L’Hallali (Lemonnier)/Texte entier

Louis-Michaud, éditeur (p. 9-312).

L’HALLALI


i


Le Vieux, depuis la veille, ne décolérait pas ; toute la nuit, on l’avait entendu, de son large pas qui faisait des lieues, aller et venir là-haut, comme quand il chassait en plaine.

Vers le matin seulement, le bruit de cette marche incessante dans le noir, par cette nuit de gros temps, s’était interrompue : la famille avait pu dormir.

Il était bien de la lignée des anciens barons, celui-là : le sang violent des Quevauquant, à quatre-vingt-six ans passés, lui bouillait encore dans les veines. Maigre, les os en herse sous une peau coriace, des mâchoires de carnassier, Gaspar de Quevauquant, très grand, sa tête à crins gris plantée droit entre les épaules, était pareil à un pan de roc ancré au creux profond de la terre.

Une race guerroyeuse et terrienne, dans cette force qui s’égalait aux puissances de la nature, se refusait à s’éteindre. Sous les ans, il gardait la structure et l’air d’un des rudes campeadors, ses ancêtres, rois dans leur domaine.

Près de lui, Jean-Norbert, son fils, essoufflé et court, les gencives mauvaises, avait l’humble mine et l’âme sournoise d’un paysan. C’était lui qui cultivait le champ, labourait, ensemençait, faisait la cueillette du verger et engraissait les porcs, une odeur de terre et de purot dans les habits. Le baron l’avait eu sur le tard d’une concubine, ménagère et gouvernante au château, épousée par la suite en une heure tragique où la mort l’avait flairé de près. Micheline Bœuf, de nature frêle et toussoteuse, avait transmis à l’enfant son hérédité de petites gens de la campagne.

Longtemps malchanceux, ces Bœuf, soudainement enrichis par l’alliance, étaient enfin devenus des rentiers dans les villages.

— Tu m’as coûté trois fermes à toi seul, bâtard, disait le grand Quevauquant à son rejeton.

La mère, d’une fièvre maligne, avait passé, il y avait de cela trente ans, le laissant aux mains d’un père qui l’avait élevé sauvagement en petit loup rôdeur, dans ce domaine de marais et de bois qui justement s’appelait Pont-à-Loups, Pont-à-Leu, selon la langue du pays. Jean-Norbert n’ayant appris à lire ni à chiffrer, ce fut Sybille, l’aînée de ses deux filles, qui, en grandissant, lui tint ses comptes. Comme on vivait dans un autre temps, il l’avait envoyée faire d’abord trois ans de pension dans un couvent.

Jean-Norbert, à côté de sa femme, put donc dormir une couple d’heures. Quand il se réveilla, un matin de fin d’octobre, par les fenêtres sans rideaux, entrait en coups de soleil brusques, cassés par les rafales. Déjà là-bas Jumasse, le valet, rechargeait la litière de Bayard ; il les servait depuis un quart de siècle, demeuré près d’eux dans la grande maison appauvrie, comme un parent infime qui paie sa nourriture en travail.

Tout de suite, Jean-Norbert pensa au bois des Chênes ; sans doute l’ouragan y avait fait du chablis. Mais à la fois, un autre souci lui peignait le cœur. C’était justement ce morceau de l’antique chevance que le Vieux depuis un peu de temps rêvait d’aliéner pour s’en faire de l’argent, lui, le bourreau d’argent de la maison.

À l’étage, maintenant la marche recommençait, bourrue, talonnant à travers cette partie du logis, qui avait été l’appartement de la mère du baron et formait une suite de pièces. Les pas de part en part allaient, semblaient faire des trous dans le plafond, et puis tout à coup tournaient sur eux-mêmes, comme les foulées d’une bête. Un instant on cessait de les entendre, sur les carreaux qui succédaient aux lamelles de bois usées du plancher. Et de nouveau, ensuite, les coups de talons reprenaient ; toute l’armature des solives se remettait à trembler.

Le suspens bref, pendant lequel la marche s’émoussait, surtout semblait angoissant. Depuis vingt ans, Jean-Norbert n’y avait pu s’habituer : c’était comme un puits d’ombre où quelque chose tombait. Après, le pas, sur le plancher élastique, faisait moins peur. Il se signa, enfila ses grègues, passa sa veste, tout en marmonnant ses patenôtres, et il réfléchissait que leur querelle indubitablement allait recommencer.

Barbe, dans la ruine d’un vieux lit héraldique aux matelas trop courts et plats comme une galette, se retourna.

— C’est-il pas malheureux, notre homme, qu’on ne puisse seulement point dormir un plein sommeil dans cette vie de misère ? Pour sûr, nous avons fait quelque malhonnêteté au bon Dieu pour qu’il permette que Monsieur nous tourmente ainsi, gémit-elle avec un petit hoquet dans la voix.

— C’est le père, fit-il simplement, soumis et désarmé quand il s’agissait de cet homme terrible.

Mais elle s’éveillait tout à fait et, le corps secoué sous les draps, elle se lamentait d’une petite voix grasse :

— C’est le père, bien sûr, mais, mon pauvre homme, qu’est-ce qu’il va nous advenir ? Voilà Monsieur lâché ; il est lâché, que je le dis, et on ne sait jamais, quand il l’est, comment cela doit finir. C’est comme un mal qui le prend, comme une colique, et alors il est bien près de sa damnation éternelle. Il faut penser à cela, mon bon homme, il faut penser qu’en lui refusant ce qu’il demande, on le met dans un état où il est plus près de l’enfer que du paradis. Voilà deux jours, en y comprenant celui-ci, qu’il est pis qu’un païen. Pense à cela, mon homme, et qu’il n’en peut retomber que du mal pour notre propre salut. Monsieur veut vendre le bois, et qu’il a besoin d’argent, qu’il dit ; c’est point toi ni moi qui pourrions dire pourquoi. Mais tout de même, puisque c’est son bien, j’vois pas comment on pourrait l’empêcher de suivre l’idée qu’il a sous son bonnet.

Jean-Norbert lapait un coup dans l’oreiller.

— Bon Dieu ! grommelait-il, qu’est-ce qu’y en ferait de son argent ? N’a-t-y pas tout ce qu’y lui faut pour vivre ? Il a les pommes de terre et le lard que nous mangeons. Il a le beurre et les œufs. C’est-il point assez, bon ?

— Ah ! mon homme, voilà qui est parler. T’as des enfants et une femme. Sybille va sur ses vingt-neuf, faudra bien qu’elle fasse une fin. Pense à cela, mon bonhomme, et quoi que tu lui donneras pour se mettre en ménage le jour où elle aura trouvé chaussure à son pied ? Je ne vois pas qu’on puisse vendre encore un morceau gros comme le pouce. Bonté de bon Dieu, mais qu’est-ce qu’il nous resterait alors ? Ce n’est-y pas assez que Monsieur ait vendu les champs, la futaie, le parc, qu’il y en avait là, en terres arables et en bois vert, plus de six mille arpents ? Et par là-dessus n’y a-t-il pas dix ans que Monsieur a encore vendu à ce m’sieu Firmin Léchai la dernière de ses dix métairies, plus mangées d’hypothèques qu’un pauvreux de poux ? Dis voir, en as-tu eu quelque chose ? Et moi ? Et les enfants, voyons ? Quant à la ferme qui va avec le château, autant dire qu’il n’en reste plus que les murs. Alors qu’est-ce qu’il veut dire, ton père ? Va, nous pouvons bien prier le grand bon Dieu du ciel de nous avoir en pitié.

Jean-Norbert acheva de nouer les lacets de ses grosses bottines empoîcrées de terre durcie.

— Bon ! On verra.

Et il cracha à terre. Il s’en allait quand, le rappelant :

— Hé ! Jean-Norbert, mon homme !

Il avança la moitié du buste dans l’entrebâillement de la porte.

— Hon ?

— Jean-Norbert, j’ai idée que le mieux serait que t’irais voir not’ bon curé. Comme quoi il viendrait au château, là par hasard, m’entends ? tout à fait par hasard. C’est un saint homme et qui sait avec quel sucre on prend les mouches.

— Bon ! Bon ! c’est là sûrement une idée, not’ femme, dit sourdement le mari après avoir regardé si personne ne traînait dans le vestibule. Mais Jumasse a son mal dans les jambes et v’la t’y pas, en outre, qu’y s’fait temps de faire la cueillette des dernières pommes. Quant à mettre Bayard au cabriolet, ça s’pourrait point à cause de ses boulets trop enflés. Alors, comme ça, vaudrait mieux envoyer le petit.

Barbe, indolente, d’une graisse chaude et bouffie, s’agita sous le haut baldaquin et se retournant du côté de la ruelle :

— Fais comme tu l’entends, mon homme. J’vas dire une prière pour que tout s’arrange au mieux.

Il frappa contre le mur et cria :

— Mi…

Sans achever le nom.

Dans la pièce au-dessus, un choc lourd se cassait net, comme un corps qui tombe de sa hauteur, raidi. Aussitôt Barbe s’arrêtait de prier et se dressait sur ses coudes.

— Mon Dieu ! Qu’est-ce que c’est encore une fois ? On ne finira donc jamais de trembler dans cette maison ? Dis, sais-tu ce que ce peut être, mon bon homme ?

Lui, épais d’esprit comme de couenne, avait tressailli ; et puis, l’oreille tendue, en se frottant les mains, il disait bas :

— J’sais-t-y moi, j’sais-t-y, moi ?

Ensuite, il détournait les yeux, remplis d’un immense espoir et il répétait encore plus bas :

— J’sais-t-y si c’est le toit ou si c’est Monsieur qu’est tombé ?

— Il faudrait monter voir, pour Dieu ! il faudrait monter ! Il n’est pas possible qu’on laisse mourir un homme en état de perdition. Si tant est que Monsieur doit mourir, sûrement, ce sera un coup de sang qui l’aura pris après ses colères d’hier.

Elle battait l’air de ses bras trop courts et, à son tour, de sa petite voix dolente, elle appelait le garçon, sans plus se presser que si elle avait eu l’éternité devant elle. Michel, réveillé en sursaut par les coups dans le mur et les cris, apparut, pieds nus, sur le seuil.

— Mon fi ! mon fi ! taille-toi un quignon et, tout d’un pas, rends-toi chez not’  bon curé. Tu lui diras que grand-père…

Jean-Norbert lui coupa la parole.

— Sait-on seulement s’il est mort, hon ?

— Est-ce qu’on n’entend plus rien ?

Encore une fois sa femme et lui écoutaient, la tête sur le côté, tous deux remuant les lèvres très vite, comme s’ils disaient des prières.

Au bout d’un instant, quelque chose au-dessus d’eux bougea et aussitôt leurs prières cessèrent. Jean-Norbert, hargneux, l’œil clignotant sous sa taroupe, bougonna :

— C’est un tour qu’y nous jouait !

Au lieu du grand pas de marche qui longitudinalement fauchait l’étage, un piétinement sur place, à pieds de bas, maintenant sans trêve, s’écrasait.

— Dieu nous vienne en aide ! gémit Barbe, c’est quelque chose qu’il fait et qu’on ne sait pas. On dirait qu’il tourne en rond comme s’il creusait un trou dans le plafond. Ah ! mon homme, il faut monter voir, il faut monter voir, que je te dis, de peur qu’après il ne soit trop tard. Toi, mon fi, c’est comme j’ai dit, va chercher le curé, dis-lui qu’on l’espère tout de suite ici, qu’y a un malheur sur la maison. Enfin dis ce qu’il y a de mieux pour qu’il vienne.

— Bénédiction ! fit l’enfant en courbant le front.

Elle le bénit et il s’en alla.

C’étaient là de trop vives émotions pour une grosse femme comme elle. Désespérant de goûter encore le sommeil qui était une des joies de sa vie, elle s’assit au milieu des draps et se mit à pleurer comme une petite fille.


II


Le paysan, lui, doucement montait le grand escalier, dans le hall d’entrée. Bottés et sanglés, dague à la ceinture, les invités aux chasses jadis y venaient attendre que les valets leur amenassent leurs montures. Au long du mur, dans le crépit éraillé, douze portraits faisaient face à la massive balustrade, sculptée en rinceaux et en feuillages, tous très grands, en pied, seigneurs et dames de haute mine sous leurs pourpoints sombres et leurs corsages de satin ramagé. Un seul, tout d’or et d’acier sous le heaume et la cuirasse, avait été un grand homme de guerre. C’étaient les ancêtres, gentilshommes de tournois, de cour, de salons et de camps, que l’amour et la politique avaient couplés avec le sang bleu des aïeules, gerfauts et colombes dans la volière de la race. À six ans, son père, le baron Gaspar, lui prenant la main, le menait un jour par l’escalier, disant leurs noms l’un après l’autre. À chaque nom, il saluait et l’enfant saluait aussi. Ç’avait été à peu près la seule instruction qu’il lui avait donnée, la jugeant suffisante. Il disait : « Le reste ne chaut. »

Les fiers et hautains visages, sous leur peinture craquelée, ainsi avaient fini par devenir pour Jean-Norbert des espèces de vivants silencieux qui restaient mêlés à la vie du manoir.

Cette fois encore, selon l’habitude quotidienne, il s’arrêta devant chacun des portraits, tirant sa casquette de peau de renard et les saluant par leurs noms.

— Césaire-Hildebert-Gonzague, seigneur de Quevauquant, Hurtebise, Marache et Louveigné, salut ! Nicodème-Gervais-Silvère, baron de Quevauquant, seigneur de Corbion, Grand-magne, Notre-Dame-des-Hayons, Robessart et Pont-à-Leu, salut ! Martial-Samson-Roch-Hugues-Césaire, baron de Quevauquant, Pont-à-Leu et autres lieux, mon trisaïeul, salut…

Il enfila un couloir, s’arrêta devant une porte, écouta, comprimant à deux mains son asthme. Une botte, violemment lancée dans le panneau, manqua fendre l’ais en deux. Comme il était couard, il se rejeta dans l’escalier et précipitamment gagna la grande cour, une aire en partie dépavée, trouée d’orées de souterrains, vaste comme une place de village, avec un tronçon de potence au milieu, et bordée, du côté des anciennes douves, par les restes d’un mur que bastionnait un porche en pierre, aux piliers trapus, couronnés d’un tympan d’armoiries à peine visibles encore sous l’or moussu des lichens. Une arche, jetée par-dessus le fossé, reliait l’immense terre-plein à la berne extérieure. Depuis dix ans, les douves n’avaient plus été curées : aux fortes pluies, elles s’emplissaient d’eaux lourdes : des saules, des osiers, des orties pêle-mêle avaient poussé sur les bords.

Cependant, du côté de la façade ouest, l’ancien lit s’excavait, plus profond. Au temps des derniers fermiers, les bestiaux, en descendant s’y abreuver, avaient même, sous leur piétinement continu, à la longue abaissé la berge et une large mare s’était formée où Jumasse, quelquefois, à la fourche, allait piquer des anguilles. Maintenant, il n’y venait plus que les porcs, à la garde d’Adelin, le petit porcher, ou la vache de la Guilleminette menée par Jaja. Il y avait près d’un an que la leur avait crevé de tympanite.

Jean-Norbert, oblique et furtif, fit le tour du château, regardant les dégâts qu’avait faits l’ouragan de la nuit. Tout en marchant, il épiait si le baron n’allait pas apparaître à l’une de ses dix fenêtres. Une gouttière avait été arrachée ; un pan du toit béait à nu, défoncé ; des débris de cheminée en tous sens gisaient. Pont-à-Leu, ainsi, chaque année, de ruine, d’usure et d’incurie, un peu plus s’en allait. L’autan, l’âge et les rats ployaient les charpentes, effritaient les briques et dévastaient à petites fois, de la base au faîte, l’énorme bicoque féodale, la mûrissant pour le grand coup de cognée du bûcheron qui vient le dernier.

Jean-Norbert, rejeton tardif de la forte souche, issu entre un panier à coutures et un évier, semblait avoir été mis au monde pour être un témoin. Il assistait au désastre de l’héritage ; il mesurait les progrès de la ruine, lui, le rebut de la grande humanité violente, des Quevauquant séculaires. Une vision lui était restée de sa petite enfance : le vacarme des meutes, le piaffement des chevaux, les chasses en habits rouges par les bois et la plaine, la grosse ripaille des hobereaux d’alentour prolongée jusqu’à l’heure où le jour, tombant par les fenêtres sur une fin d’orgie, laissait voir les convives roulés en tas sous les tables. Jamais, du reste, sa mère n’apparaissait.

Les rires, les cris, les fureurs nées des nourritures rouges et du vin, en dégorgeant par le vomitoire des corridors, soufflaient en bourrasque jusqu’à elle et ne la troublaient pas. Silencieusement, pendant dix ans, elle avait été, dans l’ombre, la maîtresse et la servante, reprisant le linge, réglant la dépense, veillant à tout, sans se montrer, petite figure humble, passive et douce, cachée derrière le rideau d’un ouvroir et qui ne semblait pas compter dans la vie du puissant seigneur.

Une nuit, un cri aigu d’enfant avait été entendu par delà les portes : Jean-Norbert sournoisement faisait son entrée dans la lignée, en l’écartelant de bâtardise. Mais à un an de là, comme le baron chargeait un sanglier, il culbuta sous la ruée du monstre qui lui labourait le flanc et que tout de même il achevait à la dague. On le transporta mourant : la sainte Église, au seuil de l’autre vie, lui fit des admonestations suprêmes. Il espéra gagner les célestes faveurs en régularisant, par l’échange des anneaux, le scandale de sa vie païenne. La simple Micheline, la fille des Bœuf, estivandiers et petits cultivateurs, en pénétrant à son tour dans la chambre où avant elle était entrée la mort, sembla y avoir du coup ramené la vie.

Cependant Pont-à-Leu, au bout de quelques mois, de nouveau lâchait ses meutes, rallumait ses flambeaux, réattelait à ses carrosses les quatre paires de chevaux qui, sous le caparaçon, avaient failli mener le baron au cimetière.

Rien ne parut avoir changé : Micheline elle-même ne cessa pas d’être la bonne servante soumise qui reprisait le linge, venait en aide à la domesticité et soulignait de sa petite ombre le déclin magnifique d’une grande maison.

Jean-Norbert, à quinze ans, vit vendre le chenil, diminuer le nombre des valais et s’accourcir le domaine. Quelquefois un des marmenteaux tout entier tombait sous l’assaut du bûcheron, faisant un grand trou noir dans le déroulement vert des futaies. Comme on jette une bûche dans l’âtre, les arbres, les champs les métairies, les champeaux, hypothéqués, sur-hypothéqués et finalement vendus, à mesure alimentaient le feu de joie de cette perpétuelle fête de la Saint-Jean où l’on mettait flamber, selon le besoin, des parts entières du domaine.

Un vent de démence souffla furieusement : le baron ne pensa plus qu’à se créer des ressources par tous les moyens que lui mettaient aux mains les restes d’une vaste fortune terrienne. Elle se morcela, paya des emprunts, combla des créances. Le paysan, enrichi par la fraude, le dol, les cessions à vil prix, quelquefois repassait au baron, moyennant des taux usuraires, l’argent du bien happé à coups de dents. Un valet adroit élevé à la condition d’intendant et dans lequel le maître de Pont-à-Leu avait mis sa confiance, put ainsi lui faire un jour l’avance d’une trentaine de mille francs et à six ans de là se rembourser de ce prêt en s’adjugeant une métairie qui en valait trois fois le prix et où il alla mener une vie de hobereau, après l’avoir accommodée en maison de plaisance. Le même Firmin Lechat, par surcroît, à quelque temps de là, à son tour épousait une Bœuf, ce qui fit de lui le parent de la baronne. Bonne affaire qui lui valut de la considération et un surplus de rentes, les Bœuf, à cette époque, grâce à leur complicité dans les vols du château, ayant conquis une situation enviable dans le pays.

La curée avait été si violente que le primitif Pont-à-Leu, circonscrit au domaine et entouré de futaies, finit par s’étendre en dehors et devenir une agglomération importante de marchands de bois, de fermiers, de gens de métier, autrefois domestiques, fournisseurs et braconniers du domaine. Ce fut la meute assouvie et gorgée qui gardait aux crocs la chair et le sang de la vieille race dépecée, rongée lambeau par lambeau.

Toute une valetaille, nourrie des miettes du festin, se partagea le règne dans une communauté d’ambition, de rapines et de profits. Pont-à-Leu, qui avait été une maison illustre, tomba ainsi en roture. De l’ancienne et fastueuse seigneurie, il ne resta plus que la concurrence vitale où une cinquantaine de familles tâchaient de s’écraser l’une l’autre.

Les vrais maîtres étaient maintenant ce Piéfert, charron, négociant en bois et charbons, toujours disposé à prêter de l’argent au baron, Arthène Pourignau le boucher, le charpentier Leduc, Camus l’aubergiste et une demi-douzaine d’autres ruffians qui s’étaient faits les pourvoyeurs des folies du baron.

Ensemble ils constituaient la revanche du présent contre le passé.


III


Jean-Norbert passa le fossé, gagna la chênaie, très vieille, isolée parmi d’anciennes coupes. C’était, avec un verger, une boulbène d’une dizaine d’arpents et quelques parcelles plantées en légumineuses, ce qui leur restait de l’antique chevance. On disait que le bois avait été épargné à cause d’une petite statue de la Vierge, fixée au tronc d’un des chênes et qui avait détourné la foudre, un jour d’orage que le père du baron Gaspar s’était abrité sous son vaste ombrage. Noir, épais, pourri, il s’enchevêtrait sur le ciel, farouche comme un morceau de terre malade. Mi-obstrué par les poussées du taillis, un reste d’avenue, en haut, s’arquait de voussures où tapageait la querelle des geais et des pies.

Jean-Norbert pénétra sous les basses branches traînant jusqu’à terre, ôta sa casquette de peau de renard devant l’image propitiatoire, puis s’enfonça entre les troncs, avouant les ravages de la bourrasque, parmi cette vieillesse des grands végétaux.

Lui, l’homme d’une antique humanité, attaché par ses racines à la même terre où avaient poussé les chênes, se sentait revivre là sa lointaine ascendance, comme au cœur même des âges. L’endroit était humide et malsain : des moisissures, comme des lèpres, montaient des racines jusqu’aux ramures ; l’écorce partout champignonnait. Mais les ancêtres avaient chassé là, les grands Quevauquant dont lui et les siens perpétuaient la lignée, ces hommes de huit pieds qui, une dernière fois, reparaissaient dans le baron Gaspar, un géant à côté du petit homme courtaud qui, en lui, perpétuait son autre lignée, celle des Bœuf.

Tout d’abord, il supputa le dégât. Deux fortes branches s’étaient cassées ; tout un chêne avait été écuissé ; du chablis en abondance jonchait le sol. Cependant c’était moins cela qui tourmentait Jean-Norbert que le motif de la dispute qui, depuis deux jours, divisait la maison.

En une remontée de son âcre sang de gentilhomme dilapidateur, le Vieux avait été repris d’une de ces crises qui, pendant de pleines journées, le faisaient se terrer chez lui comme un sanglier dans sa bauge, ruminant des projets, harcelé d’un besoin impérieux de dévaster l’héritage.

Là-bas, rencontrant son fils aux acculs du bois :

— Garçon, j’en ai assez de cette vie de gueux, lui avait-il dit. S’il faut finir, je veux finir du moins en Quevauquant. J’ai donc décidé de vendre la chênaie. Fais venir le tabellion.

Jean-Norbert, d’un esprit de paysan rusé et têtu, sous le coup s’était courbé sans répondre. Les dents serrées sur la révolte intérieure, il avait traîné par la campagne une peine farouche et entêtée. Ce n’est qu’en rentrant à la nuit qu’il avait dit à Barbe :

— V’là ce qui m’arrive, not’femme. Môssieu veut vendre le bois. Y m’a demandé de quérir le tabellion. Mais j’suis le maître autant que lui, ah mais ! J’irai point, j’ferai le mort.

Tout le jour suivant, il s’était tenu caché dans le grenier à fourrages, n’osant se montrer, de peur de tomber sous la main du baron. Mais, entre chien et loup, vaincu par la faim, comme il descendait se tailler un chanteau de pain à la cuisine le Vieux, de ses yeux perçants, l’aperçut qui se coulait par la cour.

— Hé là ! vaurien, as-tu la réponse du tabellion ?

Alors, à bout de feinte, il s’était mis à geindre :

— Môssieu mon père, j’peux point m’faire à l’idée que vous feriez cette chose : le bon Dieu ne l’voudrait point. C’serait un péché, un péché mortel, que je vous dis. C’bois-là allait avec la terre et le château, c’est-y point vrai ? Et à présent qu’ n’y a pu de terre, y a cor tout de même les beaux vieux arbres, comme qui dirait des personnes naturelles. Ça fend-y pas l’cœur de penser qu’y aurait quéqu’un pour les fout’ à bas, hon ?

« Et puis, écoutez, là, écoutez, môssieu. C’est point que j’sois riche. Ah ! non, que j’suis point riche. À preuve que j’ai que mes mains et mon travail pour nous faire vivre tertous, mais tout de même, s’y vous fallait de l’argent, un petit peu d’argent, ben, j’dis pas que je vous en trouverais point.

— Fripon ! Bâtard ! s’était écrié le baron, si tu as de l’argent, c’est donc que tu me l’as volé ! Mais assez ! Que tu le veuilles ou non, c’est moi qui irai demain trouver le particulier.

Tout seul au bois, Jean-Norbert pensait à cela, une barre droite en travers de ses sourcils velus, de la colère, de la douleur et de l’impuissance sur son visage jaune, piqueté de couperose aux pommettes.

Mais voilà que son accès d’asthme tout d’une fois le secouait et il demeurait là, courbé, s’écrasant la poitrine entre les mains, avec le sifflement de la quinte aux dents. À la fin, l’accès faiblissait et, dans le silence du bois, comme s’il parlait à un être vivant, à une femme aimée d’amour et convoitée par autrui, il traçait du poing un cercle et criait à la terre :

— Y n’t’aura point ! Ni lui ni parsonne !

Après tout, peut-être l’intervention du curé changerait-elle les choses : c’était un vieil homme sanguin, la tête près du bonnet, mais droit comme une parole d’Évangile. On disait qu’il était entré sur le tard dans les ordres après une grande épreuve morale ; lui-même avait demandé cette petite cure perdue dans un pays de bois et de marais. Il y vivait en paysan, plantant ses pommes de terre, binant ses choux et œuvrant pour le salut du prochain.

Jean-Norbert se signa, fit une prière pour que Dieu inspirât à son ministre l’autorité persuasive qui seule pouvait sauvegarder les droits de la descendance.

La vieille foi se mêlait en lui à sa cautèle de paysan : il portait sur la peau un scapulaire et dans la poche un chapelet, grondant ses oraisons, tâchant de happer les faveurs du ciel comme un chien happe un os. Sa dévotion était âpre, violente et sombre. Celle de Barbe, au contraire, était mielleuse et plaintive : elle passait des heures en prière, coupant de soupirs et de gémissements ses pater-noster, intercédant auprès de Notre-Dame la Vierge, aussi bien pour les périls qui menacent les âmes que pour le rôt sur le point de brûler, un écheveau qui ne se dévide pas ou la poule noire qui se perche sur la crête d’un mur. Sa superstition était dolente et puérile, attentive au risque du sel versé et des couteaux en croix. Elle croyait que l’air, la pluie, le couchant et l’ombre sont remplis d’esprits qu’il faut conjurer par d’actives et vigilantes déprécations. Près d’elle, la ferveur de Sybille, impérieuse, sèche et renfermée, vivait au secret de sa vie profonde, autrefois blessée d’une peine que le monde avait ignorée. Quant à leur cadette, Jaja, c’était une sauvageonne qui jamais n’était parvenue à apprendre le catéchisme. Michel, lui, intelligent et doux, d’une belle écriture, écrivait aux deux encres, la rouge et la bleue, des prières copiées dans le livre d’heures et que sa mère fixait au mur avec des épingles.

Le dimanche, comme avaient fait les aïeux avant eux, on se rendait à l’église. Jumasse attelait Bayard à la berline où montaient Barbe et Sybille. Généralement, on laissait Jaja seule au château, gardant les oies, les deux moutons ou la vache, un penaillon de jupe aux jambes et ses cheveux pâles en travers des yeux comme une petite bête.

Jean-Norbert, à pied, suivait avec Michel. Ils avaient leurs chaises près du banc d’œuvre, les femmes habillées de simples lainages comme des rentières de village, Jean-Norbert vêtu de gros drap comme un fermier et roulant les grains de buis entre ses doigts calleux. Le Vieux, moins pressé, arrivait vers le temps de l’offertoire. En houseaux de cuir, son pétase à plume de héron devant lui sur sa chaise, il avait l’air de tenir le bon Dieu pour le vassal de Pont-à-Leu.

Le curé Custenoble, en homme qui avait aussi péché par orgueil, était miséricordieux à ces faiblesses. Il savait bien qu’une heure sonne où toute chose est remise en sa place et prenait plutôt en pitié la grande tristesse de cette fin de vie en qui se consommait l’œuvre des siècles. Les Quevauquant avaient leurs pierres tombales dans sa nef, sous les feux des vitraux qui les diapraient d’une clarté surnaturelle et perpétuaient le souvenir de leurs largesses. L’excellent homme ne consentait pas à oublier cela non plus que le temps où, monté sur son bidet, il arrivait célébrer l’office dominical au château devant une assistance de seigneurs aux côtés desquels il festinait ensuite jusqu’à la nuit.

Il demeurait surtout reconnaissant à Dieu de l’avoir choisi pour ministre de ses interventions le jour réparateur où le maître avait épousé l’humble continuatrice de sa lignée. Du reste, il ne se gênait pas pour parler haut et droit au baron, lequel, à son insu, se soumettait à l’ascendant moral de cet ecclésiastique de forte race.

Jean-Norbert, jugeant que le curé serait bientôt là, sortit du bois. En inclinant vers la droite, il déboucha, par delà la ferme en ruines, sur le chemin par lequel M. Custenoble devait venir. Il l’aperçut bientôt qui, juché sous la capote d’un cabriolet, lui faisait signe qu’il descendait. Il avait rencontré Michel, comme il sortait de porter ses consolations à un pauvre diable de charretier, tombé sous sa charrette et auquel il avait fallu amputer net les deux jambes.

Le garçon lui ayant fait la commission, il avait profité de la carriole du boucher pour se faire déposer à Pont-à-Leu.

— J’vas vous dire, not’pasteur, Môssieu cor’eune fois est lâché. Sûrement qu’y va nous ruiner pour tout de bon si on n’y met bon ordre, dit tout de go Jean-Norbert.

Et il racontait leur querelle, finissant par lui demander son aide.

— Avec la grâce de Dieu, mon fils, je veux bien, dit M. Custenoble.

Soudain s’éraillait par les cours la sonnerie d’une trompe de chasse. Le cuivre, embouché d’un souffle nerveux, sonnait par reprises rauques l’hallali. Dans la mort de Pont-à-Leu, ce fut comme un écho illustre venu de par delà les âges.

Jean-Norbert tressaillit.

— Not’ pasteur, dit-il, y a eun histoire dans la famille. Hugues-Césaire, mon trisaïeul, étant devenu très vieux, se fit une fois porter jusqu’au perron et là, avec sa trompe, trois fois il sonna l’hallali. À la troisième fois, ce fut la mort qui arriva. Depuis on dit qu’à chaque fois qu’un seigneur de Quevauquant va mourir, l’hallali sonne trois fois.

De nouveau, la trompe éclatait, brusque et saccadée. Ils débouchèrent et aperçurent le Vieux en culotte de peau et jaquette de chasse, planté sur le perron et embouchant le cuivre haut vers le ciel. Noueux et sec, très long, droit sous l’or et l’écarlate déteints, sa casquette de velours en tête, il ressemblait à une apparition surgie des temps et qui dominait la fortune et le monde. Monsieur, le nez rostré et les yeux durs enfoncés sous les paupières, tenait de la race le grand visage de cheval qui semblait, chez les Quevauquant, évoquer la bête héraldique de leurs armoiries, l’étalon rué autour de qui banderolait, en manière de devise, ce fier jeu de mots : Plus oultre Quevauquant. Tout en fibres et en os, la jaquette et la peau de daim qui, autrefois, avaient moulé sa forte charpente, maintenant boursouflaient sur son ossature écharnée par les ans. Tel était toutefois le grand air qu’il gardait sous ce costume suranné, qu’on n’avait pas le sentiment d’une caricature. Le bras passé dans la boucle de la trompe, le baron semblait sonner le rappel des ombres.

Le paysan, prudemment, laissa s’avancer le curé tout seul.

— Hé là ! monsieur le baron, cria de loin celui-ci, nous partons donc forcer le cerf par les villages ?

— Toi, curé !

— Moi-même, monsieur. J’étais dans les alentours et n’ai pas voulu passer sans prendre de vos nouvelles.

— Eh bien ! tu arrives à point pour chapitrer mon pendard de fils qui s’est mis dans la tête de m’empêcher de vendre mon bois de chênes. J’en suis bien le maître, je crois.

— Le maître ! s’écria le prêtre, heureux de trouver à point la réplique. Mais il n’y a de maître que celui qui est là-haut !

— Tu oublies devant qui tu parles, l’ami… Il y a bon Dieu et bon Dieu, comme il y a gens et gens…

Le curé, d’un ton bourru, sur-le-champ riposta :

— Sachez, monsieur, que les plus grands sur cette terre sont ceux qui ont les plus grands devoirs. Dieu a fait de vous l’héritier de la gloire des Quevauquant afin qu’à leur exemple, vous étendiez encore le renom glorieux de la famille. Ah ! baron, que répondriez-vous au Très-Haut si, le jour du Jugement, il vous demandait compte des biens qu’il vous a transmis ?

— Corbleu ! interrompit Monsieur avec impatience, je saurai que lui répondre, mais nous n’en sommes pas encore là !

— Corbleu tant qu’il vous plaira ! Mais ce jour viendra et peut-être plus prochainement que vous ne le croyez. La mort est toujours derrière nous qui nous guette ; quand nous faisons un pas, elle en fait un à son tour.

— Alors, curé, ricana le terrible homme, tu estimes qu’il faut se presser ? Eh bien ! à la grâce de Dieu, comme tu dis. J’ai passé mon costume des grands jours et j’ai chaussé mes bottes. Voici la dague et voici la trompe. Qui peut dire que je ne suis pas toujours le seigneur de ce donjon ?

Huchant après le valet, les mains en cornet, il cria :

— Hé ! Jumasse, selle Bayard et me l’amène. Tant que je serai debout au soleil, mon ombre couvrira ce pays au large.

L’orgueil, le mépris, un air d’audace et de grandeur furent sur cet homme qui parlait de lui-même comme un roi. Tout son corps trembla dans ses hautes bottes trop larges et crevées aux semelles ; ses omoplates ondulèrent sous la soufflure de sa jaquette mangée des vers ; et il jetait devant lui des gestes.

— Ah ! Ah ! reprit-il, on me traite en vieux loup blessé qui lèche ses plaies dans sa tanière ! Un bâtard fait la loi dans la maison où Mme de Quevauquant, marquise de Pimprailles, m’avait donné à mon père, elle qui marchait à la tête de ses paysans contre ces chiens de républicains et qu’on appelait la Faucheuse, tant elle en abattait… Le louveteau à présent se tourne contre le loup ! On mord la main dans laquelle on a mangé ! Ah ! curé, sais-tu comment un fils ici ose nourrir un Quevauquant ? Il y a des ans qu’on me met au régime de la pomme de terre et de la châtaigne : à peine un bout de couenne à mâcher, dont n’auraient pas voulu mes chiens. Et pour mon malheur, j’ai toujours l’estomac et les dents du beau temps où j’aurais mangé un village entier à chacun de mes repas. Eh bien ! je vendrai tout ; j’entends faire de mon bien ce qu’il me plaît. Je vais, de ce pas, chez les étripeurs de la ville, faire marché de ma vieille peau d’aristocrate. Allons, mon cheval !

On n’aurait jamais cru que le coursier ainsi évoqué, à l’égal du haut-ferrant des preux, fût le maigre, borgne et rouvieux ronsin que Jumasse se décidait enfin à tirer de l’écurie.

Le gentilhomme, s’étant passé sa trompe en travers du corps, d’un coup de poing enfonça son bonnet à ses tempes et rageusement descendit les marches du perron. Alors Jean-Norbert qui, dès le début de cette scène, était rentré au château par la cour de la ferme et écoutait, caché derrière une des fenêtres, vit le curé, de ses bras ouverts, lui barrer le chemin, criant très haut :

— Un baron de Quevauquant peut bien vendre sa peau comme vous dites, mon ami, mais il ne vend pas ses ancêtres. Or, aliéner ce qui vous reste de vos aïeux après tant de coupables folies, ce serait non seulement vendre votre âme au diable, ce serait par surcroît faire marché de votre race et de votre sang. Eh bien, je dis, moi, que vous ne ferez pas cela : j’en prends à témoin les armoiries qui sont là au-dessus de votre tête. Plus oultre Queuauquant, mais vers l’honneur, le juste et le bien !

— Que me chantes-tu là, diseur de paternotres ? fit le baron en se passant la main sur les yeux.

— La vérité, baron ! Vous êtes la souche, vous êtes l’arbre de la race accroché à ces vieilles pierres, planté au cœur de ce sol ! Du pied vous est sorti un surgeon, le digne et brave fils que, dans votre orgueil, vous méconnaissez, j’ai bien le droit de vous le dire, moi qui ai appris à lire au fond de son tranquille courage résigné. Celui-là a poussé à vos côtés, sauvage comme la terre, et à son tour, il a provigné : c’est lui qui plus tard aura la garde et le soin de la maison. Pour être paysan, on n’en est pas moins gentilhomme. Mais, en attendant, c’est vous, baron, qui dans vos larges rameaux continuez à porter les couvées d’hier ; et on n’a jamais vu le pélican s’arracher les plumes pour les disperser au vent. Quand, dans les nids nouveaux, les petits se mettront à pépier, vous comprendrez mieux cette loi de nature.

Une émotion passa sur le visage de l’ancêtre, comme une rosée de soleil sur les ors et les sinoples d’un antique cordoue.

— Cordieu, ratichon, as-tu fini de me faire pleurer ?

Le curé au cœur de soldat tout à coup lui prenait les mains qu’il se mettait à secouer et s’oubliant à le tutoyer lui-même :

— Mille tonnerres ! Ne vois-tu pas que j’en ai envie autant que toi, baron ?

Là-dessus, interpellant Jumasse qui finissait de racler avec l’étrille le cuir de Bayard :

— Hé ! l’ami, ce ne sera pas encore pour aujourd’hui ! Remets la bête au râtelier.

— Mieux vaut ça, not’ révérend, rapport à la colique de Bayard qu’a mangé du fourrage humide.

Le baron, maintenant, faisait claquer sa langue :

— Ah ! vois-tu, c’est la faute à ce vieux sang qui me bouillonne par le corps comme le jus d’une cuvée. Je vois rouge quelquefois.

— Allez, les grands chênes du bois connaissent aussi la remontée des sèves au temps des reverdis. Ne vous en plaignez pas, baron !

— Tu as raison, dit le Vieux en lui passant le bras sous le sien et l’entraînant du côté des communs. Mais si tu m’en crois, curé, nous irons par là : il n’est pas bon qu’on nous aperçoive ensemble. Personne encore n’a vu pleurer la vieille bête que je suis, sauf toi, en ce moment, car il n’y a pas à dire, ça y est, j’ai aux yeux la goutte que les autres ont au nez. Ah ! je sais bien, c’est ton métier de toucher les cœurs avec des mots. Oui, les nids, les petits, la couvée, ça m’a remué. Et je me dis que peut-être mieux vaudrait que le bûcheron vienne et me jette la cognée.

— Pas avant d’avoir fait la paix avec votre fils, toutefois, répondit en riant M. Custenoble. Jean-Norbert a gardé pour vous la soumission et le respect de la petite enfance. Prenez en considération son incessant effort pour sauver ce qui reste à sauver de Pont-à-Leu. Je connais son âme triste comme toutes celles sur lesquelles pèse un long passé. Jean-Norbert est celui qui vient à l’heure où la table du festin s’est vidée de ses convives et qui, avec les miettes tombées à terre, tâche de nourrir les siens. Et ce n’est pas tout : il porte humblement, l’épaule courbée, un grand nom lourd, avec l’espoir que la fortune un jour reviendra à ces Quevauquant dont il est sorti, et à ceux-là, leur refera l’épaule haute. Ah ! monsieur, croyez-moi, c’est là encore de la grandeur. Voyons, un bon mouvement : allez à lui et prenez-le dans vos bras.

— Hein ! Quoi ! interrompit avec orgueil le baron, vous avez sûrement perdu la tête, mon bonhomme. Que j’aille à mon fils, que j’aie l’air de m’accuser de je ne sais quel tort, que je lui fasse des avances, moi, Gaspar, baron de Quevauquant ! Ah çà ! pour qui me prends-tu ?

Une galopée saccadée soudain traversa la cour ; une des laies ayant, des poussées de son groin, déclanché la porte de la soue, toute une bande de porcelets se ruait, tire-bouchonnant de la queue, et traquée par Adelin, le petit porcher. Énorme, frangée de ses tétines roses écroulées jusqu’à terre, la monstrueuse bête faillit culbuter le curé.

— Carogne ! Hé ! s’écria l’ecclésiastique en replantant droit en travers de ses oreilles sa barrette.

Et tôt après, se tournant vers le baron, une fusée de sang aux joues, il lui relançait par ricochet son nom :

— Baron Gaspar tant que vous voudrez, mais, vous n’êtes ni le pape ni le roi après tout ! On crochèterait plus facilement les portes du paradis que votre bon vouloir !

Il soufflait un coup, puis riant :

— Je crois bien, monsieur, que vous m’avez fait pécher par colère contre le prochain.

Là-dessus, comme ils s’étaient, en marchant, rapprochés de la maison, le digne curé l’empoignait par le bras et, d’une bourrade repoussant la porte qui du reste ne joignait plus, il l’en traîna par les corridors, criant :

— Le voilà ! le voilà ! je vous le ramène. Et maintenant mangez-vous le nez si vous voulez, j’aurai fait mon devoir.

Barbe, tranquillement, prenait son lait du matin dans la petite pièce où Micheline, la mère de Jean-Norbert, avait passé une partie de sa vie et qui aujourd’hui servait encore d’ouvroir aux femmes. De saisissement elle renversa son bol sur le jeu de cartes qui ne la quittait jamais, et, tout apeurée aux éclats de la voix qui emplissait les chambres, elle appela :

— Sybille ! Sybille !

Haute et noire, les yeux et le nez brusques de l’aïeul, un duvet ombrant le coin de la bouche, celle-ci apparut au seuil d’une des portes tandis que le curé, toujours poussant Monsieur devant lui, entrait par une autre.

À vingt-neuf ans, sa beauté commençait à passer ; la bouche avait pris un pli dur et droit comme un barreau murant cette âme énergique et solitaire. Le baron lui-même disait qu’elle avait été vraiment couvée dans le nid des gerfauts. Dame Barbe étant une Lanquesaing, on l’appelait dans cette famille, de moindre noblesse, une amazone, par allusion ironique au blason des Quevauquant. L’âme des grandes femmes de la lignée s’était aigrie en elle.

— Ah ! mes chères paroissiennes, soufflait d’une haleine le curé, si vous saviez quel cœur magnanime bat sous cette sacrée écorce-la ! Allez, c’est bien l’ancêtre ; et je m’y connais en hommes, vous savez.

Il ajouta cérémonieusement :

— Mademoiselle Sybille de Quevauquant, appelez votre père.

Jean-Norbert arriva, timide et sournois, les yeux de côté, n’osant tout de suite les lever jusqu’au visage paternel. Mais, encore une fois, le prêtre s’entremettait et joignant leurs mains entre les siennes :

— Que la paix soit entre vous ! Dieu le veut.

— Bon ! n’en parions plus, dit le vieux rudement. Seulement, mon fils, sois plus respectueux à l’avenir.

Jean-Norbert, sans répondre, baissa la tête vers cette main qu’il avait gardée dans la sienne et qui, ayant semé la ruine et la dévastation, semblait, dans le rouge de la jaquette de chasse, la main de la mort habillée d’écarlate. Sybille, toute raide, la bouche serrée, regardait de ses yeux froids la réconciliation. Barbe, d’aise, larmoyait en essuyant les cartes l’une après l’autre avec son mouchoir.

