L’Homme, cet inconnu/Préface

Plon (p. i-xvi).

PRÉFACE


Celui qui a écrit ce livre n’est pas un philosophe. Il n’est qu’un homme de science. Il passe la plus grande partie de sa vie dans des laboratoires à étudier les êtres vivants. Et une autre partie, dans le vaste monde, à regarder les hommes et à essayer de les comprendre. Il n’a pas la prétention de connaître les choses qui se trouvent hors du domaine de l’observation scientifique.

Dans ce livre, il s’est efforcé de distinguer clairement le connu du plausible. Et de reconnaître l’existence de l’inconnu et de l’inconnaissable. Il a considéré l’être humain comme la somme des observations et des expériences de tous les temps et de tous les pays. Mais ce qu’il décrit, il l’a vu lui-même. Ou bien il le tient directement des hommes avec lesquels il est associé. Il a eu la bonne fortune de se trouver dans des conditions qui lui ont permis d’étudier, sans effort ni mérite de sa part, les phénomènes de la vie dans leur troublante complexité. Il a pu observer presque toutes les formes de l’activité humaine. Il a connu les petits et les grands, les sains et les malades, les savants et les ignorants, les faibles d’esprit, les fous, les habiles, les criminels. Il a fréquenté des paysans, des prolétaires, des employés, des hommes d’affaires, des boutiquiers, des politiciens, des soldats, des professeurs, des maîtres d’école, des prêtres, des aristocrates, des bourgeois. Le hasard l’a placé sur la route de philosophes, d’artistes, de poètes et de savants. Et parfois aussi de génies, de héros, de saints. En même temps, il a vu jouer les mécanismes secrets qui, au fond des tissus, dans la vertigineuse immensité du cerveau, sont le substratum de tous les phénomènes organiques et mentaux.

Ce sont les modes de l’existence moderne qui lui ont permis d’assister à ce gigantesque spectacle. Grâce à eux, il a pu étendre son attention sur des domaines variés, dont chacun, d’habitude, absorbe entièrement la vie d’un savant. Il vit à la fois dans le Nouveau Monde et dans l’Ancien. Il passe la plus grande partie de son temps au Rockfeller Institute for Medical Research, car il est un des hommes de science assemblés dans cet Institut par Simon Flexner. Là, il a eu l’occasion de contempler les phénomènes de la vie entre les mains d’experts incomparables, tels que Jacques Loeb, Meltzer et Noguchi, et d’autres grands savants. Grâce au génie de Flexner, l’étude de l’être vivant a été abordée dans ces laboratoires, avec une ampleur inégalée jusqu’à présent. La matière y est étudiée à tous les degrés de son organisation, de son essor vers la réalisation de l’être humain. On y examine la structure des plus petits organismes qui entrent dans la composition des liquides et des cellules du corps, les molécules, dont les rayons X nous révèlent l’architectonique. Et, à un niveau plus élevé de l’organisation matérielle, la constitution des énormes molécules de substance protéique, et des ferments qui sans cesse les désintègrent et les construisent. Aussi, les équilibres physico-chimiques permettant aux liquides organiques de garder constante leur composition et de constituer le milieu intérieur nécessaire à la vie des cellules. En un mot, l’aspect, chimique des phénomènes physiologiques. On y considère en même temps les cellules, leur organisation en sociétés et les lois de leurs relations avec le milieu intérieur ; l’ensemble formé par les organes et les humeurs et ses rapports avec le milieu cosmique ; l’influence des substances chimiques sur le corps et sur la conscience. D’autres savants s’y consacrent à l’analyse des êtres minuscules, bactéries et virus, dont la présence dans notre corps détermine les maladies infectieuses ; des prodigieux moyens qu’emploient pour y résister les tissus et les humeurs ; des maladies dégénératives telles que le cancer et les affections cardiaques. On y aborde enfin le profond problème de l’individualité et de ses bases chimiques. Il a suffi à l’auteur de ce livre d’écouter les savants qui se sont spécialisés dans ces recherches et de regarder leurs expériences, pour saisir la matière dans son effort organisateur, les propriétés des êtres vivants, et la complexité de notre corps et de notre conscience. Il eut, en outre, la possibilité d’aborder lui-même les sujets les plus divers, depuis la physiologie jusqu’à la métapsychique. Car, pour la première fois, les procédés modernes qui multiplient le temps furent mis à la disposition de la science. On dirait que la subtile inspiration de Welch, et l’idéalisme pratique de Frederick T. Gates firent de l’esprit de Flexner une conception nouvelle de la biologie et des méthodes de recherches. Au pur esprit scientifique, Flexner donna l’aide de méthodes d’organisation permettant d’économiser le temps des travailleurs, de faciliter leur coopération volontaire et d’améliorer les techniques expérimentales. C’est grâce à ces innovations que chacun peut acquérir, s’il veut bien s’en donner la peine, une multitude de connaissances sur des sujets dont la maîtrise aurait demandé, à une autre époque, plusieurs existences humaines.

