L’Heptaméron des nouvelles (1559)/Nouvelle 55
Fineſſe d’vne Eſpaignole, pour frauder les cordeliers du laiz teſtamentaire de ſon mary.
NOVVELLE CINQVANTECINQIESME.
n la ville de Sarragoſſe y auoit vn
marchand, lequel voyant ſa mort approcher,
& qu’il ne pouuoit plus tenir les biens
qu’il auoit, peult eſtre, acquis auecques
mauuaiſe foy, penſa de ſatisfaire à ſon peché
s’il donnoit tout aux mendians, ſans
auoir eſgard, que ſa femme & ſes enfans
mourroient de faim, apres ſon decez. Et quand il eut ordonné
du faict de ſa maiſon, diſt qu’il vouloit qu’vn bon cheual d’Eſpaigne
(qui eſtoit preſque tout ce qu’il auoit de bien) fuſt vendu
le plus que lon pourroit, & que l’argent en fuſt diſtribué aux
pauures mẽdians, priant ſa femme qu’elle ne vouluſt faillir incontinẽt
qu’il ſeroit treſpaſsé, de vẽdre ſon cheual, & diſtribuer
ceſt argent ſelon ſon ordonnance. Quand l’enterrement fut
faict, & les premieres larmes iettées, la femme, qui n’eſtoit non
plus ſotte que les Eſpaignoles ont accouſtumé d’eſtre, s’en vint
au ſeruiteur, qui auoit cõme elle entendu la volonté de ſon mary, & luy diſt : Il me ſemble, que i’ay aſſez faict de perte de la perſonne
de mon mary, que i’ay tant aimé, ſans maintenant perdre
le reſte de mes biens. Si eſt-ce que ie ne voudrois deſobeïr à
ſa parole : mais ouy bien faire meilleure ſon intention. Car le
pauure homme penſe faire ſacrifice à Dieu de donner apres ſa
mort vne ſomme, dont en ſa vie n’euſt pas voulu donner vn eſcu
en extreme neceſsité, cõme vous ſçauez. Parquoy i’ay aduisé
que nous ferons ce qu’il a ordonné par ſa mort, encores mieux
qu’il n’euſt faict, s’il euſt veſcu quinze iours d’auãtage : car ie ſuruiẽdray
à la neceſsité de mes enfans. Mais il fault que perſonne
du monde n’en ſçache rien. Et quand elle eut promeſſe du ſeruiteur,
de le tenir ſecret, elle luy diſt : Vous irez vendre ſon cheual,
& à ceux qui vous diront, combien ? vous leur direz, vn ducat :
mais i’ay vn fort bon chat, que ie veux mettre en vente,
que vous vendrez quant & quant pour quatre vingts dixneuf
ducats : & ainſi le chat & le cheual, feront tous deux les cent
ducats, que mon mary vouloit vendre ſon cheual ſeul. Le ſeruiteur
accomplit promptement le commandement de ſa maiſtreſſe :
car ainſi qu’il pourmenoit le cheual par la place, tenant ſon chat entre ſes bras, vn gentil-homme, qui autres fois auoit
veu & deſiré le cheual, luy demanda combien il le faiſoit en vn
mot. Il luy reſpõdit, vn ducat. Ie te prie, ne te mocque point de
moy. Ie vous aſſeure, monſieur, diſt le ſeruiteur, qu’il ne vous
couſtera qu’vn ducat. Il eſt bien vray, qu’il fault acheter le chat
quant & quant, duquel il fault que i’aye quatre vingts dixneuf
ducats. A l’heure le gentil-homme, qui eſtimoit auoir raiſonnable marché, luy paya promptement vn ducat pour le cheual, &
le demeurãt, comme il luy auoit demandé, & emmena ſa marchandiſe,
& le ſeruiteur d’autre coſté emporta ſon argent, dont
ſa maiſtreſſe fut fort ioyeuſe, & ne faillit pas de donner le ducat,
que le cheual auoit eſté vendu, aux pauures mẽdians, comme
ſon mary l’auoit ordonné, & retint le demeurant pour
ſuruenir à elle & à ſes enfans.