Un léger tumulte de voix vint par la porte. C’étaient Michel et Jaja qui se pressaient au-devant du curé et lui demandaient sa bénédiction. Derrière eux, avec son museau pointu de musaraigne, s’avançait la vieille Guilleminette qui, au village, cousait les morts entre deux draps et qu’on appelait pour cette raison l’Ensevelisseuse. Quand personne n’était trépassé, elle arrivait s’employer au château, cuisant le pain, lessivant et tirant l’aiguille. M. Custenoble imposa les mains.

Cependant Michel, de dessous ses sourcils de rêve, s’émerveillait des boutons de cuivre du Vieux, demeurant là, un doigt à la bouche, comme hypnotisé par leur disque brillant. Jaja, simplette, d’une enfance attardée, avait son petit rire animal en touchant du doigt la dague gainée que Monsieur portait à sa ceinture :

— Donne-moi le beau couteau, grand-pè !

Elle seule, avec son puéril esprit, osait se frotter au quinteux bonhomme : l’humeur du vieux loup s’amadouait devant son rire innocent.

— Baise-moi d’abord, fit-il, si tu n’as pas peur de mes picots.

Et par jeu, doucement il lui râpait le nez aux poils de sa barbe qu’une fois la semaine venait lui faire le maçon, qui était aussi le barbier du village. Ce fut une détente dans l’état un peu crispé des esprits, après quoi le curé s’en alla, reconduit par Jean-Norbert jusqu’au chemin. Alors celui-ci, qui n’avait rien dit encore, cessait de se contenir et s’écriait avec violence :

— C’est-y qu’y nous le laisse, au moins, le bois ? Dites, curé, voyons, faut dire si c’est que l’bois est toujours à nous, hon ?

Il fut visible qu’il n’avait pensé qu’à cela et que tout le reste lui était resté indifférent. Une grimace lui tordait la bouche ; ses yeux, comme des billes, lui jaillissaient des orbites.

— Le bois, eh ! corbleu oui, dit M. Custenoble, sans compter le reste.

Aussitôt le paysan passait son mouchoir sur ses yeux, jouait la comédie des larmes et de la reconnaissance.

— Ah ! not’ pasteur ! not’ pasteur ! C’est un miracle, pour sûr ! Y a pas, y a pas ! Allez, j’vous oublierai pas, ni les pauvres… Vous êtes l’image du saint bon Dieu.

— Je ne suis qu’un homme de bonne volonté, répondit le curé.

Et, après avoir refait la boucle de son soulier, il se remit en route.

Là-haut, à l’étage, Monsieur, tirant sa culotte de peau et mettant bas sa jaquette de chasse, passa ses grègues et sa veste des jours semainiers.

« Le ratichon m’a joué, » pensait-il.


IV


Levé à l’aube, le Vieux faisait sa baignade dans l’ancien étang aux carpes, en partie envasé et qui joignait les cent arpents de marais rachetés par Lechat, puis, son fusil à l’épaule, partait battre le bois et la noue. Sa longue silhouette à larges enjambées arpentait les labours, s’enfonçait dans les taillis, ou, un instant immobile dans les roseaux, ressemblait à un héron perché à bout de pattes et guettant le frétillement de l’anguille.

Le baron Gaspar, louvetier et grand veneur au temps des cerfs et des loups, était devenu un simple abatteur de proies. Lapins, écureuils, ramiers, poules d’eau, tout lui était bon, à défaut de plus noble gibier, du moment qu’il pouvait épauler et envoyer ses chevrotines à quelque poil ou plume bougeant à ras du sol ou volant dans la hauteur. Il y avait trois ans qu’il avait perdu Clabaud II, fils du vieux Clabaud Ier, le roi des chiens d’arrêt et l’ultime produit des grandes couplées de la meute. Nul aboi, depuis, n’avait retenti dans le chenil vide et Monsieur à lui tout seul faisait, depuis, ses battues, l’œil toujours clair et la main sans défaillance. Ses anciens massacres ayant décimé le gibier, il ne se gênait pas pour abattre chez les voisins les pièces qu’il ne trouvait plus chez lui. Le baron qui avait été impitoyable aux braconniers, braconnait maintenant pour son compte, avec sérénité, chaque fois que l’occasion s’en présentait. Son renom d’ancien seigneur du pays lui valant une certaine impunité, il ne se gênait pas pour brocarder les gardes qui lui répondaient aigres-doux :

— Faudra bien tout de même une fois ou l’autre vous coller un procès-verbal, m’sieu le baron !

Mais il se moquait d’eux.

— Ce jour-là, marauds, vous ferez connaissance avec mon plomb !

Des gens arrivaient se plaindre à Jean-Norbert ; tantôt le baron avait passé par un courtil, écrasant les plants et foulant les semis ; ou bien, on l’avait vu tirer par-dessus la clôture au risque de tuer les gens de la maison. C’étaient pour la famille des ennuis qui s’ajoutaient à tous les autres et lui valaient de sourdes représailles. Une nuit, on cassa tout ce qui restait de vitres aux fenêtres ; il fallut appeler le vitrier. Mais, à cause de la dépense, le dégât ne fut qu’à moitié réparé. Une autre nuit, des coups de fusil pétaradèrent, qu’on tira dans les fenêtres du Vieux. Celui-ci, en chemise, dépendit sa carabine et riposta. Personne ne sut jamais d’où la fusillade était partie. Il arrivait aussi qu’au matin, Jumasse leur annonçait qu’on avait déterré leurs choux, abattu leurs pommes ou mis du verre pilé dans l’auge des porcs.

Une ligue ameutait contre eux le village sans qu’il fût possible de voir, à la couleur des visages, lequel avait fait le coup. Jean-Norbert, l’âme obscure sous ses épais sourcils, des nuits entières se tint au guet, épiant si quelqu’un n’allait pas se montrer au bout du canon de son fusil, mais ces nuits-là, rien n’arrivait et l’on recommençait la nuit suivante.

Le Vieux avait au village cinq bâtards qui n’avaient pas eu la chance de Jean-Norbert et qui ne se gênaient pas pour dire qu’il leur reviendrait un morceau de l’héritage. Ceux-là aussi, comme Piéfert le charron et les autres, ne cessaient pas d’avancer au baron de petites sommes. On n’ignorait pas pourtant que le gros prêteur était cet ancien maître Jacques, Firmin Léchât, qui jouait au petit seigneur dans son domaine. Une butte boisée dominait le parc qu’à grands frais il avait planté, dans la garrigue. Le soir, il y montait et longuement considérait le grand manoir en ruine. Flanqué de ses tourelles et bordé de ses douves, avec ses cours, sa chapelle, ses dépendances, et par delà la métairie, il gardait, sous ses toits effondrés, ses murailles lézardées et ses fenêtres sans vitres, la fière mine ombrageuse des maisons marquées par une destinée.

Firmin, adroit, plein d’ambition, les crocs et l’appétit d’un jaguar, conjecturait le moment où, inévitablement à son gré, les derniers Quevauquant, réduits à merci, deviendraient la proie du passant qui leur tendrait un sac d’argent ; et il comptait bien être ce passant-là. Tout lui avait réussi depuis qu’il avait retourné sa casaque de domestique, les galons en dedans et la doublure en dehors. La seule infortune qu’il eût connue, la mort de sa femme, tuée dans un accident de chemin de fer, lui avait par chape-chute rapporté le dédommagement d’une extension de territoire payée avec le prix du sang.

Cet homme heureux qu’une première créance avait enrichi escomptait le vaniteux plaisir de relever son nom roturier par la terminaison nobiliaire de « Pont-à-Leu », le jour où, en paiement de la seconde, il acquerrait l’héraldique bâtisse et qui sait ! par surcroît peut-être la fille elle-même avec l’écusson.

Piéfert, de son côté, l’homme le plus riche du village après Lechat, mais sans ambition quant aux titres, guettait les suprêmes hoquets d’une agonie fructueuse à sa fortune. Une ou deux fois le mois, Monsieur passait lui emprunter une poignée d’écus.

— Tu sais, l’ami, à Pâques ou à la Trinité, avec le reste, disait-il chaque fois, familier et hautain, faisant allusion à une restitution indéterminée.

Le charron riait, bon enfant :

— Hé donc ! ça ne presse pas, m’sieu le baron.

Et il triplait la somme sur son livre.

Trop malin pour demander un reçu, il laissait mûrir le compte comme un fruit de conserve dont il se promettait pour l’avenir un gros et sûr profit.

Jean-Norbert qui, d’une lucarne des toits, parfois épiait le baron pendant ses randonnées au dehors, suspectait bien un motif insolite à ses assiduités chez le compère, mais sans deviner que cette fois encore, le baron, opiniâtre dans ses inconséquences et ses folies qui faisaient de lui la dupe de toute cette basse humanité, lui-même conspirait avec celle-ci contre la tranquillité déjà si précaire de la famille. Une rente viagère d’un millier de francs que lui servait M. de Guerlong, grand financier allié par les écus aux Quevauquant, paraissait pouvoir suffire à sa dépense dans les moments où son moût de folie ne fermentait pas.

Or, justement, une après-midi, deux semaines après la querelle, le clerc du tabellion chargé de lui apporter ses trimestres arriva au château. On chercha partout Monsieur ; personne ne l’avait vu. Comme le clerc avait dû abattre pédestrement les quinze kilomètres qui séparaient Pont-à-Leu de la gare, il écouta Jean-Norbert qui s’offrait à percevoir la somme. Pour toute écriture, le paysan savait à peu près lisiblement tracer son nom ; il empoigna gauchement la plume et signa l’acquit que préalablement avait rédigé le clerc. Celui-ci parti, il enferma l’argent dans le tiroir d’un bahut ; il ne semblait pas avoir d’autre idée.

Il partit ensuite aider Jumasse qui, monté dans un pommier, depuis le midi vaquait à la cueillette des dernières pommes d’hiver. C’était un bon temps clair et frais, avec des embellies de soleil. Jumasse à mesure descendait avec une corde les corbeilles remplies, puis les vidait dans les sacs. Le verger était spacieux, mais pourri comme le bois de chêne ; en dix ans, par lésine, on avait perdu une centaine d’arbres ; le restant se gardait comme il pouvait, noueux et mangé de chancres. Une partie fournissait à la consommation, l’autre servait aux marchés que Jean-Norbert passait avec les marchands. Piéfert qui, en dehors de tous ses autres trafics, achetait aussi des pommes, cette fois, s’était réservé les pommiers du haut de la côte.

Ils étaient là depuis une heure quand Jean-Norbert, voulant avoir sa femme de complicité avec lui dans sa supercherie, courut tout d’une haleine vers la maison. Il appela Barbe et lui dit :

— Not’ bonne femme, j’vas te dire une chose que je t’avais point dite. Quand à t’à l’heure le clerc a venu, j’li ai pris l’argent, et l’ai mussé dans le tiroir du bahut. Si tu trouves une clef sous le matelas de not’ lit, ben, c’est la clef. C’est point que j’y tienne à c’t’ argent, mais il sera sûrement mieux là que dans ses mains, c’est-y point vrai ?

Et ayant dit cela, il repartit. Jusqu’à la nuit, Jumasse et lui s’occupèrent de combler les sacs. Ils en remplirent trois ; puis le brouillard les enveloppa. Jumasse ne savait à quoi pensait Jean-Norbert, plus taciturne encore que d’habitude.

— M’est avis que nos en aurons ben une fois et demie autant que l’an dernier, fit le valet, perché sur son échelle et gaulant les pommes que sa main n’avait pu atteindre.

En tombant, elles cognaient le crâne de Jean-Norbert qui résonnait comme une calebasse. Il n’en souffrait pas et les poussait du pied pour les mettre en tas. Ensuite il s’en alla passer le collier à Bayard qu’il ramena avec la berlaine. Finalement, il aida Jumasse à charger les sacs, et la bête, en tapant de ses énormes fers le sol duveté d’un gramen court, partait droit vers la remise où l’on mettait la récolte jeter son verjus.


V


En ce moment, par l’autre boni de la cour, le baron arriva, la bretelle de son fusil à l’épaule, et balançant au poing un coup double, deux lapins culbutés au déboulé de la chasse à Lechat.

— Donne-les à fricasser à la ménagère, dit-il : j’en prendrai ma part.

Il sifflota entre ses dents, et, Bayard, en s’ébrouant et boitant d’une patte, arrivait à l’appel. Il lui caressait la barbe, lui flattait la ganache, puis d’une claque à la fesse, le renvoya à Jean-Norbert.

Celui-ci éprouva un mouvement étrange : il pensa à l’argent qui dormait dans le tiroir ; il se dit que si tout à coup son père tombait là pour ne plus se relever, il n’en devrait plus compte à personne. Ce n’était pourtant que quelques cents francs ; mais pour le gagner, cet argent qui venait si facilement à son père, il eût été obligé de suer l’eau et le sang comme le dernier des paants. Était-il autre chose d’ailleurs lui-même ? Avec Jumasse, il labourait, hersait, bêchait, plantait ses pommes de terre, récoltait son blé, faisait toutes les besognes de la terre.

Toute sa cupidité se révéla soudain dans le regard sournois dont il soupesait la force de résistance du grand corps osseux, debout devant lui. Celui-là aussi, comme Pont-à-Leu, malgré ses entailles, tenait au sol par de si profondes racines que le temps ne semblait en pouvoir venir à bout.

Le Vieux ayant tourné les talons, il le vit pénétrer dans la tour de l’est par la brèche qui en écartelait la base et, sautant par-dessus les premières marches descellées, grimper d’un coup de jarret alerte l’escalier de pierre en pas de vis qui menait à l’étage. Les yeux vagues, après qu’il eut disparu, Jean-Norbert continuait à regarder la place que cet homme, qui ne voulait pas mourir, tenait dans leur vie à tous. Cependant Jumasse, près de lui, achevait de déverser avec précaution les sacs ; à petites fois, il faisait rouler les pommes, reculant à mesure pour étendre le tas. Leur bruit râpeux et sourd se heurtait dans la chute. Ils virent rentrer le petit porcher qui ramenait de la glandée sous les chênes les grands porc, épineux et noirs comme des sangliers. Les Quevauquant s’étant faits marchands de porcs, Jean-Norbert engraissait une espèce bien en chair et de rapport fructueux. Bayard, alors, sentant sa journée finie, se mit à renâcler du côté de son auge et ils le renvoyèrent à l’écurie. Celle-ci était sans porte, l’ancienne ayant servi à faire du feu, un hiver que la disette avait été extrême. Jumasse, depuis, poussait une claie de paille tressée qui suffisait à tenir le vieux cheval au chaud. Mais la bête avait un ennemi plus redoutable que le froid : les rats, par bandes, l’assiégeaient quand elle s’affalait sur sa litière. Bayard était obligé de se redresser sur ses vieux boulets gonflés et, tout tremblant d’ire et d’effroi, envoyait des ruades en tous sens.

Le soir était tout à fait tombé quand Jean-Norbert, ses lapins au poing, pénétra dans la cuisine. Sous ses hautes travées où avaient pendu, par longues files, les jambons et les pièces de lard fumé, elle était spacieuse et nue comme une chapelle délaissée. Tout, d’ailleurs, avait bien changé : dans l’âtre qui au temps des seigneurs, avait vu rôtir à la broche des bœufs entiers, pendait à la crémaillère, par-dessus un maigre feu de brandes, la marmite où bouillait la garbure.

— V’là ce que môssieu mon père nous envoie à manger, dit le paysan en passant à Guilleminette les deux lapins.

L’Ensevelisseuse enleva la marmite, ranima d’un coup de sabot les fumerons pendant que Jumasse à la pointe du couteau dépiautait les deux bestioles. Sybille, dans l’ouvroir, à la lampe, reprisait des bas et rapiéçait des vêtements. Comme, le matin, le piéton avait annoncé que le marchand de porcs passerait bientôt, Barbe se tirait les cartes. Le marchand paierait-il bon prix ? On aurait, dans ce cas, la chance de se remonter en linge et en flanelle. L’autre hiver, pour un froid que le père, mal vêtu, avait pris à travailler sous la brouée et qui s’était greffé sur son asthme, il avait fallu faire appeler le médecin des bêtes, qui était aussi le médecin des gens.

— C’est d’argent qu’il retourne, fit-elle.

Sybille alors réclama des jupons pour elle. On achèterait des camisoles pour Michel. Barbe eût aimé une douillette pour son lit. Personne ne songea à la pauvre Jaja habillée comme une petite pauvre.

Jean-Norbert, étant entré sur le moment et les entendant calculer ce qu’il leur faudrait d’argent pour leurs emplettes, gronda. Ah bien ! s’il fallait encore payer cela sur le produit des bêtes ! On ne finissait pas de dépenser ; l’argent leur coulait des doigts. Et voici qu’à la Saint-Martin, échéait la rente de l’hypothèque que Monsieur avait souscrite à Bidart, le marchand de bestiaux, il y avait bientôt quinze ans.

Sybille, courbée sur son travail, tout à coup redressa sa taille de fille mûre et parla avec violence.

— Il y a quelqu’un à qui il faut vous en prendre, mon père.

Un silence pesa : Barbe, qui déjà faisait une nouvelle réussite, laissa tomber ses cartes ; il sembla que quelque chose restait à dire. Aucun nom, d’ailleurs, n’avait été prononcé. Jaja cependant, dans son petit cerveau animal, comprit que celui auquel tout le monde pensait était le grand-père.

Jean-Norbert, qui se chauffait le dos au feu de souches fusant dans la cheminée, grommela quelques mots. Comme il regardait Sybille, elle aussi le regarda. Il tressaillit, ayant cru voir passer dans son dur œil noir la chose trouble que par moments l’angoissait lui-même.

Ben sûr ! dit-il doucereusement en détournant les yeux, mais c’sera toujours la même histoire tant que…

Sa femme poussa un soupir et leva ses mains vers le ciel. Sybille déjà s’était remise à coudre. Mais Jaja, qui habillait d’un chiffon un tronçon de poupée, jeta soudain à terre l’informe objet et se mit à rire.

Grand-pè ! glapit-elle en désignant la porte.

Les autres suivaient le geste de sa main.

— Là ! là ! grand-pè ! disait-elle toujours en dilatant les yeux et s’effrayant elle-même à son cri.

— Qu’est-ce qu’elle a ? Qu’est-ce qu’elle veut dire ? s’écria dame Barbe.

Jean-Norbert s’irrita, la tira par les cheveux, l’injuriant entre ses dents. Mais comme si le nom évoqué eût éveillé une correspondance de faits, la porte subitement s’ouvrait et l’aïeul, descendu sur ses bas, un instant se tenait immobile à les dévisager, sa haute taille en travers du couloir. Barbe eut un hoquet d’effroi, Jean-Norbert se leva d’une pièce ; Jaja de son rire de chèvre s’écriait :

— J’l’avais ben dit que grand-pè était derrière la porte !

Le visage du Vieux se fendit d’une grimace sardonique.

— Ah çà ! vous avez tout l’air de me flairer sous le nez comme si j’étais déjà mort. Soyez tranquilles, je suis toujours en vie et j’ai faim, d’une faim de Quevauquant, ce qui n’est pas peu dire. Hé ! Jaja, va-t’en voir si l’Ensevelisseuse a mis la nappe, en attendant qu’elle en fasse des draps pour les suaires.

— Les draps sont là qui attendent, dit Sybille, montrant l’armoire.

— Bon ! Bon ! dit-il en chaussant ses socques qu’il portail à la main, rien ne presse de ce côté. Il faut d’abord que le froid remonte au cœur. Alors toi, la belle, et ton bonhomme de père, vous irez dans le bois et vous ferez choix du plus grand des chênes. Je n’aime pas être à l’étroit.

— Seigneur Dieu ! gémit Barbe avec sa douceur habituelle, peut-on parler aussi légèrement de ce jour terrible ! Tous les corbeaux du pays ne sont pas encore venus se poser sur les toits comme c’est quand il meurt un baron de Quevauquant. Vous pouvez bien attendre.

— Oui, je puis attendre ; mais c’est la maison qui n’attendra plus longtemps. En descendant tout à l’heure, une poutre s’est détachée de la voûte et m’est tombée entre les épaules.

Jean-Norbert, desserrant enfin les dents, dit sombrement :

— Le château va avec la terre, môssieu mon père ; ni l’un ni l’autre ne peuvent mourir.

Le baron toujours demeurait surpris d’une telle énergie chez ce paysan sournois et balourd, comme entré dans sa race par effraction.

— Qui te fait parler ainsi, nigaud ? s’écria-t-il en haussant les épaules.

Jean-Norbert, d’un geste vague, montra quel que chose au-dessus de lui ; mais presque aussi tôt il retombait à sa taciturnité.

— Tu es comme le curé Custenoble, toi, dit M. de Quevauquant. Lui aussi parle toujours de celui qui est là-haut ! Mais, vois-tu, garçon, si Pont-à-Leu tombe jamais en javelle, ce n’est pas ton bon Dieu ni le sien qui le relèvera ; Le bon Dieu, d’ailleurs, change d’idées comme les hommes et voilà le temps venu, je crois bien, où il va donner un petit coup de pouce aux vieilles choses qui tenaient encore debout. J’étais hier le seigneur de ce pays. Sang Dieu ! je le suis encore, mais un seigneur saigné aux quatre veines et qui a pour fils légitime un paysan comme toi. Ce qu’il viendra à notre place, quand nous n’y serons plus, je n’en sais rien. Peut-être qu’il y a quelque part aux pôles une race d’hommes inconnus couverts de peaux de bêtes et qui va tout recommencer.

Oh ! risota Jaja, des hommes en peaux de bêtes, qu’y a dit, grand-pè ! Tu me conduiras les voir, dis, vieux pè ?

Barbe crut devoir, cette fois encore, placer un mot qui attestait l’intérêt qu’elle prenait, à la conversation.

— Tu ne vois pas, petite sotte, que Monsieur se moque de nous ?

Et, poussant un soupir plus long que les autres, elle dit de sa voix de beurre :

— Monsieur est d’humeur gaie, ce soir.

Le baron tapa sur ses cuisses.

— Ma bru, je le suis toujours à l’époque où M. de Guerlong, qui a cru devoir rattacher par une particule les Quevauquant à son nom et qui s’appelle Guerlong de Quevauquant, comme moi je m’appellerais Gaspar de Quevauquant de Tire-le-diable-par-la-queue, où donc ce cœur d’or qui, peut-être à cause de cela, a choisi pour carrière la finance me transmet le quartier échu de mon petit viager. Alors, je me sens redevenir le vrai homme de ma lignée puisque, pendant la durée d’un peu moins d’une semaine, il m’est donné de jeter mes écus par portes et fenêtres.

— C’serait-y pas plus honnête ed’nous les garder ? mâchonna Jean-Norbert, tout petit dans son coin.

Mais à peine il eut parlé qu’il blêmit, croyant s’être trahi, et il allait s’appuyer au tiroir du bahut, regardant de côté son père craintivement.

— Ah ah ! tu es denté, toi aussi, mon louveteau ! Mais pas peur, j’y suffirai bien à moi tout seul, criait alors de sa formidable voix le gentilhomme en fixant sur son fils des yeux si terribles que celui-ci en trembla de tout son corps.

— Ben sûr ! Ben sûr ! répétait Jean-Norbert en se collant au vieux meuble et se labourant les reins aux angles du tiroir. C’était en lui comme une jouissance de se sentir de connivence avec le bahut, tous deux fermés à clef sur le secret de l’argent. Il ne savait pas ce qu’il en ferait ni même s’il le garderait ; mais tant qu’elle était là, cette somme, c’était déjà comme s’il la palpait dans sa poche.

Un heurt de faïences signala les apprêts du festin. Dans la cuisine, la basse enrouée de Jumasse sacrait contre la chatte qui, toujours affamée, du bout de la patte tâchait de happer les lapins pendillant à la broche.

Puis des petits pas dans de gros souliers à clous grincèrent sur les dalles. Une voix dit :

— C’est moi.

— C’est frérot, cria Jaja.

Michel poussait la porte, tirait sa casquette devant son grand-père, et tout de suite se mettait à lire dans un livre de distribution de prix. C’était une petite âme frileuse et ratatinée, celui-là, venue sur le tard dans leur vie de vieilles gens. Tout enfant, sans goût du jeu, avec un froid de solitude au cœur, il s’était senti un intrus dans la grande maison des ombres. L’ancêtre au profil de cheval lui causait un inexprimable effroi ; de son père il n’avait connu qu’un taciturne, triste et sombre visage ; même la grande sœur, cette belle et hautaine Sybille, lui restait étrangère. Sans le petit cœur tendrement chaud de cette bête de Jaja, peut-être il serait mort d’ennui et de langueur. Depuis, l’entremise du curé lui avait valu un ami : le maître d’école lui donnait deux fois la semaine un peu d’instruction. Douchamps était un cœur simple, doux et résigné qui avait accepté de souffrir parmi des êtres cupides et bornés. Pluie ou beau temps, ce fut pour Michel une joie d’enfiler le long ruban de route qui menait au village ; il y avait là près de l’école une petite maison fleurie d’une glycine où il était toujours attendu. Le soir tombé, les livres demeuraient sur la table, ouverts à la page où tous deux les avaient laissés et l’instituteur l’accompagnait un bout de chemin. Quand Michel, dans ce vieux logis humide, était pris par la fièvre, c’était lui qui venait, les livres dans ses poches. Jaja aussi aimait ce grand garçon gauche qui ne se moquait pas d’elle, comme les petits vachers de village.


VI


Le baron, tenaillé par la faim, finit par déclarer qu’il allait dépendre leur dernier jambon si on ne se mettait pas immédiatement à table. Le fumet du lapin à la broche s’insinuait par les joints des portes et l’irritait d’un goût de proie grésillant dans son jus. Heureusement, la Guilleminette cria que c’était prêt, et on passa dans la salle où les Quevauquant séculairement avaient festiné.

Du passé, il ne restait comme une ironie, sous les véreux trophées de chasse accrochés au mur, que l’énorme table faite pour des repues de convives aux estomacs puissants et qui, toute vide, fléchissant sur des pieds boiteux, avec ce filet d’humanité tarie qui représentait la famille actuelle, n’avait plus, pour holocaustes, que de maigres plats de pommes de terre au lard, des bouillies de châtaignes ou l’aubaine d’un petit gibier chapardé.

Par une coutume de décorum, quand Monsieur dînait avec eux, ils prenaient le repas du soir dans cette vaste pièce dont les fenêtres sans volets joignaient mal et qu’une empilée de bois dans l’âtre ne parvenait pas à chauffer. Même au cœur de l’hiver, ils demeuraient là, les membres grelottants, avec la petite spirale de buée que faisaient les baleines sous le froid des plafonds.

Barbe, ce soir-là, s’était jeté aux épaules une vieille palatine épilée par-dessus un châle de laine. La grosse lampe à l’huile grasse que Sybille était allée prendre dans la chambre de couture éclairait son front bombé, candide et lisse sous ses cheveux d’un gris de poussière, tirés vers les tempes. Toute une vie de jeune fille de petite noblesse sans titre, élevée pauvrement en un chef-lieu de province, se peignait sur sa mine humble, dolente et effacée. Elle était la fille de ce chevalier Idesbald de Lanquesaing, employé à la mairie, que la congestion, un matin, foudroyait sur le seuil d’une église. Comme il tombait à la renverse, un jeune homme, qui marchait derrière eux, le reçut dans ses bras. En les ouvrant sur un cadavre mou et chaud, Jean-Norbert de Quevauquant ne prévoyait pas qu’il les refermerait bientôt sur la simple et bonne Barbe, détournée ainsi du Christ auquel d’abord elle s’était crue promise.

Ce fut l’unique roman de cette existence qui n’était faite ni pour l’amour ni pour le monde. Elle alla s’enterrer dans le déclin de Pont-à-Leu, aux côtés d’un mari taciturne sur qui pesait la grande main paternelle et qui, avec la ferveur d’un acte de foi, sembla ne l’avoir reçue dans son lit que pour se conformer à la loi divine en leur faisant à tous deux une postérité. Elle eut neuf enfants : six, rongés d’un mal sourd, s’en allèrent à mesure se décomposer sous les tertres du cimetière, confondus avec la pourriture des rustres, la dernière place dans l’altière sépulture des Quevauquant, adossée à l’église ayant été réservée pour le maître en qui virtuellement devait un jour finir la race. Sa maternité indolente pour les trois enfants qui survécurent s’égala à la nuance d’attachement négligent qu’elle eut pour Jean-Norbert lui-même. Sans goût du ménage, ignorante des devoirs d’une maison non moins que des travaux de la terre, l’esprit occupé de dévotion, elle assista aux dernières flambées du couchant des Quevauquant et vit s’abaisser l’ombre des tours sur le domaine dévasté, n’ayant pas même soupçonné la loi obscure qui du fils des gentilshommes tombé à la condition d’un simple paysan faisait le noir ouvrier préposé à un dessein mystérieux. Elle lui était simplement soumise comme à l’une des formes du principe d’autorité incarné antérieurement pour elle dans son père et dans Dieu.

Jean-Norbert, selon la coutume, debout à sa place, sa casquette de peau de renard placée près de lui sur la table, récita le bénédicité pour la maison entière. Jumasse et l’Ensevelisseuse, du seuil de la pièce, écoutèrent, penchés et les mains jointes. Seul, le baron, qui ne courbait la tête pas plus devant Dieu que devant le diable, garda la taille droite : derrière lui, sur les trophées du mur, montait son ombre.

Une seconde, la famille des anciens âges se reforma, la couvée des races dans le nid féodal fait des plumes de l’aigle. Il sembla qu’au vent des paroles sacrées, se dissipait le levain des rancunes sourdement fermentant au fond des âmes. Là-haut, rigide dans son épais plumail roux, comme l’oiseau du destin, un grand-duc, autre fois tué par Monsieur, de ses yeux de verre jaune, regardait.

— Amen ! ponctuèrent les voix.

— Amen ! à son tour, d’un ronflement de trompe, fit le baron.

Et il sembla avoir poussé sur Dieu des verrous de fer.

Le vieux serviteur alors circula. Il avait endossé une antique casaque de livrée, mal retenue par de rares boutons de cuivre rouillé. Comme elle était brune, couleur des labours, et qu’avec l’âge et la famine, sa taille s’était rapetissée, il semblait flotter aux plis d’un froc trop large. Tout cassé, un poil gris et ras comme une mousse sur le crâne, passant les plats avec ses énormes mains de valet de campagne, il avait l’air d’une des ombres de Pont-à-Leu sortie des ruines et servant un repas d’ombres.

Les deux lapins à la broche varièrent leur ordinaire grossier de pommes de terre à l’oing de porc. La grande faim séculaire des Quevauquant reperça dans le coup de dent que la famille imprima dans cette chair tendre, odorant le serpolet. Chacun se taisant, on n’entendait que le broiement des os entre les mâchoires, les soupirs de la mère, le souffle court du père et au dehors, le cri d’une hulotte ; il y en avait plusieurs ménages dans les toits.

Une légère querelle, vers la fin, s’éleva entre Jaja et Michel ; tous deux se disputaient une dernière bouchée de carcasse. Ce fut Sybille qui se priva pour leur passer un morceau du râble qui lui restait sur l’assiette. Un des deux lapins avait presque entièrement disparu aux canines de l’aïeul.

Tout à coup, tandis que Jumasse déposait sur la table le plat de pommes de terre fumantes, une lueur rouge s’encadra dans les vitres des hautes fenêtres, comme si un météore s’allumait au ciel.

Jean-Norbert eut la pensée immédiate que l’incendie était au château ; il ouvrit une des fenêtres, se pencha au dehors et regarda dans la nuit claire. Un petit serpent de flamme spiralait de la haute fenêtre de la chapelle, au pied de la tourelle gauche. Aussitôt il traça un grand signe de croix et cria :

— Le feu ! Dieu ait pitié de nous !

Tout le monde très vite se signait et puis se jetait dans la cour.

Maintenant un fort nuage de fumée bouillonnait par les meneaux vides de la baie. Barbe s’était jetée à genoux et disait les prières. Jaja glapissait comme une bête. Une stupeur froide tenait Jean-Norbert blême et immobile, les mâchoires entre-choquées, sous le coup de foudre de la malfortune qui cette fois frappait au cœur sacré de la maison.

Monsieur seul n’avait pas perdu la tête. Aucun moyen de faire venir de l’eau jusque-là : les tuyaux et même les seaux manquaient. Le logis aurait flambé tout entier avant qu’on eût pu puiser dans les douves de quoi remplir quelques lines. Il courut prendre une hache au charril et d’une pesée faisant sauter la serrure, il se lança dans la chapelle.

Celle-ci, fendue d’une haute lézarde et comme aveugle, avec les trous d’yeux crevés de sa grande verrière, avait fini par servir à remiser des ramons, pêle-mêle avec des hardes de piqueux, des harnais, de vieux meubles, toute une mise-bas des splendeurs d’autrefois. La porte s’ouvrant à deux ballants sur l’ancienne cour d’honneur, on y avait poussé aussi un vieux carrosse armorié, tout pantelant sur ses roues et qui, pour le paysan, suggérait les gloires de l’ascendance à l’égal d’un symbole. C’était parmi toute cette friperie qu’avait pris le feu.

On entendit les coups que le baron donnait, dans le tas pour isoler l’incendie ; des étincelles s’envolèrent comme de la criblure d’or. Jean-Norbert, lui, son asthme aux dents, piétinait sur place, poussant des cris inarticulés, poltron et fou devant le feu que le Vieux remuait à brassées. Un instant, l’incendie parut maîtrisé. Mais la flamme soudain renaissait, une gerbe s’élança vers le plafond en bois. L’autel où si longtemps avait été célébrée la messe des Quevauquant fut mangé d’une goulée et encore une fois la hache s’abattait, fracassait ce qui restait là de l’antique dieu de Pont-à-Leu. Le danger aussitôt fut terrible : les greniers s’étendaient par dessus la chapelle ; toute la toiture pouvait brûler si le feu mordait la charpente des voûtes.

Jumasse, si cassé et perclus qu’il fût, était monté dans les combles et avec un pic taillait à travers les solives. Une voix dure, près de lui, cria :

— Tiens bon, je suis là.

Il vit Sybille qui, les sourcils barrés, debout dans la nuée des flammèches, arrachait les bois consumés et les précipitait par les lucarnes.

Ce fut comme l’âme des aïeules apparue. Une d’elles, la mère du baron, Angeline-Sigisberte-Clotilde, avec ses paysans, trois jours entiers avait tenu tête aux bandes Jacobines.

Maintenant une rumeur, dans le soir du hameau tramait. Michel et Guilleminette s’étaient mis à courir vers les maisons, criant : « Au feu ! » Du haut de la vertèbre boisée qui renflait le pays, derrière Pourignau le boucher, par petits tas, on regardait. Allez ! cela pouvait bien brûler sans que personne s’avisât de porter secours. D’ailleurs, c’était tout profit : rien qu’avec les braises, on aurait de quoi se réchauffer pendant l’hiver.

Tous, au surplus, avaient leur idée. Depuis des siècles, les maîtres là dedans avaient riboté, faisant ripaille avec le sang et la graisse de leurs corvéables. Dans cette ancienne contrée de loups, ils avaient été les loups aux crocs desquels avait pantelé la servile humanité des villages. Corbion, Grandmagne, Robessart, Notre-Dame-des-Hayons, Trieu-la-Mort, Berniquet et vingt autres, avec Pont-à-Leu, étaient les territoires dont, à chacun de leurs pas, ils emportaient un arpent. Les loups passés, il était resté l’homme du pays, devenu loup à son tour, avec une faim et des dents de loup. On leur montrerait, à cette graine des gentilshommes, ce qu’il pouvait tenir des dernières bouchées de l’héritage des Quevauquant dans la dentée d’un manant.

— Au feu ! au feu ! criait toujours le petit Michel.

Et sa voix s’étouffait dans le silence sourd des gens fumant là tranquillement leur pipe. Comme personne ne faisait attention à ses appels, le petit prit sa tête entre ses poings et se mit à pleurer à sanglots.

Cependant le feu, par hoquets brusques, continuait à écumer : on voyait clairement l’échelle contre le mur et à l’intérieur de la chapelle, des ombres furtives et violentes. Une chaleur de vieille haine chez tous s’attisait à ce feu de joie qui, dans leurs cœurs obscurs, peut-être réjouis sait l’ascendance dormante. Brusquement, filant à petites enjambées sournoises par un sentier couvert, ils aperçurent Piéfert le charron sorti secrètement de sa forge et qui, en se dissimulant, marchait vers le château.

— S’y y va, c’est qu’y a son idée, opina le maçon. Moi, je ne viens avec mes briques que quand c’est le moment de rebâtir. Et j’suis ben tranquille de ce côté-là. J’ai le temps d’attendre.

— Tu l’as dit, Piéfert est un malin, fit le tailleur, et qui pourrait bien nous mettre tous dedans. Je m’entends, ceux pour qui qu’y retourne quelque chose de par là-bas, ajoutait-il en avançant son vieux menton arrosé de jus de pipe dans la direction du château. Mais, motus ! faudrait pas qu’on nous entende.

Jaja, avec de petits cris, à présent était derrière eux qui défaisait son loqueton de jupe et en enveloppait Michel, pris d’un grand frisson et sanglotant à terre. Ses bas de jambe, maigres et secs comme des fumerons, lui sortaient à nu d’un jupon en lambeaux. Et elle le caressait, l’appelait doucement par son nom.

Le Vieux, dans la chapelle, attaquait à la hache les panneaux du carrosse qui à son tour avait pris feu. Jean-Norbert, le voyant faire, eut un cri comme si le fer à lui-même lui rompait l’échine.

— Non ! pas le carrosse, mon père !

Mais la hache s’abattit plus furieusement : toute sa rage de destruction semblait avoir repris le baron ; il s’acharnait au massacre de ce suprême vertige des pompes lointaines comme s’il eût été investi d’un rôle fatidique d’exterminateur.

Le sang de la race alors hurla en Jean-Norbert pour le symbole outragé. À coups de reins, attelé à la lourde voiture, il se mit à la tirer jusqu’à la cour, d’une force brute de cheval. D’ailleurs, avec le danger qui menaçait le château entier, le courage lui était revenu. Soufflant les hou ! hou ! de son asthme, sans trêve il disputait à l’incendie la vie de cette maison qui avait été celle des ancêtres.

Une voix dans la cour dit :

— Y a point de mal. Allez, tout ça c’est de vieux bois.

Et comme à bout d’effort, mi-asphyxié, le torse à nu sous sa veste brûlée, et les mains, les bras, les jambes marbrés de larges plaques rouges, le gentilhomme s’arrachait enfin aux flammes, il vit devant lui Piéfert qui, les poings dans les poches, avec un hochement de tête, répétait :

— C’est de vieux bois, m’sieu le baron, que je vous dis… Si c’était moi l’maître, j’sais ben ce que je ferais. Je laisserais tout flamber et ça serait de meilleur rapport brûlé que debout, ah ! mais oui !

Le baron eut encore la force de lever sur lui la main :

— Toi, hors d’ici, manant ! Tu n’as rien à faire dans la maison de tes seigneurs.

Le charron, très calme sous l’injure, haussa les épaules :

— D’autant, fit-il, qu’on pourrait s’entendre, là, de bonne amitié, pour le bois brûlé et même pour la terre… Pardi oui, pour la terre, pour quoi pas ? Là, entre amis. Et on ne regarderait pas à l’argent.

M. de Quevauquant, à bout de souffle, d’une fois tombait raide sur le pavé. Dame Barbe aus sitôt était prise d’une syncope. Tout le monde le crut mort ; mais, rouvrant la paupière, le Vieux si terriblement se mit à regarder Piéfert, que celui-ci, sans se presser, du reste, comme quelqu’un qui se sent déjà un peu le maître, jugea prudent de détaler, gouaillant :

— Hé ! Hé ! c’est du vieux bois. Ben sûr, une fois ou l’autre, tout y passera, c’est moi qui vous le dis.

Il sembla, dans l’heure tragique, être venu simplement pour tenter un bon coup, de connivence avec le destin. Courtaud et largement planté sur ses jambes en cerceau, l’air bonhomme, il apparut, à côté de l’aigle couché bas dans sa force expirée, un autre oiseau de proie en goût de sang frais et tout prêt à le dépouiller de ses dernières plumes. Mais il ne remontait pas tout de suite à sa forge et, embusqué derrière les murs de la ferme, il s’attardait à guetter l’issue de l’incendie.

Là-bas, sur le tertre, on était d’avis que le moment n’était pas venu encore. Pont-à-Leu avait la vie dure si celle des Quevauquant leur était chevillée aux os. À petites fois, ne voyant plus qu’un peu de fumée sortir de la chapelle, les gens se dispersèrent.


VII


La cour resta jonchée d’un amas informe, comme un pourrissoir. Chaviré avec son Saint-Esprit tout charbonné, le caisson d’autel pantelait parmi des falourdes, des châlits, des restes de vieil escalier, des panneaux de portes. Il vint des regrattiers qui achetèrent les débris. Avec des bouts de livrées en loques et des lambeaux de tentures, Jaja et Michel s’affublèrent comme les grands-papas et les grand’mamans des portraits de l’escalier. Tout un temps, le garçon n’alla plus chez le maître d’école, traînant fièrement par les greniers, comme un jeune prince ses loques fleuries de bouquets où s’effiloquaient les brocatelles. Des pluies s’étant mises à tomber le tas s’affala, suintant une suie grasse. On eut un spectacle de misère et de ruine que les gens du village, par-dessus les fossés, s’en venaient regarder.

Le coup surtout était allé au cœur de Jean-Robert. C’était là, après tout, ces reliques, l’image palpable d’une vieille puissance : il y avait du galop des chasses sous bois dans ces cuirs recoquillés et ces défroques élimées qu’avait jadis arrosées le sang d’un dix-cors ou d’un solitaire. Dans la ruine des nobles soies ramagées, subsistait quelque chose de la grâce fière des aïeules dont les visages, à mesure plus éteints, décoraient l’escalier au haut du hall d’entrée.

Son âme noire de paysan en resta plus sombre : on le vit errer par les cours et la maison pendant des heures, comme aux aguets d’un malheur nouveau, tâtant son chapelet et bredouillant des oremus. Il se labourait de signes de croix en passant devant la chapelle éventrée, ou bien il entrait regarder longuement les débris du grand carrosse armorié dans la remise. Il avait perdu le goût du travail. Sa femme Barbe parla de faire un pèlerinage à un vieux saint de Robessart qui conjurait la malchance : elle lui brûlerait un cierge et lui mettrait un écu de cinq dans son tronc. Mais aussitôt il se mit à geindre :

— Laisse-donc, not’ femme, ne sont-y point assez riches comme ça, là-haut ?

Dans la maison aussi, quelque chose sentit la mort. Le Vieux, couché sur de la paille d’avoine, ne cessait plus de dormir, les paupières retombées sur ses yeux d’oiseau de proie. Il ne s’était un instant réveillé que pour entrer dans une colère terrible le jour où, près du lit, Barbe avait parlé de faire venir le vétérinaire. L’abbé Custenoble, arrivé de son côté, n’avait pas été mieux accueilli. Qu’est-ce qu’il venait renifler, celui-là ? Tout de même ils avaient fini par se serrer les mains en vieux amis.

À partir de ce moment, Monsieur était retombé à son assoupissement, tout raide sous la chemise et le caleçon qui dessinaient le relief sec de son squelette comme les os d’une humanité périmée. Il arrivait que la cuisson de ses plaies lui arrachait un grondement sourd : c’était alors comme si vraiment la mort venait mettre le doigt sur les croûtes pour tâter s’il mûrissait. Mais Sybille, à bout de pieds, étant entrée une fois qu’il hognait de douleur, le Vieux avait tiré ses lèvres comme des verrous et depuis ne les avait plus desserrées. D’ailleurs, le visage terreux et sournois de Jean-Norbert aussi quelquefois arrivait regarder, de l’escalier de la tour, si le mal n’empirait pas. Jaja seule lui faisait rouvrir les yeux : il l’attirait de ses longs bras aux grandes mains où la peau plissait comme un gant et l’asseyait sur le bord du grabat. L’innocente toujours contait d’étranges histoires : il y avait un loup déguisé en vieille femme qui, depuis des années, se cachait dans la ferme. La lune était entrée la nuit dans sa chambre et s’était noyée au fond du pot. En semble, avec son frérot, une fois ils iraient dire bonjour au bon Dieu dans son paradis.

Monsieur s’amusait de ces fables ridicules et lui tirait l’oreille en disant :

— Toi, tu es la bête de la famille !