Le nombre immense des données que nous possédons aujourd’hui sur l’homme est un obstacle à leur emploi. Pour être utilisable, notre connaissance doit être synthétique et brève. Aussi, l’auteur de ce livre n’a-t-il pas eu l’intention d’écrire un Traité de la connaissance de nous-mêmes. Car un tel Traité, même très concis, se composerait de plusieurs douzaines de volumes. Il a voulu seulement faire une synthèse intelligible pour tous. Il s’est donc efforcé d’être court, de contracter en un petit espace un grand nombre de notions fondamentales. Et cependant, de ne pas être élémentaire. De ne pas présenter au public une forme atténuée, ou puérile, de la réalité. Il s’est gardé de faire une œuvre de vulgarisation scientifique. Il s’adresse au savant comme à l’ignorant.

Certes, il se rend compte des difficultés inhérentes à la témérité de son entreprise. Il a tenté d’enfermer l’homme tout entier dans les pages d’un petit livre. Naturellement, il y a mal réussi. Il ne satisfera pas, il le sait bien, les spécialistes qui sont, chacun dans son sujet, beaucoup plus savants que lui, et qui le trouveront superficiel. Il ne satisfera pas non plus le public non spécialisé, qui rencontrera dans ce livre trop de détails techniques. Cependant, pour acquérir une meilleure conception de ce que nous sommes, il est nécessaire de schématiser les données des sciences particulières, Et aussi de décrire à grands traits les mécanismes physiques, chimiques et physiologiques qui se cachent sous l’harmonie de nos gestes et de notre pensée. Il faut nous dire qu’une tentative maladroite, en partie avortée, vaut mieux que l’absence de toute tentative.

La nécessité pratique de réduire à un petit volume ce que nous connaissons de l’être humain a eu un grave inconvénient. Celui de donner un aspect dogmatique à des propositions qui ne sont cependant pas autre chose que les conclusions d’observations et d’expériences. Souvent, on a dû résumer en quelques mots, ou en quelques lignes, des travaux qui ont pendant des années absorbé l’attention de physiologistes, d’hygiénistes, de médecins, d’éducateurs, d’économistes, de sociologistes. Presque chaque phrase de ce livre est l’expression du labeur d’un savant, de ses patientes recherches, parfois même de sa vie entière consacrée à l’étude d’un seul sujet. À cause des limites qu’il s’est imposées, l’auteur à résumé de façon trop brève de gigantesques amas d’observations. Il a ainsi donné à la description des faits la forme d’assertions. C’est à cette même cause qu’il faut attribuer certaines inexactitudes apparentes. La plupart des phénomènes organiques et mentaux ont été traités de façon très schématique. Des choses différentes se trouvent ainsi groupées ensemble, De même que, vus de loin, les plans différents d’un massif de montagnes se confondent. Il ne faut donc pas oublier que ce livre exprime seulement d’une façon approximative la réalité. Nous ne devons pas chercher dans l’esquisse d’un paysage les détails contenus dans une photographie. La brièveté de l’exposé d’un immense sujet donne à cet exposé d’inévitables défauts.

