L’Héritage Klodarec

Librairie Hachette et Cie.


PERSONNAGES


Georges Davignon, 1er clerc
MM. G. Grosset
Me Danfreville, notaire
G. Blaise
Joseph, domestique
G. Dagonneau
Lucien, 2e clerc
R. Thomas
Rafel Valles y Roderich
Fr. Pujula
Mme Danfreville
Mlles L. de Laporte
Marthe
C. Royer
Katharina van, Knops
A. Sizler


L’HÉRITAGE KLODAREC
Comédie en un acte

De nos jours. La scène représente le cabinet d’un modeste notaire de province ; un bureau à droite avec des dossiers, fauteuil de bureau, chaises, casiers. Deux fenêtres donnant sur un jardin. Trois portes : celle de gauche conduisant à l’appartement, celle de droite à l’étude, celle du milieu donnant sur le jardin et servant à la sortie des visiteurs entrés dans le bureau par la porte de l’étude. Une cheminée avec pendule.


Scène I.

GEORGES.

(Il entre avec précipitation, s’approche du bureau, l’examine avec inquiétude, puis pousse un « ouf » de satisfaction.)

Ouf ! le courrier n’est pas encore arrivé ! (Quittant son pardessus) Ce diable de journal, avec ses apparitions irrégulières, me met dans des transes perpétuelles ; (il s’assied au bureau). Quelle drôle d’idée j’ai eu là de donner mon adresse chez le patron ? Mais voilà : en signant mon bulletin d’abonnement j’ai scrupuleusement écrit, à côté de mon nom Georges Davignon, ma profession : principal clerc, chez Me Danfreville, notaire à Rosbriant (Finistère). Ça ! c’est une gaffe, surtout avec un patron comme le mien, un entêté Breton-Normand, homme routinier par excellence, ennemi de toute idée moderne ! Ainsi, entre autres choses (il se lève), il ne veut pas admettre la solution du problème de la langue universelle, et déclare que toute tentative, faite dans ce sens, est à la fois inutile et stupide. C’est lui qui est stupide ! (s’asseyant). Non, en réalité, c’est un brave homme, et si moi, partisan fervent de l’espéranto, je supporte en silence toutes les mercuriales de mon estimable patron, c’est qu’il y a, pour me donner du cœur, les jolis yeux de sa fille, Mlle Marthe, si charmante et si délicieusement jolie ! Et puis Me Danfreville peut devenir un jour mon beau-père et du même coup me donner son étude, selon les traditions de la famille (un temps). Ah ! pourquoi cet homme honorable a-t-il des idées aussi arriérées ? (au public). Voyons, entre nous, à quoi cela rime-t-il de ne pas aimer l’espéranto ? je vous le demande un peu ? toutes les personnes intelligentes, après avoir étudié la question, deviennent de zélées espérantistes ? Le patron prétend, qu’au lieu de m’occuper des affaires et des clients, je m'intéresse trop à l’Ekzercaro et à la Fundamenta Krestomatio ! (souriant). En cela il n’a pas tout à fait tort, le patron ! Il m’arrive parfois de faire passer la lecture de mes journaux espérantistes avant toute autre besogne sérieuse. (Se levant et allant à un casier qu’il ouvre.) Eh bien ! je vais faire acte de bonne volonté, puisque ce matin je suis très en avance. Tâchons donc de terminer cette fameuse affaire Klodarec qui nous donne tant de fil à retordre depuis quelques semaines. (Il touche à un paquet de dossiers qu’il apporte sur le bureau, et s’essuie les mains à son mouchoir d’un air de dégoût.) Dieu ! que c’est sale ici ! Ce Joseph est d’une négligence dans son service, et avec cela d’une insolence quand on lui fait la moindre observation ! C’est à croire qu’il a des raisons pour m’en vouloir personnellement. Et, ce qu’il y a de bizarre, ce fougueux socialiste — car il est socialiste, Joseph, j’en suis convaincu — me traite d’anarchiste ! Ah ! je voudrais bien savoir pourquoi, par exemple ? (Il ouvre une chemise.) Voyons, si le dossier est complet. (Il en parcourt les différentes pièces.) Bon, l’acte de décès de Yvon Klodarec…… La copie du testament, par lequel il lègue sa fortune s’élevant à un million de dollars. (Il feuillette le dossier.) Voici les certificats de vie de Mlle Katharina Van Knops, sa nièce, allemande de naissance, et de M. Rafel Valles y Roderich son neveu, né à Igualada (Catalogne), ses deux héritiers, à cette condition que…


Scène II.