Elle avait l’esprit chimérique des êtres qui vivent dans un mystère. La vie réelle ne l’approchait qu’à travers un jeu d’ombres et de lumières. Leur petite enfance à elle et Michel s’était passée à rôder par les escaliers, les corridors, les greniers et les souterrains. Tous deux avaient connu là des effrois recroquevillés, la chair de poule aux membres, croyant voir surgir des spectres, entendant gémir des âmes captives dans les murs, lui, tout petit, blotti dans sa poitrine plate de fillette. La Guilleminette par là-dessus, leur contant des histoires de loups-garous, ils croyaient voir lumeroler des trous d’yeux rouges dans les recoins. Des innombrables chambres inoccupées qui étaient les alvéoles de l’ancienne ruche, presque toutes avaient leur légende, qui se rapportait à des naissances, à des amours et à des morts. Dans une des tours d’angle il y avait la chambre que l’on appelait la Chambre du sang, à cause d’une grande tache rouge qui ne s’en était jamais allée. Barbe toujours s’était refusée à passer devant cette pièce. Eux, les petits, regardaient par les fentes et ne voyaient rien. Mais de savoir que deux frères s’étaient entre-tués là pour une des femmes de la maison, il leur en passait des frissons froids à l’échine.

Un malin, Monsieur se mit à lamper de grandes potées d’eau et à s’appliquer des quartiers de beurre frais sur les jambes et les bras. Il continuait à refuser toute nourriture. Pareil aux vieux arbres vivant par l’écorce, son corps semblait s’alimenter de ses réserves indestructibles. Ce fut un saisissement quand un midi, on l’entendit emboucher la trompe par la fenêtre. L’hallali, sonné du souffle des grands jours, ronfla, ricocha en échos contre les murs de la métairie. Mais cette fois, à l’accent de bravade et de défi qui précipitait les notes, il sembla que le cuivre héroïque sonnât la victoire du cerf sur la meute plutôt que sa défaite. Jean-Norbert sentit une chaleur lui passer au cœur en se rappelant la légende du trisaïeul. La trompe se tut et Monsieur entrait se tailler dans la cuisine d’énormes chanteaux de pain qu’il engloutissait, d’une faim terrible.

Les apophyses, comme des clous, lui perçant sous la peau, il eut l’air de sortir de sa bière : on lui voyait les blocs de pain descendre comme des cailloux dans le gosier. À peine il eut fini, il prit sur la planche deux galettes de farine de châtaignes et il ne cessait pas de renifler dans les coins à la recherche d’une pâture supplémentaire. Comme le sanglier blessé dans sa bauge, le baron, que fout le monde croyait sur le point de trépasser, simplement s’était refait, laissant agir la nature et, maintenant il sortait du hallier, farouche, menaçant de tout dévorer.

M. de Quevauquant, sa repue finie, traversa la cour, alla visiter la chapelle, remua d’un coup de pied en passant le vaste tas pourrissant à la pluie. Jean-Norbert et Barbe, de derrière la fenêtre, le virent considérer la ruine, les yeux secs, d’un cœur qui semblait invulnérable.

Le soir ensuite, on se retrouva réuni autour de la table ; il tira l’oreille de Michel, pinça le menton de Jaja, fit une grimace à sa bru ; et tôt, à larges goulées il recommença de manger. Rien ne sembla s’être passé : l’incendie, la ruine, la mort s’attestèrent sans prise sur son grand âge coriace. Il demeurait là, près d’eux, faisant jouer ses mâchoires activement et ruminant on ne savait quoi, hors de la vie. Mais après un assez long temps, tapant soudain du manche de son couteau sur la table, il grommela une injure.

Barbe fit son signe de croix. Jean-Norbert, se persuadant que l’injure était pour lui qui détenait le quartier de la pension, trembla de tous ses membres. Son œil vacillant se haussa jusqu’à Sybille qui, de son côté, le regardait. Encore une fois il baissait la tête, se défiant du regard qui descendait droit dans le sien, comme un fil à plomb.

Cependant, Monsieur, la dernière tranche de lard raflée et la platelée de pommes de terre écurée jusqu’à la faïence, brusquement déliait ses mâchoires.

— Le cerf tenait tête depuis des heures, dit-il. De Grandmagne à Pont-à-Leu, par Notre-Dame-des-Hayons et Trieu-la-Mort, il avait promené les chiens, les démolissant à la file de ses formidables andouillers jusqu’à ce qu’il n’en restât plus qu’un, mais un dur-à-cuir celui-là ! La nuit tomba et il fallut achever la bête aux flambeaux : on brûla deux sapins pour éclairer la curée. M’est avis que nous n’en fûmes pas loin l’autre fois où ce fut la bicoque qui manqua flamber tout entière. La curée ! La curée ! Et la bête, c’eût été nous !

Le propos violemment les secoua : eux, aussi, depuis un peu de temps, se tourmentaient de la pensée que quelqu’un du dehors avait mis le feu à la chapelle. Jumasse s’était rappelé qu’il était monté aux combles par l’échelle et que cette échelle, ce n’était pas lui qui l’avait appuyée contre le mur. Un homme, dans le noir, avait pu très bien se hisser par là jusqu’à la fenêtre et jeter dans les falourdes le brandon qui avait propagé le feu.

La face de Jean-Norbert aussitôt se congestionna Les yeux hors de la tête et perdant le respect qu’il gardait toujours devant l’ancêtre, il cria :

Si c’est quéqu’un qu’a fait l’coup, faut dire qui !

Par-dessus la table, s’avançait son torse d’homme de la terre, massif et trapu.

— Mon père, fit Sybille froidement, peut-être il vaut mieux se taire. Une fois dit, le nom ne s’en irait plus, et alors on ne sait pas ce qui pourrait arriver. Il faudrait tirer dessus comme sur un chien.

« Ce sont les filles, songeait le Vieux, qui, chez les derniers Quevauquant, ont le poil aux dents. » Mais il n’aimait pas lui donner raison. L’ancien levain encore une fois leva ; il piqua un morceau de lard et haussant les épaules :

Bon ! Bon ! Ce que j’en dis ne regarde que moi ! Et puis, après tout, rien ne peut empêcher que ce qui doit arriver arrive. Quelquefois le sort va chercher à ras de son sillon une sale brute de paysan et lui met aux poings un bouchon de paille enflammée : il n’en faut pas davantage pour que tout Pont-à-Leu flambe d’une torchée. Et voilà, ceci est peut-être le premier avertissement avant le coup de pioche final. Le pis, c’est que tu es trop stupide, vieux loup, pour en profiter, toi et les tiens. Ah oui, du vieux bois ! comme disait l’autre, et mettre le tout à l’encan pour en faire d’argent avant que tout ne saute !

Barbe à tout hasard se signa, soupirant si fort qu’il vint, avec le soupir, un morceau de pomme de terre.

— Nous préserve le Seigneur d’un tel malheur, Monsieur ! dit-elle. Que deviendraient les enfants ? Ah bon Dieu ! ce serait-y point pitié !

— Corbleu ! Ils seraient riches, ma bru.

— Mieux vaut porter pauvrement avec fierté son nom ! déclara Sybille.

Jaja, tout en fourrageant dans ses crins pâles, interrogeait Michel :

— Quoi qu’y a dit, grand-pè ? Sûrement s’agit d’un loup.

Lui tremblait de tous ses membres.

— C’est pas tant, du loup que de l’aut’ chose qu’on ne sait pas, Jaja.

Sa sensibilité était excessive ; il avait des pressentiments ; il s’hallucinait de bruits et d’apparitions. Quand l’ombre des hauts nuages entrait par les fenêtres, il criait qu’il y avait quelqu’un qui marchait avec des pas de velours dans la chambre. Un jour, l’Ensevelisseuse ayant dit que les cheveux des morts repoussaient dans les grandes herbes des cimetières, il n’osa plus de longtemps regarder les cheveux de sa mère. Dans son lit, sans pouvoir dormir, il restait aux écoutes du vent sous les portes, du bruit menu de la brique s’émiettant, du vrillement de l’artison dans les boiseries. Une fois, ayant cru entendre des voix dans la Chambre du sang, il était tombé devant la porte. Il avait fallu deux heures pour le ramener à la vie : il lui en était resté des suffocations, des points au cœur et comme un froid grelottant au fond de sa maigre petite poitrine.


VIII


Une nuit, Michel se réveilla, entendant parler dans la chambre de ses parents : sa mère priait, et gémissait : parfois la voix toujours basse et sourde de son père, avait un éclat violent ; et ensuite aucun d’eux ne disait plus rien. À l’étage, tout au long de la galerie, allait et venait, régulier comme l’andain du faucheur, le grand pas lourd de l’aïeul.

Celui-là, depuis l’incendie, n’éprouvait plus le besoin de dormir : quand la maison et toute la campagne aux alentours, bêtes et gens, depuis longtemps ronflaient, il prolongeait sa veille, marchant droit devant lui avec son coup de talon qui, au même endroit, régulièrement faisait grincer les antiques solives. Réveillé par ce tâtonnement qui ne finissait pas, Jean-Norbert alors, dans le vide de son esprit, nombrait les pas qu’il faisait.

C’était toujours au bout du dixième à droite et du quinzième à gauche que le plancher pliait d’un soudain gémissement. Une, deux, cinq, quinze et pendant des heures, quelquefois jusqu’au petit jour, le paysan ne cessait de compter, attendant toujours la plainte du bois, qui revenait à temps égaux et le cœur arrêté tant qu’il ne l’avait pas entendue.

À quoi songeait le vieux Quevauquant, là-haut ? Quelles hantises fantasques le harcelaient sous son masque tanné comme une peau de tambour ? Personne jamais ne l’avait su. Il semblait le remords vivant des ancêtres ; le pas de tous ceux qui peut-être avant lui avaient marché dans les ténèbres de la maison revenait à travers le sien, et celui-ci, à force d’aller droit par la même trajectoire, avait fini par creuser le bois comme sous les foulées d’une bête derrière les barreaux, à la longue se cave la dalle d’une cage.

Michel, entre la veille et le sommeil, s’agita sur son oreiller, remué de phantasmes lourds et confus. Cette fois un homme entrait, et avec des allumettes, allant de l’un à l’autre, mettait le feu aux lits. Il aurait voulu crier et il ne pouvait ; son père, sa mère, Sybille brûlaient sans s’être réveillés. Nettement, il reconnaissait le bruit sourd, profond, continu du feu dans les bois tel qu’il l’avait entendu le soir de l’incendie. À la fin, il voyait descendre le grand-père et celui-ci se mettait à réchauffer à l’incendie ses cuisses et ses genoux en passant les mains dessus, tranquillement.

Le froid de la mort aux os, il appela Jaja qui, à l’autre bout de la pièce, couchait dans un lit, trop petit, d’où sortaient ses pieds.

— Jaja, où es-tu ? je te vois pas, je meurs, Jaja !

La grande nuit des campagnes pesait autour d’eux. Par les fenêtres sans rideaux, comme un fleuve noir elle entrait, noyant tout. Il sortit de ses draps, entra sous ceux de Jaja, et elle ne lui parlait pas, toute évanouie de sommeil encore, mais de ses mains chaudes lui touchant le front, le cou, les joues. Au-dessus d’eux le pas de l’ancêtre fauchait l’ombre et le silence.

— Frérot, qu’as-tu ?

— Si tu savais, Jaja ? Il y avait là un homme qui mettait le feu aux lits.

Elle le sentit glacé, tira la couverture et l’y roula comme un petit enfant, de la tête aux pieds. Ensuite elle le prenait dans ses bras, toute frissonnante sous une chemise à trous qui lui venait de sa mère et lui tombait jusqu’aux pieds.

— Oh ! oh ! oh ! disait-elle, tu as vu cela ? Et où c’est qu’il est, l’homme ? Dis voir un peu, mon frérot, tu ne m’entends pas ? Je te demande où c’est qu’il est, l’homme. Est-ce qu’il avait deux bras et deux pieds comme toi ? C’était-il pas un diable sorti de l’enfer ? Oh ! y a de si étranges choses dans cette maison ! Serre-toi plus près de moi. Dis, c’est-y qu’il était dans ta chambre, l’homme. Ce n’était pas grand-père, pour sûr, hein ? Vois-tu, il faut dire des prières.

Michel, aux petites secousses de peur qui l’agitaient, finissait par croire lui-même à la réalité du rêve. Ses dents battaient, il ouvrait des yeux immenses dans le noir.

— Là ! là ! soufflait-il sans haleine, très bas. Tu vois pas ? Là ! je te dis, devant nous. Il ouvre la porte, il entre très doucement. Tu l’entends pas marcher ? Écoute, il est tout près. Il ne fait pas de bruit. Doit marcher sur ses bas.

— Mais non, c’est un pas dans l’escalier. Peut-être, c’est rien du tout. Si ! Si ! à présent je l’entends, il vient, il est très loin.

— Oh ! j’ai peur, Jaja.

— Dis, frérot, c’est-y qu’il a une barbe de bouc comme le portrait ? Sais bien, le grand-père à grand-père qui avait tué quelqu’un ! Y a si longtemps qu’y revient sans jamais trouver le sommeil ! Pour sûr, c’est lui, je te dis. Eh bien, prie, toi qui sais ton catéchisme. Moi, j’pourrais point.

Tous deux avaient très froid, demi-nus, dans cette chambre humide aux murs duvetés de grandes plaques de moisissure. Mais à la longue, leur peur leur donnait un petit frisson presque délicieux.

— À présent, on n’entend plus rien, frérot. N’y a que le rat qui gratte dessous le plancher. On n’entend plus non plus grand-pè. À marché toute la nuit et maintenant on l’entend pus. C’serait-y qu’il est mort aussi, grand-pè ? Crie voir un peu si l’homme est toujours là. Non, j’aurais trop peur si tu criais. Vaut mieux attendre.

Là-haut, en effet, tout était silence. Mais de l’autre côté du mur, dans la chambre des parents quelqu’un remua et des pieds nus lourdement tombèrent comme des poids sur le carreau. C’était Jean-Norbert qui, croyant avoir entendu, lui aussi, marcher dans l’escalier, tout à coup se jetait à bas de son lit. Il alla vers la porte, l’ouvrit doucement, écouta. Eux aussi, les deux enfants écoutaient. Ils savaient que c’était leur père qui s’était levé et qui se tenait là dans le couloir.

— Jaja, dis, si c’était qu’y serait chez notre père, l’homme ? Écoute voir si t’entends pus rien.

Ils n’avaient plus peur ; du reste leurs yeux, à force de se fixer, avaient fini par voir dans la nuit, et tout dans la chambre était en place, sans qu’il y eût trace de l’homme.

Ils tendaient l’oreille maintenant : il leur semblait entendre secouer le bahut dans l’ouvroir. Sûrement, quelque chose se passait dans la maison, sans qu’il leur fût possible de dire si c’était l’homme ou leur père qui faisait ce bruit. Un accès d’asthme s’étouffa près de leur porte, s’en fonçant vers l’extrémité du couloir, et tout d’une fois, dans le grand trou noir de la nuit, une voix cria :

— Vaurien ! Brigand ! Fripon ! Je te dis que tu l’as caché là. Ouvre le tiroir ou je casse tout. C’est ta femme qui me l’a dit.

Une autre voix, celle de leur père, alors pleurait, suppliait. Et entre eux, toujours collés l’un à l’autre dans le petit lit, ils tâchaient de deviner ce qui se passait. Sans doute, c’était le pas du grand-père qu’ils avaient entendu par l’escalier ; leur père aussi l’avait entendu et s’était levé, et voilà, ils s’étaient trouvés nez à nez devant le bahut.

— J’ai point d’argent ; je suis pauvre comme Job, criait le paysan. Vous savez bien qu’y a pas d’argent dans cette maison. Ah ! l’argent, qu’y qu’en aurait ? Pour sûr, pas nous ! Barbe n’a point tant seulement une jupe à se mettre sur la peau. Et les enfants vont à loques et à trous. Et pas même ed’ quoi acheter une vache… Y a beau temps que l’aut’ est périe !

Il parlait soudain d’abondance, par saccades, avec les hoquets sibilants de son asthme. Mais tout de même, à la fin le souffle lui manquait ; alors on entendait très haut rire le Vieux.

— L’argent est là, ou ailleurs, mais sûrement tu l’as, coquin. Ah ! Ah ! on s’est dit : « Le Vieux est dans sa chambre, qui n’a plus que l’âme à passer. Cachons l’argent : ce sera toujours ça de gagné pour après qu’il aura fermé l’œil. » Hein ! c’est-il pas cela ? Eh bien ! il est debout devant toi, le Vieux, plus vivant que jamais et te réclamant son argent. Ouvre le tiroir si tu ne veux pas que je le torde le cou. Est-ce que tu crois que je ne sais pas tout ? Tu as un magot, tu fais des économies sur notre misère à tous. En as-tu assez filouté de mon argent ? Mais y a-t-il seulement un sou ici qui ne soit à moi ? Même ta peau, bâtard, j’en pourrais faire du cuir pour mes bottes. Rends-moi l’argent, je te dis.

L’ombre de son geste, très grande, escaladait le mur, comme en un assaut, parmi les éclats rouges d’un suif fiché dans un bougeoir. Comme Jean-Norbert aussi avait apporté un lumignon, tous deux, entre ce double éclairage vacillant, brusquement sortaient de la nuit et y rentraient, l’un et l’autre en chemise et pieds déchaux.

Jean-Norbert maintenant suppliait :

— Eh ben, c’est vrai, je l’ai pris, j’y avais ben droit. J’suis maigre comme un clou. Parsonne ici n’mange à son poids. Ah ! si fait, y a quelqu’un, sauf le respect que j’vous dois, mais les autres… Tenez, môssieu mon père, laissez-le-moi, je n’en prendrai que juste ce qu’y faudra. Aia ! aia ! Et vous n’aurez pas à vous plaindre. Je vous en baillerai chaque fois qu’y vous plaira. C’est-y point bien parlé ?

Ce taiseux, déshabitué de la parole et qui à la longue avait fini par aboyer plutôt qu’il ne parlait, s’étranglait soudain avec son flux de mots qui ne passaient plus et lui remuaient seulement la bouche.

— Rends-le-moi, coquin, criait le père en le prenant cette fois à la gorge et le serrant d’une telle force qu’à peine le misérable put dire :

— Cette nuit… Demain…

Jaja et Michel l’entendant râler crurent qu’il trépassait et se mirent à prier. Dame Barbe, au chaud du lit, ronflait d’un souffle égal qui leur arrivait de par là le mur. Tout à coup la porte de Sybille s’ouvrit et une seconde on n’entendait plus rien. Maintenant elle était debout entre le père et le fils, le visage farouche et exalté.

— Il faut lui rendre cet argent tout de suite, mon père. Où qu’il soit, allez le chercher. Mieux vaudrait manger de la terre que de toucher à cet argent du diable.

Elle ajouta singulièrement :

— Plus tard, nous ferons nos comptes.

— Pas cette nuit ! gémit de nouveau Jean-Norbert. J’pourrais point, mais demain, je le jure sur ma vie éternelle.

Le baron haussa les épaules et regardant droit dans les yeux la grande fille qui ne baissait pas les siens :

— Toi, je te reconnais… Tu es le vieux sang des aïeules… Eh bien, soit, demain.

Il prit son lumignon et sortit. Il n’y eut plus que le vacillement du suif de Jean-Norbert. Celui-ci, l’oreille tendue du côté de l’escalier, demeurait à écouter les pas sourds qui remontaient ; et puis avec ses yeux bas, il allait vers sa fille et lui prenant les mains :

— Sybille, y a queuque chose qu’on voudrait te dire.

Sa bouche s’agita : il sembla grommeler des mots en dedans ; une grimace de haine lui crispait le visage. Mais tout son corps subitement était pris d’un grand tremblement et à peine il pouvait desserrer les dents.

— C’est bon, fit-il à la fin, j’sais ce que j’ai à faire.

Là-dessus, il souffla son lumignon et tous deux, sans s’être regardés, regagnèrent leurs chambres. Barbe dormait toujours. Il tapa un coup dans l’oreiller pour l’éveiller ; elle ouvrit enfin les yeux et le vit couché en travers du lit, étouffant son asthme et sa fureur sous les couvertures.

— Qu’y a-t-il, mon homme ? Est-ce la colique qui vous met ainsi l’âme à l’envers ? Est-il arrivé malheur à nos enfants ? Monsieur a-t-il rendu l’âme ? Mon homme, vous avez quelque chose que vous ne voulez pas dire.

— Ouais ! y a que maintenant que ça m’est entré dans la tête, faut prier, notre femme, toujours prier jusqu’à ce que ça en soit sorti.

— Mais quoi, mon homme ? Qu’est-il arrivé ? On ne prie point pour une chose qu’on ne sait pas.

— Si c’est comme ça, s’écria-t-il, je ne dirai rien. Mais prions tout de même notre Seigneur Dieu jusqu’à ce que le démon soit sorti.

De nouveau il frappait le lit à coups redoublés et lui, toujours un peu humble avec sa femme qui avait reçu une éducation supérieure à la sienne, il criait :

— Ah ! carogne ! tout ça ne serait point arrivé si tu ne m’avais point vendu. Comment Mossieu aurait-y su que j’avais l’argent si tu l’avais point dit ? Même que t’as dit qu’il était dans le tiroir et qu’y m’l’a dit. Eh ben ! y n’y était point, l’argent, ni là ni ailleurs. Et t’en as été pour tes menteries, vilaine femme ! M’entends ?

Aussitôt elle se mettait à gémir.

— Ah ! Dieu ! Ah ! Dieu ! que dites-vous là, l’homme ? Je n’aurais eu garde de vous vendre, Mais Monsieur disait qu’il savait bien que c’est vous qui aviez l’argent et que vous en aviez plein des cachettes ! Et puis, par là-dessus voilà-t-il pas que, soudain, il m’a demandé avec son mauvais rire si c’était dans le bahut ou dans le lit. Et moi, en riant comme lui, je lui ai répondu : « Vous n’en êtes pas loin… » Je n’ai point dit autre chose.

Elle sentit les picots de sa barbe lui érailler la joue et il grondait sourdement :

— C’est trop, que je te dis. De ce coup, je suis sûr de mon affaire. Y fera tant et tant qu’y finira bien par mettre la main dessus tout ce qui est à nous. Eh ben ! dis-le, toi, si tu le sais, où c’est qu’il est, l’argent ? Je veux que tu me dises où est l’argent. Je te le donne à l’avance, m’entends. T’en feras ce que tu voudras. Et par après, c’est toi qui auras la clef du tiroir et toutes les clefs. On saura ben alors s’y a de l’argent dans la maison.

Comme elle ne répondait pas, il se retourna et vit qu’elle s’était rendormie.


IX


Le marchand arriva un matin : la mare était prise ; il gelait depuis trois jours. Jumasse s’arrangea pour faire passer les porcs dans la cour de la ferme. Là, on risquait moins d’être surpris par le baron qui n’aurait pas manqué de se mêler du marché. Il est vrai qu’on l’avait vu partir pour le bois, son fusil au bras ; mais, avec lui, on ne savait jamais. Et Jean-Norbert comptait les bêtes :

— Une, deusse, troisse, quatre, chinque, chiche, sept, huit… Marchand, c’est une fameuse affaire.

Le marchand, en longue blaude et en houseaux, trapu, des yeux de goret, à mesure palpait les porcs au gras de l’encolure, dans les côtes, sous le ventre, en arrêtant quelquefois un par la queue pour regarder dessous si l’anus était sain. Alors la bête aigrement grouinait, comme si on la suppliciait.

Tout à coup, le paysan, avuant si personne n’arrivait, aperçut Jaja en sabots, une capeline sur la tête, les mains sous ses aisselles, et qui, blottie dans un hangar, regardait.

— Quoé tu fais là ? D’où c’est que tu viens ? gronda-t-il, en repensant à la cachette où il mussait un pot d’argent, non loin.

— J’sais point, j’étais là, v’ià tout.

Alors, il la menaça du poing.

— Va-t’en.

Et elle se sauvait en pleurnichant.

D’ailleurs, il la détestait, cette bonne à rien qui ne savait qu’écosser les pois, ramasser les châtaignes, bûcheter dans le taillis ou mener la vache de la Guilleminette pâturer le long des fossés quand celle-ci arrivait buander, gerber, écurer ou coudre, petite fourmi brûlée et alerte qui avait toujours l’air de courir après son ombre. Cependant Jaja n’était point tout à fait sotte, comme disaient d’elle les gens de Pont-à-Leu. C’était une petite âme de pastoure, retournée à la nature et doucement animale. Elle aimait la terre, les arbres, les bêtes du bois et des champs ; le vent lui chantait aux oreilles des chansons qu’elle seule entendait.

On fit marché pour les dix porcs. Le marchand d’abord proposa un prix assez bas, montant à mesure de quelques écus et déclarant toujours qu’il n’irait pas plus loin. Même à la moitié du prix qu’il offrait, Jean-Norbert ferait encore une bonne affaire, pardi ! Ses porcs, cette année, étaient mal venus, d’une graisse molle et soufflée. Et puis, le poids n’y étant plus comme l’année antérieure, les détaillants n’y retrouveraient pas leur compte. Les yeux vrillant sous ses cils jaunes, d’air jovial, le bonhomme tâchait de l’étourdir avec son gros bruit de paroles, planté devant lui, les mains dans les poches et faisant sonner son argent. Jean-Norbert, lui, buté et taciturne, hochait la tête et s’en tenait à son prix.

— Ben là, fit à la fin le marchand, parce que c’est toi et qu’on est d’s amis, j’monte de six écus sur mon prix, pas un de plus, mais toi, te faut descendre d’autant sur le tien. Ça t’va-t-il ? sinon, rien de fait.

Jean-Norbert à son tour se prenait à le tutoyer, jargonnant comme lui :

— Ben ! puisque c’est toi… C’est pas d’aujourd’hui qu’on se connaît, hon !

Ils se tapèrent dans la main, un peu défiants tout de même et se regardant sous le nez.

Ben, voilà. J’vas te payer et la demoiselle me donnera le reçu, dit l’homme, pressé d’emmener les porcs et le sachant madré, sans bonne foi. Ensuite on verra à ranger la marchandise dans la carriole : j’ai pris la grande avec moi.

Jean-Norbert regarda au loin si le baron ne venait pas. Ne l’ayant point aperçu, il fit passer le marchand par la porte qui desservait les cuisines, dans le pignon d’angle. L’homme aussitôt cessait de le tutoyer et, devenu obséquieux, s’informait de la famille, ôtant et remettant son bonnet de peau de lapin, après avoir frotté vigoureusement ses semelles sur le carreau.

— Et mame la baronne ? Va bien ?

— Toujours sur son ordinaire, Dieu merci !

— Et môssieu votre papa ? Va bien aussi ? Nous enterrera tous, çui-là. Et vous aussi, mamzelle la baronne ? Allez, j’suis ben content de vous voir tertous en bonne santé.

Sybille offrait un verre d’eau-de-vie que le marchand, tête renversée, vida d’une lampée, l’ayant d’abord levé en leur honneur. Elle alla chercher ensuite la plume, l’encre, le papier, tandis que le bonhomme tirait avec effort de des sous sa blaude un vaste portefeuille, et, les billets d’un côté, les écus par piles de l’autre, se mettait à étaler la somme. Tout à coup Jean-Norbert s’approchait, repris par sa rapacité, et le jugeant à sa bonasse mûr pour en tirer un profit supplémentaire :

— Tu mettras ben six pièces avec, voyons !

Mais l’autre, finaud et narquois, clignait de l’œil.

— Ah ben ! ah ben ! m’sieu le baron, c’est pas à faire avec un pauvre diable ed’marchand comme moi… J’vous demande-t-y, moi, de me diminuer seulement d’un rond ?

Sybille, de sa longue écriture appliquée d’ancienne pensionnaire, finissait d’écrire. Elle lut : « Reçu de Martin François, marchand, la somme de 450 francs pour livraison de dix porcs. Signé : Pour mon père, baron de Quevauquant : Sybille-Marthe-Clotilde de Quevauquant. »

Martin, alors, sûr d’avoir fait une bonne affaire, se dégonflait dans un gros rire.

— Mamzelle la baronne, si l’cœur vous en dit, on mettra peter à la poêle des boudins à c’Noël… Martin François, pour vous servir, du village d’au-dessus. Pas besoin que mon nom soit sur la porte : y en a pas comme moi pour être connu.

Sybille gardait son air hautain comme devant un vassal.

— C’est bien. Allez, Martin.

Le marchand, point intimidé, poussait le coude à Jean-Norbert et y allait de son petit compliment :

— Qué belles manières ! Qué belle personne ! Sûrement, baron, ça vous fait honneur !

Le paysan ne l’écoutait plus, relancé par la peur de l’argent étalé sur la table. Précipitamment, il pliait les billets l’un dans l’autre, empilait les écus dans un morceau de papier et coulait le tout dans les énormes poches de sa veste.

Ils regagnèrent la cour. Déjà Jumasse, aidé d’Adelin, le petit porcher, avait fait entrer trois des porcs dans la charrette, non sans peine. Ensemble avec Jean-Norbert et Martin, ils donnèrent la chasse aux autres, les poussant devant eux à coups de gaule et à coups de pied ; mais parfois, au dernier moment, l’énorme bête se dérobait et il fallait presque lutter corps à corps pour lui faire monter le plancher incliné que Jumasse avait appliqué au derrière du véhicule.

Un coup de feu qu’ils entendirent dans la direction de la maison de Firmin Lechat leur fit supposer que le Vieux tirait du gibier par là-bas.

« Bon ! pensa Jean-Norbert, nous avons ben le temps. »

Il ne resta plus qu’un verrat qui tout à coup lui passait à travers les jambes et le culbutait dans la paille gelée. Un écu, tandis qu’il roulait jambes en l’air, lui sortit de la veste. Ce fut le petit porcher qui le retrouva ; le maître pour la peine simplement le bourrait du poing.

Jumasse et Martin, rués à la poursuite de la bête, enfin parvenaient à lui passer une corde autour d’une des pattes de devant, et l’un tirant dessus, l’autre le poussant par les reins, on le hissait, affolé et fumant de peur. Après quoi le marchand, content, promettait sa visite pour le temps de Pâques ; et on se serrait une dernière fois les mains.

Tandis que Jumasse et le porcher vidaient les litières, Jean-Norbert, tassant des poings l’argent du marchand dans ses poches et sifflant entre ses dents, sournois, l’œil aux écoutes, passait le pont et tournait derrière les ruines de la métairie. Il n’entrait pas tout de suite, mais sûr enfin que personne ne l’avait suivi, il se mettait à grimper jusqu’au grenier. De dessous un amas de bois et de briques, il tirait un grand pot à beurre fermé d’une peau de bouc racornie. Le pot pesait, plein à bords : il fit le signe de croix et ôta la peau.

C’était là une de ses cachettes : il en avait d’autres dans les murs, sous les carreaux du sol, entre les chevêtres du toit. Mais toujours traqué par la peur qu’on les surprit, il imaginait constamment des ruses nouvelles, changeait l’argent de place, quelquefois pris d’une réelle épouvante à l’idée qu’il pouvait perdre soudain la mémoire et ne plus se souvenir des endroits où il le mussait. Il lui arrivait alors de se lever, et par la nuit noire des cours, il allait faire des remarques qui, le cas échéant, auraient pu repérer ses chasses au trésor.

C’était son péché d’orgueil et d’amour, cet avoir patiemment fait de leurs famines et sué de leurs misères. Elle lui tenait aux moelles et au sang comme, par des fibres profondes, l’arbre s’accroche au cœur de la terre. Cette fois, il se mit à plonger dans le pot, remuant l’or et l’argent, les sentant vivre comme de la chair, comme l’ancienne chair grasse de la race. Gentilhomme retourné à la glèbe, l’égal des anciens serfs de Pont-à-Leu, il eut sur sa face de vieux loup un rire cauteleux à la pensée que lui, le bâtard, le sang-mêlé du noble et de la rurale, referait un jour le patrimoine des ancêtres avec tout cet argent raclé sur la lésine.

En attendant, il les dupait tous, humble et bas comme un pauvre homme des labours, les dents serrées sur son secret. Surtout il jouissait d’affamer par représailles l’être maléfique et détesté qui avait saigné à blanc l’héritage, lui rognant sa part du boire et du manger, le traitant en gueux assis au bas bout de la table, dans cette hôtellerie de Pénitence qui avait été celle des Sept péchés capitaux.

La galopée d’une bande de rats sur le plancher le dérangea. Il rebourra le pot, y ajoutant le prix des porcs, puis de nouveau, faisant dessus un signe de croix, il le replaçait sous les bois.

Comme il repassait par la grande cour, il aperçut le Vieux qui rentrait, un faisan au bout du poing.


X


Un buggy attelé d’un cob fringant passa le pont, fit le tour de l’ancienne cour d’honneur et s’arrêta devant Jumasse qui remmanchait une bêche.

— Hé ! l’ami, n’y a-t-il personne au château ?

— Ben ! Y a moi d’abord, pour vous servir, m’sieu Lechat.

— C’est que j’ai quelque chose qui peut-être bien ferait plaisir à quelqu’un d’autre qu’à toi encore.

— Mâtin ! la belle pièce ! s’écriait alors le valet à la vue d’un chevreuil qu’il lui montrait et dont les fins sabots dépassaient le bord de la voiture. V’là qui vous fait honneur.

— Oui, je crois. Je l’ai tué ce matin même comme il sortait du bois et je l’apporte tout chaud à M. Jean-Norbert ou à ces dames, selon que ça tombera.

— Attendez, je vas voir à l’appeler.

Et la main en cornet à la bouche, Jumasse huchait :

— Hé ! not’ maître, y a là quéqu’un qui vo demande.

— Si c’est pour de l’argent, dis-lui que j’y suis point, criait le paysan d’une des lucarnes du toit. Mais, pardon, excuses ! Je vois ben maintenant à qui j’ai à faire. Ah ben, c’est Firmin Lechat que voilà ? Minute, je descends.

Le bruit de ses épaisses semelles à caboches s’appesantit de marche en marche ; et enfin ils se tapaient dans les paumes, Jean-Norbert, en hardes de travail, le petit Lechat chaudement vêtu d’une pelisse, des gants de cuir jaune, une plume de coq de bruyère passée dans la ganse de son chapeau tyrolien. L’œil rond et rusé dans une face rougeaude, il avait le verbe haut et le geste décidé des gens qui ont réussi dans la vie, encore joli homme sous ces cinquante ans passés.

— J’ai pensé que ça vous ferait plaisir, baron. C’est frais, c’est proprement tué ; il n’y a pas une plus belle pièce à vingt lieues de pays.

Lechat, solide et nerveux, retira le chevreuil et le tenant par les pattes, la tête pendante, avec un filet de sang aux naseaux, il obligeait Jean-Norbert à le soupeser.

— Non, mais pesez donc !

— Ah ben ! c’est bien du plaisir, hein, Jumasse ? Quand Môssieu le verra…

— Oh ! se mit à rire Lechat, ce n’est pas sa faute si c’est point lui qui l’a abattu ! Et vous savez, il se connaît en belles prises. Mais, Dieu merci, je suis bon enfant ; je n’ai pas oublié ce que je lui dois, je suis un peu comme de la famille, hon ? Et alors comme ça, quand j’entends un coup de feu, je sais tout de suite d’où ça vient. Et je me dis : Bon ! encore un lièvre de parti, ou une bécasse, ou un faisan selon que c’est dans les labours ou dans les bois. Ha, ha ! baron, on est des amis, hon ! pas vrai ? Sans ça…

— Je vous crois, dit Jean-Norbert, les yeux vides.

La bête gisait, d’un poil d’argent bruni, le jabot troué par les chevrotines. Lechat, penché, touchait du bout de ses gants la beauté de la plaie.

— Hein ? Droit au cœur !

Il fit des recommandations à Jumasse pour le dépiautage ; il parlait avec rondeur et importance. Il vanta sa maison, ses deux vaches, sa basse-cour, son petit cheval : il en avait deux autres à l’écurie.

— D’ailleurs, faut venir, baron : nous ferons sûrement affaire pour une chose ou une autre… Et puis, vous savez, j’ai toujours de l’argent à placer : ça serait pour vous à petit intérêt ; même si c’était votre idée, je vous rebâtirais votre bicoque… Quand je dis bicoque, je m’entends.

Jean-Norbert baissa la tête et regardant à ses pieds :

— Oh ! nous ne sommes pas fiers, ce n’est plus comme autrefois : tout a bien changé. Nous sommes devenus des paysans, nous sommes des gens de la terre. Vrai, m’sieu Lechat, pas autre chose que des gens de la terre.

Lechat protesta :

— Ne dites donc pas ça : vous êtes un vrai baron et Mme Jean-Norbert est aussi une vraie baronne, et Mlle Sybille… Vous êtes tous des barons. Bonaparte n’avait même pas cela quand il a commencé et il est devenu empereur.

Jean-Norbert se demandait où il voulait en venir, toussant dans le creux de sa main.

— Oui, c’est ben honnête à vous, Firmin Lechat, parce qu’enfin y en a ben qui ont fait leur affaire avec l’argent des Quevauqnant et qui l’ont oublié.

— C’est pour ça que s’il vous fallait un jour, hon ? tout à vous, mon cher, vous m’entendez Mais quoi ! je ne me trompe pas, c’est bien mamzelle la baronne que j’aperçois là derrière la fenêtre… Vous lui direz bien des choses de ma part.

— Ben, entrez plutôt, c’est ben le moins, quand on s’est dérangé comme vous.

— Ma foi, pour vous faire politesse.

Lechat tirait son petit cheval par la bride et l’attachait à l’anneau pendant que Jumasse, chargeant le chevreuil en travers de son épaule, le portail à la cuisine. Jean-Norbert ouvrit la porte au haut du perron : très vite, de ses petites jambes agiles et excurvées, Firmin Lechat montait les quatre larges degrés de pierre : tout petit dans la vaste salle, mais la tête haute, il sembla se mesurer à l’ancienne fortune des Quevauquant. Jean-Norbert, ensuite, d’un coup de son bonnet, saluait les portraits d’aïeux dans l’escalier. Lechat, lui, soulevait à demi son chapeau à plume de coq.

— Allez ! je les connais tous comme si c’étaient les miens. Deux fois l’an, je les passais à l’eau. Et ce n’est pas pour dire, mais ils auraient besoin d’un bon coup de torchon, baron.

Jean-Norbert poussa Lechat dans la chambre. Barbe justement quittait la cuisine où l’avait appelée Jaja pour lui montrer le chevreuil.

— Ah ! quelle bête ! s’écria-t-elle. Sûrement, ça vous fait honneur, m’sieu Lechat. Mais je m’excuse, je ne vous ai pas seulement dit merci. Ne croyez pas au moins que ce soit par impolitesse.

Lui, se courbait, les bras ronds, très à l’aise, comme de la maison.

— Madame la baronne et vous, mamzelle la baronne, je vous rends mes devoirs ; mais ne me remerciez pas, c’est pas la peine. Entre voisins comme nous.

— Mais si ! mais si ! n’est-ce pas, Sybille, que c’est bien aimable à ce m’sieu Lechat ?

— Mais oui, sans doute, fit Sybille d’un ton pincé, d’autant plus que le gros gibier n’abonde plus par ici : il est passé de votre côté.

Lechat parut ne pas remarquer l’ironie, et se rengorgeant :

— Ah ! chez moi, mademoiselle Sybille, c’est toujours comme au bon temps… Allez, je n’ai pas à me plaindre. D’ailleurs, si le cœur vous en dit… J’ai une bonne petite carabine de dame, légère à la main… On vous fera tirer des pièces.

— Oh ! dit-elle, une ombre aux yeux, nous ne chassons plus. C’était bon pour les aïeules.

— Ça ne fait rien, mamzelle : je vous enverrai le poney-chaise tout de même. Croyez-moi. vous prendrez du plaisir. Il y a maintenant une rivière qui traverse ma propriété. J’ai bien fait les choses. Et puis, vous verrez ma fille et mon garçon…

Barbe, emmitouflée de châles, souriait, les yeux doux, le trouvant très bien, ce Lechat, qui lui évoquait la domesticité seigneuriale du beau temps. Sybille, d’un plissement du coin de l’œil, le toisait de la tête aux pieds, supputant de combien de morceaux de Pont-à-Leu était faite l’importance de ce petit homme qui, devant elle, osait se donner des airs de maître.

Lechat ne tarissait pas. Il loua les vertus de sa défunte femme ; son fils était un jeune homme modèle, dont il ferait un agronome et un éleveur. Quant à Lydie, sa fille, c’était un prodige d’ordre et d’activité, une vraie petite femme déjà. Lechat vantait sa progéniture comme il vantait ses petits cobs, ses engrais, ses poules, mais d’une rondeur si naturelle qu’on oubliait qu’il y avait peut-être chez ce bonhomme goguelu et madré l’arrière-pensée d’une affaire. Il avait appelé sa maison « Mon Plaisir ».

Patient et dissimulé, Jean-Norbert ne disait rien, l’œil terne, comme une glace retournée du côté de l’étamure. Peut-être lui aussi suivait une idée, personne n’aurait su dire laquelle. Il était comme l’ombre d’un nuage par-dessus le champ.

Firmin Lechat demeura toute une heure, gai, satisfait, bruyant, bouche close, à travers son bruit de paroles, sur le vrai but de sa visite. À la fin, comme le petit cheval, flairant Bayard dans son écurie, tirait sur l’anneau et donnait des coups de sabots dans la voiture, il parut se rappeler qu’il devait passer à l’étude de son notaire dans la matinée.

— Vous savez bien, le bois du Grand-Cerf, de l’autre côté des anciens étangs, le pharmacien Créquion l’avait acheté à m’sieu le baron, votre grand-père, et voilà, c’est moi qui à mon tour l’achète au fils Créquion le filateur, qui s’est mis dans de mauvaises affaires.

Lechat, dans sa malice, sembla toucher là volontairement à la grande plaie de la maison, ce patrimoine arraché à poignées comme la laine du dos d’un mouton. Il pirouetta sur ses talons, secoua la lourde patte de Jean-Norbert, avança vers les dames sa main gantée de peau de chien, cérémonieux, le bras arqué et le coude haut, comme un gentleman. Barbe s’était levée. Sybille, la sentant pleine de considération pour ce drôle qui lui faisait si impudemment renifler leur argent, la prit en pitié. Elle se laissa toucher les doigts, restée assise, la tête droite. Comme il levait ses yeux ronds et rusés, petit à côté de sa grande taille de femme, il lui vit sous la barre du sourcil l’œil d’oiseau de proie des Quevauquant.

« Pas commode, la jument ! » pensa-t-il. Mais son assurance d’homme riche n’en fut pas démontée.

— Aux beaux jours, c’est dit, hon ? fit-il dans un dernier salut.

Jean-Norbert l’accompagna jusqu’à son buggy. Il détacha la bride de l’anneau et se plaça à la tête du petit cheval, tandis que Lechat se calait, poussait sous ses jambes la couverture.

Houp là ! Le cob d’un élan s’enleva, les roues rebondirent sur le pavé de la cour.

— Quand vous voudrez ! cria le petit homme, demi-retourné sur lui-même et saluant du fouet Sybille, droite maintenant contre la fenêtre.

Le buggy comme une flèche fila entre les piliers du porche. Le baron, qui sortait de la chênaie, son fusil à l’épaule, l’aperçut de loin et tira un coup de feu en l’air pour attirer l’attention de Lechat ; il n’aurait pas été fâché de lui soutirer quelque argent. Mais la voiture volait par la route. « Ouais ! pensa-t-il. S’il en était venu apporter à mon gueux de fils ! » Il se dirigea vers la cuisine. Jumasse à la pointe d’un couteau doucement levait la peau du chevreuil.

— Ah ! ah ! s’écriait-il aussitôt, c’est ce cochon de Lechat qui a tué cette pièce-là ? M’est avis qu’il ferait bien de me laisser tirer mon gibier moi-même.


XI


L’hiver durement pesa sur la famille, bloquée dans la ruine morne. Personne ne passant plus par les routes, ils vivaient là tout seuls, perdus dans la grande lande morte, les femmes cousant, Barbe se tirant les cartes, le père et Jumasse, dans l’âtre de la cuisine, tressant des paniers, taillant des manches de bêche, battant les outils sur l’enclumette. Trois fois le jour seulement, à l’heure de la pâture des bêtes, un choc de sabots talonnait dans le silence des cours. C’était le valet qui s’en venait verser dans l’auge la bouillie des porcs, en place du petit porcher retourné chez lui jusqu’à la saison du glanage.

La bise soufflant en tempête dans les chambres, on avait dû calfeutrer avec du papier et des hardes roulées en boudin les joints des fenêtres et les trous des vitres. Mais malgré tout le froid les gelait ; Barbe, pelotonnée dans ses fourrures épilées, réchauffait Jaja et Michel en boule sous ses jupons : tous deux ne quittaient plus l’âtre où fusait, sans chauffer, le chablis des derniers coups de vent. Sybille seule, avec sa flamme de vie sèche, résistait aux frimas qui à tous leur fendaient la peau de larges crevasses. Quant au Vieux, comme au cœur de l’été, il sortait, sitôt le jour levé, plongeait dans l’étang et faisait son tour de battue. On savait qu’il était rentré quand on l’entendait scier son bois, une souche morte, un châssis de fenêtre, ou une porte. À chacune qui s’en allait, c’était pour Jean-Norbert comme si la scie lui raclait les os.