Avant de commencer ce travail, son auteur en connaissait la difficulté, la quasi-impossibilité. Il l’a entrepris simplement parce que quelqu’un devait l’entreprendre. Parce que l’homme est aujourd’hui incapable de suivre la civilisation dans la voie où elle s’est engagée. Parce qu’il y dégénère. Fasciné par la beauté des sciences de la matière inerte, il n’a pas compris que son corps et sa conscience suivent des lois plus obscures, mais aussi inexorables, que celles du monde sidéral. Et qu’il ne peut pas les enfreindre sans danger. Il est donc impératif qu’il prenne connaissance des relations nécessaires qui l’unissent au monde cosmique et à ses semblables. Aussi, des relations de ses tissus et de son esprit. À la vérité, l’homme prime tout. Avec sa dégénérescence, la beauté de notre civilisation et même la grandeur de l’univers s’évanouiraient. C’est pour ces raisons que ce livre a été écrit. Il a été écrit, non dans la paix de la campagne, mais dans la confusion, le bruit et la fatigue de New-York. Son auteur a été entraîné à cet effort par ses amis, philosophes, savants, juristes, économistes, hommes de grandes affaires, avec lesquels il cause depuis des années des graves problèmes de notre temps. C’est de Frédéric R. Coudert, dont le regard pénétrant embrasse, au delà des horizons de l’Amérique, ceux de l’Europe, qu’est venue l’impulsion génératrice de ce livre. Certes, la plupart des nations suivent la route ouverte par l’Amérique du Nord. Tous les pays qui ont adopté aveuglément l’esprit et les méthodes de la civilisation industrielle, la Russie aussi bien que l’Angleterre, la France, et l’Allemagne, sont exposés aux mêmes dangers que les États-Unis. L’attention de l’humanité doit se porter des machines et du monde physique sur le corps et l’esprit de l’homme. Sur les processus physiologiques et spirituels sans lesquels les machines et l’Univers de Newton et d’Einstein n’existeraient pas.

Ce livre n’a pas d’autre prétention que de mettre à la portée de chacun un ensemble de données scientifiques se rapportant à l’être humain de notre époque. Nous commençons à sentir la faiblesse de notre civilisation. Beaucoup aujourd’hui désirent échapper à l’esclavage des dogmes de la société moderne. C’est pour eux que ce livre a été écrit. Et également pour les audacieux qui envisagent la nécessité, non seulement de changements politiques et sociaux, mais du renversement de la civilisation industrielle, de l’avènement d’une autre conception du progrès humain. Ce livre s’adresse à tous ceux dont la tâche quotidienne est l’éducation des enfants, la formation ou la direction de l’individu. Aux instituteurs, aux hygiénistes, aux médecins, aux prêtres, aux professeurs, aux avocats, aux magistrats, aux officiers de l’armée, aux ingénieurs, aux chefs d’industries, etc. Aussi, aux gens qui simplement réfléchissent au mystère de notre corps, de notre conscience, et de l’univers. En somme, à chaque homme et à chaque femme. Il se présente à tous dans la simplicité d’un bref exposé de ce que l’observation et l’expérience nous révèlent au sujet de nous-mêmes.