GEORGES au bureau, JOSEPH, une corbeille à papier à la main.
GEORGES.

Ah ! c’est vous, Joseph ! Est-ce que le courrier est arrivé ?

JOSEPH, très brusque.

Non, pas encore. (Il pose la corbeille près du bureau.)

GEORGES, à part.

Décidément pas poli, cet animal-là, N’ayons point l’air d’y prêter attention. (Haut) Dites-moi, Joseph, s’il y avait, dans le courrier, quelque chose à mon adresse, vous me le remettriez directement, sans que cela passe par les mains du patron.

JOSEPH, gouailleur.

Ah ! Monsieur attend une lettre… compromettante !… d’une femme peut-être ?

GEORGES, haussant les épaules.

Voyons, Joseph ! vous êtes fou ! Me croyez-vous assez naïf pour faire adresser, ici, les lettres de… ce que vous supposez ? Non, ce que j’attends c’est un journal, un simple journal.

JOSEPH, très haut.

Votre journal : l’Espéranto ?

GEORGES, effrayé.

Plus bas, Joseph ! au nom du ciel. Si le patron vous entendait ! Il n’aime pas l’Espéranto, et comme je ne veux pas lui être désagréable…

JOSEPH.

J’crois bien ! Hier soir à table, Monsieur disait à Madame : « Si j’apprenais jamais que, malgré ma défense, quelqu’un de mes clercs s’occupe de la question de la langue internationale, ça ne serait pas long, je le f…icherais immédiatement à la porte. »

GEORGES, inquiet.

Comment ! il a dit cela, le patron ?

JOSEPH.

Aussi vrai que je vous vois, M. Georges, (à part) ou à peu près. (Haut et bon enfant.) Tiens ! cela paraît vous ennuyer ? Entre nous, vous feriez bien mieux de ne pas perdre votre temps a toutes ces stupidités… comme dit Monsieur.

GEORGES, à part.

Dieu ! qu’il m’agace. (Haut) Joseph, vous voyez bien que je suis très occupé et que je n’ai pas le temps d’écouter vos sornettes.

JOSEPH, hargneux.

Lorsque Monsieur reçoit ses journaux d’espéranto, il trouve bien moyen de les lire et de lâcher toute autre besogne.

GEORGES, nerveux.

Joseph ! vous êtes d’une familiarité déplacée, mon ami.

JOSEPH, grossier.

De quoi ? est-ce que nous ne sommes pas au même rang ici ? Le patron vous paie comme moi ? Eh bien alors ?

GEORGES, se levant.

Joseph |… (à part) Attends, je vais te remettre à ta place. (Haut, se contenant avec peine). Il y a énormément de poussière sur le bureau…, vous faites bien mal votre service mon garçon ! Tâchez de me nettoyer ces dossiers, et plus vite que cela, n’est-ce pas ?

JOSEPH, très agressif.

Je n’ai d’ordres à recevoir que de ceux qui me paient !

GEORGES, debout.

Insolent ! je me plaindrai à Me Danfreville, et il vous mettra dehors ! (Il se rassied.)

JOSEPH, grommelant.

Ah bien ! nous verrons celui de nous deux qui partira le premier ! (Il fait quelques pas vers le milieu de la scène.) Voyez-vous cet internationaliste qui veut faire la loi ici ! (s’arrêtant et semblant chercher une idée.) Je saurai bien trouver un moyen pour me débarrasser de lui. (Georges s’est remis à travailler courbé sur le dossier.)


Scène III.

LES MÊMES, Mme DANFREVILLE.
Mme DANFREVILLE, entrant par la porte de gauche.

Eh bien ! Joseph ! voilà une heure que l’on sonne ! Pourquoi n’allez-vous pas ouvrir ?

JOSEPH.

Madame, je croyais que la cuisinière était là !

Mme DANFREVILLE.

La cuisinière est au marché ! Allons dépêchez-vous !

JOSEPH.

C’est bien, Madame ! j’y vais. (À part en sortant) Quelle boîte ! on est attrapé tout le temps ! (voyant Georges qui rit) Toi, mon vieux, tu me le paieras ! (Il sort.)


Scène IV.

Mme DANFREVILLE, GEORGES.
Mme DANFREVILLE, arrangeant des fleurs des champs dans une jardinière.

Comment, déjà au travail, M. Georges !

GEORGES.