Le colporteur ayant passé peu de temps après la vente des porcs, le paysan avait enfin consenti à les laisser se remonter en flanelles et en lainages. Tandis qu’à la veillée sous la lampe, Sibylle travaillait à en faire des jupes et des camisoles, Michel, dans les genoux de Barbe roupillante, lisait à haute voix les récits d’aventures et de voyages que lui apportait le messager, de la part de son ami, le bon maître d’école. À cause de l’intempérie, il n’allait plus au village.

Le front crispé jusqu’à la douleur par l’intérêt qu’il prenait au livre, il le tenait rapproché de son visage comme une chose vivante dont le souffle et la caresse lui passaient sur la peau, tout froid d’affres parfois et le cœur si grelottant qu’il devait s’arrêter. Jaja, près de lui, suivait d’une admiration émerveillée les mouvements de sa bouche, ne comprenant pas ce que les mots exprimaient, mais leur prêtant un sens conjectural en correspondance avec son âme puérile.

Comme tout de même, chez cette petite ignorante de tout, les sensations étaient fraîches et confuses, il lui arrivait de pleurer ou de rire à rebours du texte. Aussitôt Sybille sèchement réprimait ces incartades qui dérangeaient le plaisir qu’elle-même prenait à cette lecture. Peu sentimentale, le monde lui offrait des aspects de forces en conflit. Le charme tendre de la vie, pour cette amazone vierge, était dominé par le penchant à l’action, à la vie active et violente. Aux côtés d’un homme énergique, elle eût fait un métier viril et le cheval, la chasse, le commandement dans un haut rang l’auraient passionnée. Son roman se fût égalé à l’héroïne de sa race, à cette Angéline-Sigisberte-Clotilde de Quevauquant qui tenait tête aux sans-culottes. Au lieu de cela, la misère de leur condition la confinait en des besognes rurales et ménagères sans intérêt pour elle. La beauté valeureuse des Dianes chasseresses et guerrières finissait dans le geste obscur dont pauvrement elle s’efforçait de boucher les trous par où avait fui la grandesse des Quevauquant. Du moins, les exploits du livre l’aidaient à vivre l’illusion d’une humanité différente.

Une pendule de campagne, rachetée à la mortuaire d’un fermier, éructait ses hoquets par dessus la veillée. Celle-ci ne dépassait jamais la demie après huit. C’était l’heure invariable du coucher. Jean-Norbert alors, laissant là ses osiers, quittait la cuisine et debout, tête nue, en joignant ses mains gourdes, psalmodiait avec les siens les prières du soir. Les pas du baron, à l’étage, scandaient la pieuse mélopée. Il commençait à marcher, sitôt le soir tombé, et Jean-Norbert avec effroi conjecturait les nuits réveillées où quelquefois pendant des heures, il comptait les coups de talons toujours au même point faisant grincer les solives à la longue défoncées par un va-et-vient de bête en cage.

Dans les neiges, le manoir apparut comme un contemporain des anciennes humanités. Ses fenêtres, sous l’énorme toison congelée des toits, ouvraient des yeux aveugles vers le vide des horizons où jadis, pour le plaisir des maîtres, les marmenteaux poudrés à blanc évoquaient les perruques qu’on portait à la cour. Toutes les communications coupées, Jean-Norbert grimpait les marches éboulées de la tour d’Ouest et par l’une des quatre lucarnes sous le toit en pointe, regardait si le petit bois des chênes était toujours debout. Sa dévotion à la Vierge de la petite chapelle alors s’exaltait : il la suppliait de conserver ses miséricordes aux arbres vénérables, se frappant de grands coups la poitrine par contrition pour ses péchés.

Or, un matin étant à balayer avec son vieux valet devant les portes, ils entendirent un bruit de chute amorti par la sourdeur des airs. Tout de suite, il pensa à son bois : les hautes essences, frappées au pied par le pic, ont, en s’écroulant, ce fracas écartelé de tonnerre. Lui-même eut un han ! comme sous la cognée et pour ne pas blasphémer se mordit le poing jusqu’au sang. Nul doute, c’était un des vieux chênes qui là-bas craquait sous le poids des neiges. D’un saut, il fut à la tour ; mais, cette fois, il ne put rien voir à travers la tombée drue des flocons.

Comme il allait redescendre, coup sur coup, le bois de nouveau s’abîma, faisant gronder le cœur sonore de la tour. Il manqua rouler, se reprit, dégringola les degrés et soudain tomba sur le Vieux qui remontait avec un morceau de plancher qu’à la hache il venait d’abattre pour se faire de la bûche. Jean-Norbert, dans son trouble, oublia de lui tirer son coup de bonnet.

— Maraud ! l’as-tu vissé ? cria le père en lui barrant le passage et levant la main vers son couvre-chef.

D’un geste machinal, le sombre paysan se découvrait tout en hurlant :

— Ah mais ! faut que j’aille, faut que j’aille ! Le mauvais esprit est là, que je vous dis. Le bois a craqué de dessous les neiges, que c’était comme un coup de tonnerre.

— Hé ! crois-tu que j’ai du coton dans les oreilles ? Pardieu, oui, je l’ai bien entendu. Et après ? Il y a vingt ans, vaurien, que Quevauquant craque de partout.

— Mais le bois parti, notre père, qu’est-ce qui nous resterait ?

L’aïeul eut un grommellement bourru.

— Y aura bien toujours une branche à laquelle tu pourras te pendre si le cœur t’en dit.

Au bout de trois pas, Jean-Norbert s’enfonça : la neige lui montait jusqu’au haut des cuisses. Jumasse, du seuil de l’écurie, le voyant lutter, criait :

— C’est pas à faire, c’est pas à faire, not’ maître.

Il s’obstina et roula dans un trou à l’orée des souterrains qui communiquaient avec les oubliettes mi-comblées par l’écroulement des voûtes. Sa tête grimaçant à la surface, il eut l’air d’avoir été enterré là vivant.

Jumasse tout de suite essaya de lui porter secours ; mais l’hiver l’avait encloué et il traînait ses jambes percluses, comme un grand faucheux estropié. Tous deux appelant à l’aide, le Vieux apparut à l’une des fenêtres ; il se mit à rire, retira la tête et sitôt après recommença d’attiser son feu avec le plancher qu’il sciait à mesure.

Ce fut Sybille qui sauva son père : elle avait décroché la canardière et, ses jupons troussés jusque par-dessus les genoux, elle entrait dans la neige, retirant à mesure ses longues jambes pareilles aux pattes duvetées d’un oiseau. Quand elle fut à portée de Jean-Norbert, elle lui tendit le canon de l’arme. Lui, des deux mains s’y accrocha ; et d’une force d’homme elle l’amenait à elle, exténué et râlant son asthme. Ni l’un ni l’autre, du reste, ne s’étaient dit un mot, les dents comme des herses retombées sur le froid des âmes. Ce n’était là, après tout, qu’un épisode de leur vie de paysans dans leur Pont-à-Leu ensorcelé et plein de pièges. Sibylle tranquillement alla rependre le fusil et continua sa couture. Le paysan, un mauvais frisson par les membres, en fut quitte pour boire du sureau, au chaud de l’âtre, pendant deux jours.

Le vent ensuite souffla du nord-est ; un gel terrible durcit les routes. Jean-Norbert, toujours relancé par la pensée de ses arbres, rabota une paire de planchettes et se les étant fixées aux pieds par des courroies, un matin partit au petit jour pour la chênaie. Ses patins lui permettant de glisser sur la neige sans y enfoncer, il put s’avancer jusqu’à une faible distance, du bois. Un coup de lance soudain perça les frimas ; il put constater le désastre. Une dizaine, parmi les plus beaux des chênes, étaient écroulés, leurs cimes comme arrachées, le long des troncs ravinés de déchirures.

Toute la mort de la terre aussitôt remonta au cœur du paysan ; les pieds fauchés, il ne fit plus un pas, lui-même comme mort dans cette aube blafarde d’hiver. Puis, la lumière, jaillie comme un sang malade des ampoules célestes, tout à coup montait, s’épandait, rosissait le bois. Les chênes, écorchés dans leur hauteur, ressemblèrent à de démesurés troncs mutilés, tout saignants de vie rose. Comme une bête blessée, il eut deux larmes lentes aux yeux ; elles s’arrêtèrent à mi-joues, tout de suite congelées, et il ne savait pas même qu’il avait pleuré.

Le gel dura près de dix jours : le poil en raidissait aux narines. On ne se souvenait pas d’un tel froid. Seul, le Vieux haussait les épaules, disant que c’était le bon temps, celui qui autrefois faisait sortir les loups ; il se rappelait d’un hiver où il en avait tué plus de cinquante dans ses futaies. On n’était pas obligé alors de se faire la main sur des lapins comme aujourd’hui.

Son unique ennui était de ne pouvoir se baigner, toutes les eaux étant prises. Par contre, depuis que la neige s’était consolidée, il avait repris ses marches à travers la campagne. Chez les gens de Pont-à-Leu, c’était une aubaine quand il arrivait, guêtré de ses houseaux de cuir et faisant sonner dans ses goussets tant les louis de sa rente que ceux qu’il empruntait à ses vassaux. Comme Piéfert de nouveau complaisamment se laissait soutirer de l’argent, ils étaient redevenus de bons amis. À l’auberge surtout, chez le gros Camus, le baron se retrouvait le vrai maître et seigneur qui frappait sur les tables, pulvérisait les verres à coups de bottes et pinçait l’oreille aux pucelles. Lui-même, d’habitude sobre, s’entonnait à son gré comme une outre, aimant faire étalage de son endurance. Sa jactance éclatait dans la superbe dont il disait :

— Moi, je ne pisse que deux fois le jour, matin et soir, en disant mes prières.

Un respect, malgré tout, s’imposait devant son grand air de gentilhomme débraillé qui, par orgueil, acceptait de se laisser rançonner comme un vieil aigle que de vulgaires oisons plumeraient.

Ce fut, cette fois, le messager, homme sûr, qui, de la part du notaire, lui apporta, à la fin du trimestre, le terme échu. À cause de l’état des routes prises par la gelée, Ronflette avait attelé son traîneau, et il était parti, assis sur le sac d’argent. Le Vieux, justement, ce jour-là, remontait la chaussée. Sitôt que le messager l’aperçut, il sauta du traîneau et lui fit signe qu’il était porteur d’une commission pour lui.

— Bon ! fais-moi place, dit aussitôt Monsieur, tu me la bouteras chez Camus et je te régalerai d’un saladier de vin chaud.

Bientôt la nouvelle circula que le messager, écu par écu, avait soldé sur la table le compte du baron. On vit entrer le maçon, le boucher, le charpentier ; quelques-uns faisaient le salut militaire après avoir raclé leurs sabots au torquet de paille du seuil. Monsieur, lui, pour chacun, commandait un saladier que la servante apportait sur la table. Lui-même, avec la cuillère à pot, puisait le vin dont il remplissait les verres. Il vint aussi des femmes, des aïeules, qui, la main sous le tablier, avec la tête sur le côté des pauvresses, se plaignaient de la rigueur de la saison. Au hasard, sans compter, il prenait à la pile, doublant l’aubaine pour celles qu’ils se rap pelait avoir connues accortes et faciles.

— Hé ! toi, la mère, allonge : c’est pour le bon temps où ta moustache n’avait point encore grisonné. Et toi aussi, la petite Belle d’un soir de moisson, aujourd’hui vieux tambour crevé…

Comment l’auraient-elles oublié ? Seulement, la chance avait été pour les autres, pour celles qui entraient en ménage, loties d’une progéniture. Parmi de nombreuses paternités putatives, il se reconnaissait six bâtards dont la naissance avait été payée d’une ferme, d’une terre ou d’une dot en bon argent sonnant. C’était ceux qu’il appelait ses bâtards légitimes.

Le Vieux, à califourchon sur sa chaise, d’un rire bon enfant s’amusait à conjecturer tout haut ce qui avait passé du patrimoine et du sang des Quevauquant dans toute cette grenaille d’humanité semée au hasard du sillon et qui, pour le plus grand bien des villages, avait fini par lever en une race de petits barons puant la bouverie et les labours et desquels on pouvait dire : « Un tel ? le frère à Jean-Norbert ! » Il en résultait une fierté niaise pour les pères comme d’un honneur qui, par la petite porte, les faisait entrer tout de même dans la famille.

Monsieur, dans l’après-midi, se fit servir un abondant repas ; on dut réunir tout ce que l’agglomération comportait de nourritures. Bouchoux, l’épicier, procura les conserves ; Pourignan, qui était aussi charcutier, dépendit deux jambons ; Piéfert écorcha cinq lapins ; et il y eut par surcroît dix poidardes et six dindes que Gérômet, le maçon, un des bâtards légitimes, avait commencé d’engraisser pour Noël. Ce fut un festin. Le baron y convia Gédéon, le fils du fermier des Panchies, Putois, Landrien et Falagne qui tous les cinq passaient aussi pour être ses fils. On s’entonna de cidre et de piquette en si grande quantité qu’au bout de quelques heures, tout le monde fut dans les brindes. À coups de bottes, dans le tas, Monsieur quelquefois obligeait à se relever ceux qui glissaient sous la table. Quant à lui, droit dans l’ivresse qui tapait les autres aux tempes, il goûtait l’orgueil ironique de se retrouver là près d’une part vivante de son hérédité. Il voulut coucher sur le champ de bataille et fit descendre un matelas dont on recouvrit deux tables aboutées.

Levé à l’aube, selon la coutume, il réveilla la maison et déclara que ce jour-là, il y aurait table ouverte pour les trimardeurs, bribeux et autres coureurs de grand’routes. La nouvelle aussitôt ayant volé par le pays, il en vint par bandes, qui s’abattirent sur la bâfre comme la misère du monde. Camus les gorgea d’aliments et de boisson, il ne finissait pas d’apporter de pleines cruches de cidre. Monsieur, lui, en goûtait une lampée et, d’une voix de carme, dégoisait :

— Buvez, chenapans : c’est jour de frairie et de bombance ; et vous savez, je vous le recommande, ce cidre-là : je suis payé pour en connaître la qualité. Celui-ci fut fabriqué avec les pommes du verger que me filouta un certain Piéfert, pour l’appeler par son nom, à moins qu’il n’ait pour provenance le verger qui s’étendait par devers Magne-qui-Hagne et que me subtilisa tel autre ruffian moins notable. Le baron mon père, lequel je vous somme de saluer du chapeau très bas, en tirait grand orgueil.

Il arriva que les pauvres diables, entonnés et regoulés, après avoir ricassé avec condescendance aux hâbleries du baron, se sentaient pris d’un irrésistible sommeil. Mais ce n’était pas ainsi que l’entendait le féroce bonhomme : il les avait conviés pour faire bombance jusqu’à l’expiration du souffle naturel ; il n’entendait pas être frustré du plaisir que, moyennant écus sonnants, il s’était promis de cette prodigieuse ripaille. Puisque sa résolution en avait décidé ainsi et que c’était le tour à présent pour la racaille de s’asseoir à la table où, avant eux, s’étaient repus les maîtres, eh bien ! ils connaîtraient enfin la joie des bâfres sans trêve, dussent-ils en crever jusqu’au dernier, comme des chapons trop gavés ! On verrait bien alors la capacité d’estomac de ces meurt-de-faim dont les pères avaient fait de si grand brûlements de châleaux de métairies pour y mettre cuire leur poularde sociale.

La plupart, accoutumés à la famine plus qu’à la regoulée, finalement se sentirent chavirer l’estomac et d’une fuite sournoise gagnèrent la cour. Il en resta toutefois quelques-uns sur lesquels Monsieur épuisa le supplice de l’entonnement et qu’on vit à la longue s’effondrer comme des poires blettes, si enflés que la bille des yeux leur jaillissait des orbites et qu’ils râlaient, la bouche béante, sans plus pouvoir respirer.

— Sur mon honneur ! s’écria-t-il, ils sont ivres comme de vrais gentilshommes ! Ils s’égalent à la confrérie repue des ogres ! C’est ça qui serait une leçon pour mon grigou de bâtard, si, même en le tannant à coups de rotin, on pouvait espérer lui assouplir un rien l’entendement !


XII


Jean-Norbert, ce matin-là, en s’éveillant, s’étonna d’avoir pu dormir sa pleine nuit sans entendre au plafond les pas du maître de Pont-à-Leu. « Ouais ! pensa-t-il, c’serait-y qu’à cette fois, un petit mal lui aurait pour de bon mis l’âme à l’envers ? » Il appela Jumasse et le fit monter à l’étage. Le valet, en redescendant, simplement déclara qu’il n’avait trouvé personne dans les draps. Après tout, la mort avait pu le frapper par les routes ! Le paysan vécut de cet espoir toute une partie du jour ; mais Guilleminette, ayant fini d’ensevelir une vieille femme, vint leur annoncer que Monsieur, depuis la veille, s’était installé chez Camus et y tenait table ouverte pour les gens du village. La petite femme sucrée, en croisant les mains sur la poitrine, ajoutait que Monsieur n’était pas gêné de trouver de l’argent, ah bien non ! Elle aurait pu en citer jusqu’à dix qui ne comptaient pas avec lui.

Une colère froide manqua étouffer Jean-Norbert : il porta la main à sa gorge ; sa bouche demeura large ouverte comme pour crier et ni le cri ni les mots ne venaient. Seules, ses lèvres tremblaient, à cause de son asthme qui le secouait comme un prunier dans le vent.

Barbe, voyant se cramoisir son visage, se mit à le taper dans le dos comme s’il eût avalé un morceau qui ne passait pas.

— Aïa ! Aïa ! fit-il enfin en laissant dégonfler sa peine.

Et un peu de temps, dans le soir qui gelait la chambre, on l’entendit pousser des souffles de congestion. Le vétérinaire, autrefois requis pour un coup de sang qui l’avait terrassé après une querelle violente avec Monsieur, n’avait point caché qu’il pourrait périr un jour d’une colère rentrée. Il lui avait recommandé, chaque fois qu’il la sentait venir, de réagir par des mouvements extérieurs.

Barbe, tout en continuant à lui frapper le dos, lui adressa des recommandations pressantes.

— Mon homme, voyons, laisse-toi aller. Te retiens pas, c’est le sang qui fait boule. Voyons, mon gros, dis quelque chose, quand ce ne serait qu’une prière, mais il ne faut pas garder cela sur le cœur. Rappelle-toi le médecin… Il a dit que tu avais trop de sang et que tu es trop muet. Tu es comme une poule qu’a avalé un caillou. Allons pousse, mon homme, comme ça.

Elle-même, les veines du front tendues, imitait l’effort d’une personne en mal de digestion.

— Comme ça, comme ça, mon homme. Pousse un petit coup, je te dis.

Il finissait par céder à ses invites et, les joues écarquées, il émettait des sons gutturaux comme une bête étranglée.

— Bon, bon ! ça vient, mon gros, ne te gêne pas s’il vient autre chose. Vois-tu, c’est ce sang. Pousse un bon coup, je le dis. Ah ! ah !

Les sons se pressèrent et devinrent des injures, des menaces, qu’avec le tremblement rauque de sa voix, il adressait à quelqu’un d’invisible.

— Va toujours ! Il n’y a que moi, ne te gêne pas. Je dirai une prière par après au bon Dieu qui le pardonnera. Canaille ! que tu dis… C’est ça, canaille, canaille, canaille…

Il pensa sortir d’un rêve ; du revers de sa main, il étanchait la sueur glacée de son front, et maintenant il éructait coup sur coup, l’estomac retourné par son coup de colère.

— Ah ! ah ! ça va mieux. Je crois ben que c’est fini, ma bonne femme, mais tout de même, hein, si ça ne crie pas vengeance au ciel !

Barbe comprit enfin qu’il s’agissait de Monsieur et de ses folles dépenses. Elle-même en était troublée et lui dit son idée : sûrement, il devait avoir une cachette où il enterrait un trésor.

— Je ne te le disais point, mon bon homme, pour ne point t’exciter, mais le jour où ça m’est entré dans la tête, ça n’en est plus sorti. Veux-tu que je te dise ? Il doit avoir là des mille et des mille et pis encore. Ce n’est toi ni personne qui m’ôtera cela de la jugeote.

Jean-Norbert, l’entendant parler d’un trésor, avait tressailli. Jamais il ne lui avait dit les cachettes où lui-même mettait son argent ; il crut qu’elle se doutait de quelque chose et le regardait : il avait baissé les yeux.

— C’est que, voyez-vous, ma bonne femme, jamais je n’ai pu serrer dans le coffre plus d’un napoléon à la fois, moi, fit-il doucereusement ; tous me partaient des mains l’un après l’autre comme de la criblette d’avoine. Et, comment qu’y aurait fait, lui, pour se faire un trésor qu’on ne connaîtrait pas ? Dis voir. J’sais bien que de sa pension, y ne nous revient pas un liard. Si ça se pourrait, il en nourrirait plutôt les pourceaux. Et, alors quoi ! j’vois pas comment y pourrait s’être fait un trésor.

Mais Barbe tenait à son idée. Un seigneur comme celui-là, un homme qui avait eu des meutes, des chevaux, des fermes, des villages, ne vend pas tout cela sans se réserver un bon morceau.

Avec sa crédulité butée de bonne femme, elle imaginait des piles d’or entassées dans le creux des murs, sous les solives, entre les chevêtres. Elle avait connu une dame qui lui avait conté Monte-Cristo et, d’après la fable merveilleuse, elle s’était composé un roman où Monsieur, en mourant, leur révélait le trésor caché. Petit à petit, la voyant si convaincue, il finit par être gagné lui-même d’un vague espoir.

— Et où c’est, crois-tu, que Monsieur l’aurait mis, le trésor, dis voir. T’en as-t-y seulement l’idée ? Voyons, ma bonne femme, dis où c’est crois-tu, mais faut parler bas, on n’aurait qu’à t’entendre.

— Puis-je savoir, moi ? Je ne l’ai pas vu, je ne sais rien que ce que tout le monde pourrait savoir. Mais il y a le ratier du village d’au-dessus ; c’est un homme qui sait les secrets, qu’elle dit, la Guilleminette. Pour un écu de cinq il vous fait retrouver un objet qu’on croyait perdu.

Un écu ! on le lui donnerait pt’êt’ ben si on était sûr et si ça devait rapporter des cent et des mille. Et pt’êt’ ben qu’y l’dirait aussi pour la moitié, hon ? Demande voir à Guilleminette si c’est pas un homme qu’on pourrait cajoler et qui dirait les secrets pour rien.

Là-dessus, Barbe appelait l’Ensevelisseuse, mais celle-ci assura que cela valait bien l’écu ; l’homme disait des prières et jetait de l’eau bénite ; par après il sautait trois fois sur un pied et trois fois sur l’autre en poussant devant lui des petits cailloux. Il avait aussi une baguette de coudrier qui se tordait d’elle-même vers l’endroit où il fallait fouiller. Elle ne savait pas autre chose, mais au moment de regagner la cuisine, elle baissa la voix, et d’un souffle, les yeux en vrille :

— C’est pour le trésor, dites ? Allez, il y en a de l’argent ici, malheur ! Les vieux des villages disent que ça a commencé avec le grand-père de Môssieu. Personne ne saurait dire l’endroit, mais tout le monde est sûr qu’il y en a de quoi charger cent mulets. Et c’est point tant seulement de l’argent, c’est des vaisselles en or, des statues en or, des vases en or. Même que le centenaire de Notre-Dame-des-Hayons, qu’avait un grand oncle qu’avait été queuque chose au château, disait qu’y avait, dessous une trappe, un homme tout en or des pieds à la tête, mais de dire où, personne ne pourrait.

C’était la légende qui courait ; Jean-Norbert n’y attachait point d’importance. Il avait assisté tout jeune à tant de rafles de créanciers, il avait vu se disperser si souvent aux enchères les meubles, les tentures, les pièces de table, la vaisselle plate, qu’il ne croyait pas que rien eût pu échapper.

Tout ça, not’ femme, c’est des luderies. Si c’était vrai comme tu dis, y a longtemps que Môssieu aurait mis la main dessus et c’scrait alors comme s’y avait jamais rien eu.

Il sortit, alluma une lanterne et secrètement, sans en rien dire à sa femme, monta chez le Vieux. Il palpa la paillasse du lit, fouilla la vieille armoire où le baron remisait sa jaquette de chasse et ses bottes à l’écuyère, retourna les trois chaises de paille et le fauteuil éventrés, sonda jusqu’au pavillon des trois trompes accrochées au mur, cognant par surcroît dans la pierre et conjecturant si le son était plein ou creux. À la fin, en remuant des hardes au fond d’un placard, il fit tomber une couple d’écus. Aussitôt avec les ongles, il se remettait à gratter en tous sens, sans rien découvrir, tâchant d’étouffer le rauquement de son asthme, qu’on eût pu entendre d’en bas. Comme il sortait les épaules du placard, il vit à quelques pas, dans le noir de la chambre, la tache pâle d’un petit visage. Il souffla sa lanterne et demanda doucement :

— Qui qu’est là ?

— C’est Jaja ! fit une petite voix tremblante.

— Et quoi que tu fais là, voyons ?

— Je ne sais point.

— Si fait, t’étais venue pour quelque chose que tu sais bien ! Dis pourquoi, je te dis.

— Je ne sais point.

— Tu ne sais point ? Et qu’est-ce que je faisais, moi, dans ce placard ? Dis-voir, si tu sais ce que je faisais ?

— Je n’ai rien vu, je ne sais rien ! disait toujours l’enfant.

— Si c’est comme ça, eh bien, j’vas te le dire, moi.

Sa voix s’était faite hypocrite.

— Y avait là un gros rat, un rat gros comme une poule. J’crois bien que je l’ai tué.

Et il ralluma sa lanterne.


XIII


L’un des chemineaux, trop gavé, creva au bout du deuxième jour. Le vétérinaire, mandé, arriva trop tard ; il trouva le pauvre diable à bout de vie, enflé ainsi qu’une vessie de porc. Comme il lui appuyait les deux doigts de la main sur le ventre pour le faire dégurgiter, ce fut l’âme qui partit.

Monsieur pieusement, par décence et contrition, fit appeler le curé. Le fermier des Échavées attela son tilbury et se chargea de le ramener. Quand M. Custenoble arriva, on avait mis le mort sur de la belle paille fraîche. En un coin de la grange, depuis l’avant-veille, dormait un autre canapsa. À force de le bourrer dans le dos, on parvint à l’éveiller. Il ouvrit les yeux et, voyant la laide grimace dit confrère à un pas de lui, il lui redressa le menton d’une pesée de son poing et ensuite, en bonne charité chrétienne, lui ferma les yeux. Celui-là, joyeusement, déclarait qu’il n’avait jamais passé une aussi bonne nuit, après un autre bon jour. Depuis trente ans qu’il traînait la misère par les routes, c’était la première fois qu’il réalisait son double rêve de manger par delà sa faim et de dormir par delà son sommeil. Le baron, l’entendant ainsi parler, tira de son gousset un dernier écu et le lui coula dans les doigts afin que la fête fût complète.

Une voix près de lui disait :

— Eh bien ! monsieur de Quevauquant, nous en avons fait de belles encore une fois, à ce qu’il paraît ?

Il reconnut M. Custenoble.

— Pour une fois, curé, j’ai pratiqué le commandement évangélique : à qui avait faim et soif j’ai donné le boire et le manger.

Et désignant le mort :

— Dieu me l’avait envoyé vide et je le lui renvoie plein.

Le curé expédia les prières : la tête découverte, très grand de buste, Monsieur dominait la petite assistance agenouillée. Les hardes du claque-patin exhalant une fêteur par moments, il soufflait dans ses joues à l’idée que l’âme d’un croquant de cette espèce manquait du parfum spécial aux âmes des gentilshommes. Il ponctua l’amen final d’un coup dans son estomac et fit un bout de conduite au curé, tandis que le tilbury du fermier des Échavées suivait. En chemin ils rencontrèrent des paysans que la nouvelle de la mort du pâtira avait fait sortir des villages. Ces pauvres gens, souvent faméliques, venaient admirer un plus pauvre qu’eux et qui mourait d’avoir mangé comme un roi : sûrement celui-là entrerait directement en paradis puisqu’il avait pu s’en aller sans mauvaises pensées.

— Peut-être ils ont raison, s’écria joyeusement le baron ; en perdant ce qui me restait de mon âme, il se peut que j’aie sauvé la leur.

Mais M. Custenoble n’était pas d’humeur à plaisanter ce jour-là.

— Soyez sûr, en tous cas, Monsieur, que celle-là n’aura pas eu besoin de vous pour se présenter au saint tribunal dans sa grâce et son innocence. Elle était déjà élue là-haut pour avoir été l’âme d’un homme qui ici-bas fut constamment écarté du pied comme une bête malfaisante. Et peut-être, quand votre tour sera venu, intercèdera-t-elle pour le pardon de l’épouvantable pécheur que vous êtes. Vos pères, monsieur le baron, tuaient des hommes en combattant, l’épée et la dague au poing ; vous, vous les assommez en les entonnant comme de la volaille. Il en partait pour de moins coupables exploits, la besace aux reins et le bourdon aux doigts, vers Saint-Jacques — Au diable les homélies ! s’écria le baron en riant. Je lui ferai faire une bière de six pieds où il pourra s’estimer un grand de la terre.

Le pauvre hère venait d’où on ne sait où, en route pour quelque part qu’on ne savait pas davantage : les formalités furent vite accomplies. Dès l’après-midi le menuisier le coucha entre quatre planches bien rabotées, sur un lit de copeaux résineux, où il connut enfin le bon sommeil dont on ne se réveille pas. Puis, l’ayant mis sur une brouette, on le porta en terre. Ce fut Monsieur qui lui fit la conduite comme s’il se fût agi d’un égal. Derrière, par reconnaissance et regrets, marchait l’aubergiste, se sentant de moitié dans la mort de ce miséreux qui lui avait été cause d’une si bonne aubaine. Le trou était prêt ; il ne fut nécessaire que d’y jeter la terre.

Du coup, la bourse du seigneur de Quevauquant se trouva vide. Au retour, il passa chez le charron qu’il trouva dans l’arrière-boutique.

— Hé ! Piéfert ! me voilà moins riche que le maroufle à qui j’ai donné tout à l’heure un écu, puisque cet écu était le dernier qui me restait. Donc, si tu me veux du bien, baille-moi quinze à vingt pièces, louis ou napoléons, ce m’est tout un s’ils sonnent clair. Avec ceux que tu m’avanças l’autre jour, ça fera, je crois, le compte tout rond.

Le charron, deux petites braises pétillant au fond des yeux, avait un moment de bonne gaîté,

— Le compte ? dit-il en se touchant le front. Ben sûrement, je l’ai là et j’sais ce qu’y a dessus, même qu’y s’fait gros, c’compte et qu’on voudrait là un petit arrangement. J’suis point pressé, mais tout de même un petit arrangement, là, comme quoi M’sieu le baron me signerait un papier, ça me ferait ben plaisir.

— Hein ?

— Écoutez, écoutez, j’puis venir à mourir, pas ? J’suis pas autrement fait qu’un autre et alors quoi qu’y arriverait ? On ne trouverait pas un papier, pas ça. J’sais ben qu’avec M’sieu le baron, y a rien à craindre et qu’y serait le premier pour dire : « Piéfert était un brave homme : y ne comptait pas avec moi. » Ah ! oui, que je n’ai jamais compté avec M’sieu le baron. On était des amis, pas ? Et M’sieu le baron ne voudrait pas nous faire tort d’un centime, à moi et à la particulière et aux enfants après moi. Alors voilà, n’y aurait qu’à signer un papier comme quoi M’sieu le baron reconnaîtrait me devoir la petite somme de dix mille trois cent quarante-deux francs et six sous, tout juste comme y a qu’un bon Dieu.

— C’est bien la première fois que j’entends parler de ce compte, dit Monsieur, très calme : tu me rendras cette justice, au moins, que jamais je ne me suis préoccupé de contrôler la somme que tu me réclamerais un jour. Eh bien ! mon cher, ce n’est pas encore ces… Combien ?

— Dix mille trois cent quarante-deux francs et six sous…

— Mettons onze mille avec ce que tu vas me donner qui, après moi, paieront le prix de Pont-à-Leu, quoique à ton goût, ce ne soit plus là que du vieux bois ?

— Du vieux bois, je l’ai dit. Mâtin, oui, du vieux bois, sauf le respect que je vous dois. Mais tô d’même, là, qu’est-ce qu’un homme comme moi pourrait faire de votre château ? Oui, qu’est-ce qu’y pourrait en faire, voyons ? Alors que l’argent c’est de l’argent comme de la terre est de la terre, un vieux château c’est tout de même que du vieux bois. Et comme ça, vaudrait p’t’êt’ mieux s’entendre pour le petit bois qu’on prendrait pour son prix, le petit bois des chênes, là vous savez bien. Pour celui-là, j’dis pas, en y ajoutant le verger qui allait avec la ferme, un lopin, quoi ! et qui n’est plus graissé depuis v’là plus de dix ans. P’t’êt’ ben qu’on pourrait faire marché pour le tout. Et le compte serait fini, c’est-y point ben parler ?

— Tu as les dents longues. Il ne te suffit donc pas d’avoir happé d’un coup de dents, il y a quel que trente ans, les cinq cents arpents qui payaient un autre compte qu’à cette époque j’avais chez toi ?

— Ah mais ! ah mais ! j’ai donné de bon argent, moi ; faut que je rentre dedans. Et j’vous ai-t-y tant seulement demandé un papier ? J’étais pourtant qu’un pauvre homme, j’y risquais le prix de la maison avec la boutique et la forge et tout. Allez, ça vaut bien queuque chose aussi. Et comme ça, on pourrait s’arranger, j’irais ben jusqu’à vous mettre là deux mille en plus, moyennant quoi, j’aurais le bois, le verger et la ferme.

— Fripon ! cria Monsieur, dressé de toute sa taille, tu n’auras rien, ni le bois, ni le verger, ni même une signature.

Cette fois le charron se fâchait à son tour.

— Y a des juges ! On ira au tribunal ! Faudra jurer sur le bon Dieu que j’vous ai pas prêté de l’argent.

— Le bon Dieu n’est pas pour un manant de ta sorte. Je jurerai que toi et les tiens m’en avez mangé cent fois autant.

— Dix mille trois cent quarante et deux francs et six sous, que je vous dis ! Je viendrai avec mon relevé. On verra bien de quel côté est la justice.

Le baron fit un pas vers la porte et tout à coup se retournant, le toisant de son œil d’oiseau de proie :

— Donne-moi mes vingt louis tout de même.

L’autre, s’adoucissant, alors se prenait à geindre.

— J’dis pas non, on sait ben que vous êtes le maître, mais vrai, faudrait pas non plus me mettre d’sus la paille. J’suis un homme rond et le cœur d’sus la main, j’peux rien refuser. Alors comme ça, si c’était l’idée de M’sieu le baron, y m’ferait une petite reconnaissance, comme quoi, s’il lui arriverait un malheur, c’serait au fils de M’sieu le baron à me rembourser. Là oui, de bonne amitié à moins qu’on ne fasse marché pour le petit bois et le champ et le verger.

— Les barons de Quevauquant n’ont pas besoin de signer, tu m’entends, maroufle ! Leur parole suffit et tu as la mienne. Je reconnais te devoir ton petit compte, n’est-ce pas assez ? Quant au reste, c’est à voir avec le tabellion. Et ces louis ? Voyons, dépêche.

Il eut l’air, en les empochant, de lui faire une grâce, s’enfonça d’un coup de poing son feutre troué dans la nuque et gagna le château, jusqu’au jarret enfonçant dans le sol liquide.

Un soir de pluie tombait, embuant la tour et les toits au bas de la petite côte. En approchant, il vit s’éclairer d’un reflet de lanterne le seuil de l’écurie. C’était l’heure de la botte de foin pour Bayard : Jumasse, sans doute, lui faisait sa litière Il songea qu’il y avait quatre jours qu’il n’avait vu son vieux camarade et une petite chaleur lui passa au cœur. Bayard toujours reconnaissait son pas et s’ébrouait sitôt qu’il l’entendait venir.

Cette fois le baron dut l’appeler, mais le cheval ne répondit pas. D’un grand pas, il fut dans l’écurie.

La lanterne était accrochée au mur et par ses verres encrassés projetait un rougeoiement fumeux dans les pénombres où, à plat, couché sur le flanc, les jambes secouées d’un frisson, Bayard expirait. Debout, près de lui, Jean-Norbert scrutait les progrès de l’agonie tandis que Jumasse, sur la pierre de l’auge, repassait un couteau.

Monsieur, devant la mort toute proche, n’eut qu’un mot :

— Fini !

Jean-Norbert souleva son bonnet et répondit :

— Ça l’a pris ce matin. Depuis hier y mangeait pus. Nous v’là bien.

La tête lourde essaya de se redresser et retomba.

— Courage, mon vieux ! je serai près de toi quand tu passeras, dit le baron.

Et montrant la porte aux deux hommes :

— Vous, laissez-moi !

Jean-Norbert ouvrit la bouche : il eût voulu dire à son père qu’il était là depuis une heure, guettant la fin qui tardait, pour le peler pendant, qu’il eût été chaud encore.

Il grommela quelques mots que Monsieur n’entendit pas et sortit, suivi du valet qui pensait comme lui.

Alors le baron se mit à caresser le bouquet de poils qui, sous la ganache, pendait comme une barbe. C’était la caresse amie à laquelle Bayard venait s’offrir de soi-même, en soufflant d’aise, la peau remuée d’un gros pli. Une ride vague silla, courut jusqu’aux larmiers, alla mourir dans les cuirs flasques du cou. Déjà les naseaux se fronçaient, les babines remontèrent, déchaussant l’usure des chicots couleur de buis. Et Monsieur, courbé de toute sa taille, touchant presque du nez le visage vénérable de l’animal, sentit tout à coup à sa main le râpement imperceptible du bout de la langue dont Bayard le léchait. Une ancienne humanité tressaillit en ses racines : la vie, le temps, la race passèrent. Cette masse presque inerte, cette carcasse d’os et de poils qui baignait dans l’urine, c’était encore quelque chose de l’orgueil et de la grandeur des Quevauquant qui s’en allait après tout le reste. Bayard, sur sa litière immonde, les côtes défoncées comme une douve, d’une maigreur effrayante de cheval squelette, sembla la caricature du coursier héraldique qui, dans l’écusson à la devise spacieuse, toujours « plus oultre », chevauchait. Cette fois, d’un bond suprême, il avait touché aux rives de la mort. L’antique au-ferrant, le quadrupède ailé et terrible qui était aux origines de la famille, finissait là, échoué, dans ce patriarche velu des labours. Bayard, qui avait henni dans les chasses de Pont-à-Leu et qui depuis quinze ans, traînait la charrue, apparut l’emblème véridique de ces nobles qui avaient vécu d’un train de prince et maintenant faisaient les basses besognes de la terre.

Doucement le Vieux l’appelait par son nom, le flattant de la main au flanc, au poitrail, sous les touffes de poils jaunes poissés par les sueurs dernières, et il lui parlait comme à une âme humaine.

— Te rappelles-tu, camarade, cette fameuse chasse où nous fîmes de compagnie cent lieues de pays et où seul de toute la bande, moi, Jacques-Hubert-Vincent-Gaspar de Quevauquant, je restai en selle cinq jours entiers, mangeant et buvant les pieds dans l’étrier et ne quittant la bride que pour le reste, à quoi nous contraint la nature. L’abbé, mon précepteur, en m’initiant à la mythologie, me parlait en mon jeune temps de ces êtres fabuleux, mi-hommes, mi-chevaux, qu’on appelait les Centaures. Même il émettait l’avis que le premier homme de notre race avait dû, à leur exemple, se bifurquer devant et derrière en quadrupède. Si ce ne fut le premier, ce fut au moins celui qui, ce jour-là, se dédoubla en toi et que si valeureusement tu menas par le val et le mont. Et cet autre exploit où tu t’attestas la bête intrépide et soumise qui justifiait pour tous deux le renom de casse-cou dont on me gratifiait et qui jamais n’eut besoin de l’éperon pour affronter cent fois joyeusement la mort, t’en souviens-tu aussi ? J’avais parié de te mener de la tourelle d’est à la tourelle d’ouest par les chênaux du toit et non point au pas, mais au trot, aussi sûrement que s’il se fût agi de t’allonger par le ruban de la grand’route. L’enjeu de ce pari qui, aujourd’hui encore, me fait tressaillir d’orgueil, tu me le gagnas par la plus folle et la plus triomphale vaillance. La bride aux poings, je t’enlevai par les degrés aujourd’hui vermoulus et branlants de l’escalier des ancêtres, et d’un trait, au martellement de tes sabots sonores, je te fis monter jusqu’aux combles. Une brèche fut percée dans le toit laquelle te livra passage ; et ton poitrail d’argent tout ruisselant de lumière sous les feux crépitants du midi soudain là-haut, si haut que pareil au cheval étincelant du chevalier Saint-Georges, tu parus marcher par les chemins du ciel, on t’entendit rythmer tes foulées par-dessus le vide à pic, moi-même, en jaquette écarlate, soudé à la selle et sentant à mes genoux s’enfler ton large souffle égal. Puis d’un tête à queue te retournant, tes sabots à même les ardoises du toit, je te ramenai par le même chemin, l’encolure souple et frémissante, sans qu’un flocon d’écume savonnât à ta gourmette, sans qu’une mouillure de sueur ternît le poil lisse de ton flanc. Ah ! Vieux, ce furent là de beaux jours ! Ton cœur héroïque dans un autre âge t’eût mis aux naseaux le hennissement des labeurs fabuleux ; tu fus bien l’emblème vivant de nos armoiries ; tu aurais mérité la gloire d’être à jamais honoré, sous ton nom, dans l’armorial des bêtes illustres, lions et licornes en qui s’incarnèrent l’honneur, la force, la grâce et l’empire du monde. Et voilà ce qu’ils ont fait de toi ! Les clous du licol ont écorché vif ton garrot ; tes vertèbres, sous ton cuir déchiqueté par la dent des rats, sont disloquées comme les chevêtres de nos toits en ruine. Ma parole, tu ressembles, mon pauvre Bayard, au cheval de l’Apocalypse en personne. Ton sillon, d’une ruade, va s’achever dans les étoiles en attendant qu’un jour prochain, à mon tour, je fasse le grand saut dans la région des célestes quadriges. Car c’est la fin, vois-tu, la mienne et celle de tout que m’annoncent les clartés mourantes de ton œil ! Tu n’auras pas attendu le jour où entre quatre planches, sur le char aux fumiers, il t’aurait fallu me cahoter vers la sépulture gorgée des Quevauquant.

Sa voix baissa ; il ajouta très doucement :

— Et comme cela c’est moi qui te rend le fraternel devoir !

D’un râle alenti palpita l’agonie muette du grand cheval, sous la main qui, à poignées, avait pris les longs cheveux raidis de la crinière. Le ventre montait, refluait au long des côtes comme une eau qui s’entonne dans la bonde. À l’extrémité des boulets, dans la rigidité grandissante des jambes, s’abrégea le battement saccadé des sabots. Le baron toucha des genoux la litière et, se penchant par-dessus le chanfrein osseux qu’un dernier spasme immobilisait, il baisa le vieux compagnon entre les orbites où tout à coup, comme l’âme même de l’animal, larmait un peu d’eau qui ne coulait pas.

— Paix à toi, ami ! prononça Monsieur, en se raidissant.

Et pieusement, par-dessus le froid bleu des prunelles révulsées, il fit descendre la paupière. Toute la mort pesa : Bayard, les naseaux retroussés, ses livides gencives à nu, eut l’air terrible des vieilles carnes crevées sur les champs de bataille. Mais voilà que petit à petit, dans l’ombre rougeâtre, il se remettait à vivre d’un remous confus. Le baron reconnut l’assaut des rats qui, rués par bandes des alentours, arrivaient à l’odeur de la mort.

Ce fut une lutte : armé de la fourche, il les piquait à la volée qui expiraient avec de petits cris aigus ; mais les autres toujours revenant à l’attaque, il se porta vers le seuil et se mit à appeler Jumasse.

Le valet, qui non loin guettait, accourut.

— Hé ! toi, dit le baron, viens çà, l’ami. Mieux vaut qu’il soit mangé des vers que dépecé par cette engeance immonde. Appelle mon paysan de fils pour qu’ensemble vous creusiez la fosse ; et du même coup apporte-moi les cordes qui m’aideront à le tirer jusque-là.