A voſtre aduis ſi celle lá n’eſtoit pas bien plus ſage que ſon mary, & ſi elle ſe ſoucioit tant de ſa conſcience que du profit de ſon meſnage ? Ie penſe, diſt Parlamente qu’elle aimoit bien ſon mary : mais voyant qu’à la mort il auoit mal conſideré à ſes affaires, elle, qui cognoiſſoit ſon intention, l’auoit voulu interpreter au profit de ſes enfans, dont ie l’eſtime treſſage. Comment ? diſt Guebron, n’eſtimez vous pas vne grande faulte de faillir à acomplir les teſtamens des amiz treſpaſſez ? Si fais, diſt Parlamẽte, pourueu que le teſtateur ſoit en bõ ſens. Appellez vous, diſt Guebron, s’eſgarer, dõner ſon bien à l’egliſe, & aux pauures mendians ? Ie n’appelle point errer, diſt Parlamẽte, quãd l’homme diſtribue aux pauures, ce que Dieu a mis en ſa puiſſãce. Mais de donner tout ce qu’on a à ſa mort, & de faire languir de faim ſa famille puis apres, ie n’approuue pas cela : & me ſemble que Dieu auroit auſsi acceptable, qu’on euſt ſollicitude des pauures orphelins, qu’on a laiſſez ſur terre, leſquels n’ayans moyen de ſe nourrir, & accablez de pauureté, quelquefois au lieu de benir leurs peres les maudiſſent quand ils ſe ſentent preſſez de faim : car celuy qui cognoiſt les cueurs, ne peult eſtre trompé, & ne iugera pas ſeulement ſelon les œuures, mais ſelon la foy & charité qu’on a euë à luy. Pourquoy eſt-ce dõcques (diſt Guebron) que l’auarice eſt au iourd’huy ſi enracinée en tous les eſtats du monde, que la pluſpart des hommes s’attendent à faire des biens lors qu’ils ſe ſentent aſſailliz de la mort, & qu’il leur fault rendre compte à Dieu ? Ie croy, qu’ils mettent ſi bien leurs affections en leurs richeſſes, que s’ils les pouuoient emporter auecques eux, ils le feroient volontiers : mais c’eſt l’heure ou le ſeigneur leur faict ſentir plus griefuement ſon iugemẽt, que à l’heure de la mort : car tout ce qu’ils ont faict, tout le temps de leur vie, bien ou mal, en vn inſtant ſe repreſente deuant eux. C’eſt l’heure ou les liures de noz conſciences ſont ouuerts, & ou chacun peult y veoir le bien & le mal qu’il a faict : car les eſprits malings ne laiſſent rien, qu’ils ne propoſent au pecheur, ou pour l’induire à vne preſumption d’auoir bien veſcu, ou à vne deffiance de la miſericorde de Dieu, à fin de les faire trebucher du droict chemin. Il me ſemble, Hircan, diſt Nomerfide, que vous ſçauez quelque hiſtoire à ce propos. Ie vous prie, ſi la penſez digne de ceſte compagnie, qu’il vous plaiſe nous la dire. Ie le veux bien, diſt Hircan, & combien qu’il me faſche de cŏpter quelque choſe à leur deſauantage, ſi eſt-ce que, veu que nous n’auons eſpargné, ny Roys, ny Ducs, ny Comtes, ny Barons, ceux icy ne ſe doiuent tenir offenſez, ſi nous les mettons au rang de tant de gens de bien : meſmes que nous ne parlons que des vicieux. Car nous ſçauons qu’il y a de gens de bien en tous eſtats, & que les bons ne doiuent eſtre intereſſez pour les mauuais. Laiſſons doncques ces propos, & donnons commencement à noſtre hiſtoire.