Mais oui ! Madame. (À part.) Si elle se doutait que mon zèle se borne à ne pas être pincé par le patron… à propos du journal espérantiste.

Mme DANFREVILLE, toujours arrangeant ses fleurs.

J’aime ce zèle de votre part. On voit que vous prenez un réel intérêt aux affaires de l’étude.

GEORGES, un peu gêné.

En vérité, madame ! je…

Mme DANFREVILLE, l’interrompant.

Ne vous en défendez pas ! (Souriant.) Croyez-vous donc que je n’ai pas vu clair dans vos petits manèges auprès de ma fille ?

GEORGES, sincère.

Madame, mes intentions sont pures…

Mme DANFREVILLE.

Je le pense bien, certes ! Pauvre ange ! elle est si naïve ! D’ailleurs vous vous conformez absolument à vos fonctions de maître clerc ; chez nous, c’est une tradition depuis deux siècles : le premier clerc épouse toujours la fille de la maison. Me Danfreville était premier clerc chez mon père ; nous sommes des gens très routiniers.

GEORGES, à mi-voix.

Eh ! Eh ! cette routine la n’est point pour me déplaire !

Mme DANFREVILLE.

Vous dites ?

GEORGES.

Je dis… est-ce que Me Danfreville est de cet avis ?

Mme DANFREVILLE.

M. Danfreville est toujours de mon avis, vous le savez bien ! C’est encore une tradition chez nous !

GEORGES, à mi-voix.

Eh ! Eh ! il y a des traditions moins bonnes !

Mme DANFREVILLE.

Vous dites ?

GEORGES, même jeu.

Je dis… vous êtes bien bonne.

Mme DANFREVILLE, se méprenant.

Non, je suis logique avec moi-même, et voilà tout. Vous me paraissez être un garçon sérieux, sage et rangé, ayant absolument ce qu’il faut pour continuer les traditions de la famille. Sans cela, croyez-moi, on ne vous aurait jamais nommé principal clerc…

GEORGES, continuant.

Avec espoir de succéder à Me Danfreville ?

Mme DANFREVILLE.

Bien entendu ! Lorsque Me Danfreville a reconnu dans un de ses clercs les aptitudes d’un bon officier ministériel, j’examine à mon tour si le candidat possède toutes les conditions requises pour devenir un excellent gendre.

GEORGES, se rengorgeant.

C’est très sage de votre part.

Mme DANFREVILLE.

De tous ceux qui ont passé par l’étude, depuis que Marthe est en âge de se marier, vous paraissez avoir le plus de chances. Et voilà pourquoi vous dinez si souvent à la maison ; voilà pourquoi je permets quelquefois à Marthe de causer avec vous !

GEORGES.

Comment vous en remercier ?

Mme DANFREVILLE.

Mais si vous donniez, un jour, quelque sujet de mécontentement — à mon mari ou à moi — nous n’hésiterions pas un seul instant à vous prier de cesser vos fonctions dans l’étude et vos assiduités près de notre fille.

GEORGES.

Me voilà bien averti !

Mme DANFREVILLE.

C’est ce que je tenais a vous dire, (Changeant de ton.) Mais à quoi travaillez-vous donc dans le bureau de mon mari ? Toujours cet héritage Klodarec ?

GEORGES.

Vous êtes au courant ?

Mme DANFREVILLE.

Oui, mon mari a essayé de me l’expliquer.

GEORGES.

Oh ! il a de la chance, Me Danfreville, s’il se retrouve dans tout cet imbroglio !

Mme DANFREVILLE.

En effet ! cela ne paraît pas très clair.

GEORGES, expliquant.

Yvon Klodarec, parti de Rosbriant, il y a une cinquantaine d’années, pour chercher fortune en Amérique…

Mme DANFREVILLE.

Oui, je sais ! il est arrivé à une très haute situation commerciale…

GEORGES, continuant.

Mort sans descendance directe…

Mme DANFREVILLE.

Est-ce qu’il ne s’était pas marié là-bas ?

GEORGES.

Oui, deux fois ; d’abord avec une Catalane ; puis, après son veuvage, avec une Allemande. Chacune de ses deux femmes avait un frère, et chaque frère laissa un enfant : les neveux par alliance du testateur.

Mme DANFREVILLE, étouffant un bâillement.

C’est palpitant cette histoire-la !

GEORGES.

Vous trouvez ?

Mme DANFREVILLE.