Jumasse hucha après Jean-Norbert. On convint de tirer le cheval jusqu’à l’ancienne fosse à purin de la ferme. Monsieur lui-même lui passa aux quatre fers le nœud d’une corde entrelacée de paille et, courbé par l’effort, il tira Bayard après lui. Le corps détendu et mou vint d’une fois, laissant la tête en arrière au bout de la maigreur longue du col. Jumasse allait devant, portant des bottes de paille. Jean-Norbert suivait avec une lanterne. L’ombre du Vieux, très grande, s’allongeait sur les murs.

Le nocturne cortège arriva ainsi à la fosse : Jumasse ayant sauté dans le fond, égalisa la litière de paille. On n’eut plus ensuite qu’à laisser couler la bête : d’un poids énorme, elle s’abattit avec un bruit spongieux de viscères. Monsieur inclina la bêche et jeta la première terre ; le ventre, sous la pelletée, sonna comme un tambour. Aucun des trois ne parlait : on entendait le souffle rauque de Jean-Norbert, furieux qu’on lui filoutât la peau de l’animal. À petites fois, sans se presser, à son tour il se mit à verser la terre, épiant de dessous ses sourcils si le Vieux ne s’en allait pas.

C’était, après tout, une partie de son bien, ce canasson qu’il lui avait fallu nourrir avec la famille : du cuir, des crins, des sabots, il eût retiré quelque profit ; ce n’était que justice. Mais le baron, droit sous la pluie, demeura jusqu’à ce que la fosse fût comblée. Ensuite, remontant chez lui par l’escalier de la tourelle, il dépendit la trompe et, par la fenêtre, sonna la fanfare pour la mort du preux.


XIV


À la mi-mars, Jean-Norbert, ayant passé ses houseaux, partit pour la foire aux chevaux, dans un gros bourg à quatre lieues de pays. Moyennant quelques pièces d’or, il acquit un vieux grison, courtaud et cornard, mais droit encore sur ses boulets. Tout de suite on l’attela au tombereau et à la tinette ; il dut charrier les résidus du purot jusqu’aux parcelles espacées que, dans la mort de l’ancien domaine, ils avaient gardées. Le blé, l’avoine, les féveroles, la pomme de terre, le navet, les choux y alternaient. D’un cœur âpre, en songeant au gain et au pain, le paysan s’était repris à son dur labeur. Jumasse, refait, les reins détendus par l’accalmie de la saison, l’aidait loyalement de ses offices. Dans les jours plus longs, tous deux travaillaient jusqu’à la nuit, hersant, labourant, ensemençant, plantant, et parfois s’interrompant pour regarder passer là-bas, à l’horizon de la lande, la haute taille du Vieux abattant comme par le passé ses quatre ou cinq heures de route quotidienne. C’était bien la marche à larges foulées du maître, assuré de poser partout le pied sur les territoires conquis où, avant le sien, s’était imprimé le pas des ancêtres.

D’une mémoire précise, il appelait fermiers et lorandiers par leur nom, aimant tailler une bavette par-dessus les haies quand, à la poursuite d’un gibier, il n’écrasait pas les choux de leurs courtils. Le petit cultivateur, l’homme des bordes médiocres, d’ailleurs, lui avait gardé un vague culte révérent, confiant encore dans un retour possible des munificences d’autrefois. Au contraire, l’ancien serf enrichi, le valet gras, nourri de ses dépouilles, dans ce Pont-à-Leu tout à coup sorti de l’ombre et devenu un des gros bourgs de la contrée, continuait à le happer tout en le brocardant. Un Piéfert, lui repassant en petits prêts à la file un peu de l’argent soutiré, avec l’espoir de se rembourser sur une part du domaine, caractérisait bien la férocité sournoise et madrée de ces chacals. Il avait deux fils et rêvait pour l’un, d’esprit éveillé, les hauts emplois à la ville, pour l’autre, borné, tout au moins l’hégémonie dans leur zone de labours.

Il avait à craindre, malheureusement, un rival tenace dans le petit seigneur de Mon Plaisir. Il le craignit bien plus quand il le vit passer un jour, avec son ancien maître, dans son poney-chaise. Comme le baron menait grand train la voiture, il sembla avoir repris à ses côtés la place subalterne qu’il avait occupée autrefois. Lechat se trouva bientôt presque chaque jour, et comme par hasard, sur le chemin de Monsieur.

Jamais le Vieux n’avait jeté plus insolemment son argent par portes et fenêtres : Piéfert se douta quelle en était la source ; il se désola que le Vieux ne fût plus venu lui en redemander depuis l’autre fois où ils s’étaient querellés. Personne n’ignorait que l’ancien maître Jacques avait fait de grandes avances au baron.

Lechat s’y prit si adroitement pour donner à ce dernier le goût de visiter sa maison, son écurie, son potager et ses jardins que quand Monsieur y eut mis les pieds, il lui sembla y être venu de son propre mouvement et comme s’il fût rentré chez lui. Il put s’asseoir dans des fauteuils confortables ; il eut même le plaisir ironique de constater que ceux-ci avaient appartenu au mobilier du château. Lechat essaya de lui persuader qu’il les avait rachetés aux enchères en une pensée mémorative et pieuse.

Le baron en prit ce qu’il voulut : il eut le sentiment que cet affranchi d’hier, par la bonne tenue de sa vie présente, lui faisait honneur. Lechat lui présenta sa fille, un gros fruit sain de plein air ; il lui fit aussi connaître son fils, rond et gras, d’un sang de bonne cuisine et qui, l’air finaud d’un futur maquignon, tout de suite lui déplut.

— Ta fille, c’est bien, déclara-t-il. Mais quant à ton fils, attention ! Il te plumera vif si tu n’y prends garde. Et tu sais, je m’y connais, moi qui ai été plumé de partout !

Lechat lui offrit un dîner pour lequel il avait fait venir un des cuisiniers renommés du pays. Par malheur, il but un peu trop et s’oublia jusqu’à se montrer familier. Monsieur ne dit rien, mais au dessert, tira la nappe à deux mains et par la fenêtre la vida de son argenterie et de ses cristaux dans le parc de rhododendrons qui s’étendait au-dessous.

— De mon temps, mon cher, voilà ce qu’on faisait pour s’amuser, lui dit-il. Je tiens à ce que les gens qui m’ont appartenu gardent les bonnes traditions.

Ce coup de patte un peu rude et qui s’accompagnait d’une casse coûteuse en eût déconcerté bien d’autres. Mais Lechat, bon joueur, simplement ouvrit les portes vitrées du dressoir :

— Si monsieur le baron veut s’amuser avec le reste…

— Non, je te le laisse, fit Monsieur, non sans quelque estime pour lui.

Une après-midi, un domestique amena au château, de la part du petit homme, un énorme chien danois qu’il tenait en laisse. La bête était rude de poil, fortement dentée, les cuisses pleines et câblées. Le baron aussitôt s’occupa de lui aménager une niche en abattant les deux portes de l’ancienne chambre des archives, dans la tour de l’est : elles étaient l’œuvre d’un artiste liégeois du xviiie siècle qui les avait fleuries d’élégantes moulures.

Jean-Norbert, d’en bas, l’entendant scier, se prit la tête à deux mains et cria :

— Sang de bon Dieu ! C’est-y pas une honte ? Y cassera tout. Y n’restera pus rien. S’y pouvait seulement s’couper le poignet avec sa hache.

En sciant, rabotant, clouant, Monsieur parvint à construire une guérite qu’il accota au mur et qui fut la demeure de Donder. Il voulut faire lui-même sa litière et préparer ses aliments, une sorte de pain fibreux que le messager dut rapporter de la ville. La bête, d’appétit vaste, engloutissait la pâture et menaçait de dévorer son abri.

Au bout de la seconde semaine, elle se mit à languir, les yeux bas, évacuant des selles molles et sanglantes. Le baron fit venir le vétérinaire qui, dans la fiente, reconnut du verre pilé. Monsieur se douta d’où venait le coup : il entra dans une colère terrible, jura d’épuiser tous les moyens de guérison et prit l’animal chez lui, dans sa chambre. Le danois guérit ; il accompagna Monsieur dans ses promenades et sema partout la terreur. À tout bout de champ, des gens arrivaient se plaindre au château ; Donder avait manqué dévorer un goret ; il avait culbuté le mouton ; il avait happé une pièce de lard au pendoir. Tous voulaient être dédommagés. D’ailleurs cette bête à l’avaloir redoutable, un peu folle, était bien connue du pays ; il se colporta qu’en s’en débarrassant, M. Lechat n’avait rien perdu.

Un jour le chien, étant parti devant lui, ne rentra pas ; personne jamais ne sut ce qu’il était devenu. Jumasse seul n’ignorait pas que Jean-Norbert était sorti, le matin, par la campagne, avec son fusil.

Par représailles, Monsieur encore une fois déserta le logis pendant quatre jours ; il en passa un à Mon-Plaisir et les trois autres à l’auberge. Après quoi il obligea Camus à venir en personne présenter sa note à Jean-Norbert. Celui-ci aigrement cria qu’il n’assumait pas la dépense du baron en dehors de la maison. L’autre cria plus fort et le menaça du juge. Monsieur finalement déclara qu’il paierait lui-même sa dette et fit venir deux bûcherons qui montèrent dans les chênes.

À la cognée ils abattirent d’abord les hautes branches détachées par le poids des neiges et qui pendaient le long des troncs écuissés. Les hommes, au bout de deux jours, en amenèrent un troisième qui bottela les émondes en falourdes. Puis ensemble ils commencèrent à déchausser du pied un des chênes. Mais Jean-Norbert, qui ne quittait plus le bois, se mit à hurler comme si le fer l’eût entamé dans sa chair vive. Il chassa les bûcherons et s’en alla régler l’hôtelier. La nouvelle s’en étant ébruitée, trois ou quatre petits créanciers se mirent en tête d’être payés à leur tour. Cette fois, le paysan ne voulut rien entendre. Le pis fut que Pourignau, le boucher, qui était aussi un des créanciers de Monsieur, flairant une affaire, guigna tout à coup la chênaie. Il fit une offre au baron, en déduction de la créance, mais celui-ci, cette fois encore, le renvoya à Jean-Norbert en déclarant que c’était celui-ci qui gérait ses biens.

Le boucher trouva le paysan qui achevait de planter ses féveroles et, l’abordant, il entama aussitôt l’affaire.

— Bien le bonjour, Jean-Norbert, lui dit-il, j’ai là un petit compte qu’y faudrait ben me régler. C’est rapport à m’sieu le baron, votre papa, qui m’a dit comme ça que ça vous regardait. J’étais point pressé, là, point pressé du tout, mais tout de même, c’est de l’argent qu’on ne serait point fâché de revoir. Alors j’ai fait mettre le compte sur papier par mon aîné. Vaut mieux noir sur blanc, pas vrai ?

Jean-Norbert, sans en entendre davantage, entra dans une violente colère.

— De l’argent ! Et pourquoi faire, de l’argent ? J’veux rien connaître de vos affaires avec Môssieu. Si c’est qu’y vous a emprunté, c’est à lui à vous l’remettre, et si c’est autre chose, ça ne regarde encore que lui. Moi, je m’vide le sang et les eaux à tirer de cette carogne de terre ce que je peux. C’est-y point assez, sans cor’ m’mêler des affaires des autres ?

Pourignau, très calme, avait tiré de sa poche le papier et frappant dessus :

— J’sais point lire, mais toi qu’as de l’instruction, Jean-Norbert, t’as qu’à chausser tes besicles et tu verras. Tout est marqué, les jours, le mois, l’année et l’argent : c’est clair comme le soleil. Par ensuite, tu feras l’addition, c’est pas moi qui t’ferais tort d’un centime.

Le paysan serra les poings.

— Je ne sais rien de ça, que je te dis, l’homme ! Y a-t-il seulement un liard que j’te dois ? J’veux rien savoir cl si c’est de l’argent que t’as prêté, ben, c’est de l’argent qu’y te doit, le baron.

Et comme Pourignau déployait son papier, il vit qu’il y avait quatre grandes pages d’écritures et d’un coup il demeura bouche bée, sans rien dire, les yeux toujours fixés sur les colonnes de chiffres qui s’alignaient à l’infini.

— Ben ! si c’est comme ça, et que tu veux point lire, disait le marchand, faudra bien que tu m’entendes. Moi j’sais mon compte par cœur. C’est d’abord tout en haut deux cents louis ronds que ton père me tira du coffre y a juste six ans. Par après, ici où j’mets le doigt, y a deux napoléons… puis encore des napoléons, tous des napoléons jusqu’au bout de la première page. Avec m’sieu le baron, je ne comptais pas ; quand il avait besoin d’une petite avance, y savait bien que Pourignau était là.

— Ah ! ben sûr que Pourignau était là, ça se voit ben. Et comme ça, y en a là pour combien, sur ton compte ?

J’vas vous dire, m’sieu Jean-Norbert, y a six ans que ça a commencé. Des fois y venait tous les mois et d’autres fois toutes les semaines.

— Combien ? Combien, que je te demande ?

— Ben, c’est plus près des deux mille que de mille.

— Hors d’ici ! Va-t’en ! on m’arracherait la peau que je te donnerais seulement pas ça. Qu’y te paie, lui, si ça lui fait plaisir ! c’est son affaire, mais moi, pas ça, que je te dis, bandit.

— Ah ben ! Ah ben ! j’en ai assez ! M’faut mon argent ! criait le boucher, ou on ira au juge. J’ferai tout vendre, tu m’entends, la maison, le bois, le verger, ton cheval qui ne vaut pas seulement le prix de ses fers. Ah ! oui, que je me paierai dessus.

Jean-Norbert, effondré, n’eut plus qu’une parole.

— Deux mille ! deux mille !

Pourignau soudain s’apaisa, et lui tapant sur l’épaule :

— Y a-t-y point des arrangements, voyons ? Et d’abord j’suis pas à court d’argent. Ah ! ben non ! Regarde-moi dans les yeux en ami. Supposons que tu me dirais : « Pourignau, j’vas te payer. » J’dirais, moi : « De l’argent ? j’en veux point de vot’ argent. » Hon ! c’est-y parler ? T’as là des arbres qui n’profitent plus : on irait voir ensemble au bois, et on ferait marché.

— Et moi, j’te dis, boucher, que tu n’auras ni les arbres ni l’argent. Va au juge, si c’est ton idée. Mais y a que c’est l’bon Dieu qui nous les a donnés, les arbres, et qu’y n’y a que lui pour nous les reprendre.

— Si c’est ainsi, boute-moi au moins les fagots pour l’intérêt.

Pourignau était un colosse doux mais têtu : il s’arrangea si bien que le paysan finit par les lui abandonner.

Dans l’après-midi du lendemain, comme Jean-Norbert s’en était allé dans un des villages d’au-dessus faire marché pour son avoine, un homme arriva avec sa charrette : c’était Biatour, le marchand de bois, envoyé par le boucher pour charger les falourdes. Jumasse était aux champs ; il rôda un peu de temps dans la cour sans trouver personne. Comme il avait pris son fils avec lui, celui-ci, de son côté, tournait autour des bâtiments à la recherche d’un visage. Le gars avait dix-neuf ans, brun, l’air hardi et rusé, bien découplé. Il entra à l’écurie, fit le tour de l’ancienne métairie et heurta à la vitre de la cuisine. Mais on touchait aux derniers jours de mai et, comme à toutes les fins de mois, Barbe et sa fille étaient parties se confesser et communier au village. Jean-Norbert lui-même les avait emmenées dans sa carriole et descendues à la porte de la cure. M. Custenoble, ce jour-là, presque toujours les retenait à dîner, ou bien elles acceptaient de manger un quartier de tarte chez la bonne vieille Mme Douchamps, la mère du maître d’école.

Il se fit ainsi que le fils du marchand de bois put battre les cours en tous sens sans trouver à qui parler. La ruine dormant au petit soleil frisquet, dans le silence et l’abandon, comme un grand corps sans âme, son goût de la rôde et du guet alors s’éveilla. Il poussa des portes, pénétra dans les dépendances, monta aux greniers. Un coq, qui claironnait auprès de la ponte d’une de ses poules, le guida vers la basse-cour ; il trouva dans un nichet de paille six œufs qu’il goba. Gourmand et paresseux, il eût aimé battre, au chaud de la grange, une de ces flemmes, que l’été, dans la chaleur des après-midi, il prolongeait sur la mousse des bois. Mais la porte des remises était restée entr’ouverte et laissait voir dans l’ombre une apparence confuse de carrosserie démodée. Furtivement il se coula comme il fût entré marauder dans un verger, comme il se fût glissé par les issues d’une rabouillère. Il aperçut la vieille berline de voyage recourbée en carène, une caisse de cabriolet de guingois sur une seule roue, le col de cygne d’un traîneau défoncé et sur ses quatre puissants essieux, la carcasse demi-brûlée du carrosse qui avait servi aux galas de Pont-à-Leu. Une filée de soleil, venue par l’entre-bâillemenl du battant, envermeillait, entre les murs poudrés de salpêtre, les pénombres humides.

Amusé par tout ce faste désuet, le gars s’aventura ; le carrosse surtout, avec sa portière écussonnée, intérieurement feutré de drap gris matelassé, l’émerveilla. Il passa la tête et, tout d’une fois, d’une bottelée de foin dans le fond de la caisse, une autre tête sortait qui, sans un mouvement, se mit à ouvrir des yeux aigus de petite bête surprise. Ça ne semblait presque pas vivre d’abord, d’une immobilité de grande poupée, sous une crinière pâle d’étoupe, et pourtant ça dardait un étrange regard en vrille d’entre les sourcils plissés.

Lui, allongeant le cou, regardait cette chose, attiré par le point clair et fixe de l’œil dans le trou noir de l’ombre. Il redevint le petit coureur des taillis à l’affût d’une proie, poil ou plume, et qui les muscles bandés, savait attendre le moment voulu, sans un geste ni un pli au visage. Mais une chaleur de vie montant à la fin vers lui de dessous le tas de foin, il lui passa tout à coup une convoitise dans la prunelle. Ses narines battirent.

La petite tête d’étoupe enfin remuait les yeux, toute froncée, comme faisant un effort pour se rappeler, et elle aussi maintenant riait de ses lèvres longues.

— J’sais qui que t’es. Une fois t’étais derrière une haie, et tu nous as jeté des pierres, à mon frérot et à moi. Dis-voir si c’est point vrai.

Il mentit effrontément.

— C’est point vrai.

— Moi, dit-elle, j’suis Jaja, la fille à Jean-Norbert. J’vas sur mes seize ans, j’ai pas peur ad’toi ni d’parsonne.

Il haussa l’épaule, sournois, ayant son idée : et à petites fois il riait, gloussait comme une poule. Il n’y eut plus qu’une légère distance entre sa bouche et elle.

Il aurait voulu la mordre, dans un besoin de la faire crier. Elle, avec son œil aigu, le guettait, toujours sans mouvement, et enfin le garçon, d’un rire rusé et muet, prudemment avançait la main. Aussitôt toute la paille vola ; elle se dressa d’une colère de chat sauvage, ses petites dents pointues au clair ; et à coups d’ongles elle le griffait, en le poussant vers la porte. Alors lui, le fils des paysans, dans cette maison des seigneurs, prit peur. Les dents serrées, sans un cri ni un mot, il se lança par la cour et tomba sur son père qui le cherchait.

— Ouais ! fit le paysan en apercevant, dans Ventre-bâillement de la porte, Jaja, rouge et furieuse, les cheveux entremêlés de paille.

Une chaleur lui passa au cœur pour le gars de son sang qui osait s’en prendre à la fille des anciens maîtres. Il souffla dans ses joues et eut l’air de ne s’être aperçu de rien.

— M’est avis, mon fi, que nous allons pousser droit à la chênaie puisqu’on a beau hucher, y a parsonne à la maison. Va donc quère le quevau et viens-t’en là-bas charger.

Le garçon aurait bien voulu donner de la corne dans le battant refermé de la porte : il fumait d’ire comme un taurin piqué par un taon : la ruse et la force lui étaient revenues. Cependant il alla prendre le cheval par la bride et le tira jusqu’au bois.


XV


Tous les ans, aux Pâques, Barbe et sa fille Sybille s’en allaient passer une semaine chez les Lanquesaing. De cette petite noblesse sans titre qui autrefois avait été influente dans le pays, il ne restait que quelques tronçons inégalement fortunés. Une sœur de la femme de Jean-Norbert, Adélaïde, s’était mariée vers la trentaine à M. de Gransart, un officier supérieur qui, en mourant, lui avait laissé deux fils et quelque fortune. C’était cette sœur chez qui Barbe passait les quatre premiers jours de son séjour dans la famille. Adélaïde, personne un peu sèche et à qui une économie stricte, la pension militaire et le bien provenant du mari assuraient une certaine aisance, n’aurait pas souffert que cette coutume fût transgressée.

Barbe, avant de rentrer à Pont-à-Leu, consacrait ensuite deux jours à son oncle Aurélien et à sa tante Élisabeth, tous deux célibataires, et qui habitaient ensemble un des grands hôtels du faubourg. C’étaient, ceux-là, dans leur sommeil et leur isolement de vieilles gens riches, comme le Saint-Sacrement visible de la famille : la race des Lanquesaing, mi-gentilshommes et mi-robins, se glorifiait et s’adulait dans le culte d’idole dont on choyait la sénilité puérile et pimpante du frère, tout frêle sous sa perruque de cheveux blonds frisés, et la belle graisse massive de la sœur, pareille au pilier d’or de la maison.

Jumasse, le troisième jour après Pâques, accrocha donc la vieille jument borgne à l’antique berline dont un simple brancard avait remplacé le timon. Le coffre fut chargé à l’arrière de la voiture avec la caisse à chapeaux et le carton à bonnets. Barbe emportait une robe de soie puce qu’elle possédait depuis quinze ans, mais que Sybille, aidée de la Guilleminette, élargissait chaque année en recourant à des subterfuges variés. C’était sa robe de gala : en l’économisant, elle comptait bien la faire servir encore pour le mariage de sa fille. Il avait fallu aussi rafraîchir une ancienne robe de celle-ci : avec un louis de velours et de soie, on l’avait rendue présentable ; mais Jean-Norbert ne s’était pas décidé sans peine à bailler l’argent nécessaire. Ces départs qui les obligeaient à un peu de dépense étaient toujours le sujet de débats pénibles. Cette fois encore, Barbe avait dû dire le grand mot :

— Mais, mon bon homme, pense donc que notre Sybille va sur ses trente ans. Passé cet âge-là, une demoiselle est quasi plus mariable. Alors il est temps de se presser. Une jolie robe, ça fait venir le mari. Un joli petit mari riche, pense à cela, notre homme. Serais-tu point heureux si on te l’amenait ?

— Ben ! Je ne dis pas, mais tout de même, d’année en année ça fait des sommes.

Elles se trouvèrent prêtes, en toilettes très simples pour la route, robes de mérinos et paletots ouatés, gants de laine noire aux mains. Barbe, dans un réticule qu’elle avait porté jeune fille, avait fourré son mouchoir, son chapelet, son livre d’heures, une boîte à pastilles, des ciseaux, un dé à coudre et son éternel jeu de cartes pour ses réussites. Tandis que Jumasse passait sa casaque, elle fit demander par Jaja à Monsieur s’il consentait à les recevoir. Il répondit qu’il les attendrait dans le hall, au bas de l’escalier des portraits. Elles le virent, en effet, qui marchait en long et en large, lorgnant quelque fois d’un regard de côté ses ancêtres dans leurs vieux cadres vermoulus.

— On va donc voir les petits parents de province ? dit-il aussitôt. Bien du plaisir. Ça doit sentir la crotte de souris chez eux. Ça a de petites vertus et de la petite aisance, c’est petit en tout de la tête aux pieds. Cacatois sur un perchoir ! Nous sommes, nous, du côté des aigles et des lions, ma bru.

Il remonta de trois marches et les congédia d’un geste quand soudain le portrait du trisaïeul, se détachant avec son clou, fit ricochet sur un autre et manqua lui fêler la tête. Il reçut droit le choc, sans sourciller : la peau entamée saigna. Il tira son feutre et d’un rond de bras salua l’ancêtre qui avait failli le tuer.

— Un doigt en plus, monsieur mon trisaïeul, et je serais mort debout comme doit mourir un Quevauquant.

Là-dessus, étanchant la plaie avec ses doigts, comme les paysans se mouchent, il secoua les gouttes de sang et en étoila le mur. Tout chez un tel homme était cynique, même son mépris de la mort.

— Sûrement, ma fille, c’est le diable qui a pris la forme de votre grand-père, souffla Barbe en tâtant de sa main gantée son chapelet au fond de son sac.

Elles entendirent pester Jumasse tout attelé et qui criait qu’il était grand temps de partir si on voulait arriver à la ville pour les deux heures de l’après-midi. C’était une des idées de la descendante des Lanquesaing de faire dans la berline ce petit voyage annuel. En la remettant au train, après trois quarts d’heure de voiture, Jumasse lui eût fait gagner la moitié d’une journée. Mais pour rien au monde, elle n’eût consenti à un déplacement qui eût manqué du cérémonial accoutumé. Elle se hissa péniblement sur le marchepied, soutenue aux aisselles par Sybille, s’informa pour la vingtième fois si ses bonnets étaient bien dans le carton, puis tirant son mouchoir, s’affligea jusqu’aux larmes, à la pensée de quitter son bon homme. Elle lui avait pris la main, disant qu’elle faisait là un sacrifice qui lui coûtait autant que la vie. Ensuite, elle lui fit jurer de changer de flanelle au moins deux fois sur la semaine à cause des mauvaises sueurs. Elle dut aussi embrasser longuement Jaja et Michel qui, le corps à demi-entré par la portière, lui avançaient leur front. Quand enfin sa sensibilité se fût calmée, Jumasse, penché sur son haut siège, d’une anguillade de son fouet fit démarrer la jument : l’écusson des Quevauquant s’ébranla dans un bruit de ferrailles. Jean-Norbert et les enfants donnèrent la conduite jusque sur le chemin ; puis, une main, à travers la portière, longtemps secoua un mouchoir ; et tout doucement la haridelle, après avoir renâclé et s’être tendue sous l’attelle, se mit à trotter.

À la traversée de Pont-à-Leu, tout le monde vint aux portes. C’était un événement, ce départ des dames de Quevauquant, comme aux temps où les grandes dames de la lignée partaient pour la Cour. Dame Barbe n’était pas indifférente à cette curiosité ; très lointainement, quelque chose s’éveilla dans sa mémoire, un rappel des temps où les Lanquesaing aussi quittaient en des voitures démodées leurs terres pour revenir passer l’hiver à la ville. À la vérité, la bonne femme n’avait point connu ce temps ; mais elle l’avait entendu rappeler par sa mère, et c’était devenu à la fin comme si cela lui était arrivé à elle-même. Elle se penchait sur l’apsichet et en voyait des saluts comme avaient dû le faire ses aïeules.

Il y eut un moment où la voiture fut si lourde que Jeannette refusa de tirer. Jumasse, soupçonnant qu’une grappe de petits patauds avait dû se pendre aux ressorts d’arrière, allongea un coup de fouet ; et en effet, il y en avait là deux, montés sur le coffre, pendant que quatre autres se laissaient traîner.

À chaque montée, la bête soufflait : son flanc, cerclé de côtes en relief comme des douves, remuait d’une ondulation de ruche à l’heure de la rentrée des abeilles. On attendait que le poumon lui fût rendu et de nouveau, à petits temps de trot ou au pas, on repartait. À mi-chemin, ensuite, il fallut que Jeannette eût son quignon de pain, sans quoi elle se fût butée. Le temps ainsi s’allongea ; la berline ne passa l’ancienne poterne de la ville qu’une couple d’heures après qu’on l’avait supposé. Jumasse, au milieu d’un ameutement, arrêta enfin son étrange attelage devant la maison des Gransart. La vieille domestique, accourue au coup de sonnette, dut extraire des capitons Barbe, ankylosée par les cahots. Aussitôt celle-ci se jetait dans les bras d’Adélaïde qui attendait au haut du perron, un petit mouchoir de batiste dans les doigts. Cette dame, au nez en faucille, très maigre, des bandeaux plats encore noirs, tendit simplement la main sans manifester d’émotion, mais la femme de Jean-Norbert, reprise d’une crise de sensibilité, lui jeta ses bras autour du cou.

— Ah ! ma chère âme, c’est bien vous que voilà ! Si maman pouvait nous voir du paradis où elle est sûrement ! Depuis quinze jours, je ne me tenais plus. Je disais à not’ homme : « Faut que j’aille, voilà le temps : Adélaïde aura préparé la grande chambre. »

Mme de Gransard avait astreint sa vie à la plus extrême correction ; son impassibilité passait dans la famille pour un signe de distinction natire. Elle détacha les bras de Barbe et, la bouche pincée :

— Ma sœur, ces sentiments vous font honneur, mais modérez-vous. Il ne convient pas de se donner en spectacle.

Barbe se tamponnait les yeux, et Sybille, avançant le front, pouvait enfin recevoir, d’un effleurement léger, le baiser auquel elle avait droit, une fois l’an.

Leur vie, comme les autres fois, s’arrangea dès le premier moment. La Cadie les mena à leur chambre, une pièce à deux lits sur la rue, spacieuse, d’un goût banal et froid, où les fauteuils, comme des collerettes, portaient au dossier la frange lourde de broderies au crochet signalant l’application manuelle du pensionnat. Barbe y put dormir, sous la couette de plumes, des sommeils dont rien n’eût égalé la douceur si elle n’avait été obligée, chaque matin, selon la coutume de la maison, d’aller entendre la messe de sept heures. On déjeunait ensuite de café, de beurrées et d’un peu de miel. Au repas de midi, du laitage, des œufs, des pâtisseries légères.

Mme Adélaïde s’abandonnait au goût des douceurs, sans se départir de ses habitudes d’économie. L’après-midi, on sortait par la ville, visites, promenades sur le mail, stations devant les magasins. Ensuite, on rentrait ; on ne ressortait que pour le salut. Après quoi, on dînait : le potage, deux plats, un fruit ou une confiture, des gâteaux. C’était un délice pour Barbe : tout lui mettait la larme à l’œil et elle ne se tenait pas de continuellement sourire, d’une bouche humide et ravie. Sa vieille âme candide s’émerveillait pour un plat, pour un chemin de table, pour un geste.

— Mon Dieu ! Laïde ! Il n’y a que vous pour avoir une maison si bien tenue. On ne mange nulle part ailleurs comme ici. Et puis vous êtes belle ! Vous avez toujours été la plus belle de la famille ! Et vos mains ! Quand, à la procession, vous portiez une des bannières, c’étaient comme des petites fleurs ! Ah ! Laïde, et votre taille ! Jamais, on n’en avait vu de plus fine. On était fière d’être une Lanquesaing à côté de vous. Ah ! que je suis heureuse ! Il me semble que j’ai déjà l’âme en paradis.

Laïde s’arrêtait.

— Vous n’y pensez pas, ma sœur Barbe. Il est défendu de mêler aux choses de la terre, la pensée de ce qui est là-haut.

— Oh ! pardon, je ne croyais pas m’être mise en faute. Je vous en demande pardon, Laïde, j’en demande pardon au bon Dieu. Mais c’est que vraiment on est si bien chez vous ! Tenez, j’en pleure comme une bête. Sybille, où est mon mouchoir ? Personne n’a vu mon mouchoir ? Je l’avais là tout à l’heure sur les genoux.

Des retours de petites choses identiques ponctuellement réglèrent leur vie. Une quiétude benoîte en résultait qui oignait l’apathie grasse de la bonne Barbe, mais bientôt exaspéra cette Sybille née dans le nid des aigles et qui se voyait là, emprisonnée derrière le treillis d’une cage à pinson. Il lui arrivait, pour échapper à la contrainte des tête-à-tête, de monter à sa chambre bâiller et s’étirer les bras, l’âme morte dans l’immense ennui de ce milieu béat et provincial. C’était là, du reste, une inconvenance que sa tante, d’un ton pincé, ne manquait pas de relever sitôt qu’elle était redescendue.

Sa sauvagerie de vieille fille, alors, regretta la maison des ombres et du silence, où du moins elle se sentait près de sa race, avec un pareil dédain de leur veule nobillonnerie qu’affectait le vieux seigneur de Pont-à-Leu. Elle eût fait un coup de tête sans un événement imprévu et redoutable qui paralysa pour un peu de temps toute sa volonté. L’aîné des fils de Mme de Gransard, Léonce, son cousin germain, rentra du Caire, où il avait été chargé, comme ingénieur, de la construction d’une ligne de chemin de fer, deux semaines plus tôt qu’on ne l’attendait. Sa femme et ses deux enfants l’accompagnaient. Adélaïde ne se départit pas de sa correction habituelle ; elle parut le revoir après un mois d’absence et, sans laisser paraître d’émotion, partagea ses baisers entre lui, sa bru et les deux fillettes par tranches égales, comme un gâteau mangé en famille. Sybille remarqua que la femme de Léonce considérait avec dédain sa pauvre robe noire. Elle la prit aussitôt en haine.

Léonce, en apercevant Sybille, manifesta un plaisir réel : il lui prit les poignets et l’attira pour l’embrasser. Mais elle pâlit sous la chatouille de ses moustaches, tout son sang remonté au cœur. Il lui présenta ensuite sa femme, une Égyptienne de riche naissance, épousée là-bas : elle se tourmenta de n’avoir pas fui la veille, à l’arrivée du télégramme qui avait annoncé le retour de Léonce. Elle s’en voulut surtout de n’avoir pu résister à l’attrait secret que cette rencontre, après des années, eut pour elle.

Léonce avait gardé le joli air svelte de sa jeunesse ; il avait trois ans de plus que Sybille et ils s’étaient aimés. Du moins, Sybille s’était crue aimée de ce jeune homme brillant et léger. C’était le temps où elle sortait de pension : Barbe avait décidé de la laisser quelque temps dans la famille, chez une autre sœur, la tante Emmeline, excellente femme, morte depuis et qui, sans s’être mariée, voyait assez de monde. On espéra du hasard un établissement profitable dont les avantages se fussent reportés sur les parents. Dans la société où elle fréquenta, Sybille apparut le type impérieux et noir des Quevauquant. Elle conquit sans charmer ; sa réserve un peu farouche ne fléchit que pour Léonce avec qui elle avait joué, enfant, et dont la gaminerie gentille et taquine déjà alors faisait des ravages dans le cœur des petites filles.

Il ne devait apporter à cette passionnette qu’un entraînement sans profondeur, mais Sybille, sèche et ardente, s’enflamma. Comme sa tante la laissait assez libre, ils se voyaient à l’église ou près des remparts, comme de petits amants.

La nouvelle s’ébruita. Emmeline la jugea compromise et demanda à sa sœur Adélaïde qu’on les mariât, aussitôt les études de Léonce terminées. Mais Mme de Gransard, qui n’eût point montré de répugnance pour une jeune fille riche, estima celle-ci trop pauvre et en pensée adjugea son fils à quelque héritière. D’ailleurs, une rivalité de famille existait entre les Lanquesaing et les Quevauquant, à la longue, dégénérée en dédain pour ces terriens appauvris jusqu’à la famine. On coupa court à une illusion dangereuse en renvoyant Sybille à Pont-à-Leu. Ce fut là son seul amour et il lui troua le cœur. Elle avait traîné sa blessure sans s’ouvrir à personne ; jamais sa mère n’avait rien su. Sa fierté longtemps souffrit le double tourment de n’aimer plus et de ne pouvoir maîtriser sa souffrance.

Le temps et la volonté, à la longue, eurent raison de ces mouvements de sa vie. Elle sortit de l’épreuve, toute sa jeunesse brisée, mais armée contre elle-même. Elle put se croire la plus forte après ce combat où d’abord sa faiblesse avait été vaincue et où, finalement, son orgueil avait triomphé. À peine sortie de pension, on la vit ainsi devenir femme ; elle eut un accent de beauté en avance sur son âge, mais qui, à la chaleur sèche de sa vie, se brûla et passa tôt. Elle fut ardente, froide, hautaine avec des violences sourdes en elle qui s’étendaient jusqu’à sa religion, une religion solitaire où elle s’accablait, où elle en voulait à Dieu de les abandonner dans leur détresse.

Quand elle consentit à écouter sa mère, qui la suppliait de se remontrer avec elle dans la famille, trois ans après le départ de Léonce, le mépris était venu, mais sans tuer son cœur. Elle s’en aperçut bien en le revoyant avec celle qu’il était allé chercher là-bas. Elle ne put se défendre de le trouver plus beau que par le passé, d’une beauté d’homme heureux. Elle détesta sa tante, elle détesta Léonce, elle détesta l’Égyptienne, elle se détesta bien plus pour sa propre lâcheté. Elle souffrit là, de fierté et de honte, comme avaient dû souffrir les grandes femmes de la lignée.

Le pis fut que Léonce, dans la sérénité de son égoïsme, ne s’aperçut de rien. Une pointe de taquinerie perça dans son insistance à lui demander pourquoi elle ne s’était pas mariée. Il eut la cruauté de faire une allusion ironique à leur petit roman d’amour.

— Dites, Sybille, étions-nous assez fous !… Il n’a tenu qu’à un cheveu que nous ne fassions la plus irréparable des sottises.

— Vous l’avez bien faite depuis, dit-elle sèchement en lui tournant le dos.

Il s’étonna de l’avoir blessée. C’était leur dernier jour : elle se jura de ne plus remettre les pieds chez Mme de Gransard. Quand elle sortit de la maison, la porte lui retomba sur le cœur, du poids d’une pierre ; mais cette fois, c’était bien elle qui l’avait tirée à jamais. Elle partit fièrement, en fille des Quevauquant, toute pleine de mépris pour ces petits parents de province, petits en tout, comme disait d’eux Monsieur. La sévère Adélaïde, sous le sourire froid d’orgueil dont elle la transperça, en évitant de lui tendre le front, sentit s’enflammer les pâleurs sèches de son visage.

Sybille ne consentit à se rendre chez sa grand’tante Élisabeth qu’à la condition de n’y demeurer que le temps d’une visite. Elle avait nettement déclaré à sa mère qu’elle était résolue à gagner le train sitôt après, sans attendre que Jumasse selon son habitude vînt les reprendre avec la berline. Elle-même se chargea de faire porter le coffre et les cartons à la gare.

Toute la famille sembla osciller sur ses bases quand Sybille fit part de ses intentions à son imposante parente. On les avait reçues au petit salon du rez-de-chaussée, le grand demeurant toujours clos dans un silence de vieille pièce où les housses ressemblaient à des suaires par-dessus des fauteuils désaccoutumés des vivants.

La tante Élisabeth, assise, les mains sur les genoux, dans une rotondité d’idole encore exagérée par l’ampleur des jupes, se tourna vers l’oncle Aurélien et dit simplement :

— Vous l’avez entendu, mon frère ?

Elle avait des yeux bleus, d’un froid d’acier, dans un grand visage qui, élargi dans le bas par les bajoues, s’étrécissait à mesure vers le haut entre des bandeaux beurre frais, dessinant ainsi la forme d’une grosse poire.

L’oncle Aurélien, tout rose sous le frisottis d’une perruque jaune, les joues glabres et luisantes, aussitôt donna des signes de la plus insolite gaîté, trépignant et tapant avec les mains sur le bras de son fauteuil.

Tout le monde savait qu’il n’avait jamais été très éveillé d’esprit et que sa sœur le traitait en vieil enfant gâté, le dorlotant et s’émerveillant de sa peau de bonbon vernissé. Mais quelquefois ce petit homme puéril s’emportait d’une colère de singe des petites races : elle tâchait alors de le calmer en le berçant dans ses bras ou bien en douceur lui donnait une petite claque qui avait raison de ses indisciplines. Dans un excès d’adoration, elle ne semblait pas avoir conscience de ses lacunes.

— Il n’y a personne qui s’entende à donner un bon avis comme mon frère Aurélien, disait-elle. C’est un esprit réfléchi et qui ne parle pas à la légère. Quand il a dit une chose, on peut être sûr que c’est la bonne, et il n’est pas besoin de revenir dessus.

Cette fois, le petit oncle rose ne parut pas témoigner d’un entendement bien précis. Sa mimique, amusée et falote, eut l’air de se rapporter à un événement sans analogie avec la parole compassée de la tante Élisabeth.

— Mon frère, reprit-elle, nos parentes ne passeront pas les deux jours avec nous. Elles manquent ainsi aux devoirs de la famille. Ne le pensez vous pas comme moi ?

L’oncle prit sa tête à deux mains et se mit à la secouer avec énergie dans un sens qu’il était permis de prendre pour affirmatif.

— J’en étais certaine, fit-elle aussitôt, d’un visage impassible.

Elle se leva avec une dignité laborieuse, fit signe à son frère de la suivre et, raide comme une sainte de paroisse dans sa robe de faille à plis droits, elle quitta la pièce.

— Allons-nous-en, ma mère. Il ne convient pas que nous restions une seconde de plus dans cette maison ! dit alors Sybille.

Mais Barbe criait, pleurait :

— Après tout, c’est notre sang, ce sont des Lanquesaing comme moi et toi. Ah ! bon Dieu de bon Dieu ! quel malheur !

Elle eut là une vraie incontinence de sensibilité. Sybille s’irrita et dut l’entraîner. Elle avait hâte de reprendre sa vie farouche de Pont-à-Leu. Elle s’en allait, le cœur mort, mais libre, pour avoir touché à la grande douleur de sa vie de jeune fille. Tout était bien fini, jamais plus elle n’aimerait. Elle demeurerait la vierge au sein coupé sous sa cuirasse de mépris et d’orgueil.

Il leur fallut regagner la gare à pied, Barbe, presque défaillante au bras de cette longue jeune femme qui portait si fièrement sa petite robe par places lustrée d’usure. Son gros bon cœur spongieux se dilatait en soupirs pour cette catastrophe qui ruinait en elle le principe de la famille. Jamais elle n’avait été plus malheureuse et elle se désolait sur ses tantes perdues, sur le coup qui en résultait pour elle et dont elle ne se remettrait jamais, enfin sur le mari qui ne s’était pas présenté pour Sybille.

Un poney-chaise brusquement stoppa. Firmin Lechat, rond, rougeaud, son fouet au poing, en hautes bottes, leur tirait un coup de chapeau.

— J’pensais bien que ma chance ne m’aurait pas quitté comme ça, dit-il. Hé oui ! figurez-vous, voilà-t-il pas qu’à ce matin, mon agent de change m’annonçait que j’avais un numéro sorti dans un tirage. Oh ! une bagatelle, 10,000 francs, quoi ! Mais enfin l’argent est toujours bon à ramasser, pas ? Et comme ça, par là-dessus, j’ai l’avantage de vous rencontrer. Ah ben ! madame la baronne, si le cœur vous en dit, je vous offre ma voiture pour vous ramener chez vous. Mes petites bêtes sont reposées ; en trois heures vous serez rendues à Pont-à-Leu.

Barbe tout de suite accepta.

— Monsieur Lechat, c’est point de refus, d’autant plus qu’ainsi, nous économisons…

Sybille la poussa du coude.

— Le temps, acheva-t-elle.

Firmin Lechat les fit monter. Barbe était assise auprès de lui, Sybille, en vis-à-vis, le dos aux chevaux. Mais le coffre et le carton à chapeaux qu’on leur délivra à la gare les obstruèrent ; Lechat, sans marchander, fréta une guimbarde, qui se chargea de les déposer à Pont-à-Leu.

Déjà, Barbe ne pensait plus à ses malheurs. Elle s’efforçait de garder une attitude digne, le buste tendu, réagissant contre la détente des ressorts. Sybille, elle, face au petit homme, n’évitait pas toujours le regard qu’il égarait jusqu’à elle et qui lui causait un étrange malaise dégoûté. Néanmoins, il semblait surtout préoccupé de leur faire admirer la vitesse de ses cobs, correct comme un homme qui a connu les bonnes maisons.

L’odeur du cuir verni, l’afflux poivré du poil des chevaux la grisaient légèrement et dilataient ses narines. Un soleil d’après-midi de mars mettait à sa peau bise de petites lumières frémissantes qui lui ricochaient dans les yeux. Parfois, il était obligé de se pencher à droite et à gauche, pour apercevoir la route, derrière ses épaules, par-dessus la tête des chevaux. D’ailleurs, très à l’aise, leur parlant de sa maison, de ses propriétés, de ses affaires, avec son assurance d’homme à qui tout avait réussi.

— Allez, vous êtes bien heureux, disait. Barbe.

