L’Hiver (de Laprade)
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 8 (p. 1100-1102).
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II.
UNE VOIX DANS L’HERBE.

Voix des torrens, des mers, dominant toute voix,
Pins au large murmure,
Vous ne dites pas tout, grandes eaux et grands bois,
Ce que sent la nature.

Vous n’exhalez pas seuls, ô vastes instrumens,
Ses accords gais ou mornes ;
Vous ne faites pas seuls, en vos gémissemens.
Parler l’être sans bornes.


Vous ne dites pas seuls les mots révélateurs
D’un invisible monde ;
L’aine éclate à travers de plus humbles chanteurs,
Une ame aussi profonde !

Le filet d’eau caché sous l’herbe, le buisson,
La touffe de bruyère,
L’épi, le brin de mousse, ont aussi leur chanson,
Ont aussi leur prière.

Bruit de la goutte d’eau monotone et plaintif,
Cri des feuilles froissées,
Où, seul, trouve un accent le poète attentif
Aux choses délaissées ;

Murmure inaperçu du brin d’herbe odorant
Qui tremble à ma fenêtre,
Tu sors, comme les voix du chêne et du torrent,
Des entrailles de l’être !

Tu parles d’infini comme sur les sommets
L’orgue des bois immenses
Qui commencent aussi, sans l’achever jamais,
L’accord que tu commences.

Ainsi vous, cœurs perdus dans l’ombre et dans l’oubli,
Coeurs muets pour la foule,
Filet d’eau sous la pierre ou l’herbe enseveli,
Brin de mousse qu’on foule,

L’harmonie est en vous, l’accord triste ou joyeux,
Et qui bien vous écoute
Distingue avec amour le flot mystérieux
Qui filtre goutte à goutte.

Ce soupir contenu qui s’exhale à regret
N’en est pas moins sublime ;
C’est un monde profond autant qu’il est secret
Que ce murmure exprime.

Mais, pour l’entendre, il faut, vers l’humble voix penché,
Dans un lieu solitaire,
Comme vers le ruisseau sous ces glaçon caché,
S’arrêter et se taire.

Or, le sage, écoutant, loin du monde moqueur,
Dieu dans la moindre brise,

Saisit pour son clavier et garde dans son cœur
Tous ces bruits qu’on méprise ;

Car tous, là-haut, soupirs exhalés sans témoin
Du brin d’herbe ou du hêtre,
Pour l’éternel concert, avec le même soin,
Sont notés par le maître !