A. C.

PRÉFACE DE LA DERNIÈRE ÉDITION AMÉRICAINE[1]


Ce livre a eu la destinée paradoxale de devenir plus actuel en prenant des années. Depuis l’époque de sa publication, sa signification a sans cesse grandi. Car la valeur des idées, comme celle de toute chose, est relative. Elle augmente ou diminue suivant les conditions de notre esprit. Or, notre état psychologique s’est transformé progressivement sous la pression des événements qui agitent l’Europe, l’Asie et l’Amérique. Nous commençons à comprendre la signification de la crise. Nous savons qu’il ne s’agit pas simplement du retour cyclique de désordres économiques. Que ni la prospérité, ni la guerre ne résoudront les problèmes de la société moderne. Comme un troupeau à l’approche de l’orage, l’humanité civilisée sent vaguement la présence du danger. Et son inquiétude la pousse vers les idées où elle espère trouver l’explication de son mal et le moyen de le combattre.

C’est l’observation d’un fait très simple qui a été l’origine de ce livre, le haut développement des sciences de la matière inanimée, et notre ignorance de la vie. La mécanique, la chimie et la physique ont progressé beaucoup plus vite que la physiologie et la psychologie. L’homme a acquis la maîtrise du monde matériel avant de se connaître soi-même. La société moderne s’est donc construite au hasard des découvertes scientifiques, et suivant le caprice des idéologies, sans aucun égard pour les lois de notre corps et de notre âme. Nous avons été les victimes d’une illusion désastreuse, l’illusion que nous pouvons vivre suivant notre fantaisie, et nous émanciper des lois naturelles. Nous avons oublié que la nature ne pardonne jamais.

Afin de durer, la société, et l’individu, doivent se conformer aux lois de la vie. De même que la construction d’une maison demande la connaissance de la loi de la pesanteur. « Pour commander à la nature, il faut lui obéir », a écrit Bacon. Les besoins de l’être humain, les caractères de son esprit et de ses organes, ses relations avec le milieu, nous sont révélés par l’observation scientifique. La juridiction de la science s’étend à tout ce qui est observable, le spirituel, aussi bien que l’intellectuel et le physiologique. L’homme, dans sa totalité, peut être appréhendé par la méthode scientifique. Mais la science de l’homme diffère de toutes les autres sciences. Elle doit être synthétique en même temps qu’analytique, puisque l’homme est à la fois unité et multiplicité. Seule elle est capable d’engendrer une technologie applicable à la construction de la société. C’est cette connaissance positive de nous-mêmes qui doit remplacer les systèmes philosophique et sociaux dans l’organisation future de la vie individuelle et de la vie collective de l’humanité. C’est elle qui, pour la première fois dans l’histoire du monde, donne à une civilisation chancelante le pouvoir de se rénover et de continuer son ascension.

La nécessité de cette rénovation devient plus claire chaque année. Tous les jours, les journaux, les magazines, la radio nous apportent des nouvelles qui démontrent l’opposition croissante du progrès matériel et du désordre de la société. Les triomphes de la science dans certains domaines nous empêchent de réaliser son impuissance dans d’autres. Car la technologie, dont l’exposition de New-York, par exemple, nous révèle les récentes merveilles et le succès grandissant, crée le confort, simplifie l’existence, augmente la rapidité des communications, met à notre disposition des quantités de matériaux nouveaux, fabrique des produits chimiques qui guérissent comme par miracle de dangereuses maladies. Mais peutêtre aimerions-nous mieux la sécurité économique, la santé naturelle, l’équilibre moral et mental, et surtout la paix, que la possibilité de traverser l’océan en quelques heures, d’absorber des vitamines synthétiques ou de porter des vêtements faits à l’aide de produits artificiels remplaçant le coton, la laine et la soie. En réalité, les dons de la technologie se sont abattus comme une pluie d’orage sur une société trop ignorante d’elle-même pour les employer sagement. Aussi sont-ils devenus des facteurs de destruction. Ne vont-ils pas rendre catastrophique cette guerre à laquelle tous les peuples d’Europe se préparent ? Ne seront-ils pas responsables de la mort de millions d’hommes, qui sont la fleur de la civilisation, de la destruction des trésors accumulés par les siècles sur le sol de l’Europe, et de l’affaiblissement définitif des grandes races blanches ? La vie moderne nous à apporté un autre danger plus subtil, mais plus grave encore que celui de la guerre : l’extinction des meilleurs éléments de la race. La natalité diminue dans toutes les nations, excepté en Allemagne et en Russie. La France se dépeuple déjà. L’Angleterre et la Scandinavie se dépeupleront bientôt. Aux États-Unis, le tiers supérieur de la population se reproduit beaucoup moins rapidement que le tiers inférieur. L’Europe et les États-Unis subissent donc un affaiblissement qualitatif aussi bien que quantitatif. Au contraire, les races africaines et asiatiques, telles que les Arabes, les Indous, les Russes, s’accroissent avec une grande rapidité. La civilisation occidentale ne s’est jamais trouvée en aussi grave péril qu’aujourd’hui. Même si elle évite le suicide par la guerre, elle s’achemine vers la dégénérescence grâce à la stérilité des groupes humains les plus forts et les plus intelligents.