— Heureux, je ne dis pas… Et tout de même, il me faudrait là une personne qui aurait de l’éducation et tiendrait sa place dans le monde. Hé ! hé ! je n’ai pas encore dételé, moi, vous savez ! Le cœur toujours comme à vingt ans. Mais on est devenu plus difficile ; situation oblige. Ma première était une brave femme, un peu courte d’idées, mais honnête et travailleuse. Elle a eu le lot le plus dur. La seconde n’aura plus grand’chose à faire et, pour sûr, il ne lui manquera rien. Ah ! que non, il ne lui manquera rien. Toilette, argent et le reste, ce n’est pas moi qui y regarderai. On marierait d’abord les enfants. Une nouvelle femme doit être maîtresse à la maison. Et puis, on ne sait jamais, peut en venir d’autres, faut de la place ; c’est une idée que j’ai comme ça. On fait des folies à tout âge, hon ?

Il ne s’adressait ni à l’une ni à l’autre, parlait dans le vague avec une rondeur bonhomme, les yeux rusés et vermillants, jetant son « hon » d’un coup de menton négligent. Puis, il siffla entre ses dents pour presser le trot des cobs, leur chatouillant le flanc de la mèche de son fouet, et il parut n’avoir rien dit.

Barbe tout à coup regardait Sybille et disait :

— Vous n’en manquerez point, d’femme, m’sieu Lechat.

— Je n’en manquerai point, peut-être bien ; mais peut-être bien aussi que celle dont je voudrais ne voudrait point de moi.

Cette fois, il avait regardé nettement Sybille. Elle eut l’idée que c’était d’elle qu’il s’agissait. La sensation fut brusque comme un attouchement ; et cependant elle ne lui en voulait pas : elle éprouvait presque une douceur à être recherchée, sans plus songer dans le moment que cet homme avait appartenu à la domesticité des Quevauquant. Elle détourna les yeux : il ne put savoir ce qu’elle avait pensé.

L’attelage filait bon train ; le pavé sonnait sous la retombée des sabots. Ils traversèrent les hameaux : les toits fumaient sous le soleil oblique : l’air était sec et vif, ventilé d’un souffle frais qu’ils recevaient au visage, les yeux demi-fermés. Des terreaux remués montait un évent animal : on sentait que le printemps allait venir ; et les petits enfants étaient sur le pas des portes, jouant avec les chats.

À mesure que la ville s’effaçait dans les lointains, une détente plus grande apaisait Sybille. C’était sa vie humiliée qu’elle laissait là-bas, l’affront fait à sa robe de fille pauvre, l’insolence des petites gens sans titre pour leur misère orgueilleuse de gens de grande race.

Les chevaux, menés droit, firent la route en moins de deux heures. Le village traversé, on vit se dresser les tours de Pont-à-Leu. Barbe, d’un esprit court, attaché au souci des petites choses, maintenant s’inquiétait pour le coffre et le carton restés en arrière. Mais apercevant Jean-Norbert en train de planter les pommes de terre dans le champ, elle oubliait tout et lui criait de loin :

— Ah ! mon homme, mon bon homme, que je suis donc aise de te revoir ! Sûrement, je serais morte d’attendre plus longtemps. Et comme ça, c’est ta fille et moi que ce bon m’sieu Lechat te ramène dans sa voiture, tu peux bien le remercier. C’est un homme joliment poli et qui ne regarde pas à se déranger pour les gens, ah ben non !

Jean-Norbert, de grosses mottes de terre à ses sabots, arriva serrer la main à Firmin Lechat. Vraiment oui, c’était bien poli à lui, et il le regardait de dessous ses épais sourcils, le visage sournois et humble, répétant toujours la même chose. Il accompagna la voiture jusque dans la cour, caressa les chevaux, puis s’en retourna à sa terre pendant que Lechat, un instant, vérifiait la sangle des sellettes. Jumasse, qui rentrait chercher de la plante, à son tour arrivait se piéter devant les cobs, leur flattant le jabot, les palpant au gras des côtes, en connaisseur.

— Mâtin ! c’est des bêtes qu’avez là, môssieu Lechat !

On se quitta amicalement. Barbe ne tarissait pas de remerciements : jamais elle n’oublierait, elle s’était crue au beau temps comme en famille, autrefois, etc. Sybille, agacée, la coupa.

— C’est bien, ma mère. M. Lechat n’en demande pas tant.

— Mamzelle Sybille a bien raison, du moment que ça vous fait plaisir.

Il partit de là pour leur offrir sa voiture quand elles la voudraient. Ça ne le gênait pas, bien au contraire, et par une vieille habitude, il ajoutait :

— À vot’ service.


XVI


Un vent doux souffla des marais avec une odeur musquée. Jaja, une fois, rentra et dit en riant :

— Les arbres font aller leurs petites mains.

Et ce fut le printemps. Au verger, les pommiers s’épinglèrent de bouquets comme des cœurs roses. Dans le bois des chênes, pépiaient les couvées. Il flotta des plumes et du pollen sur la grande noue solitaire. Des jours entiers maintenant, la fillette demeurait dehors, poussant devant elle la maigre bête à Guilleminette ou bien assise parmi les roseaux, à mi-jambes dans le marais. Une lourde palpitation grasse soulevait la masse liquide, toute dense de la mucosité des lentilles, gonflée de bulles d’air montées du fond et qui crevaient à la surface. Quelquefois une succion douce lui mordait le mollet ; elle relevait la jambe et d’une pichenette faisait retomber une sangsue.

Cette vie secrète des dessous aquatiques l’amusait : elle aimait voir passer l’épinoche à l’arête aiguë et bouillonner l’eau par-dessus le frétillement de l’anguille. Çà et là, des écumes moussaient où fermentait la naissance des organismes élémentaires. Elle, qui n’avait d’intelligence pour rien, se trouvait là des sens actifs et ouverts pour s’intéresser à tout un monde mystérieux. À la force des poignets, elle avançait le buste, se tenait suspendue par-dessus les lianes, les fucus, les petits coquillages, l’errance d’un nuage reflété comme un ballon soyeux dans la profondeur.

D’un cri aigre elle observait la chasse, l’amour, le meurtre, elle-même prise à la ruse et à la cruauté de cette faune vorace, rapide et féroce. Pour tromper la faim, elle mâchait des touffes de cresson ; sa soif, elle la calmait en suçant la menthe poivrée. Et le soleil s’abaissait, l’après-midi froidissait, elle n’était jamais pressée de rentrer.

Un jour elle était là. Michel qui, cette fois, n’était pas allé à l’école, près d’elle doucement, du bout des orteils, les jambes nues jusqu’aux genoux, remuait l’eau sous les filaments gras des longues herbes. Par jeu, en riant, elle se laissa couler jusqu’aux cuisses, puis avança, à mesure relevant son penaillon de robe. Un soleil d’aprèsmidi sous elle criblait le marais, tout bouillant de vie.

— Ah ! Michel, sûrement, si t’étais pas là, j’ôterais ma chemise. J’sais pas pourquoi, mais ce serait bon. On sentirait mieux les herbes, que c’est doux, que c’est comme des cheveux. Tiens, Michel, j’les prends comme ça et j’en fais une tresse comme ça.

À poignées, comme elle le disait, elle attirait les lianes, les enlaçait toutes gouttelantes à ses tempes ; et les bras en l’air, dans la chaleur vermeille, elle ressemblait à une petite nymphe des âges. Michel, peureux, regardait monter l’eau à ses jambes sans se risquer à la suivre. Bientôt, elle en eut jusque par delà la ceinture et elle riait plus fort, avec la petite secousse du froid montant. Mais voilà que tout d’une fois elle se sentait prise par les pieds comme si quelqu’un là-dessous les lui tenait dans la main. Elle tira de toute sa force pour se délivrer, mais dans son effort la vase se creusa et elle ne criait pas tout de suite, bien que l’eau fût à sa gorge. Ce fut Michel qui soudain se mit à appeler au secours en courant sur la berge. Mais on était à un quart d’heure du logis et personne ne passait dans la lande.

Cependant Jaja luttait ; elle put défaire un pied, mais restait enlizée de l’autre, et elle disait seulement :

— Frérot, prie pour moi le bon Dieu.

Tout à coup, à une petite distance, quelque chose sortait des roseaux et courait d’un galop de lièvre. C’était le fils du marchand de bois, qui, étant là à la guetter depuis plus d’une heure, arrivait aux cris. À peu près chaque jour, il se mettait à l’affût, sachant qu’elle viendrait. C’était une sensation confuse entre la haine et autre chose qui faisait claquer ses mâchoires comme un chien qui rêve. Il aurait aimé jouir de sa colère s’il s’était mis debout, en hurlant et agitant les bras, tandis que paisiblement, sous le grand ciel nu, elle faisait ses petites baignades, demi-nue. Et puis, cette envie lui passait et il ne songeait plus qu’à regarder clapoter ses bouts de jambes dans le marais. Jaja jamais ne s’était aperçue de rien.

Elle entendit un grand bruit d’eau. Le gas, en tournant sur ses hanches et fauchant circulairement l’air de ses bras, avançait, et elle ne bougeait plus, enfonçant toujours, les dents serrées comme une morte. À son tour, il eut un cri sauvage. Elle reconnut le mauvais gas et crut qu’il venait pour la noyer. Mais il ne la touchait pas et plongeait : elle sentit une main qui lui arrachait les herbes des jambes. Revenant presque aussitôt à la surface, les cheveux ruisselants et verts, il se mit à la tirer par les aisselles du côté de la berge. Là, elle tomba, perdit une minute connaissance, très doucement, et ensuite, rouvrant les yeux, elle le voyait devant elle, debout près de Michel à genoux et qui lui caressait les cheveux.

— Ben, c’est toi ? fit-elle.

— C’est moi.

Et il riait comme l’autre jour, de son rire rusé et sournois.

— Ah ben ! ah ben ! dit Jaja en traînant la voix.

Elle ne lui en voulait plus : c’était comme s’ils avaient été toujours amis et elle le trouvait beau, très grand dans le ciel d’or, derrière lui. Il aurait été heureux de lui caresser la peau du bout des doigts. Comme elle tremblait un peu à cause du froid, sa chemise et sa jupe pleines d’eau, il dit à Michel d’ôter sa veste et de la lui jeter aux épaules, lui n’en ayant pas. Il parlait rudement, comme un petit homme des bois. Cela déplut à Jaja qui lui dit :

— T’es pas le maître.

Il haussa les épaules sans rien répondre et à la force des poignets il lui tordait son jupon, pour en exprimer l’eau. Alors, voyant qu’il ne s’était pas fâché, elle eut un beau mouvement :

— Viens demain. Guilleminette aura mis cuire le pain. J’t’en bouterai un morceau.

Lui, fils d’un homme riche chez qui le pain ne manquait jamais, riait très haut et, comme elle tout à l’heure, disait :

— Ah ben… ah ben…

Ses yeux s’étaient plissés, narquois, tout petits comme des baies de myrtille et il ne la regardait pas, il regardait au-dessus d’elle très loin comme un chat. Toute malveillance était tombée : il sentait bien que c’était à jamais fini de lui jeter des pierres ; cependant il n’aurait pas fait un mouvement pour lui témoigner de l’amitié. L’âme douce de Michel, au contraire, eût été heureuse de se donner à ce garçon qui, en sauvant sa sœur, venait de faire une chose que lui n’aurait pu faire.

Le bon soleil les eut bientôt séchés. Tous trois s’étaient couchés sur le ventre, dans les plantes du bord de l’eau qui leur montaient par delà la tête.

— Comment qu’on t’appelle ? fit Jaja en le regardant de ses yeux sauvages.

— J’suis le fils à Biatour, Pierre du marchand qu’on dit.

— Moi, j’suis Jaja. C’est tous des barons chez nous. Et quoi que tu fais ?

— J’vas au bois, j’tue les bêtes quand j’suis pas avec mon père à charger des ramons. C’est amusant.

— Et où c’est-y le bois où que tu vas ?

— Là-bas, par au delà la maison, au bois du petit bon Dieu qu’on l’appelle. Y a l’école, y a la ferme à Robuard, y a la pâture, y a le village, alors, t’es chez moi, puis par après le village, y a le bois ! Des fois, j’tue un lapin ou je grimpe aux nids prendre des petits qu’on met cuire sur un feu de ramons. C’est bon. Faut venir.

— Pour sûr qu’on ira, hein, Michel ?

Il avait tiré de sa poche un tome recroquevillé : on voyait remuer ses lèvres dans l’effort de la compréhension. Pierre haussa les épaules et Jaja disait tout bas :

— Michel sait lire dans les livres.

Il sembla n’avoir rien entendu.

Ils demeurèrent comme cela un assez long temps, puis le grand ciel s’abaissa encore, une buée violette monta des marais, et comme ils avaient faim, ils se séparèrent.


XVII


La terre eut besoin de bras. Jean-Norbert et le valet suaient les eaux de leur corps sous le chaud soleil, bêchant, fumant, plantant la pomme de terre, se donnant du mal. Maigres et mal nourris, ils se séchaient au travail, les os en têtes de clou sous la chemise râpeuse. Par là-dessus, cent ennuis : des gens, toujours, arrivaient réclamer le paiement des petits emprunts soutirés par le Vieux. L’ire du paysan alors bouillonnait : il les chassait, sa fourche ou sa bêche à la main. Mais, une fois, un homme d’un village d’en dessous, outré de son refus, le prit à bras-le-corps et le précipita dans la mare aux fumiers, heureusement peu profonde. Sa taciturnité avait encore augmenté ; il ne desserrait plus les dents des jours entiers.

— Bien sûr que tu as quelque chose, mon bon homme, lui disait Barbe. C’est-il que tu as une peine sur le cœur et qu’on t’a fait du mal ? Tu ne manges plus ; la nuit, t’as le cauchemar. L’autre fois, tu as manqué m’étrangler ; tout ça n’est pas naturel.

Jean-Norbert remuait les épaules, hochant la tête et ne répondant pas. Cependant l’année s’annoncait bien ; à Pâques, le marchand de porcs avait passé. Il était assuré de vendre bon prix son foin. On comptait, en outre, sur une belle récolte de pommes. C’étaient là plutôt des sujets de contentement ; mais il pensait que tant que Monsieur vivrait, ni lui ni les siens ne connaîtraient la sécurité. Cette vie tenace du Vieux, bâtie à tenons et à mortaises, s’enfonçait comme une poutre en travers de la leur.

Un dimanche matin, après la messe, il s’attarda dans l’église : il avait acheté un cierge chez le sacristain ; il l’alluma devant la statue de saint Antoine ; et à deux genoux, touchant du front les dalles, il pria pour que son vœu fût exaucé. Il ne demandait pas la mort de Monsieur après tout, mais qu’un mal le clouât sur son lit jusqu’à l’heure des Sacrements. S’il lui arrivait de penser plus loin, aussitôt il faisait le signe de croix en se frappant le creux de l’estomac et marmottait un mea culpa. Il n’aimait pas regarder le vieux fusil à son clou dans le mur de la cuisine. Cependant, comme un soir il rentrait, il ne vit plus que le clou et tressaillit. Guilleminette lui dit que Sybille avait décroché l’arme pour aller tirer dans le bois. Il sortit, traversa la cour et prêta l’oreille : il entendit partir deux coups ; son cœur battit fortement.

Elle aussi était retombée à un mutisme sauvage dans cette maison du silence où, à peu près la seule, Barbe, toujours geignant, se dolentant, émettait un son de voix humaine. Là-haut, quelqu’un parlait bien, comme de par delà la vie, en grognant, riant, tapant des coups dans les boiseries ; celui-là avait l’air de s’entretenir avec une présence inconnue. La femme de Jean-Norbert alors se signait, songeant que ce pouvait être le diable.

Du reste, comme par le passé, le pas nocturne des nuits entières sourdement résonnait au cœur de la maison avec la régularité d’un pendule. Et c’était comme aux premiers jours : Jean-Norbert demeurait là à écouter l’ogre abattre ses kilomètres, usant les solives du râpement de ses talons sans trêve, comme par expiation de quelque péché inconnu.

La hargne plus que jamais les divisa. Le paysan s’étant mis à rogner encore sur le manger déjà si précaire, le baron menaça de flanquer le ménage à la porte et de vivre là tout seul, comme un ragot dans sa bauge. Jean-Norbert l’écoutait parler, sa casquette à la main, d’une si piteuse mine que Sybille, intervenant soudain, violemment déclara que s’il fallait que quelqu’un sortît, c’était à lui à tourner les talons.

Au grand étonnement de Barbe qui s’attendait à voir la maison leur tomber sur les épaules, M. de Quevauquant se mit à rire aux éclats en tapant ses mains l’une dans l’autre.

— Au moins, toi, tu as de qui tenir, satanée femelle, s’écria-t-il. Le sang et le feu te sortent par les naseaux, comme à cette grande cavale qu’était ta bisaïeule. Mais il y a ici quelqu’un qui a la tête encore plus dure que la tienne et celle-là, on la cognerait contre la pierre des tombes, ce seraient les tombes qui voleraient en éclats.

Cette rodomontade lâchée, il quitta la maison et ne reparut plus de toute la semaine. Sybille eût été d’avis de raser le château plutôt que de tenter une réconciliation. Mais le baron, ayant envoyé dire par le messager qu’il consentait à réintégrer le logis, à condition que son fils vînt lui faire amende honorable, Jean-Norbert partit pour le village et publiquement, en grande humilité, lui demanda pardon. Il rentra en roulant son chapelet entre ses doigts et priant à bouche scellée, d’une foi sombre. La grande main violente encore une fois pesa. Le Vieux put tout à l’aise faire ses folies : Jean-Norbert ne disait rien, soumis et résigné, le dos en boule comme un hérisson.

— Laisse faire, ma fille, disait Barbe à Sybille. Je connais mon bon homme, sûrement il a son idée.

— Moi aussi, j’ai la mienne.

Visiblement, Sybille se consumait d’un feu qui la rendait farouche et colérique ; son humeur, à mesure plus assombrie, décelait les ravages d’un mal qui était son secret. Une fièvre noire lui cavait les yeux. Sa mère affirma qu’elle avait le foie malade et lui fit prendre une décoction de feuilles que le marchand de vulnéraires à son dernier passage leur avait vendues. Mais le lendemain elle s’avisa que peut-être c’était l’amour qui la tourmentait et comme elle avait trouvé Firmin Lechat fort avenant, elle ne cessa plus dès ce moment de songer aux avantages d’une union qui remettrait les Quevauquant en possession d’une parcelle de leur ancienne fortune. Elle se garda, du reste, d’en parler à Sybille, mais fit avertir secrètement, par Guilleminette, l’ancien intendant qu’on ne serait pas fâché de le voir arriver avec ses poneys à Pont-à-Leu. Cette grosse bonne femme fit là un coup d’état dont personne autour d’elle ne l’aurait crue capable.

Le jour suivant, on entendit le sabot des petits chevaux marteler ce qui restait du pavé dans la cour. Barbe aussitôt ôta sa marmotte, passa sa fanchon et reçut cérémonieusement M. Lechat. Mais, par malencontre, Jaja entra en ce moment, hâillonneuse et barbouillée comme une gardienne de dindons.

— Ah ! m’sieu Lechat, ne faites pas attention. Cette petite-là sera sûrement cause de ma mort. Elle a des robes comme une duchesse, et, voyez, elle préfère courir en souillon, c’est-y pas une honte, quand on a une sœur comme Sybille ? Ah ! elle n’est pas de notre sang, vous pouvez m’en croire.

Puis, feignant une dignité et une autorité qui n’étaient pas dans ses manières habituelles, elle ajouta :

— Allez, mademoiselle, retirez-vous. Que va penser ce bon monsieur d’une maison où il y a des filles qui montrent leur derrière à travers les trous de leur jupon ?

La simple, sans tenir compte du propos, tout à coup s’enfonçait les poings dans les yeux, criant qu’elle voulait aussi monter dans le poney-chaise, ce qui amusa beaucoup Firmin.

— Tiens qu’à toi, la petite…

— Ah ! m’sieu Lechat, c’est bien de la bonté, allez.

Il la fit monter à côté de lui, agaça de la langue ses bêtes, et la voiture, ayant décrit un demi-cercle, partit à travers la campagne. Jaja aurait bien voulu que le gas du marchand de bois fût là pour la voir passer.

Dame Barbe maintenant gémissait d’appeler inutilement Sybille. La Guilleminette croyait bien l’avoir aperçue dans l’escalier, un peu de temps avant.

— P’t’êt bien que mamzelle sera montée à la tour, opina-t-elle.

Elle s’y tenait, en effet, quelquefois des heures, les portes tirées derrière elle, sans qu’on pût dire ce qui la retenait là.

— Bien, vas-y voir, ma bonne femme, fit Barbe, vas-y et dis-lui que c’est m’sieu Lechat qui est là pour nous prendre avec lui dans sa voiture. Dis-lui qu’elle descende mettre sa plus belle robe. Oui, et que ce m’sieu Lechat est un homme bien honnête. Tourne cela comme tu veux, ma bonne femme.

L’Ensevelisseuse monta à l’étage et à demi-voix elle appelait, par une habitude du mystère des chambres où il y a un mort :

— Mamzelle Sybille. Pas là, mamzelle Sybille ? Hé ! mamzelle Sybille !

Elle passa devant une porte que le Vieux avait respectée dans sa rage de brûler tout le bois du château, et qui fermait la chambre où personne jamais n’allait. Sa voix ne fut plus qu’un souffle.

— Mamzelle Sybille !

Elle perçut un bruit, fit un signe de croix et regarda par le trou de la serrure. Sybille, à genoux, le corps avancé sur ses deux mains à plat, sans un mouvement, comme hypnotisée, était là qui fixait des yeux un coin du plancher. Elle dégringola aussitôt les marches et se jetant dans la chambre où Barbe, en pressant à deux mains sur son gros ventre, tâchait, de fermer les boutons d’une robe :

— Ah ! not’ bonne dame, j’l’ai évue comme je vous vois : j’sais pas où j’ai mes sangs. Comme je passais, j’ai vu mamzelle dans la chambre, ah ! oui que je l’ai évue, même qu’elle était raide comme une morte, y avait que ses mains qui allaient, allaient, et elle lavait du sang, je vous dis qu’elle lavait le sang ! Sûrement y a un malheur sur la maison, not’ bonne dame.

Barbe, dans une extraordinaire agitation, lâchait son ventre et se mettait à geindre.

— Qu’est-ce que tu me dis là, ma bonne femme ? Sybille, not’ chère fille ! Mais c’est-il pas cette méchante femme que t’as vue et qui fut cause que les deux frères se sont tués ? Ah ! le bon Dieu permet parfois d’étranges choses ! Ce fut le plus jeune qui se battit contre son aîné et qui saigna là tout son sang comme un petit bœuf. Tu sais bien, ma bonne femme, qu’elle revient tous les ans, cette femme, que Dieu l’ait en pitié ! juste le jour où le chevalier Arthur mourut sous les coups de son frère.

Mais Guilleminette était ferrée sur les chroniques du château, et, oubliant ce qui lui venait d’arriver à elle-même :

— Ne dites donc pas ça, mame Barbe. C’est point le jour, d’autant qu’é ne revient que la nuit, entre onze et douze, dans la nuit du deux novembre qu’est la nuit des Trépassés. C’te nuit-là, mieux vaut être entre ses draps qu’à rôder dans le château. Une fois, mon grand-père qui était aux ordres du père de Monsieur, étant pris de colique, avait quitté sa chambre et passait devant la porte, justement en c’te nuit-là. Bon ! v’là qu’il a le malheur de regarder par la serrure et il tombe mort le lendemain, comme je vous le dis.

— De quoi parlez-vous ? fit une voix près d’elles.

Elles tressaillirent en apercevant Sybille, très pâle, les yeux renfoncés et qui les écoutait.

Ah ! bon Dieu ! c’est toi, not’ chère fille ! Viens ici que je te tâte ! Tâte aussi, toi, not’ bonne femme. Sûrement, t’avais les yeux en poche. Regarde-lui seulement les mains.

Un claquement de ferrures résonna dans la cour et elle se frappait aussitôt le front.

— Doux seigneur ! où avais-je donc la tête ? T’effraie pas, c’est ce bon m’sieu Lechat qui est là avec ses chevaux, pour nous emmener faire un tour. J’crois bien qu’il en tient pour toi, ma belle !

Sybille eut un geste d’impatience.

— Je n’irai pas.

— Que tu n’irais pas ! Ah ! ma fille, ça ne serait pas honnête de ta part ! Non, tu es de mon sang, tu ne voudrais pas mettre ta vieille mère dans cet embarras.

Sybille, distraite, le regard perdu, se passait les mains l’une sur l’autre, d’un geste machinal.

— Rien qu’un tour de promenade, ma fille. Fais cela pour moi, supplia Barbe, désolée.

Alors Sybille paraissait s’échapper d’un mauvais songe.

— Oh oui ! de l’air, de l’air ! fit-elle en tordant ses poignets.

Elle se jeta dehors sans chapeau, les cheveux défaits, et courant au petit homme qui, patiemment, promenait ses bêtes pour amuser leur feu, elle criait :

— Monsieur Lechat ! Monsieur Lechat ! Ah ! tenez, vous venez dans un bon moment !

Firmin Lechat, en veston de drap mastic et culotte de cheval, une grosse rose rouge à sa boutonnière, sauta, retomba sur ses courtes jambes et il retournait les coussins qui avaient chauffé au soleil.

— Mâtin ! C’est cuit ! Ah ! dame, je suis parti y a près de deux heures déjà. J’ai fait le tour de mes paysans et sur la route ça brûlait, je ne vous dis que ça. Mais voilà qu’il est quatre heures bientôt : on aura une petite brise. Si seulement mame votre maman pouvait se presser un peu ! Mes bêtes ne veulent plus attendre.

Il s’était mis devant elles, leur flattant les naseaux, les tapotant au poitrail. C’était une paire nouvelle qu’il avait achetée l’autre quinzaine et qui lui était arrivée, à peine dressée. Il les attelait au poney-chaise pour la cinquième fois.

Et, la regardant de côté avec un petit rire de malice :

— Ça a du sang, c’est jeune et un peu sauvage. Si on n’y prenait garde, on se mettrait dans le fossé. Mais, vous savez, avec moi, il n’y a rien à craindre.

Elle eut sa moue de dédain.

— Oh ! moi, je n’ai peur de rien.

La bonne dame enfin arrivait, sanglée dans sa robe des dimanches, un chapeau à gros nœud cramoisi chaviré en travers de la tête : c’était une acquisition qu’elle avait faite, lors de son dernier séjour à la ville dans un des grands magasins et qui la coiffait en chien fou.

— Excusez ! Cette Guilleminette n’en finissait pas de me faire mes boutons ! Mais je vois bien, c’est bien ma fille Sybille qui est là, sans même un chapeau ! De mon temps, une jeune fille cachait ses cheveux devant le monde ; c’était bien plus convenable. Mais voilà, aujourd’hui chacun en fait à sa mode. Qu’est-ce que va penser ce m’sieu Lechat de ces façons-là ?

— Moi, mame la baronne ? Je pense que, quand je m’en vais pour un cheval au marché, je l’achète sans son harnais.

Il se reprit, voyant qu’il avait été un peu loin.

— Sauf vot’ respect, mamzelle Sybille.

Elle s’impatientait.

— Voyons, passez-moi les rênes, c’est moi qui conduis.

Aussitôt Barbe poussa des cris. Lechat lui-même la regardait, surpris, avec un peu d’ironie.

— C’est que, des bêtes comme celles-là…

— Est-ce vous à présent qui auriez peur, monsieur Lechat ?

— Tenez-les bien en mains, au moins.

Barbe, accrochée des deux poings aux coussins, se sentit soudain, d’un recul des petits chevaux cabrés, rejetée au fond de la voiture si violemment que son chapeau en demeura aplati comme une galette et que, croyant son heure dernière arrivée, elle se mit à réciter la prière des agonisants. Mais un coup de fouet les prenait en travers et, cette fois, ils partaient devant eux, bondissant, tirant sur les rênes, dans un vent d’haleines et de crinières. Sybille, maîtresse d’elle-même, les lèvres serrées, toute sa volonté concentrée au pli de ses sourcils, leur tenait tête, froidement résolue, aussi calme qu’aux jours lointains où, assise à côté de Jumasse, elle s’amusait à conduire le tombereau que véhiculait Bayard. La légère voiture enfila le porche, rasant la borne, soulevée d’une roue par-dessus la douve.

— Pardonnez-nous nos péchés, disait Barbe, plus morte que vive.

Lechat, croyant tout perdu, regarda sous lui le fossé, furieux d’avoir cédé au caprice de cette fille enragée. Mais l’attelage d’une ruée passait, s’enfonçait sous les châtaigniers clairsemés de l’ancienne avenue. Les essieux, dans la terre molle, ravinée de fondrières, tanguaient. Elle sentit les chevaux lui gagner sur la main. Un écart d’un centimètre et on fût allé se briser contre les arbres. Les ramenant brusquement à la force des poignets, elle les tint à l’arrêt, épouvantés et frémissants sous les volées du fouet. Barbe, sur la banquette, n’était plus qu’une loque informe qui gémissait, hurlait, suppliait.

— Mâtin de mâtin ! cria Lechat, c’est que vous y allez ! Quelle poigne, une vraie dresseuse !

Elle haussa les épaules.

Les jarrets fauchés, tremblants, soufflant de peur et de défaite, les deux cobs écumaient sous le harnais.

— M’sieu Lechat ! M’sieu Lechat ! implorait la bonne dame, ne la laissez pas continuer. Si Dieu n’avait pas écouté mes prières, y a beau temps que nous aurions fait la culbute.

— Soyez tranquille, ma mère, les voilà doux comme des moutons. Et maintenant, monsieur Lechat, ajouta Sybille, dites, où faut-il que je vous mène ?

— Là ! fit-il, en pointant l’index vers un point de la plaine où un grand toit d’ardoises émergeait d’un petit bois.

Elle ferma à demi les yeux et d’entre le plissement des paupières reconnut Mon Plaisir, cette ancienne ferme du domaine dont le petit homme avait fait sa maison de plaisance.

— Ah ! dit-elle, c’est donc que nous allons chez nous ?

Cette fois, Lechat se mordit les lèvres, mais ayant son plan, décidé à s’y conformer jusqu’au bout, il dit galamment :

— Comme vous voudrez ; moi je ne demande pas mieux.

— Eh bien ! dit-elle, cela me va. Je ne serai pas fâchée de voir comment vous vous êtes arrangé là dedans. Mais n’allez-vous pas rougir de nous avec la toilette que nous avons ?

— Vous serez partout des Quevauquant, mademoiselle.

— Voilà qui est bien dit, fit-elle en rendant la bride.

La chaussée se déroula, vieille et délabrée, avec ses ressacs de pavés, parmi une contrée de bruyères, de conifères et de marais. Çà et là, des chaumines, des torchis d’argile aux toits de glui moussus, une ancienne misère de pauvres gens, comme délaissée dans la vaste noue.

— Tout ça, disait le gros homme d’un coup de menton circulaire, sera à moi avant dix ans. Et alors, à la place de ces huttes sauvages, il y aura là des petites fermes fraîches, proprettes. Vous savez, moi, mame la baronne, j’suis pour la propreté, l’aisance, ça me prend à l’estomac de voir la pauvreté des petites gens autour de moi. J’voudrais que tout le monde ait à boire et à manger, avec un bon toit sur la tête. On ne se refait pas. Et alors comme ça, j’ai déjà de par ici, tout ce que vous voyez là-bas, oui, jusqu’à la ligne de bois.

— Ce sont de jolis sentiments, m’sieu Lechat, s’écriait Barbe.

Sybille de Quevauquant haussait les épaules.

— Je vous plains : vous devez être tourmenté parfois par les remords.

— Penh ! on se fait à tout, mais tout de même, trop de sentiment…

Elle cessa de l’entendre, l’œil à ses petits chevaux, une ivresse de vent, d’espace et d’odeurs aux narines. L’air sentait la résine, la bruyère et les feux de genêts. Un grand silence autour du petit ronflement sec des roues, du cliquetis clair des gourmettes et du tic-tac des fers sur le pavé. Elle tenait ses mains un peu haut avec une joie singulière d’y sentir jouer le cuir des rênes, et comme le soleil les dorait, c’était devant elle le point clair de six lieues de fagne rousse, miroitée d’eaux. Elle goûta soudain la conquête, la domination, le mépris dur de la basse humanité qui là-bas l’enserrait et qui, ici, en ce valet de seigneur, la frôlait. Toute sa race reperça, l’âme orgueilleuse et tragique des amazones de la lignée : d’un rire sauvage elle l’eût versé dans une de ces mares qui arrivaient bordoyer la route si sa mère n’eût été avec eux.

Lui la regardait de côté, le petit trou noir des prunelles biglant dans un plissement d’yeux rusé, avec une moue d’homme finaud et sûr de ses écus dans un visage gras, lisse et glabre. Il la perçut près de lui moussante dans un vertige léger et ne soupçonna pas l’orgueil froid dont une telle âme se fût défendue dans une apparente défaillance.

Une avenue de jeunes arbres émergea ; les sabots des cobs s’émoussèrent dans des couches rougeâtres de terre briquaillée. On dépassa une barrière et puis, au bout d’un chemin, entre des massifs verts, la maison apparut avec son perron sous l’auvent, son toit à girouette dorée, les verrières des fenêtres, son air plaisant de ferme et de chalet. Lechat eut un coup d’œil satisfait. Qui sait ? Peut-être un jour, dans un cartouche haut de six pieds, il ferait sculpter au haut de la maison les chevaux rués des Quevauquant.

Des abois furieux partirent de derrière les communs. Il vint un valet en gilet rayé qui se porta à la tête des chevaux pendant que la femme de Jean-Norbert, enfin soulagée, se dégonflant d’un grand soupir, s’extrayait des capitons. Sybille avait sauté et tapotait les garrots satinés de moiteur, en sportswoman contente d’un bon travail. Lechat donna des ordres ; elle remarqua qu’il tutoyait le domestique, un garçon à l’air mal dégrossi et qui, la bouche ouverte, roulait les yeux en la regardant.

— Mais non, monsieur Lechat, ce n’est pas la peine, fit-elle, voyant que le valet détachait les traits. Nous n’allons pas vous rester.

Il protesta, demi-cérémonieux.

— Ah ! que si ! vous ne me ferez pas cette peine ! Mais voilà ma gamine : viens donc, toi… Madame la baronne, mademoiselle Sybille de Quevauquant, ajouta-t-il tout du long en soulevant son chapeau, je vous présente ma fille Herminie. Mon fils malheureusement est retenu par ses études à la ville.

La grosse fille, d’une santé rouge de pivoine, s’avança, la hanche mobile dans son tour de jupes descendant à la cheville. Sybille fut remuée de l’idée d’une ressemblance avec des yeux doux, déjà vus sous un même front bombé. Elle tendit la main de son habituel geste sec, toute droite et pointant les yeux de dessous ses barres de sourcils noirs, tandis que, des touffes de rougeur aux joues, l’enfant s’intimidait, les yeux candides. Le geste eut tant de hauteur que Lechat trembla pour sa politique. Mais il la vit habillée de sa robe de fermière des petites fermes, à côté de son Herminie en jolie toilette claire, une chaîne d’or au cou, et il reprit espoir. Barbe justement vantait le jardin, la maison et la grosse fille dans un même compliment, prenant, selon son habitude, Sybille à témoin de la sincérité de sa louange.

— N’est-ce pas, not’fille, que ce bon m’sieu Lechat est bien heureux d’avoir un parc comme ça, une maison comme ça et une demoiselle comme mademoiselle ?

— Mais oui, heu ! heu ! disait-il, j’suis pas trop à plaindre, Dieu merci ! Et cependant, cependant…

On ne sut pas ce qu’il voulait dire et Sybille n’avait pas répondu. Elle toisa une dernière fois cette Agnès à santé de pastoure et tout à coup la ressemblance se précisait. C’était bien là la douceur tendre, humble et paisible de sa grand’mère paternelle, de cette Micheline Bœuf que le baron avait fait entrer dans son lit et qui avait écartelé de bâtardise rurale l’écu seigneurial. La basse engeance des campagnes par là s’était infiltrée dans leur sang, corrompant d’un moût impur la grande coulée des âges. Bœuf, elle l’était aussi, cette surgeonne des valets comme Bœuf avait été sa mère.

Son âme se raidit ; elle méprisa l’aïeule, détesta le Vieux qui, en forlignant, les vouait à subir une parentèle avilissante. Si, par sottise, Lechat s’était oublié à risquer une allusion, elle l’eût bâtonné avec ce qu’elle eût trouvé sous la main. Mais lui-même était paysan et bon joueur : il fut cordial, tout rond, sans trop de malice. Il les promena au jardin, bouqueté de massifs, aux larges allées damées, avec exèdre, points de vue, vide-bouteille. Une charmille formait labyrinthe et flatta le goût de dame Barbe pour les paysages du beau siècle. Un Lanquesaing, son grand-oncle, chez qui sa mère la menait au temps de sa petite enfance, possédait un parc réputé pour ses allées aux buis taillés en astrolabes, ses pavillons chinois et ses pièces d’eau où, sous des grottes en rocaille, immobilement s’ébattaient d’amoureuses mythologies.

— Ah ! m’sieu Lechat, j’ai un mari que tout ça ne touche pas. J’avais pourtant été élevée pour la Cour. Mais voilà, depuis que les sans-culottes ont mis à mort le bon roi, il n’y a plus de Cour.

Elle était restée au temps où, dans sa famille, on parlait avec mépris du Corse, où une très vieille pauvre bonne dame pour laquelle on ajoutait un couvert tous les dimanches se rappelait avoir vu les paniers, les justaucorps et les perruques. Elle avait vécu dans l’ombre de tout ce qui n’était pas cet immortel souvenir : son père, employé d’administration et qui par là tout au moins touchait au siècle, une seule fois dans sa vie avait cessé d’ignorer qu’on était en république. Ce fut le jour où il tomba, foudroyé, dans les bras de Jean-Norbert de Quevauquant qui devait devenir l’époux de sa fille. Le matin, poussé à bout par un de ses collègues qui vantait le régime, il avait ouvert la bouche au nom maudit :

— Votre république, je…

Et lui, l’homme des bienséances, il avait lâché le mot mal odorant jeté par Cambronne aux tinettes de l’histoire. De colère, de dégoût, cela lui resta sur le cœur, qui creva.

Firmin Lechat voulut leur montrer la butte boisée d’où s’apercevait le manoir. Là-haut, un parasol en chaume abritait un banc circulaire, autour d’un arbre.

— Avec une lunette d’approche on peut voir ce qui se passe chez vous, dit-il en riotant.

— Non, merci ! fit Sybille.

Alors il les ramena vers la maison. Dans la cour, derrière le logis des maîtres, le chenil était adossé à l’écurie. Une meute de braques, de bassets, de pointers et de retrievers se lança sur le grillage. Il mentionna leurs pédigrées. Joséphin, le valet, bouchonnait les petits cobs sur le pavé ; un ébrouement, venu d’un box, signala la présence d’une jument que montait Herminie, une jolie bête fière aux yeux clairs qui, chatouillée par Lechat au ventre, se mit à chevroter aigrement en s’éparant.

— Voilà qui ferait votre affaire, mam’zelle Sybille ! C’est jeune, un peu sauvage ! faut pas s’y fier, elle ne connaît que son maître,

— Bah !

Elle entra dans le box, caressa au garrot et aux naseaux l’alezane qui, un instant, chauvissait des oreilles, puis, comme soumise, doucement reniflait.

— C’est étonnant, ma parole ! Vous avez le don, dit Lechat.

Une odeur d’avoine, de paille fraîche, de poil étrillé poivrait la narine. Des boules de cuivre reluisaient aux refends des box. Elle pensa à la puante écurie où Jeannette disputait aux rats sa viande.

Après avoir longé la basse-cour, toute rumorante de poules, d’oies, de pintades, de dindons, avec une couple de paons blancs sur le pailler, ils visitèrent l’étable où ruminait une petite vache bretonne. La vachère, en cotillon de tiretaine, expliqua quelle donnait douze litres de lait. Même propreté, du reste, que dans l’écurie, murs lavés au lait de chaux, litière fraîche, crèche écurée. Sybille eut une vague estime pour ce Lechat qui s’entendait à tenir son petit domaine en si bel ordre.

Il fallut voir ensuite les pièces de l’habitation : le salon aux petits meubles dorés, aux cadres en peluche, aux guéridons chargés d’objets d’un goût trivial, la salle à manger avec ses bahuts à l’imitation des vieux chênes sculptés, son énorme suspension en cuivre, ses douze chaises alignées contre le mur tendu de cuir de Cordoue. Barbe s’extasia sur le confortable des endroits secrets et les céramiques qui faisaient au faste des cuisines un fond d’émail animé de personnages.

Leur gourmandise ensuite fut flattée par une pile de galettes et des quartiers de tarte aux amandes qu’arrosèrent des bols de chocolat. Lechat trahit la part de collaboration qu’Herminie prenait aux pâtisseries de la maison. La grosse fille manqua pleurer de confusion sous l’œil froid de cette Sybille qui la dévisageait. Elle la sentit ennemie sans pouvoir éprouver à son égard d’autre sentiment qu’une humilité émerveillée. Personne ne se douta de tout ce que la fit souffrir la dureté inaccessible de cette grande fille titrée que son père secrètement lui avait présentée comme sa parente et qu’elle eût aimé embrasser d’une passion subalterne.

Une filée de couchant oblique cuivra la verrière. Barbe alors commença à repenser à son bon homme qui là-bas s’impatientait de leur tardif retour.

— Ah ! m’sieu Lechat, je l’ai laissé tout seul avec cette Guilleminette. Et on ne sait jamais ce qui peut arriver avec un homme comme Monsieur. Je n’ai plus de sang à cette idée-là. Puis, par après, voilà le soir qui tombe.

Des roues écrasèrent les graviers, dans un tintement de gourmettes. Comme on se tenait au bas du perron, on chercha Sybille. Elle avait disparu. Joséphin déclara qu’il l’avait vue remonter l’avenue : elle marchait à grands pas. Peut-être elle avait pris, au bout, la route. Barbe, très agitée, se mit à hucher, la main en cornet ; sa voix grêle et haute s’effila dans le cri prolongé des femmes de la plaine : il se perdit à travers les végétations serrées. Alors elle se désola, les paupières flasques et gondolées.

— Allez, c’est une Quevauquant, celle-là. Réchue comme une bête qu’a senti le taon. Sûrement la voilà courant par la fagne et c’est l’heure des sotais. Malheur à moi !

Mais Lechat, familier, lui tapant l’épaule, la rassurait :

— Laissez donc, mame Jean. Les sotais, c’était bon au temps des vieilles gens. Nous rattraperons votre fille en chemin, j’en fais le pari.

On la hissa, toute venteuse de soupirs, et sitôt la barrière dépassée, les petits chevaux s’allongèrent au trot. L’ombre se massait, la plaine entra dans la nuit et ils ne voyaient pas Sybille, partie devant elle, par les petits sentiers de bruyères, dans un besoin crispé de rancune et de mépris solitaires.


XVIII


— Je t’assure, mon bon homme, qu’il en tient pour not’fille. Il a eu des bontés comme il n’y a qu’un homme qui a des idées qui peut en avoir. Et ce n’est pas pour te ravaler, mais ce m’sieu Lechat a des écus que tu n’as pas, mon homme. Toi, tu es le fils de Monsieur ; sûrement que tu l’es, puisque c’est écrit sur l’acte de baptême ; mas tu travailles à la terre comme un paysan. Si tu ne m’avais point prise pour femme, tu n’aurais pas eu une fille comme not’ Sybille et tes enfants auraient été des paysans comme toi, que je te dis. Ah ! on le sait bien que ce m’sieu Lechat est sans naissance et qu’il a servi Monsieur et qu’il s’a marié à une Bœuf, bien que la pauvre bonne mère aussi était une Bœuf. Mais y a Bœuf et Bœuf, n’est-il point vrai, mon homme ? Et comme ça, vois-tu, c’est un peu ton parent. Oh ! je t’en veux pas, d’autant que c’est un homme poli et qui s’est fait une belle situation. J’ai bien compté, il a une vache, trois chevaux et des poules que ça ne se pourrait dire. Mame Lechat était en peinture dans un cadre d’or neuf à faire rougir tous les Quevauquant de l’escalier. Et si tu avais vu les porcelaines dans le salon ! Enfin, voilà, je te dis qu’il en tient pour not’fille et peut-être bien qu’il nous en reviendra du profit si le bon Dieu est avec nous. Mais faudrait comme ça que tu ailles un brin lui causer, sans rien lui dire. Moi je verrais à voir du côté de Sybille. Je t’ai pas dit, elle m’a paru bien sauvage l’autre fois qu’elle est rentrée à la nuit et tu peux m’en croire, je m’y connais ; ça commence toujours comme ça chez les filles. Y aurait plus ensuite qu’à savoir ce qu’y retourne du côté de Monsieur.