Ah ! s’il n’y avait pas de forts honoraires à gagner, Me Danfreville laisserait l’Allemande et le Catalan se débrouiller tout seuls.

GEORGES.

Je vous crois ! mais il y a une autre complication : pour que les deux héritiers entrent en possession de leur legs, il faut qu’ils se marient… ensemble. Sans quoi, la fortune de Klodarec servira à fonder une maison de retraite pour les vieux marins hypocondriaques.

Mme DANFREVILLE.

Drôle d’idée ! Les Américains ne font rien comme les autres !


Scène V.

LES MÊMES, MARTHE.
MARTHE, paraissant à la porte du milieu sans entrer.

Maman, Mlle Onège envoie demander si ce n’est pas dans le salon qu’elle a perdu hier ses mitaines.

Mme DANFREVILLE.

Oui ! je les ai trouvées ce matin en époussetant la cheminée. Elles sont sur le piano, derrière l’araucaria.

MARTHE.

Bien, maman, je vais les chercher.

Mme DANFREVILLE.

Non, attends. J’ai justement quelque chose à faire dire à Mlle Onège. Je vais lui écrire un mot. (Elle se dirige vers la porte de gauche ; sur le seuil). Préviens la vieille Mélanie de ne point sortir sans m’avoir vue. (Elle sort ; Georges va à un des casiers.)


Scène VI.

MARTHE, toujours sur le seuil de la porte du milieu, GEORGES.
MARTHE, sans voir que sa mère est partie.

Oh ! Mélanie est déjà en train de jaboter avec la cuisinière : elle ne s’envolera pas de sitôt. (Elle entre).

GEORGES, l’apercevant.

Bonjour, mademoiselle Marthe !

MARTHE, un peu triste.

Bonjour, monsieur Georges. (Moment de silence gêné.) Vous étiez en train de causer avec maman ?

GEORGES, négligemment.

Oui… de héritage Klodarec.

MARTHE.

Ah ! bien sûr, et pas d’autre chose ?

GEORGES, étonné.

Bien sûr ! Mais pourquoi cette question ?

MARTHE.

Je croyais ! (Très sérieuse.) Eh bien ! Je vais vous parler franchement. Puisque vous êtes au courant des traditions de la maison, et que vous occupez les fonctions de premier clerc, nous avons un peu le droit de penser à l’avenir… à un avenir, qui ne semblait pas devoir me déplaire, je l’avoue. Mais depuis hier j’ai appris des choses graves sur votre compte. (Geste étonné de Georges.) Répondez-moi sans détour : Qu’est-ce que c’est que cette demoiselle Espéranto à propos de laquelle papa et maman discutaient hier, à votre sujet ?

GEORGES, intrigué.

Une demoiselle Espéranto ? espérantiste, voulez-vous dire ?

MARTHE.

Non ! Une demoiselle Espéranto !

GEORGES, comprenant.

Ah ! bon ! j’y suis ! (Il rit).

MARTHE, triste.

C’est très sérieux, et il n’y a pas là de quoi rire, allez. Cela me fait bien de la peine, car moi aussi je m’étais habituée à l’idée de… enfin des traditions de la famille, et voilà que cette demoiselle a jeté une ombre sinistre sur nos projets d’avenir.

GEORGES, riant.

Une demoiselle Espéranto ! Non, c’est trop drôle ! je vous en prie… laissez-moi rire !

MARTHE, presque pleurant.

Ainsi, vous avouez !

GEORGES, riant toujours.

J’avoue… J’avoue… Eh bien oui, là ! J’avoue…

MARTHE, l’interrompant.

C’est très mal, monsieur Georges. Papa m’avait bien dit de me méfier.

GEORGES, sérieux tout à coup.

Ah ! votre père avait dit !… Mais que diable a-t-il pu dire, Monsieur votre père ?

MARTHE.

Il a dit que vous vous occupez beaucoup d’Espéranto, que cela vous procure des amusements qu’il condamne !

GEORGES.

Il y a du vrai ! je puis bien vous faire cet aveu, à vous. Je m’occupe beaucoup d’espéranto, et votre père a tort de me le reprocher !

MARTHE.

Comment ? il a tort ?

GEORGES, simplement.

Mais oui ! c’est ma seule distraction ici.

MARTHE, scandalisée.

Oh !… comment, vous n’avez pas honte ?… C’est bien, monsieur Georges, je sais ce qu’il me reste à faire. (Passant.) Je vais entrer au couvent.

GEORGES.

