cria Oswill.

Il avait un air de victoire.

— Gâteux, répéta Dewalter.

Il lui tourna le dos et, comme épuisé, il alla s’appuyer à la cheminée. Oswill l’y poursuivit.

— Non. Vous ne parlez pas. Vous restez. Vous êtes dans le sac. Oui, dans le sac, sans jeu de mots ! Vous ne partez pas. J’ai tout changé.

Son visage était un chef-d’œuvre d’expression mauvaise. Il avait compris que Dewalter disait vrai, qu’il risquait de fuir en beauté. Il s’y refusait. Et à coups de dents, comme une bête qui mord, il lui cria la vengeance préparée :

— J’ai tout prévu. Je vous prive du beau geste. Je ne veux pas que vous soyez un héros disparu et qu’on vous plaigne après. Vous ne pouvez plus partir.

Il paraissait si sûr de lui que Dewalter tressaillit.

Oswill acheva :

— Je fais de vous un cadeau à votre dupe. Elle vous épouse : je divorce. Oui, à cause de vous. Je divorce.

Il martela, les poings serrés :

— Ça, je le fais !

Dewalter, murmura encore, sans un geste :

— Canaille !

— Vous êtes un gentleman, ricana Oswill outrageusement. Vous épousez la femme déshonorée par vous ! Vous êtes riche !

Et, comme Dewalter ne bougeait plus, il lui dit, sous le nez, avec une joie hideuse et en appuyant sur les mots comme pour l’en écraser :

— Vous êtes riche. Mais il faudra parler, avouer… et, elle, entendre.

Ils restaient l’un devant l’autre sans se frapper, liés par la haine, si proches qu’ils formaient un groupe. Ensemble, soudain, il tressaillirent : ils comprirent que Stéphane allait entrer. Leurs insultes, leur frénésie s’étaient échappées d’eux avec une violence si retenue qu’ils savaient qu’elle n’avait rien entendu de leur combat. Ils savaient aussi qu’elle était incapable d’écouter derrière une porte. Dewalter fit un travail surhumain pour redonner le calme à son visage. D’un bond de singe, Oswill avait pris du champ.

Comme un acteur prodigieux, elle le trouva bonhomme au milieu du salon. Il l’accueillit :

— Vous voilà ?… Nous avions justement fini, M. Dewalter et moi.

Il les contempla l’un après l’autre, avec bonté :

— Vous voyez, cela s’est très bien passé… Adieu.

Elle fit un pas vers lui. Elle était reconnaissante, délivrée, et sa rancune d’autrefois s’apaisait. Elle demanda :

— Je ne vous reverrai pas, Oswill ?

— Non, répondit-il.

Dans son cœur, ravagé dé fureur, il y avait tout un remous. Mais la joie de ce qu’il faisait lui donnait la faculté de sourire. Il dit :

— Mon avoué, mon avocat, les vôtres, et les notaires, le mien, le vôtre…

Il se retourna vers Dewalter :

— Celui de monsieur… régleront les choses en dehors de nous.

Il alla prendre son chapeau.

— Ma chère, j’ai perdu. J’avais parié que vous ne trouveriez jamais dans notre monde un homme digne de vous et de votre amour… Vous avez trouvé M. Dewalter…

De nouveau, il l’examina. Il le vit droit, correct, les bras croisés. Il devina l’effort qu’il faisait pour ne pas s’écrouler, Il lui sourit :

— Rendez-la heureuse. Cela vous sera facile : vous êtes un parfait gentleman.

Il les enveloppa de son regard comme d’un filet dans lequel il les avait pris et, sans dire un mot de plus, il s’en alla.

— C’est un pauvre homme, murmura Stéphane.