— Oui, voilà, fit Jean-Norbert en tirant sa culotte, y aura toujours Monsieur.

— Mais, mon homme, tout le monde est mortel. Quand le bon Dieu le reprendra, n’y aura plus personne ; tu seras le maître, c’est-y pas bien ?

Alors il s’emporta.

— Le maît’ ! Le maît’ ! Qui te dit que je serai jamais le maît’ et que je m’en irai pas pourrir sous la terre avant lui ? L’sais-tu, toi, not’ femme, avec ton caquet ?

— J’ne dis pas que je l’sais, j’dis que ce serait mieux tout de même s’il partait avant toi. J’ne dis pas aut’chose.

Pour épargner la chandelle, ils se couchaient à la dernière lueur du ciel dans les vitres. D’ailleurs les jours maintenant étaient longs : on touchait aux grandes nuits du solstice. Jean-Norbert coula une jambe sous la couverture. Elle retira la sienne au contact de ses genoux râpeux.

— Si c’est comme ça, not’bonne femme, t’as raison. Tout serait bien changé, on pourrait respirer au lieu qu’à c’t’heure on est comme des taupes à se musser dans des trous. Alors, j’n’dis pas : on pourrait causer avec Firmin Lechat. C’est point un méchant homme, mais tout de même faudrait beaucoup d’argent dans la balance, je m’entends. De l’argent, que je te dis, du bon argent, car pour ce qui est de son nom, à ce Lechat, c’est pas ça qui pourrait compter. Enfin, que le bon Dieu soit seulement avec nous. Fais une bonne prière, not’femme, et demande-lui. Puis, par là-dessus, tourne-toi vers le mur. J’vas dire trois pater et trois ave.

Un claquement de salive lubrifia à leurs bouches les saints mots bredouillés. Elle l’entendit qui se frappait la poitrine avec componction et marmotta un peu plus fort, stimulée dans sa ferveur.

Là-haut, le plancher, depuis trois nuits, n’était plus raboté par la marche du Vieux. Le clerc avait apporté la rente et encore une fois, il tirait des bordées par les campagnes. Il arrivait alors que, dans ce silence inhabituel, Jean-Norbert éprouvait à s’endormir la même peine que quand la retombée continue des pas lui martelait les tempes. Ou bien il se réveillait de n’entendre rien, angoissé dans l’attente de ce coup de talon qui broyait le silence comme un pilon.

Cette nuit-là, il se retourna sur le matelas, d’un mauvais sommeil bourrelé. L’air de la pièce, lourd et chaud, sentait les hardes et la terre. Des rais donnaient des coups de dent dans les boiseries. À côté de lui, toute molle, d’une graisse quiète, Barbe émettait un bruit labial continu comme si elle eût soufflé des écaflotes d’oignon. Il la remua, vexé qu’elle dormit comme un plomb, quand lui veillait, les yeux ouverts. Ses énormes mains ne touchèrent qu’une chair inerte sous la camisole. Une, deux, trois, dix ! comptait-il par habitude, comme si Monsieur était toujours là-haut, faisant sa randonnée nocturne. Et les heures pesaient noires : il ouït chanter le coq, signe de changement de temps. L’horloge battit dix fois : il se leva, se recoucha avec l’ennui d’une idée qui revenait, toujours la même. Elle l’épiait, lui faisait signe et une fois pendue à lui, comme une femme de mauvaise vie, ne le lâchait plus. Quelque chose alors tombait sur la dalle, une main de sang s’écartelait sur le mur, du sang encore faisait une petite mare sombre qui lui engluait les sabots. Et c’était fini, voilà, oui, on n’en parlait plus jamais.

— Not’ père qu’êtes aux cieux…

Sa mâchoire sur le côté, cela lui partait d’entre les chicots comme un recours, avec l’ébrouement de son asthme. Il pria comme un damné, comme une bête. Mais l’idée ne s’en allant pas, il fit un mouvement violent ; son poing s’abattit sur Barbe qui doucement se tâta en gémissant.

— Sûrement, mon homme, j’ai quelque chose de cassé, je ne sais pas quoi, mais c’est comme quelque chose qui n’y est plus. Dis voir ce que t’as ; t’as pour sûr fait un mauvais rêve. Te v’là tout pantois. J’vas prier le bon Dieu pour qu’il te laisse tranquille. Par après, ça te passera, comme la colique et le reste.

Il bougonna :

— Vaudrait peut-être mieux que ça ne passe pas, c’serait plus tôt fait.

Elle eu un soupir léger et perdit le sens, comme on tombe dans une petite mort. Mais tout son corps à lui restait tendu, les nerfs cordés, et une sueur lui froidissait le dos. Surtout le hoquet de son mal lui raclait la gorge. Il pensa étrangler et sur le lit, la bouche grande ouverte, se déchirant avec les mains les ganglions du cou, il fut comme un homme à l’agonie. Puis, tout de même, l’accès faiblissait : le souffle lui étant revenu, il retomba d’un bloc, comme un bœuf sur sa litière.

Du bruit le réveilla. Des gens parlaient dans la maison, les voix montaient, s’étouffaient, comme irréelles, très loin, et se croyant en proie à une hallucination, il tenait les yeux dilatés sans se lever. Il bourra du coude sa femme.

— C’est-y que j’ai la berlue, voyons, dit-il, ou bien y a-t-y là du monde qui parle ?

Elle fit un effort pour écouter, mais aussitôt retomba au sommeil. Alors, se tirant du lit, il alla coller son oreille à la porte et cette fois il lui sembla entendre comme une rumeur de ribote.

« Ouais ! pensa-t-il, c’est le jambon qui y passe sûrement, des chemineaux sont entrés. Eh ben, je tirerai dessus comme d’sus des chiens, ah mais ! »

Il passa ses braies, décrocha le fusil que depuis quelque temps il pendait à deux clous dans la chambre et, traînant ses pieds nus, il se coula dehors. Une lueur matinale déjà pâlissait l’extrémité du corridor. Il fit quelques pas, s’orientant d’après les voix et maintenant il n’en doutait plus, c’était de la salle à manger qu’elles venaient. La distance se rapprocha ; le bourdonnement se précisait et tout à coup il reconnut la voix du Vieux et celle de ses six bâtards. « Ah ! malheur, malheur ! se dit-il. Va sûrement se passer queuque chose. Mes sangs sont sauvages, j’peux pu les retenir. »

À l’idée que son père amenait là chez lui, dans la maison des ancêtres qui était aussi celle de ses enfants, la graine illégitime qu’il avait semée dans les lits de ses paysans, il vit rouge, ses mâchoires claquèrent. Il tâta la porte, ne trouvant pas tout de suite la manotte, et ensuite il donnait un grand coup de l’épaule.

Dans le petit jour, un fumeron de lampe charbonnait, rougeoyant par-dessus la table où les verres, renversés parmi des bouteilles chavirées, dénonçaient l’orgie. Une odeur de vin et de nourriture s’évaporait. Gédéon, le fils du fermier des Pauchies, fermier à son tour, très grand, tout le nez et les mâchoires du baron, cassait au couteau le goulot d’un flacon quand Jean-Norbert, livide du côté des fenêtres et violacé du côté de la lampe, déboula, d’une encolure ramassée de sanglier. Trois des six furent debout. Gédéon, en déposant la bouteille, simplement dit :

— Ça y est.

Landrien, lui, un petit blond empâté que la jolie Marjosèphe, en se mariant avec Nicolas, avait apporté dans son trousseau, s’accrochait à la table et ne pouvait se lever. Et ils étaient là, dodelinant, très saouls, une hébétude dans leurs yeux d’animaux gorgés, regardant l’homme qui, en boule, la face apoplectique, soudain levait son fusil et criait :

— Hors d’ici, fils de putains !

Le trou noir du canon fut sur eux comme la mort. Géromet s’abattit, heurtant la table de la tête. Falagne et Putois se laissèrent choir sous leur chaise. Landrien oscillait sans pouvoir re prendre ses aplombs : seul, le grand Gédéon, le vrai fils par la taille et l’allure, fixait droit les yeux qui, au bout du fusil, le visaient.

— À ta santé, not’ frère, dit-il en haussant le col du flacon jusqu’à sa bouche, très calme.

— T’es pas mon frère, sale bâtard ! Fais ta prière, j’vas t’abattre comme un chien.

D’une fois, sa taille déployée, bras croisés, le Vieux se porta devant l’arme.

— Tire donc, coquin !

Le jour entra ; la grande chouette du plafond referma ses ailes sur la nuit ; tout le matin fit refluer l’ombre vers les angles, et une minute régna, terrible. Les superbes bandits de la lignée semblèrent sortir de leurs cadres pour assister au drame : eux aussi, les tigres et les lions, durent avoir ce froid geste résolu devant la dague, l’épée et le mousquet.

Jean-Norbert le sentit à sa merci. L’affaire était de le tuer très vite, comme par accident ; ce n’eût été presque point un crime. Mais il visa ; une suprême fébrilité fit chanceler son âme, et maintenant, comme si tout à coup il eût été transporté au saint tribunal de Dieu, cet homme avait des sanglots, faible comme un enfant.

Le baron haussa les épaules et le méprisa, sans pose, d’un faste d’humanité naturel. L’heure tragique était passée : il avait joué inutilement sa vie, avec l’insouciance des grandes races aventurières pour qui la mort n’est qu’une aventure après toutes les autres. Il revint vers la table, prit le flacon des mains du grand Gédéon, et l’achevant d’un trait :

— Tu m’as donné soif, polisson, dit-il.

Puis il lança la bouteille contre le mur.

Il y en avait quinze sur la table, qu’ils avaient apportées de l’auberge. Le vin sur le bois ressemblait à du sang.

Soumis et vaincu, Jean-Norbert rétrocéda d’un pas, mais Grupet, fait celui-là aussi, d’une plume de l’aigle, dur avec ses pareils, insolent avec les pauvres, sans bravoure toutefois, l’interpellait en le tutoyant contre son habitude.

— Vois-tu, not’ Jean-Norbert, faudrait pas trop jouer avec les fusils ! Des fois ça part tout seul. Et y aurait eu que t’aurais mis bas not’ père à tous les six.

— Paix là, toi ! bâtard par occasion, venu après terme et qui m’as tout l’air de m’avoir filouté ta part de paternité ! s’écriait Monsieur.

L’autre aussitôt riotait, souple, acceptant l’injure plutôt que de renoncer à la gloriole fructueuse de l’adultère maternel qui avait valu aux siens quelque cent arpents de bonne terre seigneuriale.

— À vot’ plaisir, m’sieu le baron.

Tandis qu’à la pointe du couteau, Gédéon raclait les filandres d’un os de jambon, Jean-Norbert, sombre, les yeux bas, comme un chien battu, regardait partir ces déchets du cuissot qui, la veille encore, pendait à la poutre dans la cuisine et dont leur faim goulue n’avait fait qu’une bouchée. Une prudence sournoise le retint sur place : trois autres jambons mûrissaient au saloir. C’était leur réserve d’été prélevée sur la viande qui leur était demeurée du dernier marché.

Ce fut au tour de Gérômet à l’entreprendre.

— C’est-y que tu nous en veux ? On ne t’a rien fait. On était des amis. Est-ce qu’on t’en voulait, nous ? Ça aurait pu nous arriver aussi bien qu’à toi : mais c’est toi qu’as eu la chance. Voyons, fais la paix.

Et il avançait la main ; mais le paysan leva la sienne.

— T’es un bâtard, que je te dis, toi et les aut’.

— Possible, dit Gérômet, mais si tant est que tu l’es pas toi-même, y a que nous sommes riches et gras et que toi, mordienne, t’as pas le sou et t’es maigre comme un clou.

Devant l’injure, il voulut parler, bégueta, s’étranglant dans ses mots.

— Où c’est-y vot’ titre, hon ? Moi, j’ai des papiers comme quoi j’ai un vrai baron pour mon père. Mais toi, Gérômet, et toi, Grupet, et toi, Gédéon, et vous tertous, c’est-y que vous en avez un seulement d’père.

Gédéon lui mit la main sur l’épaule.

— Hé là ! T’es bâtard comme nous. Et si ça ne te va pas, j’te montrerai que mon sang vaut mieux que le tien.

Monsieur tout à coup s’avançait, goguenard et se piétait entre eux.

— Et moi ? Voyons, qu’est-ce que vous faites de moi dans tout ça ?

Gédéon se recula.

— Pardon, excuses, m’sieu le baron. Sûrement c’est vous qui êtes le maître ed’savoir ce qu’y en est. Mais qu’y n’fasse pas le fier, rapport à sa mère qu’avait fauté tout comme la mienne. J’demande pas aut’chose.

Cette querelle de bâtards, qui d’abord avait paru amuser le vieux lascar, ne fut bientôt plus pour son humeur mobile qu’une scène sans ragoût.

— Mes enfants, dit-il, c’est pour avoir l’avantage de vous remercier, comme on dit dans les foires. Voilà quatre jours que vous me donnez le boire et le manger, et ce n’est que justice, puisque je vous ai donné, moi, la vie et que celui à qui, on ne sait pas pourquoi, est échu l’honneur de continuer légitimement ma lignée, me nourrit tout juste comme un pauvre des grand’routes. Vous reconnaîtrez que de mon côté, j’ai bien fait les choses : en vrai père, je vous ai reçu dans cette vieille ratière : nous y avons communié familialement sous les espèces du porc et du vin. Maintenant, filez : nous sommes quittes et voilà le jour. Si vous rencontrez mon vénérable ami le curé Custenoble sur votre chemin, tous mes respects et dites-lui que j’irai lui porter bientôt mon sac de péchés.

Lui-même les poussait vers la porte et à la queue ils traversaient les cuisines et gagnaient la route. Une pluie fine tombait, le coq avait chanté. Des cinq, Gédéon était le plus droit ; fraternellement il tenait sous le bras le fils de Marjosèphe qui, à chaque pas, menaçait de s’ébouler. Les autres, très ivres, derrière titubaient. Jean-Norbert, lui, sitôt la salle vide, avait regagné son lit.


XIX


Le hérisson demeurait roulé en boule, comme une grosse châtaigne dans sa bogue et Jaja guettait, étendue de son long sur le ventre, sans un mouvement, le moment où il se détendrait. Enfin la petite masse s’agitait, les picots retombèrent et une jolie tête fine avec des yeux noirs la regardait. Ça durait un peu de temps : le hérisson visiblement l’étudiait, prudent, les pattes rentrées, tout prêt à se remettre en boule, et elle aussi regardait la petite âme douce qui était dans le regard de la bête. Elle approcha la main, mais, avant même qu’elle l’eût touché, déjà il s’était remis en boule et avec un rire sauvage, elle s’amusait de sa frayeur.

Jaja était là depuis une bonne heure au moins. Elle était venue, poussant devant elle la vache à la Guilleminette : puis, la vache avait brouté à sa guise et comme le hérisson rentrait au bois, elle l’avait suivi. Depuis l’été, sa vie était chez les arbres et les bêtes. Elle filait le matin, emportant sa miche qu’elle mangeait avec du cresson et le soir ne rentrait à la maison que pour se couler au lit.

Jean-Norbert, ensemble avec le vieux valet, ayant en deux ouvrées fauché la ségalaie, une terre qu’il avait dû louer à un fermier du village, lequel autrefois, l’avait payée au baron Gaspar le prix d’un morceau de pain, il lui avait bien fallu prendre sa part de la peine. Elle avait aidé l’Ensevelisseuse à botteler les moyettes, à les porter au char et finalement à les engranger. Mais, après, elle n’avait plus été bonne qu’à mener la vache du côté des marais, les oies au verger et les porcs à la glandée, quand le petit porcher était occupé d’autre chose, mideronnant à l’ombre, sifflant dans des flûtes de roseaux et quelquefois se battant avec les petits vachers qui arrivaient la défier.

Cependant le hérisson rouvrait l’œil et ne voyant plus cette fille aux longues jambes, qui doucement le taquinait, encore une fois il tirait ses pattes de dessous son ventre. Elle s’était couchée sur un tronc d’arbre, le dos à plat dans l’écorce tiède, tenant sa nuque entre ses mains croisées, et regardait, par les trous des feuilles, bleuir le ciel. Une palpitation égale, tranquille, lui levait les seins sous son loqueton de corsage. Toute une vie de nature soudain respira dans ce maigre corps impudique qui, la gorge en l’air et les genoux à nu, baignait dans l’ondée de soleil. Celle-là, dans le sang de la famille, était bien le filet de sève verte venue des Bœuf, gens de la terre, bouviers, estivandiers, laboureurs et coureurs de bois. À l’arrosée chaude filtrant d’entre les feuilles, elle ferma les yeux, soupira et s’endormit. La vache, d’ailleurs, l’insouciait : elle saurait bien la retrouver au son de sa clarine, broutant quelque part le fin gramen parfumé. Maintenant, le petit hérisson était loin.

C’était, cela, les meilleurs heures de Jaja, ne rien faire, mener la vie sauvage et dormir au giron de la terre. Une douceur, avec la clarté, le vent, l’ombre, lui coulait par les membres : la tête dans l’herbe, elle goûtait la grosse sensualité vautrée des ruminants. Au réveil, il lui arrivait de suivre à la piste jusqu’au gîte la fouine, la belette, le mulot, le lapin, mais sans idée de leur faire mal, pour le simple plaisir de se sentir mêlée à cette gaîté agile de la terre. Ou bien, elle se faisait des couronnes avec les festons du lierre courant aux arbres et les grappes poivrées du chèvrefeuille. Elle suçait le jus des petites fraises aigrelettes et des mûres sucrées. Quelquefois, elle imitait le cri rauque du héron dans les marais.

Alors, Pierre du marchand arrivait ; jamais elle ne le voyait venir, et tout à coup elle l’avait près d’elle, sournois et sifflant. Il lui apprenait à reconnaître les oiseaux à leur vol, les essences au tremblement des feuilles, le passage des bêtes aux égratignures du sol.

Celui-là était déjà un vrai homme et qui connaissait tout : il vivait chez les bêtes comme dans sa famille. Il lui parlait toujours des arbres de chez eux à la limite du village. Ah bien ! c’était autre chose que leur chênaie, aux Quevauquant, un lopin quoi ! et qui lui faisait hausser les épaules. Là-bas, il y avait du lapin, de l’écureuil, des ramiers, des merles, du renard et du chevreuil. Des braconniers quelquefois tiraient sur les gardes, c’était amusant : on avait du plaisir à abattre une proie qu’il fallait leur disputer. D’ailleurs on ne finissait pas de faire le tour de la forêt. Et d’un rond de bras, il indiquait une circonférence où tenait toute la terre. Une fois il raconta qu’il avait dû achever un renard à coups de couteau. Ce jour-là elle lui avait trouvé une beauté terrible : ses yeux lumerolaient comme des cailloux, et elle l’avait écouté parler comme elle eût écoulé un jeune bon Dieu.

Jaja dormait de son lourd sommeil quand quelqu’un sortit de l’ombre et s’avança jusqu’à l’arbre. Ses narines battaient ; un rire cruel lui retroussait les lèvres. Et voilà que subitement elle levait la paupière et l’apercevait devant elle, avec les mêmes yeux qu’il avait eus en lui parlant du renard. Ce fut une lutte : il dut se défendre contre les ongles dont elle le déchirait à la volée. Lui, soufflait comme un jeune taureau, continuant à lui déchirer les cuisses. À la fin elle poussa un grand cri : elle crut qu’elle allait mourir et elle bramait doucement :

— Quoi que je t’ai fait ? Quoi que t’as contre moi ?

Simplement, il haussa les épaules.

— Ben quoi ! c’est comme ça.

— Ah ben, tout de même.

Et elle riait et pleurait.

Il se mit à arracher une branche de coudrier et il la pelait en la regardant de côté. Alors seulement elle s’apercevait qu’elle était restée à terre comme il l’avait laissée, les jambes nues, et très vite elle se couvrait, soudain honteuse. Elle ne savait pas qu’il regardait parfois sous son penaillon de robe. Sa pudeur amusa le gars.

— T’y as passé, c’est pas la peine ! fit-il cyniquement.

Et à présent il sifflait, indifférent, continuant à peler le rameau, comme si rien n’était arrivé. Tout d’une fois, elle fut debout et avec une vraie fureur elle se jetait sur lui et le battait, mais comme il la laissait faire, riant sous les coups, elle s’assit sur l’arbre et se mit à pleurer, les poings dans les yeux. Alors il s’en alla : lui aussi la détestait maintenant, sans savoir pourquoi. Elle l’entendit chanter à tue-tête de l’autre côté du bois et, très tranquille elle-même, elle riait, comme si elle lui avait joué un bon tour, elle n’aurait pu dire quoi.

Quelque part, très loin, tinta la clarine de la vache : c’était une bête un peu folle ; une fois, elle avait failli s’envaser dans le marais : on avait eu de la peine à la retirer. Jaja, à ce souvenir, prit peur et, ses sabots dans les mains, elle courait devant elle, poussant le cri guttural des petits vachers et l’appelant par son nom :

— Hi-ô, Bellotte ! Hi-ô, Bellotte !

Elle ne pensait plus au fils à Biatour.

Ses pieds nus battaient le sol, faisant monter l’arome des mélilots et du serpolet. Elle finit par apercevoir la vache qui broutait dans les roseaux, en se défendant d’un battement de queue contre les grosses mouches grises. Elle la caressa ; elle éprouvait le besoin de lui dire des choses tendres ; et à présent quelque chose lui passait, elle n’était plus la même : elle se laissa tomber sur le ventre, prise d’une peine lâche et crispée, se rappelant. Il était venu, l’avait jetée à terre et puis elle avait senti un mal très doux. Elle tordit ses poignets, elle aurait voulu crier, pleurer à sanglots, et elle était sans force. Elle ne le délestait plus ; s’il était venu tout à coup, elle l’eût pris contre elle, dans ses bras, comme elle faisait avec Michel.

— Pierre, fit-elle tout bas, la bouche dans l’herbe.

Cela lui semblait bon comme un fruit. Elle arracha une touffe de menthe poivrée et elle la mâchait à petites fois. La chaleur de l’après-midi faisait battre son flanc. Quelquefois une judelle gloussait dans le marais. Au bois un geai criait et puis le grand silence de la lande recommençait. Elle aurait voulu s’endormir là et ne plus jamais s’éveiller. Presque au même moment elle ferma les yeux et s’endormit.

Des voix la réveillèrent. Il y en avait une, haute et bourrue, qu’elle aurait reconnue entre toutes. C’était celle du grand-père. Elle leva la tête de dessus l’herbe et le vit venir avec ce Firmin Lechat qui, chaque fois qu’elle le rencontrait, lui donnait une poignée de sous, ils avaient pris à travers la bruyère et suivaient une sente à une petite distance. Aussitôt elle se mit à ramper sur le ventre jusqu’aux roseaux, où elle ne serait point aperçue. De là elle les vit passer, le Vieux, maigre et long, son fusil à l’épaule, faisant ses grandes enjambées auxquelles l’autre, tout rond, avait peine à proportionner les siennes. Tous deux semblaient continuer une conversation.

— Enfin, disait Lechat, c’est comme monsieur le baron en décidera. Ce que je lui en dis, c’est pour lui être agréable.

— Naturellement. Tu m’avancerais donc une trentaine de billets de mille qui m’aideraient à retaper le vieux nid des Quevauquant ! Tu estimes qu’un Quevauquant déchoit à vivre dans de la démolition. Tu oublies seulement que je suis, moi, le dernier de ces Quevauquant et que je tiens à le rester. Vois-tu, mon petit Firmin, avant cent ans il n’y aura plus de nobles : alors à quoi bon s’obstiner à conserver des briques où plus tard se logeront des usines ? Moi, j’suis de mon temps, si singulier que cela te paraisse. Je tordrais le cou à tous vos fameux sans-culottes, mais je n’aurais pas plus de scrupule à le tordre à ceux de mes pairs qui s’imaginent pouvoir arrêter le cours des choses. Au fond, je n’ai de considération que pour les chenapans qui, comme toi, se sont engraissés aux dépens de leurs maîtres. Ça, par exemple, c’est être de son temps plus encore que moi-même. Tu te fais avec tes sentiments, ta reconnaissance, ta fausse humilité, etc., etc., du cent pour cent : c’est un taux enviable. Mais me prends-tu pour un imbécile, dis ? Crois-tu que le Vieux, comme tu m’appelles toi aussi sans doute, hein ? ne voit pas clair au fond de tes sacrées manigances ? Toi et tes pareils, sans en excepter mon vaurien de bâtard, vous êtes là tous à me flairer le derrière afin de savoir si je mûris. Et comme ça, le jour venu, tu te paierais de tes petits billets de mille en t’installant dans un Pont-à-Leu tout neuf et que tu aurais arrangé à ta guise ! Mais, bougre de cochon, c’est donc pas assez que tu m’aies filouté ta maison, ton parc, ta montagne et tout ce qui s’ensuit ? Je ne te le reproche pas, tu as bien fait ; mais ne te mets pas en tête de toucher à ma bicoque. Un Pont-à-Leu en décombres et rongé par les rats, avec ses combles éventrés et ses tours aux toits en chapeau de pierrot ivre, c’est tout de même encore la demeure des Quevauquant. Le jour où brique à brique ça se sera effrité, on verra bien au trou que ça laissera ce que tenaient de place des gentilshommes comme nous. Écoute, l’ami, gueux je suis et gueux je m’en irai, il y aura toujours assez de pierres qui resteront pour m’enterrer dessous.

Jaja n’en entendit pas davantage. La voix du grand-père encore un peu de temps ronflait comme un cor de chasse ; puis Lechat se mettait à rire, et encore une fois elle mâchait des feuilles de menthe.


XX


À l’automne, comme les grands chênes, le Vieux eut sa remontée de sève. Il s’en alla faire le tour du village, disant à ses bâtards :

— Je serai le père de celui chez qui je serai le mieux.

Il demeura deux jours chez Gédéon, mais le fermier des Pauchies avait l’humeur chaude ; ils eurent des mots. Alors il s’installa chez le blond et gras Landrien qui tua un porc pour lui faire fête. Enfin il rentrait au bout de six jours, ayant dépensé son trimestre et quelques dix louis par-dessus le marché. Il amenait avec lui un cousin de Grupet, plombier à la ville et qui avait accepté de lui racheter les plombs du château. Jean-Norbert, qui, ce jour-là, faisait avec Jumasse la cueillette des pommes, vit l’homme sur le toit, descellant la gouttière. Le baron, lui, par l’une des lucarnes, le regardait opérer.

— Hé ! Jumasse ! j’ai pas la berlue, hon ? C’est ben après les plombs qu’y sont, ces mâtins-là ! Malheur d’malheur !

Il monta au grenier, supplia, injuria l’homme qui se refusait à descendre du toit. Le baron ricanait, menaçant de le jeter en bas des escaliers. Alors soudain il venait au paysan une colique de désespoir et les mains crispées à son ventre, il piétinait sur place, criant :

— Sûrement, Môssieu, c’sera ma mort. Han ! han ! Môssieu, Môssieu, j’suis t’y pas assez puni d’être votre fils ? Han ! c’est comme si quelqu’un m’arrachait les boyaux avec le tourniquet ! Voyons, c’est-y point encore assez ? Lui faut-il tout le toit, à c’t’homme ? Mais du coup l’chêneau va pourrir. Et puis, faudra tout de même tout remettre par après. Ah ben ! j’aime autant me pendre que de voir ça.

Maintenant il était là, les lèvres tressautantes, d’une humilité de chien battu, de l’eau aux larmiers et lui touchant le bras :

— Han ! han ! not’ père, c’est-y point la maison de nos enfants après tout ? Y aura p’t’être ben quelqu’un qui viendra de not’ sang pour lui rendre sa belle figure.

— Quel sang ! Celui des Bœuf ? Sache, paysan, que quant à l’autre, le jour où la dernière goutte du sang des Quevauquant se sera séchée dans mes os, ce sang-là demeurera à jamais tari.

Jean-Norbert, là-dessus, congestionné, à court de mots, se prenait le ventre avec les deux mains et descendait se soulager dans les latrines, criant au dedans de lui :

— Sale Vieux ! sale Vieux !

Il tourna ensuite par la maison, oubliant la cueillette des pommes. Ni Barbe, ni Sybille n’étaient là. Firmin Lechat, un peu après midi, avait envoyé son domestique avec le poney-chaise et elles étaient parties, emmenant cette fois Michel. Quant à Jaja, on ne savait jamais où elle passait ses journées. Il s’arrêta devant les portraits de l’escalier, ôta son bonnet, repartit, faisant des gestes dans le vide. Une sueur froide mouillait sa chemise ; ses genoux sonnèrent durement sur le plancher ; il pria avec fureur. La grande maison, dans son silence d’après-midi, semblait morte. Qu’une chose arrivât, jamais on ne saurait qui l’avait faite, et après tout, ça devait finir comme ça. De nouveau il se mettait à tourner, frappant sa poitrine à grands coups et marmottant :

— Ne nous laissez pas tomber en tentation, Seigneur !

Mais l’obsession était la plus forte : il voyait exactement la chose comme si déjà elle eût été faite. Il se rendait compte du temps qu’il faudrait, de la place, du bruit. Jamais il n’avait eu les idées aussi nettes. Il se trouva dans la cuisine sans y avoir réfléchi : le fusil de nouveau pendait à son clou ; et il ne regardait pas du côté du fusil, sachant bien, qu’il était là et qu’il n’aurait eu qu’à le dépendre et que l’arme était chargée. Mais justement, au-dessus de la vieille canardière, il y avait aussi un crucifix, celui qu’on avait mis sur la table entre les cierges, quand sa mère était morte. Et comme il levait les yeux vers le Seigneur mort sur la croix, il aperçut en même temps le fusil. Il s’entendit faire deux pas vers la cheminée ; les clous de ses grosses semelles raclaient la dalle. Alors, à l’idée qu’une fois le fusil décroché, il n’aurait plus eu qu’à monter au grenier, tout son corps se mit à trembler.

— Hé ! not’ maître ! c’est un homme qu’est là pour les pommes ! cria Jumasse du dehors.

Il se reprit, but un grand pot d’eau et s’en alla au verger. L’homme offrait un prix pour dix arbres de pommes douces. Jean-Norbert, qui ne cessait pas de regarder du côté des toits du château, accepta sans marchander, la tête partie, mâchonnant entre ses dents des mots vagues qui s’adressaient au baron. Le marchand lui-même s’étonna qu’avec son âpreté au gain, il eût accepté le marché.

— Tope ! fit-il. J’viendrai demain avec ma femme et mes sacs. Y en a pas une comme elle pour grimper d’sus les arbres. Faut voir.

Avec malice il clignait de l’œil, laissant supposer un spectacle friand. Mais tout à coup Jean-Norbert, récupérant ses esprits, augmenta le prix d’un écu par pommier. Aussitôt l’autre faisait là grimace et s’adressant à Jumasse :

— Hé, vieux, t’as entendu le marché et que ton maître et moi, on avait fait le prix ? C’est vingt francs, qu’on a dit par pommier et ça reste vingt francs ou y a rien de fait.

— Ah ! mais non ! cria Jean-Norbert en se montant. Tu voudrais m’tondre la laine de trop près. Vingt francs, que tu dis ?

L’homme était de petite taille. Il l’eut mesuré d’un coup d’œil et, levant les poings, il passa sur lui sa colère en l’injuriant :

— Hors d’ici, fripon ! voleur !

L’autre, sans se fâcher, tirait sur sa pipe et disait :

— Dommage, t’aurais vu not’ femme d’sus l’arbre.

Et à petits pas, il s’en allait par le verger, filant entre les dernières moyettes de regain. Mais, entendant tomber un pan de gouttière dans la cour, il leva les yeux vers le plombier qui, penché par-dessus la façade, regardait si personne n’avait été tué. Et ensuite il se retournait vers Jean-Norbert et se mettant à rire :

— C’est-y que tu vends aussi la maison avec les pommes, dis voir, fripon ? Ah ben, j’ai point peur de toi. J’te vaux ben, sacré bâtard de baron de quat’ sous que t’es !

Jean-Norbert ne prenait plus attention à lui.

— Jumasse, hé, Jumasse, t’entends bien ce qu’y fait, l’homme, là-haut d’sus le toit ? Ben ! j’sais ben ce que j’ferais si t’avais du cœur. Moi, j’peux pas, j’suis le fils. Mais d’un autre, c’est aut’chose. Eh ben, là, faudrait tirer d’sus comme d’sus une mâle bête !

— Bon ! opina Jumasse, mais c’est pas à faire.

— Ben sûr, affaire de dire. Mais tô de même, c’est-y pas un malheur ? Aujourd’hui les plombs et demain les briques. Finira par manger tout ce qui reste. Non ! le bon Dieu n’est pas juste pour des chrétiens comme nous. Cor si Môssieu partageait avec nous l’argent qu’il en tire au lieu de le dépenser chez ses bâtards !

Ils entendirent tirer dans la lande : un chien aboyait. Jean-Norbert ne se douta pas que c’était Sybille qui venait d’abattre un lièvre. Presque aussitôt un second coup de feu partit. Mais cette fois, c’était Lechat qui tirait. Ils étaient venus là près des marais, en chasse : il l’avait priée d’accepter un fusil léger et dont tout de suite elle avait connu le maniement. Le chien, en battant le taillis, près de la maison, avait fait lever un faisan : elle avait visé, mais trop bas. Un peu après, le domestique, ayant fait un lâcher de pigeons, elle en avait tué un. Ç’avait été son premier coup de feu : son second fut pour le lièvre qu’elle culbutait. Lechat s’émerveilla.

— Cette fois, mamzelle, ça y est. Mâtin ! une belle prise ! Vous avez l’œil, j’ai vu ça tout de suite. Hé ! Hé ! y aurait danger à se trouver au bout de votre canon. Vous abattriez votre homme comme vous avez abattu le lièvre.

Elle tressaillit, le regarda :

— Ce n’est pas la même chose, dit-elle.

— Oui, la première fois. Une nuit, j’ai tiré. On n’a rien trouvé, mais tout de même l’idée que l’homme aurait pu être blessé me laissa de l’ennui. Une autre fois encore j’ai tiré : cette fois on a trouvé du sang dans le jardin. Eh bien ! J’y étais fait, je n’ai plus rien senti.

Un rat sauta à l’eau ; sa petite tête fine pointait droite dans le sillage rapide de la nage. Elle tira.

— Ça ne valait pas le plomb ! riait-il.

— Laissez donc, c’est pour me faire la main, répondit Sybille un peu rudement.

Sitôt qu’elle épaulait, ses nerfs se tendaient ; l’œil au point de mire, elle subissait la petite angoisse froide de l’attente ; et puis la détonation partait ; toute sa vie au dedans d’elle une seconde en était ébranlée. Les dents serrées, une lumière sèche sous la paupière haute, elle s’en voulait de manquer de sang-froid. Elle tua encore une poule d’eau et tira au jugé deux coups dans une volée de sansonnets qu’on voyait tomber en petites touffes de plumes.

Firmin Lechat, dressé à bonne école, avait un sentiment du noble jeu de la chasse qui s’offensait de cette tuerie médiocre. Après tout, elle se comportait là en vraie mazette ; mais il dissimula, calculé, au guet de l’occasion qui lui eût permis d’avancer ses affaires. Il rappela Clabaud, qui, la queue ballante, chassait pour son compte dans la chênaie. C’était un arrière-petit-fils de Clabaud Ier qui avait illustré le chenil des Quevauquant. Pierre dans le taillis arrivait regarder aux coups de feu. Jaja tout près soufflait sur le crépitement d’un petit feu de bois où ils avaient mis cuire une nichée de ramiers. Ils jouaient maintenant ménage à deux, comme de vrais amants.

— Attendez seulement quinze jours encore, mamzelle Sybille, et ce sera le passage, fit Lechat. Ce qu’il y en a de bécassines, alors ! Avec une demoiselle comme vous, ce sera plaisir. J’ai un striver pour le gibier d’eau, vous verrez. Allez, oui, que vous prendrez du plaisir !

Il s’aperçut au jûtement de ses bottines, petit à petit trempées à la mouillure des herbes, qu’elle était chaussée comme une servante. Il se risqua :

— Une belle fille comme vous, ça n’est pas fait pour moisir à la maison.

— C’est vrai, répondit-elle d’une voix sourde, j’étais plutôt faite pour la vie que menèrent mes aieules, toujours à cheval, par monts et par vaux.

Il souffla dans ses joues, très rouge, et puis l’air indifférent :

— Bah ! il ne tiendrait qu’à vous.

Elle haussa les épaules et le regardant droit dans les yeux :

— Prenez garde, vous allez dire l’éternelle bêtise qu’on dit à toutes les filles pauvres. Un mariage, pas vrai ?

Il se vit acculé, comme si elle-même tout à coup le contraignait à parler.

— Mais oui, pourquoi pas ? Tenez, mamzelle Sybille, je peux bien vous dire. J’suis un peu de la famille, puisque ma défunte femme était votre parente par les Bœuf.

Les yeux droit devant lui, il ne vit pas qu’elle fronçait les sourcils.

— Ben, il me faudrait là une petite femme comme vous. Vous auriez des chevaux, des voitures, des toilettes, tout ce que vous voudriez. L’hiver à la ville, l’été à la campagne…

Tout fut ruiné d’un mot où il redevint le valet, où elle fut de toute sa hauteur la fille des Quevauquant.

— Firmin ! dit-elle comme si elle eût commandé à un domestique.

Mais il ne perdait pas son assurance et, un peu bourru seulement :

— Firmin sûrement, Firmin Lechat. Mais j’ai du bien, j’suis un homme riche et aujourd’hui, mamzelle, il n’y a plus que l’argent qui compte. Ça m’aurait été, vrai, comme je vous dis. M. le baron, votre grand-père, me doit une douzaine de mille, approchant. On aurait passé l’éponge dessus.

Elle le méprisa souverainement.

— Oui, je vois, une affaire : c’eût été une bonne affaire pour la famille, n’est-ce pas ? Eh bien, m’sieu Lechat, je vais vous dire ; l’argent peut bien compter pour vous, mais pour une Quevauquant, il ne compte pas. Nous savons manger sec notre pain.

Cette fois il lui venait un rire de petit homme gras, un peu méprisant, un peu supérieur, et en roulant l’épaule, il lui disait :

— Vous réfléchirez, mademoiselle Sybille, je ne suis pas pressé, j’sais attendre. Et si un jour vous vous décidez, je n’ai qu’une parole, ce sera comme j’ai dit.

Elle aussi riait.

— C’est tout réfléchi. Et là-dessus, bien le bonjour. Je suis à un quart d’heure de chez nous. Pas la peine de revenir sur mes pas. Vous aurez bien l’obligeance de faire ramener Michel avec la voiture, pas ?… Ah ! tenez, dites-donc. Il est très gentil, votre fusil, mais c’est fini, le goût m’en est passé ; je n’en veux plus.

Et elle le jeta devant lui.

Alors, sous l’outrage, une fureur s’empara du petit Lechat. Il perdit tout sentiment des distances, n’eut plus que la congestion de son or et, tendant le poing vers Pont-à-Leu, dans la distance :

— Ah ! c’est comme ça ? Eh bien, mamzelle la baronne, on verra, on verra.

Sybille d’abord marcha précipitamment ; elle allait droit devant elle, toute tendue, le pas brusque et saccadé. Elle longea les marais, fit lever la nuée des étourneaux hors des roseaux et toute sa petite griserie était tombée : elle ne pensait plus à la chasse ni au fusil.

Par-dessus le pays plat, une rougeur de couchant s’allongea oblique, ricochant sur les trous verts de l’eau et allumant les grands chênes du bois. Elle pénétra dans le taillis. Au bord du sentier, des fumerons achevaient de se consumer ; c’était le petit feu qu’avait allumé Jaja. L’arbre où une après-midi Pierre l’avait surprise était tout près ; le rude cœur volontaire de Sybille soudain défaillit ; elle s’y laissa tomber, sanglotante, la tête dans les poings. Sa vie repassa, sa pauvre vie ravalée que Léonce autrefois avait méprisée et à laquelle Lechat, en la traitant comme une égale, lui, l’ancien domestique, avait fait le pire affront. Par deux fois, elle avait, comme une chose au poids, été mise en balance avec l’argent.

La race, l’honneur, dans l’orgueil et la colère de cette minute mortelle, affreusement saignèrent. Elle se vit un peu moins qu’une de ces filles de paysan qui, au village, n’étaient jamais en peine de trouver mari à leur aune. Celles-là, le sang pouvait bien les tourmenter, elles finissaient tout de même, si humblement qu’elles s’adonnassent aux besognes de la terre et de la maison, par devenir des femmes et des mères. Mais son sang à elle, son sang brûlant de fille noire requérait l’amour et à la fois la défendait contre lui puisque ce sang était celui d’une Quevauquant… Jusqu’au bout, son flanc se torturerait inapaisé ; elle ne connaîtrait ni la caresse de la main de l’homme, ni le baiser d’une bouche d’enfant. Ah ! l’horreur de cette maison en ruines où son père trimait comme le dernier des valets de labour, où comme le remords vivant d’une race vivait, régnait la démence d’un vieil homme furieux ! Elle seule, dans la famille avilie, avait gardé l’âme claire des Quevauquant. À quoi bon !

Elle roula de l’arbre et, s’écrasant les seins contre terre, elle s’abandonna, dans le soir humide, à de rauques sanglots sans larmes. Mais des voix venaient de l’autre extrémité du bois, l’une haute et grêle, l’autre plus rude et presque celle d’un homme. Et puis, ce fut un petit râle, comme un cri d’animal blessé.

— Jaja ! pensa-t-elle.

Elle rentra au moment où le vétérinaire, appelé en hâte, tirait sur le bras de Jean-Norbert, tâchant de rabouter les os. Étant à ses pommiers, il avait eu un coup de sang et était tombé à bas de l’échelle : la chute heureusement avait été amortie par un petit tas de regain sur lequel il avait roulé. Jumasse, qui emplissait un sac près de lui, l’avait fait revenir assez promptement en lui soufflant dans la bouche et lui claquant les joues. L’accident était sans gravité, le bras n’ayant pas de fracture ; le vrai mal était plutôt dans le coup de sang qui avait déterminé la chute. Le vétérinaire, arrivé avec sa trousse, avait pris sa lancette et piqué la veine.

Sybille le trouva au lit, le bras replié et soutenu par un linge dont le nœud, derrière son cou, dessinait deux cornes. Il était sombre et agité. Elle ne put lui arracher un mot. Ce fut Jumasse qui lui apprit ce qui s’était passé. Son maître, voyant sur les toits l’homme qui arrachait les plombs, avait eu les sangs tournés. Le rebouteur était venu qui avait recommandé la diète complète.

Sybille voulut dire une parole et ne trouva rien, farouche, les lèvres serrées, sans tendresse pour ce père qui était si peu de son sang. Lui, ennuyé qu’elle fût là, se retourna, le visage vers le mur. Ils entendirent le roulement de la voiture dans la cour : elle le quitta. Barbe, informée par Jumasse, eut une crise, s’écriant que c’en était fini à jamais de son repos, que certainement son pauvre homme ne se remettrait plus, qu’on eût à lui garder auprès de lui sa place au cimetière. Elle dépensa là tant d’attendrissement que quand elle fut près de lui, tout son élan tomba et elle lui disait tranquillement :

— Eh bien, mon bon homme, qu’est-ce qu’ils t’ont fait, voyons ? Pour sûr, c’est quelque chose encore une fois qui l’aura tourné d’sus l’estomac. Je le disais encore tout à l’heure à ce bon m’sieu Lechat que c’est par là que tu t’en iras.

Jean-Norbert alors mâchonnait dans ses draps.

— C’est le Vieux, que je te dis.

Et il retomba dans son mutisme.

Dame Barbe, tout en soupirant, se dessangla, passa une jaquette, puis se mit à appeler Sybille. Jumasse lui dit qu’elle avait passé par la cuisine, même qu’elle lui avait demandé si le fusil était toujours chargé. Et ensuite il l’avait entendue parler avec quelqu’un dans la cour. Le baron était rentré peu de temps après : il avait l’air furieux ; il avait défait ses houseaux et les avait lancés contre le mur. Le valet croyait qu’ils avaient eu des mots ensemble, Mlle Sybille et lui. Il avait donné l’ordre de mettre désormais le couvert pour lui tout seul dans la salle à manger, ajoutant que les autres n’avaient qu’à vivre à la cuisine.

Sybille entra sur ces derniers mots ; Barbe se jeta dans ses bras, gémissante.