Voyons, ma chère Marthe, expliquons-nous un peu !

MARTHE, sèchement.

Il n’y a pas d’explication possible, puisque vous l’aimez plus que moi.

GEORGES, conciliant.

Mais non ! je ne l’aime pas plus que vous… pas même autant. Mais cependant je ne vous cache pas que je l’aime beaucoup.

MARTHE, fermement.

Il faudra pourtant que vous y renonciez !

GEORGES.

Y renoncer ? Ça, jamais !

MARTHE.

Adieu, monsieur Georges ! adieu pour toujours ! (Elle veut s’en aller.)

GEORGES, la retenant.

En vérité, il y a un formidable quiproquo entre nous.

MARTHE.

Non, il n’y a pas de quiproquo. Je sais bien qu’il est permis aux jeunes gens de s’amuser, mais pas avec un pareil cynisme ! Allez ! je suis moins naïve que maman le croit, et je ne demandais qu’à vous pardonner.

GEORGES.

Permettez…

MARTHE, avec autorité.

Laissez-moi continuer. Hier, pendant le dîner, j’ai demandé à papa de me conduire au Cirque Universel, de passage ici. D’après mon amie Alice, il y avait au programme une troupe de danseuses espagnoles tout a fait gracieuses. J’espérais que, peut-être, on vous prierait de nous accompagner. Alors, papa a froncé le sourcil ; il a dit qu’il n’était pas content de vous, et que vous vous occupiez déjà assez d’Espéranto.

GEORGES, ahuri.

Je ne comprends rien du tout.

MARTHE.

Ne faites donc pas l’innocent ! Comme si je ne savais pas que Mlle Espéranto est une danseuse du Cirque Universel.

GEORGES.

Ah ! bon ! Et quel est l’imbécile qui vous a…

MARTHE.

C’est papa.

GEORGES.

Non. Ce n’est pas ce que je voulais dire. Mais, ma pauvre Marthe, on s’est moqué de vous. Je ne connais aucune danseuse espagnole, et si je m’occupe d’espéranto, c’est en tant que langue internationale auxiliaire.

MARTHE, étonnée.

C’est moi qui ne comprends plus. Alors, il n’y a point de Mlle Espéranto, danseuse espagnole ?

GEORGES.

Mais non ! il n’y en a jamais eu : je vais vous expliquer. L’espéranto est une langue auxiliaire que tout homme devrait employer pour correspondre avec les étrangers.

MARTHE.

Ah ! que je suis heureuse ! Mais, elle doit être très compliquée cette langue-la ?

GEORGES.

Non ! Elle est extraordinairement facile au contraire, et tout le monde peut la posséder entièrement au bout d’un mois ou deux.

MARTHE, riant.

Et moi qui croyais !… Non, mais ce que l’on est bête quand on aime…

GEORGES, tendrement.

Alors… vous m’aimez un peu ?

MARTHE, rougissant.

Est-ce que je ne viens pas d’en laisser échapper l’aveu ? (Se reprenant.) Au moins, est-ce bien vrai ce que vous venez de dire ?

GEORGES.

Vous ne me croyez pas ? (Sortant une brochure de sa poche.) Tenez ! J’ai justement sur moi la petite brochure rouge. (Il l’ouvre.) Voyez la première page : qu’est-ce que l’espéranto ?

MARTHE, parcourant la brochure.

… langue auxiliaire… extrêmement facile… harmonieuse… vocabulaire vraiment international… (La lui rendant.) Dites-moi : à quoi cela sert-il l’espéranto ?

GEORGES, la regardant avec tendresse.

Quand cela ne servirait qu’à faire connaître les secrets des jeunes filles ! (Marthe sourit et rougit de nouveau.) Alors, vous n’entrez plus au couvent ?

MARTHE, riant.

Méchant !… Je n’en ai jamais eu envie. J’ai dit cela parce que j’étais furieuse… à cause de vous ! Pour votre peine, apprenez-moi comment, en espéranto, on dit : Je vous aime.

GEORGES, très tendre.

Mi amas vin !

MARTHE, repétant très vite.

Mi amas vin !

GEORGES, vivement.

Attention à l’accent tonique sur l’avant-dernière syllabe… Ah ! pardon ! Je ne sais plus ce que je dis… je suis si heureux.

MARTHE.

Moi aussi, je suis si heureuse !

GEORGES, lui prenant les mains.

Alors il faudra nous marier le plus vite possible.

MARTHE.

Et faire notre voyage de noce !