Jamais nous n’aurons assez d’admiration pour les conquêtes de la physiologie et de la médecine. Ces conquêtes ont mis les nations civilisées à l’abri des grandes épidémies, telles que la peste, le choléra, le typhus et autres maladies infectieuses. Grâce à l’hygiène et à la connaissance grandissante de la nutrition, es habitants des villes surpeuplées sont propres, bien nourris, mieux portants, et la durée moyenne de la vie a beaucoup augmenté. Néanmoins, nous réalisons chaque année davantage que l’hygiène et la médecine, même avec l’aide de la pédagogie moderne, n’ont pas réussi à améliorer la qualité intellectuelle et morale de la population. Beaucoup restent toute leur vie à l’âge psychologique de douze ans. Il y a des quantités de faibles d’esprit et d’idiots moraux. Dans les hôpitaux, le nombre des fous dépasse celui de tous les autres malades réunis. D’autre part, la criminalité augmente. Les statistiques de J. Edgard Hoover montrent que les États-Unis contiennent actuellement 4 760 000 criminels. Le ton de notre civilisation lui est donné à la fois par la faiblesse d’esprit et la criminalité. Nous ne devons pas oublier qu’un Président du Stock Exchange de New-York a été condamné pour vol, qu’un éminent juge fédéral a été reconnu coupable d’avoir vendu ses verdicts, qu’un Président d’Université est en prison. En même temps, les individus normaux sont accablés par le poids de ceux qui sont incapables de s’adapter à la vie. La majorité de la population vit du travail de la minorité. Car il y a peut-être aux États-Unis 30 ou 40 millions d’inadaptés et d’inadaptables. En dépit des sommes gigantesques dépensées par le gouvernement, la crise économique continue. Il est évident que l’intelligence humaine ne s’est pas accrue en même temps que la complexité des problèmes à résoudre. Aujourd’hui, autant que dans le passé, l’humanité se montre incapable de diriger son existence collective et son existence individuelle.

En somme, la société moderne, cette société engendrée par la science et la technologie, commet la même faute que toutes les civilisations de l’Antiquité. Elle crée des conditions de vie où la vie de l’individu et celle de la race deviennent impossibles. Elle justifie la boutade du doyen Inge : Civilization is a disease which is almost invariably fatal[2]. Bien que la signification réelle des événements qui se passent en Europe et aux États-Unis échappe encore au public, elle devient de plus en plus claire à la minorité qui a le temps et le goût de penser. Toute la civilisation occidentale est en danger. Et ce danger menace à la fois la race, les nations, et les individus. Chacun de nous sera atteint par les bouleversements causés par une guerre européenne. Chacun soufre déjà du désordre de la vie et des institutions, de l’affaiblissement général du sens moral, de l’insécurité économique, des charges imposées par les défectifs et les criminels. La crise vient de la structure même de la civilisation. Elle est une crise de l’homme. L’homme ne peut pas s’adapter au monde sorti de son cerveau et de ses mains. Il n’a pas d’autre alternative que de refaire ce monde d’après les lois de la vie. Il doit adapter son milieu à la nature de ses activités organiques aussi bien que mentales, et rénover ses habitudes individuelles et sociales. Sinon, la société moderne rejoindra bientôt dans le néant la Grèce et l’Empire de Rome. Et la base de cette rénovation, nous ne pouvons la trouver que dans la connaissance de notre corps et de notre âme.