— Mais, perlipopette, je suis une Lanquesaing, après tout ! Jamais je ne me remettrai de ce dernier coup. Comme si ce n’était point assez déjà que mon pauvre bon homme ait son accident et que, au point où nous en sommes, ce soit comme qui dirait rompu avec ce monsieur Lechat. Il m’a tout dit, ce bon monsieur Lechat, et qu’il aurait bien fait les choses, si seulement tu avais voulu, et comme quoi que tu l’as méprisé. « Non, je ne méritais pas ça, qu’il me disait. Je suis un honnête homme, j’ai gagné honorablement ma fortune, on n’a rien à me reprocher. Votre fille n’aurait eu qu’à me dire : « Monsieur Lechat, cela ne se peut pas, » j’aurais compris, mais elle m’a méprisé ; même qu’elle a refusé d’emporter le fusil. » Voilà ce qu’il disait ce monsieur Lechat. C’est un homme qui parle bien. Et comme ça, nous voilà quasi-brouillés ; et toi, not’ fille, par ta faute tu as brisé ta vie.

— Laissons cela, ma mère. Il se passe ici de bien autres choses.

— Pour ce qui est de ça, tu as raison, ma fille. S’il n’y avait pas ici une tête comme la tienne, jamais on n’y pourrait résister. Ah ! bon Dieu de bon Dieu, non !

Jaja se faufila : elle arrivait du bois, transie, les cheveux en cardées, toute l’odeur froide du soir dans ses loques. Elle se blottit aussitôt dans l’âtre, près de Michel qui lisait : elle comptait si peu dans la maison que personne n’eut l’air de se douter qu’elle n’était pas rentrée de toute la journée. Un peu farouche, elle n’osait regarder ni son père ni sa mère ni Sybille. Mais celle-ci tout à coup disait :

— Aide-moi à mettre la table plutôt que d’être là à rien faire, fainéante.

Jaja décroisa les jambes et docilement apporta les assiettes. Mais Sybille, rôdant autour d’elle et la flairant :

— C’est toi qu’étais tout à l’heure dans le taillis ?

Elle leva la tête et lui vit un si étrange regard qu’elle mentit.

— J’étais point dans l’taillis.

Sybille ajouta bas :

— Même il y avait quelqu’un avec toi ?

Alors Jaja se fourra les poings dans les yeux, criant :

— C’est des menteries, y avait personne.

— Avec qui que tu parlais ?

— Pour sûr, c’était avec la vache si tant est que je parlais.

— Ensuite, tu as crié comme une bête.

— J’ai point crié.

Barbe, sans prendre attention à la dispute, se faisait une réussite. Comme dans l’après-midi on était venu appeler l’Ensevelisseuse pour une mise en bière, il fallut se contenter, au repas du soir, de pain de châtaignes, cuit la veille, de fromage suret et des pommes de terre que Jumasse avait rôties sous le cendre.

— Mes enfants, dit Barbe, il ne retourne rien de bon des cartes, ce soir. Y a un malheur sur la maison, mais quoi ? les cartes ne le disent pas.

Ils prirent place autour de la nappe sous le crasset fumeux. Dans la salle à manger, le Vieux frappait sur la table et criait qu’on le laissait mourir de faim, qu’il voulait du jambon, qu’il saurait bien en trouver. Barbe tremblait en se signant. Sybille regardait devant elle, impassible.


XXI


Ils eurent la vie des paysans dans la pièce commune, sous l’âtre où bout la marmite, où la table est avancée. Jean-Norbert, en rentrant, rapportait sur lui une odeur de terre et de fumier : depuis une semaine qu’il était remis, il transportait les purins et aidait Jumasse à faire les derniers labours. Sa taciturnité avait redoublé, son dos s’était voûté ; il était parti un matin se confesser à la ville. Là, avec un prêtre qu’il ne connaissait pas, il s’était senti plus à l’aise. L’homme visiblement traînait un mal qui le vieillissait. Il ne parlait plus jamais du Vieux : quand le nom était prononcé, il faisait une grimace et détournait les yeux.

Monsieur, lui, n’avait pas l’air de s’apercevoir du trouble dont il était la cause. Comme par le passé, sa grande silhouette dominait tout, dans la mort de Pont-à-Leu. À celui-là, rien n’arrivait, il semblait indestructible. Comme dans l’été, il partait à la piquette du jour, plongeait dans l’eau glacée, tuait une pièce ou deux qu’il mettait parfois cuire lui-même à la broche. Une manie nouvelle lui était venue : ils l’entendaient maintenant, au cœur des nuits, monter et descendre les escaliers, s’enfoncer dans le recul des corridors, là-haut se perdre par les combles sonores. Le Vieux, d’une rôde de loup, appuyait du talon, donnant un coup sourd qui trouait le silence de part en part. Quelquefois il remuait des meubles, tirait des portes, ouvrait des placards, semblant chercher quelque chose. Et cela durait des heures. Quand il passait dans le couloir, on l’entendait haleiner d’un souffle de bœuf, en rasant les murs. Jean-Norbert, harcelé, tout suant de peur, se barricadait de crainte qu’il ne poussât la porte.

Une nuit de grand vent, il monta à la tour de l’est et, par quatre fois, se tournant aux quatre horizons, il sonna du cor. Dans la vieille bâtisse héraldique, il parut avoir sonner l’hallali des ombres. Jusqu’au petit jour, cette fois-là, tout le monde resta éveillé. Guilleminette, en arrivant le lendemain, leur dit quelle l’avait entendu du village d’au-dessus où on l’avait appelée pour une femme dans les maux.

— Sûrement ça n’est pas naturel, avaient dit les gens. Quand un Quevauquant s’met à sonner la mort, c’est qu’y a queque chose d’sus la famille.

On fut généralement d’avis que c’était le moment de régler les comptes. Un matin, en s’en allant au bois, Jean-Norbert tomba sur Pourignau qui lui reparla du sien.

— Jean-Norbert, faudrait tout de même voir à voir. Quand j’achète une vache ou un veau, c’est avec de l’argent que j’paie. Pour sûr, on est des amis : je t’aurais rien demandé, si m’sieu le baron m’avait signé un papier comme aux aut’ ! Mais, je lui ai dit, y m’a répondu comme ça que les petites sommes, ça te regardait. Ah ! c’est point des mille et des mille comme avec le charron et m’sieu Lechat ! D’abord, j’aurais point pu et puis ceux-là c’est des malins. Quand peu après, môssieu ton père aura passé, y viendront avec leur papier et y t’mettront à la porte en disant que tout est à eusse.

Jean-Norbert l’injuria.

— J’te connais point. T’es un voleur, v’là tout ce que j’sais.

— C’est bon ! fit l’autre. Alors, c’est comme j’ai dit, on ira au juge. M’faut mon argent.

Ce Pourignau était un géant doux et stupide, avec une tête de mouton. Il tournait déjà les talons quand le paysan, se ravisant :

— Écoute ! on t’baillerait ben eun’ pièce, eun’  petite pièce ed dix sous si tu pouvais tant seulement savoir combien qu’y leur redoit, à ces gens-là, Môssieu.

— Ah ben ! si c’est comme ça, j’ai point besoin de ta pièce, mais on dit qu’y retourne de douze mille avec m’sieu Lechat et de quasi autant avec le charron sans compter tout le reste.

Aussitôt Jean-Norbert prenait son ventre à deux mains et criait :

— De ce coup-là, j’suis mort.

À la réflexion, il pensa que le boucher s’était gaussé et voulant en avoir le cœur net, il jambetta jusqu’à Mon Plaisir. Chemin faisant, longeant le bois, il crut voir entre les arbres un gas couché sur une fille. « Ouais ! fit-il, c’est le fils au marchand de bois. » La baucelle tourna la tête et il reconnut Jaja. « Je la fouetterai avec des orties fraîches, » songea-t-il.

Son argent le talonnant plus que l’honneur, il allongea le pas. Le soleil tombait, rose comme une grosse pêche, par-dessus le grand paysage violet. Des bandes d’étourneaux, avec des sifflements aigres-doux, ouvraient et resserraient les palettes d’un immense éventail de plumes. Des poules d’eau gloussaient, rasant les marais où un autre soleil semblait monter au-devant de celui qui descendait.

Enfin, moite, s’épongeant, il dépassait la barrière. Firmin Lechat arriva, bourru, les mains dans les poches.

— Ah ! c’est toi, Jean-Norbert, dit-il se prenant à le tutoyer comme un des tâcherons qu’il employait dans son petit domaine.

Le paysan, humble, inquiet, les yeux de côté, petit devant sa supériorité d’homme riche, répondit :

— Ben oui, m’sieu Lechat, c’est moi, comme vous voyez. Et j’viens là pour une petite affaire, comme quoi j’voudrais ben savoir si c’est la vérité qu’on m’dit que Môssieu vous aurait fait un papier comme quoi vous lui auriez fait une avance de douze mille, qu’on dit. Pour sûr, c’serait là une mauvaise affaire pour vous.

Lechat prenait son air de petit seigneur, et les mains sous les basques de sa jaquette, pirouettant sur les talons :

— Avec en plus les trois mille que je viens de lui bailler pas plus tard que le jour d’avant-hier, c’est tout juste le compte, sans parler des intérêts. À valoir sur une affaire que je te dis pas et qui se fera, sûr comme je m’appelle monsieur Firmin Lechat. Alors je rachèterai la créance de Piéfert et les autres et ce sera moi le maître de Pont-à-Leu. Je rebâtirai les tours, je retaperai la maison. On verra qui je suis. Maintenant, écoute. J’suis un homme tout rond, j’puis bien te dire que jamais je n’aurais mis les pieds dans tes sabots si ta demoiselle avait voulu être mame Lechat. Je sais bien. Lechat et Quevauquant, c’est une petite différence, mais j’ai assez d’argent pour acheter ton titre et tout ce qui va avec, tandis que toi…

Jean-Norbert, livide, roulait les épaules, donnant de la tête à droite et à gauche, comme une bête acculée.

Ah ! m’sieu Lechat, quoi que vous dites là ? J’compte bien, douze mille et par là-dessus trois, quinze mille ! Quinze mille, hon, que vous dites ? Sans compter l’autre affaire ! Ah ben, y a pas de bon Dieu !

Lechat soufflait dans ses joues.

— Jean-Norbert, tout aurait pu s’arranger, sans ta demoiselle. J’suis pas méchant, mais faut pas qu’on me marche sur les pieds. Après tout, c’est-y point une Bœuf comme ta mère et notre défunte femme ?

— Ben sûr. Et c’était ben honnête de votre part, m’sieu Lechat. Douze mille et trois, que vous dites ? Mais je vendrais not’ peau au diable qu’on n’en aurait ni la moitié ni même le quart de cet argent-là ?

Il voulut parler encore, mais les mots ne sortaient plus et il gémissait comme si, avec des tenailles, on lui eût arraché de mauvaises dents. Il s’en alla, criant :

— Aie ! Aie ! Douze mille et trois !

Lechat le vit s’enfoncer dans le soir qui tombait. Sa plainte en arrière de lui traînait, mêlée au sifflement d’un accès. Lui, l’homme riche, riait, ayant là sa vengeance.

— Bien des choses à ces dames, cria-t-il de loin.

Cette fois, c’était bien la fin de tout. L’argent de ses pots, depuis tant d’années raclé sur leur lésine de pauvres gens et qui devait être son aumône de paysan à la misère illustre des ancêtres, ne servirait à rien. Les siens et lui auraient inutilement subi la colique du froid et de la faim, épargnant l’huile, la bûche et le pain, vivant sur le squelette de leur grand Pont-à-Leu rongé jusqu’à l’os, comme des rats sur un mort ! Il repensa à leur vie de gueux, aux heures noires dans le champ et derrière la vitre, aux échéances qui les saignaient à blanc, à l’épargne sou à sou mise mûrir dans des coins secrets, à sa condition ravalée de petit homme pauvre des basses terres. Lui, le sang des Quevauquant, nanti de l’écusson authentique où, par delà toutes bornes, jusqu’au ciel ruaient les deux étalons magnifiques, il avait, l’égal des piétailles vermineuses terrées dans leurs taupinières, endossé la casaque du travail et de la misère. Et tout cela en pure perte !

Comme les pierres d’une eau gonflée d’orage, cela lui roulait par la caboche. Claquant des lèvres et titubant d’un pas d’ivrogne, il se reprit à compter.

— Douze mille et trois mille, j’dis ben, quinze mille… Et puis ce qu’y n’veut pas dire, c’Lechat, et qui ferait de lui le maît’ ed’ Pont-à-Leu…

Repassant au long du marais, il flaira l’eau inviteuse qui eût tout terminé. Mais, couard comme il l’était, la peur de l’enfer s’ajouta à sa peur d’une mort difficile. Il se signa, passa, souhaita qu’à la traversée du bois une grosse branche lui défonçât le crâne.

D’ailleurs, rien ne lui réussissait. Jeannette, depuis des jours, avait les boulets en sang ; peut-être bien qu’il faudrait l’abattre. Ses pommiers avaient mal donné. Il avait perdu six porcs, d’un mal qu’on ne savait pas. Et par là-dessus, il n’était pas heureux avec ses enfants, cette Sybille, rêche et intraitable, qui s’était refusée à Lechat, et l’autre, cette sale petite garce de Jaja qu’il avait aperçue tout à l’heure dans le bois avec le fils à Biatour. Il le connaissait bien, celui-là, pour lui avoir donné maintes fois la chasse quand il arrivait chaparder ses pommes, entre chien et loup.

À bout de détresse, les jambes fauchées, il se laissa choir. La nuit floconnait en étoupes molles et humides ; la grande lune farouche de la lande l’enveloppait, inerte comme un caillou à ras de terre. Il eût trépassé là sans un gros chien de ferme qui, ayant rompu l’attache et cherchant aventure, manqua de happer. La vie aussitôt lui redevint un bien appréciable qu’il lui fallut défendre contre la férocité de la bête. D’un coup de talon forcené, il lui démantibula les crocs et la mit en fuite, hurlante. S’il avait eu sa trique, il se fût acharné, l’eût démoli à petites fois avec une joie mauvaise.

Cette secousse le remit ; il sentit lui revenir son endurance de paysan violent, sournois et combatif. Ah ! les hommes des portraits dans l’escalier avec leurs belles mines et leurs habits d’or ! Ils n’avaient eu qu’à faire l’amour, guerroyer, soutirer la sueur de leurs serfs. Lui, il était le serf titré, leur pareil par le nom mais un manant par la peine ! Un Quevauquant était devenu le vassal d’un Quevauquant ! Comme d’une guenille tordue, il s’était exprimé la bile et le sang pour regouler l’ogre et par après lui rebâtir la tanière. Et voilà qu’un Lechat le menaçait de lui filouter l’héritage ! Enfant, dans le crépuscule de Pont-à-Leu, il avait assisté aux derniers hallalis, le cerf forlancé, la meute pendue en grappe à ses râles, sa fressure sanglante jetée à la voracité des grands limiers. Des idées se nouèrent, il se vit lui-même le vieux cerf dépecé et jeté en pâture à la meute.

Chez ce rustre, alors, pantela la vieille âme enragée de la race. Ah bien ! on les recevrait à coups de fourche, comme des putois, le jour où ils viendraient présenter leur papier ! Et plutôt que de leur faire place, on bouterait le feu aux planchers, la maison des Quevauquant tourbillonnerait en flammes par les airs !

Les vêtements déchirés et boueux, nu-tête, ayant perdu son bonnet sur la route, il tomba comme un hibou dans la veillée inquiète des siens. On l’attendait depuis une grande heure autour de la table. Ils furent effrayés de son visage terreux et hébété. Barbe se lamentait.

— Mon bon homme, qu’est-ce qui t’arrive ? C’est-y que Monsieur t’aurait fait de la peine encore une fois ? Dis voir.

Il demeurait échoué en travers de l’âtre comme un quartier de bœuf tombé du pendoir. Il grondait, soupirait, soufflait, la balèvre pendante. Il avait repoussé violemment son écuelle de potage, dégoûté de la nourriture.

— Ce qui m’arrive, que tu dis ? Ben, sang-Dieu ! j’vas te le dire à toi, not’ femme, et à toi aussi, not’ fille. J’ai vu m’sieu Lechat. Môssieu lui a signé un papier comme quoi ce Lechat sera le maître ici le jour où not’ père sera couché dans son lit entre les chandelles. Alors, y viendra, ce Firmin Lechat, et y s’paiera sur la maison, et le reste ce sera pour le charron à qui Môssieu doit approchant la même somme.

Il laissa tomber un silence, et baissant la voix :

— Y aurait eu un moyen, qu’y disait, Lechat.

— Je sais, dit Sybille, mais ce moyen-là, jamais !

— J’dis pas, j’dis rien, j’dis seulement ce qu’y m’a dit, ce Lechat.

Il obliqua la tête vers l’ombre, cracha dans les cendres et tout à coup, d’une comédie d’hypocrisie matoise, il tâchait de jouer à la fois le bon Dieu et les gens.

— Alors comme ça, faudrait ben qu’y s’en aille pas trop tôt ed’ sa bonne mort.

Sybille tressaillit, le regarda et tint les lèvres serrées. Il avait joint les mains et maintenant levait ses yeux vers le Christ cloué au milieu de la cheminée.

— Not’ père qu’êtes au ciel, ayez pitié de nous ; faites, dans votre miséricorde, que Môssieu traîne ses os un peu de temps encore.

— Assez ! dit Sybille.

Le paysan se tut ; Barbe fit un signe de croix ; Michel, sentant rôder quelque chose d’insolite dans l’air de la maison, avait peur. Ce fut Jaja qui, en poussant tout à coup la porte, fit sortir l’idée de la mort qui planait. Alors, la colère de Jean-Norbert se détourna sur l’enfant. Il la prit par les cheveux, lui tordit la tête en arrière.

— D’où c’est que tu viens, dis, carogne ? C’est-y que t’es restée à faire des mauvaisetés sur le chemin avec ton sale fils à Biatour qu’est toujours à traîner dans tes cottes. Dis pas non : je l’aie vue à t’à l’heure, qui te bouquait. Ta sainte femme ed’mère et ta sainte fille ed’sœur t’avaient pourtant donné que de bons exemples.

À chaque mot, il la bourrait de coups dans le dos et les reins. Jaja, les poings dans les yeux, sans se défendre, avait de petits hoquets.

— Quand j’te dis que j’t’ai évue dans le bois que t’étais d’sous lui. Et p’t’ben qu’à t’à l’heure, les autres aussi te passeront dessus, sale bête.

Barbe avança la main.

— Retiens-toi, mon bon homme. Il n’est pas convenable devant des demoiselles…

— Ah mais ! ah mais ! une Quevauquant, not’ femme ! Pense à cela ! Y a-t-il pas de quoi se tourner les sangs ?

— Une Lanquesaing par les femmes, mon bon homme !

Sybille, d’une soif sèche d’envie, buvait, cette gueuse qui avait de l’amour sur elle. Elle la haïssait et l’enviait, brûlée à son feu de passion quelle satisfaisait avec un amant dans les bois. Il y avait donc des hommes qui s’assouvissaient sur des souillons de son espèce quand elle, noire de regard et de tout, se voyait délaissée comme un capot aux braises mortes derrière une armoire.

Elle eut soudain l’orgueil sombre d’une Penthésilée, frappant sa poitrine mutilée où battait un grand cœur et jalouse nonobstant de l’accouplement d’une pastoure.

— On lui mettra le derrière à l’eau comme à une poule, cria-t-elle.

Et cette Jaja qui portait l’homme dans ses loques, elle la reniflait comme un fruit chaud et gâté.

Tout le monde ayant fini de manger, ce fut Michel qui, d’une tendre pitié fraternelle, fermant son livre, avança à Jaja une assiette de faïence où il avait mis trois pommes de terre et un raton de lard. Mais à peine elle eut commencé à manger que la grande Sybille, lui montrant la porte, grondait :

— Au lit !

Alors, laissant là ses sabots près des cendres, toute maigre dans sa nubilité hâtive, les apophyses en relief sous la peau, elle traversa à petits coups de ses talons nus la cuisine et se perdit dans le long couloir.

C’était, du reste, la vérité qu’on la voyait traînant partout avec son godelureau. Une ardeur de petite chèvre en rut l’enrageait après son petit faune aux oreilles acérées comme des cornes de jeune bouc. Elle en oubliait la maison, les repas, la famille, dans son goût d’amour sauvage, sous le rouge automne lascif. Une fois, ils étaient allés dans la forêt dont il lui parlait toujours. Au cœur vert des clairières, ils avaient trouvé un campement de bûcherons avec ses lits de feuilles, ses chaudrons cuisant à la fourchée de quatre piquets et la fumée de ses feux de genêts. Les gens étant à cogner et à scier par les coupes, ils s’étaient même glissés par l’huis et avaient mangé à même une miche, ronde comme une roue de charrette. Tout d’une fois, jolie comme une petite sainte Vierge en soie, avec des miroirs dans les yeux, une biche avait passé, suivie de son faon.

Il lui avait expliqué comment on chassait au furet, au collet ou au fusil ; lui, à douze ans, tuait déjà les lapins à coups de bâton. Ils étaient tous des braconniers dans le pays.

Elle admira sa jactance et sa force.

Presque chaque jour, maintenant, il venait ; elle allait l’attendre dans le bois ou dans les roseaux. À plat sur le ventre, elle chantait doucement, sans impatience s’il n’arrivait pas tout de suite. Au soleil frisquet, le bel été de la Saint-Michel bruissait entre les feuilles. À terre, traînaient des flaques de lumière vermeille que le vent remuait. Sur les troncs ricochaient des palets d’or. Vers le soir, tout le bois s’enflammait. On était heureux ; et ils demeuraient là, se caressant sous le ciel, se mangeant de goulées, tombant où il y avait place pour leurs lutineries d’amour. Ils ne se cachaient pas même des gens qui passaient, riant s’ils les voyaient rire, tous deux les joues caves, maigres comme des petits loups d’hiver.

Il tomba des pluies ; les geais bataillèrent dans les cimes dénudées. Ils durent chercher des abris. Quelquefois, Pierre du marchand la rejoignait dans le fenil, la grange ou l’étable. Au chaud du foin et de la paille, dans une odeur d’anciennes moissons, ils avaient des plaisirs de petit ménage au lit. Quand il lui prenait ses seins de fillette, aigus et courts comme des citrons, elle fermait les yeux, toute tendue, la bouche crispée comme si par avance, elle goûtait une joie de paradis. Et puis, elle poussait son petit cri de bête : lui, alors, riait, cruel et doux.

Il arrivait qu’elle ne pouvait pas toujours dépister la vigilance de Sybille. Celle-ci, l’ayant mise à la couture, elle était bien obligée de demeurer dans l’ouvroir, tirant ses aiguillées tout à la fois et regardant par les vitres si elle ne l’apercevait pas. Le cœur gros, elle pleurnichait, reniflait, secouée de petits spasmes, toute veule, mais rusée tout de même et guettant le moment où Sybille avait le dos tourné pour se lancer, cottes courtes et jambes nues, à travers l’autan et la pluie. Au retour, sa sœur la talochait et la privait de nourriture, mais ça lui était bien égal quand elle revenait avec des lèvres grosses comme des sangsues pour avoir été trop chaudement mordues.

Au village, tout le monde connaissait leur histoire. Les gars des grosses fermes auraient bien voulu tâter de cette chair de petite noble où coulait le sang des anciens seigneurs. Qu’il lui vint un poupon et ça pouvait être une affaire profitable ! Les bâtards seuls, qui tenaient à la considération de la famille, ne plaisantaient pas : ils entendaient, ceux-là, jouir des privilèges de leur bâtardise et n’admettaient pas qu’en dehors d’eux il se greffât des rejetons sur les basses branches de la lignée. Biatour, le marchand de bois, lui, feignait ne se douter de rien, un œil fermé, un autre ouvert, riant de sa large bouche de brochet quand on l’interrogeait.

— Paraît que la demoiselle aux Quevauquant en tient pour ton fieu ? lui disait-on.

— Ça serait que ça m’étonnerait ben, répondait-il. Y s’tient coi sur le sexe, ce capon-là, comme un curé. Mais là-dessus comme sur le reste, faut laisser pisser le mouton.

C’était chez lui le dicton qui résumait toute sa science de la vie. Au fond, il estimait qu’il n’en pourrait retourner que du bien pour leur commerce, le jour où il les faudrait marier ensemble. Il laissait donc toute liberté à son gas, lui épargnant les corvées, en sorte que le jeune étalon ruait et pétaradait à son aise, se donnant carrière avec cette petite femelle sèche comme une bique et qui avait de l’amour dans le corps.

Chez les Quevauquant, il y avait bien Guilleminette qui aurait pu divulguer ce qui se contait à la veillée des petites bordes. Mais la futée commère étant apparentée, à la mode des campagnes, avec le marchand de bois et flairant pour elle-même une aubaine, jugeait prudent d’attendre que, de l’un ou de l’autre côté, on requît son ministère. Elle qui aidait les morts à trépasser, connaissait aussi l’art de mettre au monde les vivants, quand les secours d’une infaillible drogue ne semblait pas préférable.

D’ailleurs, elle était pleine de pitié pour cette simplette de Jaja qui, tout l’été, lui avait mené paître sa vache et qu’on martyrisait au château, quand il eût paru si naturel de la laisser jouer, selon son âge, au jeu du bon Dieu. Sans Michel, elle fût allée vivre comme le hérisson dans les bois. Et, de même que par le passé, le frérot lui lisait de belles histoires.

Un soir, à la lampe, comme il lui disait le conte de Cendrillon, elle se mit à pleurer d’une grosse douleur, les poings dans les yeux, s’étant reconnue dans la triste aventure. Sybille en ce moment entra dans la chambre et arracha le volume des mains de Michel, ne voulant pas qu’elle connût la suite de l’histoire.

Maintenait elle l’obligeait à coucher seule dans une vaste pièce qui avait été autrefois la Chambre des comptes. Avec l’envie tout à la fois et le dégoût de son péché, elle aurait cru Michel en perdition dans l’odeur d’amour qu’elle portait sur elle. Jaja eut ainsi là sur le carreau un grabat de hale d’avoine, toute morte de peur au froid velu des rats qui lui mordaient les pieds sous la couverture. Mais simplette et soumise, elle acceptait cela comme elle avait accepté les rebuffades, les coups et le pain sec.

Il arriva que dans la nuit, Michel vint gratter à sa porte sitôt qu’il eut entendu le souffle égal de Sybille à travers le mur. Lui, si tremblant à la moindre alerte, il avait trouvé le courage de se faufiler à pieds nus, tout grelottant, dans le noir des couloirs, au risque de tomber sur le Vieux. Elle lui avait ouvert et comme par le passé elle l’avait réchauffé entre ses petits seins tendrement. Alors à l’oreille il lui avait dit :

— Tu sais, Jaja, y a une fin à l’histoire de Cendrillon. Un jour, le fils du roi est venu et il l’a épousée.

D’une mémoire extraordinaire, il lui avait conté la fin de la fable et elle s’était mise à rire sous le drap à l’idée qu’elle aurait, elle aussi, de belles robes, le jour où elle irait à la cour épouser le fils du roi. Mais, d’un émoi soudain à la pensée de Pierre du marchand :

— Tout d’même, c’est-y qu’on peut avoir deux maris, dis, frérot ? C’était-y point écrit sur le livre ?


XXII


À quelque temps de là, Monsieur, étant à la chasse au marais sous la pluie, prit une pleurésie et manqua trépasser. Comme il commençait à battre la campagne, Jean-Norbert prit peur et fit venir le vétérinaire. Mais cette fois celui-ci, alarmé de la gravité du mal, s’offrit à amener un jeune médecin nouvellement arrivé dans le pays et qui habitait à deux heures de là. Jean-Norbert, au supplice, atermoyait :

— Malheur ! C’est-y, médecin, que vous n’auriez point là une poudre qu’on donne aux bêtes qu’ont le mal et qui le tirerait d’affaire et qui coûterait point trop cher ?

— Ah, mais ! m’sieu Jean-Norbert, un homme et un cheval, c’est point la même chose. Je lui ai reniflé sa sueur à m’sieu le baron et vrai ! ça n’sent pas bon. M’est avis qu’y faut se presser.

Après tout, s’il passait, faudrait rembourser tout de suite Lechat, Piefert et les autres, ou les laisser se payer sur le bien. Oui ! mais valait-il mieux donner le temps à Lechat de faire l’affaire qui lui livrerait Pont-à-Leu ?

— Aia ! miséricorde ! criait-il. Pourquoi faut-il qu’on ait des parents ? Sûrement Môssieu est un grand pécheur : c’serait-y point un bonheur pour lui s’y s’en allait de sa belle mort ?

Le médecin des gens vint dans l’après-midi ; mais comme il tâtait le pouls au Vieux, celui-ci tout à coup lui pointa un regard aigu et mâchonna :

— J’veux pas de corbeaux, ni le médecin, ni le ratichon.

— Allez, allez ! dit tout bas, presque en riant, le paysan, c’est un vrai diable !

Et poussant du coude le médecin, il lui chuchota à l’oreille :

— M’est avis qu’y vaudrait peut-être mieux tout de même le laisser faire à sa guise, hon !

L’autre le regarda singulièrement par-dessus ses lunettes. Presque aussitôt, il vint une syncope qui lui permit de prendre la température. Il fit des prescriptions et s’en alla, disant :

— M’sieu le baron est bâti à chaux et à sable, mais à son âge, vous savez…

En s’en allant, il se heurta à Piéfert qui arrivait prendre des nouvelles.

Vers le soir, Monsieur commença à délirer : la nuit fut mauvaise ; tout le monde veilla. Jean-Norbert priait à genoux, dans un coin. Maintenant que le dénouement était proche, il aurait donné une livre de sa chair pour que la vie lui fût assurée un peu de temps encore, une petite vie de vieux homme un peu mort, tombé en enfance et qui ne leur serait plus trop grief. On aurait du moins le temps de se remuer.

Les râles durèrent jusqu’au matin ; il crut la mort prochaine et mourut lui-même de l’effroi de l’horrible lendemain. Mais vers midi, le baron eut l’air de s’éveiller d’un mauvais somme et les voyant là près de lui, il les chassa d’un geste. Jean-Norbert regretta d’avoir laissé venir le médecin.

Comme celui-ci arrivait, il l’injuria :

— C’est-y que vous ne connaissez pas vot’ métier ed’me laisser croire que Môssieu n’avait qu’l’âme à passer ? Dites, c’est-y pas filouter l’argent du pauv’ monde puisqu’y se serait tô d’même remis debout sans toi, médecin de malheur !

La sève encore une fois remonta à l’écorce du vieux cep : le baron passa ses grègues et se remit à talonner par les chambres, aboyant une grosse toux et envoyant gluer sur le mur d’épais crachats.

Un soir, sans leur avoir rien dit, il descendit s’asseoir à leur table, dans la cuisine où ils avaient gardé l’habitude de prendre leurs repas. Il apparut là comme un revenant dans l’oubli des vivants. Le vent cornait par le trou des serrures. Une rafale lapidait les toits ; des fracas d’ardoises s’abîmaient dans la cour. On entendait ronfler au loin l’orgue des chênes dans le bois.

— Hé ! fit-il, si le bon Dieu se met de la partie, il ne restera plus rien pour la curée !

Un rire à coups de dents lui fendit sa barbe grise de vieux loup, que le maçon n’était plus venu raser depuis des jours.

Jean-Norbert tressaillit, devinant que le propos se rapportait à Lechat et Piéfert. Dans son trouble, il lança sous la table un coup de talon à Jaja qui, cette fois, se mettait à pousser des cris de poule plumée vive. Dame Barbe, les pieds dans les cendres, réveillée d’un mol état de quiétude, demanda si un rat l’avait mordue et se troussa jusqu’aux genoux. Mais Monsieur, presque tendre, la prenait sur ses genoux et disait :

— Où que tu as mal, ma petite bête ?

Il lui caressa le cou et le dos de sa large main qui avait fait se cabrer le désir des femmes ; et charmée par cette douceur chatouilleuse, elle se roulait dans sa grande vie chaude. Soudain il eut la rondeur de son ventre sous les doigts.

— Peste ! fit-il d’une bonne humeur cynique, m’est avis que la petite prend de l’embonpoint, mon garçon !

Une trombe de suie soufflée de l’âtre les aveugla. L’attention fut détournée ; il fallut secouer le napperon. Mais Jaja, d’un abandon de petite femme amoureuse, demeurait blottie dans la poitrine du grand-père. Comme le crasset l’éclairait par derrière, son ombre se dessinait sur le mur. Sybille eut un saisissement ; elle venait de remarquer qu’une courbe légère lui renflait le flanc. Elle eut la force de dissimuler. Le vieux sanglier, lui, au bout de quelques instants, remontait scier le reste d’un panneau de porte pour s’en faire du feu.

Alors seulement Jean-Norbert, qui était resté le nez dans son écuelle tout le temps du repas, sans manger, se coupa une tranche de pain qu’il avala en grommelant. Maintenant que le Vieux s’était remis à vivre, il lui en voulait de n’être pas trépassé. Ce fut comme s’il les eût frustrés dans leur espoir sournois, comme s’il les eût filoutés dans une aubaine longuement convoitée. De dépit, le paysan en oubliait les créances et ce qui s’ensuivrait.

Ce soir-là, il est vrai, Monsieur n’avait pas été trop encombrant, mais on avait bien vu, à la grimace qu’il avait faite en entrant, le plaisir qu’il goûtait à leur jouer un bon tour en ressucitant. Sa présence ayant laissé quelque chose de crispé dans l’atmosphère, personne ne parla plus. D’ailleurs le vent à la longue les endormant, Jean-Norbert dit les prières et on s’en alla vers les lits.

Sybille, sans dormir, attendit tout habillée par-dessus la couverture que la maison fût endormie. Elle ralluma alors un bout de suif, se glissa jusqu’à la chambre de Jaja, donna un léger coup d’épaule dans la porte. La main en écran au lumignon, elle alla droit au lit, d’une fois rejeta la couverture. Jaja dormait, toute raide, les jambes ouvertes, ses mains à son ventre qui levait, déjà rond comme une petite lune. Se sentant découverte sous le froid, elle eut un mouvement, dessilla à demi les yeux.

— Oh ! oh ! oh ! criait Sybille d’une voix rauque.

Le mépris, l’orgueil de la race, la fureur bouleversaient son visage, tandis que, penchée par dessus sa sœur, d’un regard noir elle fouillait le secret de son pauvre amour d’innocente.

— Faut qu’il sorte ! On le donnera à manger aux porcs ! gronda-t-elle, en la tirant par les jambes et l’arrachant du lit.

Le corps, d’un bruit mou, toucha le carreau et avec la plante des pieds, comme le raisin d’une cuvée, elle se mettait à fouler sa jeune maternité martyrisée.

— Faut qu’il sorte ! Impudique ! Ensorcelée ! disait-elle à chaque fois.

Jaja, avec un cri d’enfant, tout de suite avait perdu connaissance. Sybille craignit de l’avoir tuée. Elle la souleva pour la remettre sur le lit ; mais de dégoût pour la souillure de sa chair, elle la laissa retomber et puis flairant ses mains, les passa sur le drap. L’enfant resta là toute nue sur le froid du carreau pendant qu’à pas de loup, comme elle était venue, elle regagnait sa chambre.


XXIII


Jean-Norbert n’était rentré qu’au soir, après avoir charrié du bois pour le fournil. Jumasse, lui, après avoir déversé des fumiers sur le champ, était parti commander du charbon au village. C’était la Guilleminette qui, comme de coutume, avait mis bouillir la marmite à la crémaillère. À la nuit tombée, le paysan, sa femme et Michel s’étaient attablés au chaud de la cuisine. Sybille prise d’un mal s’était enfermée chez elle.

Jean-Norbert sombre, les yeux fuyants, ne desserra pas les dents. Comme il gelait, les souches pétillaient clairement sur les landiers. Ce fut un de ces soirs de silence lourd où, cran à cran, s’entendait tomber en grinçant le poids de l’horloge. Il y avait juste deux mois que Jaja était morte, doucement, sans une parole, ses mains à son ventre par où la vie était partie. Un débarras après tout. Barbe, soir et matin, en priant, ajoutait son nom à la litanie des âmes pour lesquelles elle intercédait. Un peu de terre sur ses quatre planches l’avait reculée si avant dans l’oubli que personne ne pensait plus à elle. Michel seul savait bien qu’elle n’était plus là : il n’aimait plus lire et languissait. Guilleminette, une fois, s’en ouvrit à Jumasse.

— Veux-tu que j’te dise, l’homme ? J’ai mauvaise idée. Tout arrive à malheur dans not’maison depuis y a beau jour. Not’ dame n’voit plus que des morts dans les cartes. Ça a d’abord été not’ Jaja avec le petit qui lui était sorti tout bleu comme un fruit. Et, pour ce qui est de son frérot, dame ! c’est un oiseau pour le chat, ou je n’suis point la Guilleminette.

Miche] n’osant plus dormir seul dans la pièce où si longtemps il avait eu son lit près du grabat de Jaja, Barbe avait fait déblayer un refuge qui joignait sa chambre : Jumasse y avait porté les matelas. Mais l’enfant toujours s’agitait, pleurait, se réveillait en appelant sa sœur morte.

— Dis un chapelet, mon fî, lui conseillait Barbe. Ça te passera.

À neuf heures, Jean-Norbert souffla la lampe. De toute la soirée, son asthme ne l’avait pas quitté : ce fut Jumasse qui dut dire les prières ; le bon Dieu des campagnes n’aime pas entendre créceller trop haut la voix des femmes dans le soir des maisons. Personne ne savait si le Vieux était rentré, mais on ne s’inquiétait plus : peut-être il s’était attardé chez un de ses bâtards.

Au petit matin, un homme, qui partait faucher des roseaux dans le marais, accourut annoncer qu’il avait vu Monsieur, le nez en terre, tout raidi par le gel.

Jumasse aussitôt appela Jean-Norbert qui se mit à claquer des dents, tout le corps comme secoué par une danse de Saint-Guy. Il voulut parler, les mots ne sortaient pas ; et il finit par se rouler à terre en cognant sa tête au mur.

Le valet alors attela Jeannette au tombereau, et, l’homme allant devant, ils se dirigèrent vers le marais.

Le baron était tombé en avant, d’une fois, les talons en l’air, les bras le long du corps, gardant sur la tête son pétase piqué d’une plume de héron. La nuit étant sans lune, il avait dû être tué à la tombée du jour, dans les dernières clartés. L’assassin l’avait attendu, caché dans le bois ; il l’avait visé par derrière ; la charge avait frappé entre les épaules. Le sang gluait au trou fait par la balle dans le drap de la veste ; un caillot collait la bouche au sol. Personne n’avait entendu le coup.

L’homme et Jumasse l’ayant retourné, prirent le baron par la tête et les pieds. Monsieur vint d’une pièce, rigide, droit comme une planche ; et à petites fois, fléchis sous le poids, ils le haussèrent jusqu’au tombereau. Puis, Jumasse, avec son mort, s’en retourna au château, les pieds dépassant, très grands.

Jean-Norbert, de derrière les vitres, vit arriver le convoi, froid, les yeux vides ; Guilleminette tapotait dans les mains de Barbe couchée sur le lit, les nerfs chavirés. Sybille entra, regarda son père, et, sortant brusquement, s’en alla au-devant du tombereau. Alors seulement le paysan quitta la fenêtre, descendit le perron et, sa casquette à la main, commença de marcher près des roues, sans un mot.

L’homme, ayant grimpé dans le véhicule, doucement poussa le baron vers Jumasse : tous deux soufflaient, suant, ayant peine à manier ce grand cadavre qui, par delà la mort, continuait à peser du même poids qu’il avait pesé durant la vie. Un chemineau qui passait ayant été requis, on déposa le baron sur un lit de paille, au pied de l’escalier où il resta seul, les yeux grands ouverts et semblant regarder les ancêtres dans leurs cadres.

Une heure après, arrivèrent le garde-champêtre et les gendarmes : ils demandèrent Jean-Norbert pour l’admonester d’avoir ramené le mort. On ne sut pas où il avait passé. Barbe, toujours au lit, toute molle comme une enfant, gémissait, priait, réclamait le curé Custenoble. Quand une carriole l’amena, tout le village était déjà dans les cours. Il alla droit au mort, récita les prières, l’aspergea d’eau bénite ; il dut fermer les yeux pour ne pas être distrait par le rictus ironique qui tirait la bouche sur le côté. Dame Barbe, soutenue par l’Ensevelisseuse, était venue s’agenouiller près de Monsieur.

Ce ne fut que dans l’après-midi que le parquet arriva. Jean-Norbert quitta les combles où il s’était tenu caché et lui-même mena les juges vers la botte de paille où gisait le baron. On décida de transporter le corps où il avait été tué. Un dur soir d’hiver tombait sur les magistrats, les gendarmes et Jean-Norbert, tandis que Jumasse et l’homme, penchés par-dessus la victime, expliquaient. À la file, ensuite, on repartit.

Le meurtre s’avérait simple, sans complications. M. de Quevauquant avait été tiré comme un gibier par quelqu’un qui l’avait guetté dans le taillis. Il ne s’agissait plus que de découvrir le meurtrier.

Au bout du troisième jour, le permis d’inhumation fut délivré. Les gendarmes enlevèrent les hardes ensanglantées pour servir de pièces à conviction et la Guilleminette put faire la toilette de son mort. Elle le lava, lui passa une chemise fraîche, l’enveloppa du suaire, s’interrompant parfois pour presser sur les paupières qui ne voulaient pas se fermer.

Le menuisier et son ouvrier arrivèrent le soir avec la bière. Jean-Norbert, pour honorer la race, s’était départi de sa ladrerie habituelle et avait commandé un cercueil en vieux chêne, boulonné d’acier. Il regarda tranquillement les deux hommes prendre le Vieux par la nuque et les talons et le coucher parmi les copeaux : jamais M. de Quevauquant n’avait paru aussi terrible que dans son drap blanc, la mâchoire retenue par une mentonnière sous son nez en faucille et regardant droit devant lui, par delà les temps. Toute grimace ayant disparu, il eut la beauté des portraits de la lignée.

M. Custenoble, le lendemain matin, vint faire la levée avec le sacristain et les deux enfants de chœur en robe rouge trop longue où se prenaient leurs pieds. L’énorme Gédéon avait prêté une charrette basse et sa meilleure paire de chevaux. Un grand drap de lit recouvrait le cercueil. Le temps s’étant mis au dégel, on piétinait dans des terres molles. Jean-Norbert, repris d’un accès furieux de son asthme, sans lever les yeux, suivait, pêle-mêle avec le notaire et les familles des six bâtards. Ceux-ci laissaient paraître une douleur sincère, orgueilleux de ce trépassé qui leur avait donné la vie. Piéfert, un peu en arrière, causait avec Firmin Lechat et lui proposait le rachat de sa créance. Il parlait d’un arrangement qu’il avait fait avec le baron quelques jours auparavant. Derrière eux, des gens se rappelaient avoir entendu sonner le cor pendant la nuit de l’ouragan.

Tous les villages défilèrent à l’offrande ; il fallut six hommes pour porter la bière au cimetière. L’illustre sépulture, en s’ouvrant, laissa voir une vingtaine de cercueils à demi défoncés et s’alignant sous la nuit des voûtes. Jean-Norbert, d’un geste vague qu’acheva le fossoyeur, versa la pelletée de l’éternité : l’écho s’en prolongea dans la nef tombale comme si, là-dessous, s’enterrait le dernier bruit des hallalis. À travers les abat-sons coptait le glas : on entendait grelotter les sanglots du blond et gras Landrien. Ainsi s’en alla de sa mort rouge, ce Gaspar de Quevauquant qui, dans un autre temps, eût été un bandit glorieux.

On crut que Jean-Norbert, à la mode du pays, donnerait un repas après les funérailles : il ne desserra pas les dents et rentra au château tout seul, s’engluant les semelles dans les labours par lesquels il avait pris pour allonger la route. Comme il arrivait, il tomba sur Sybille habillée de sa petite robe noire, un long voile de crêpe à son chapeau, et qui se dirigeait vers le village. Tous deux tressaillirent en s’apercevant, et aucun n’avait regardé l’autre.

Elle marchait vite, de ses jambes hautes qui avaient été celles des amazones de sa famille. On la vit passer de chez les Biatour : Pierre du marchand s’en alla sur le chemin et, sans idées, la regarda prendre le sentier qui menait à la cure. Lui et Guilleminette étaient les seuls à savoir le secret de la mort de Jaja. Au bout d’un instant la robe noire s’enfonçait entre les buis du jardin. Personne ne sut ce qui fut dit dans le petit parloir, sous le grand Christ aux bras en croix. Sybille ressortit au bout d’une heure, comme le soir encore une fois tombait.


FIN