Aucune civilisation durable ne sera jamais fondée sur des idéologies philosophiques et sociales. L’idéologie démocratique elle-même, à moins de se reconstruire sur une base scientifique, n’a pas plus de chance de survivre que l’idéologie marxiste. Car, ni l’un ni l’autre de ces systèmes n’embrasse l’homme dans sa réalité totale. En vérité, toutes les doctrines politiques et économiques ont jusqu’à présent négligé la science de l’homme. Cependant, nous connaissons bien la puissance de la méthode scientifique. La science a su conquérir le monde matériel. Elle nous donnera, quand nous le voudrons, la maîtrise du monde vivant et de nous-mêmes.

Le domaine de la science comprend la totalité de l’observable et du mesurable. C’est-à-dire, toutes les choses qui se trouvent dans le continuum spatio-temporal, — l’homme, aussi bien que l’océan, les nuages, les atomes, les étoiles. Comme l’homme manifeste des activités mentales, la science atteint par son intermédiaire le monde de l’esprit — ce monde qui se trouve en dehors de l’espace et du temps. L’observation et l’expérience sont les seuls moyens dont, nous disposons pour appréhender la réalité de façon certaine. Car l’observation et l’expérience engendrent des concepts qui, quoique incomplets, resteront éternellement vrais. Ces concepts sont les concepts opérationnels, qui ont été clairement définis par Bridgman. Ces concepts procèdent immédiatement de la mesure ou de l’observation exacte des choses, Ils sont applicables à l’étude de l’homme, autant qu’à celle des objets inanimés. Il faut les établir aussi nombreux que possible à l’aide de toutes les techniques que nous sommes capables de développer. À la lumière de ces concepts, l’homme apparaît comme un être à la fois simple et complexe. Comme un foyer d’activités simultanément matérielles et spirituelles. Comme un individu étroitement dépendant du milieu physicochimique et psychologique dans lequel il est immergé. Considéré ainsi de façon concrète, il diffère profondément de l’être abstrait construit par les idéologies politiques et sociales. C’est sur cet homme concret, et non plus sur des abstractions, que la société doit s’édifier. L’unique route ouverte au progrès humain est le développement optimum de toutes nos potentialités physiologiques, intellectuelles et spirituelles. Seule cette appréhension de la réalité totale peut nous sauver. Il faut donc abandonner les systèmes philosophiques, et mettre toute notre confiance dans les concepts scientifiques.

La destinée naturelle de toutes les civilisations est de grandir et de dégénérer, et de s’évanouir en poussière. Notre civilisation échappera peut-être au sort commun des grands peuples du passé, parce qu’elle a à sa disposition les ressources illimitées de la science. Mais la science ne met en branle que les forces de l’intelligence. Et l’intelligence n’entraîne jamais les hommes à l’action. Seuls, la peur, l’enthousiasme, l’esprit de sacrifice, la haine ou l’amour peuvent donner la vie aux créations de l’esprit. La jeunesse de l’Allemagne et celle de l’Italie, par exemple, sont animées par la foi qui les pousse à se sacrifier pour un idéal. Peut-être les démocraties enfanteront-elles aussi des hommes ayant la passion de construire, Peut-être, en Europe et en Amérique, ces hommes existent-ils déjà, jeunes, pauvres, dispersés, inconnus. Mais l’enthousiasme et la foi, s’ils ne sont pas unis à la connaissance de la réalité totale, sont condamnés à la stérilité. Les révolutionnaires russes auraient pu créer une civilisation nouvelle s’ils avaient eu une conception vraiment scientifique de l’homme au lieu de l’incomplète vision de Karl Marx. La rénovation de notre civilisation demande de façon impérative, outre une grande impulsion spirituelle, la connaissance de l’homme dans sa totalité.

L’homme doit être considéré dans son ensemble en même temps que dans ses aspects. Ces aspects sont l’objet de sciences spéciales, telles que la physiologie, la psychologie, la sociologie, l’eugénisme, la pédagogie, la médecine. Il y a des spécialistes pour chacun d’eux. Mais nous ne possédons pas encore de spécialistes pour la connaissance de l’homme lui-même. Les sciences spéciales sont incapables de résoudre même les plus simples des problèmes humains. Un architecte, un maître d’école, un médecin, par exemple, ne connaissent que de façon incomplète les problèmes de l’habitation, de l’éducation, de la santé. Car chacun de ces problèmes intéresse toutes les activités humaines, et dépasse les limites de la connaissance de chaque spécialiste.

Nous avons besoin en ce moment d’hommes possédant, comme Aristote, une connaissance universelle. Mais Aristote lui-même ne pourrait pas embrasser toutes les connaissances que nous possédons aujourd’hui. Il nous faut donc un Aristote composite. C’est-à-dire, un petit groupe d’hommes appartenant à des spécialités différentes, et capables de fondre leurs pensées individuelles en une pensée collective. Car il y a, à toutes les époques, des esprits doués de cet universalisme qui étend ses tentacules sur toutes choses. La technique de la pensée collective demande beaucoup d’intelligence et de désintéressement. Peu d’individus y sont aptes. Mais seule elle permettra de résoudre les problèmes humains. Aujourd’hui, l’humanité doit se donner un cerveau immortel qui puisse la guider sur la route où en ce moment elle chancelle. Nos institutions de recherche scientifique ne suffisent pas, car leurs trouvailles sont toujours fragmentaires. Pour édifier une vraie science de l’homme, et une technologie de la civilisation, il nous faut créer des centres de synthèse où la pensée collective forger la connaissance nouvelle. Ainsi, il deviendra possible de donner à l’individu et à la société la base inébranlable des concepts opérationnels, et le pouvoir de survivre.

En somme les événements de ces dernières années nous montrent de plus en plus le péril dans lequel se trouve toute la civilisation d’Occident. Beaucoup d’entre nous, cependant, ne comprennent pas encore la signification de la crise économique, de la diminution de la natalité, de la déchéance morale, nerveuse et mentale des individus. Ils ne comprennent pas non plus quelle immense catastrophe sera pour l’humanité entière une guerre européenne. Ils ne se doutent pas de l’urgence d’une rénovation. Cependant, dans les démocraties, l’initiative de cette rénovation doit partir de la masse. C’est pour cette raison que ce livre est présenté de nouveau au public. Quoique, pendant les quatre années de sa carrière, il ait franchi les frontières des pays de langue anglaise et se soit répandu dans tout le monde civilisé, les idées qu’il contient n’ont atteint que quelques millions de personnes. Pour contribuer, même d’une très humble manière, à la construction de la Cité future, ces idées doivent s’infiltrer dans l’esprit de la population comme la mer dans le sable de la plage. Car la rénovation ne sera faite par personne si ce n’est par nous-mêmes, « Pour grandir de nouveau, l’homme est obligé de se refaire. Et il ne peut pas se refaire sans douleur. Car il est à la fois le marbre et le sculpteur. C’est de sa propre substance qu’il doit, à grands coups de marteau, faire voler les éclats afin de reprendre son vrai visage. »

Alexis CARREL.
  1. Cette préface a été écrite par le Docteur Carrel, à New-York, en juin 1939, pour une nouvelle édition de son livre, sortie en Amérique avant la guerre.
  2. « La civilisation est une maladie qui est presque toujours mortelle. »