GEORGES.

Grace à l’espéranto, nous pourrons aller partout. Il y a des espérantistes dans tous les pays. C’est bien agréable pour les touristes.

MARTHE.

Nous irons… en Suède.

GEORGES.

Si vous voulez. En passant par Paris je vous conduirai aux thés espérantistes organisés par le Centra oficejo.

MARTHE.

Nous irons dans les grands magasins ?

GEORGES.

Je ferai tout ce que vous voudrez.

MARTHE, espiègle.

Prenez garde ! Vous ne savez pas ce a quoi vous vous engagez. (Changeant subitement de ton.) Et les mitaines de Mlle Onège que j’allais oublier… je me sauve. (Sur le seuil de la porte de gauche). Mi amas vin. (Elle appuie sur l’accent tonique.)

GEORGES, la regardant partir.

Quelle petite femme délicieuse elle fera… et aussi quelle bonne espérantiste. (Il va au casier chercher un dossier.)


Scène VII.

GEORGES, DANFREVILLE, un paquet de lettres et de journaux à la main.
GEORGES, à part.

Le patron. (Il cherche dans les dossiers avec affectation.)

DANFREVILLE.

Le courrier est arrivé. (Il s’installe à son bureau.)

GEORGES, à part.

Je sens que le plancher se dérobe sous moi. (Il s’affale sur une chaise.)

DANFREVILLE, parcourant le courrier.

Je constate avec plaisir que depuis quelque temps vous avez cessé de vous intéresser à vos idées saugrenues, et que vous ne recevez plus ces feuilles subversives dont le seul nom d’internationales déshonore à tout jamais l’idée de patrie…

GEORGES, à part.

Oh ! comme il a raison de paraître irrégulièrement ce journal !

DANFREVILLE, continuant.

Je suis patriote, Monsieur ! et je m’insurge quand je vois des gens, qui se prétendent intelligents, faire des efforts pour remplacer par un jargon incompréhensible notre belle langue francaise parlée dans l’univers tout entier.

GEORGES, très poliment (près du bureau).

Mais l’espéranto n’est pas destiné a remplacer les langues nationales. C’est un instrument mis à notre disposition par le progrès, (M. Danfreville hausse les épaules,) pour nous permettre de converser avec tous ceux qui ne parlent pas notre langue maternelle.

DANFREVILLE.

Encore une autre idée absurde ! Voyez-vous, mon jeune ami, il n’y a pas de progrès dans le monde. La race humaine, de génération en génération, se poursuit dans le cours des siècles, avec ses défauts et ses qualités. Quant au reste, ce sont de grands mots dont l’humanité se leurre.

GEORGES, à part.

Ce n’est point le moment de le contrarier !

DANFREVILLE.

Toutes les utopies successivement ont sombré dans la tempête des passions humaines.

GEORGES, à part.

Pas tréè exact, mais passons.

DANFREVILLE.

Parmi les rares idées qui ont surnagé, il faut seulement compter les formes nouvelles des concepts anciens accommodés au goût du jour.

GEORGES, très poli.

Alors vous croyez qu’il ne peut exister rien en dehors de la routine ?

DANFREVILLE, sarcastique.

Ah ! voilà le grand mot lâché… Mais tout n’est que routine ici-bas. La roue de l’évolution tourne depuis l’origine du monde et, quel que soit le sens dans lequel s’opère sa giration, il arrive seulement que le même point de la circonférence se trouve alternativement en haut et en bas, en passant par toutes les hauteurs intermédiaires.

GEORGES, discrètement railleur.

Mathématiquement rigoureux !

DANFREVELLE.

Donc, tout ce qui tend a sortir de cette formule, ou bien encore a faire décentrer la roue, devient une cause de danger pour l’humanité, une entrave à sa marche normale.

GEORGES, à part.

J’aime mieux ne pas lui répondre

DANFREVILLE.

Or, l’espéranto est une de ces choses inutiles et dangereuses : voilà l’explication de mon hostilité à son égard.

GEORGES, à part.

Et c’est tout ce qu’il a trouvé ! (Haut.) Pourtant, Monsieur, si l’on vous démontrait la nécessité de cette langue auxiliaire

DANFREVILLE, l’interrompant.

De ce charabia ? jamais, entendez-vous, jamais, on ne le démontrera. Quant à vous, mon jeune ami, retenez bien ceci et faites-en votre profit. Je vous interdis de recevoir vos feuilles de propagande néfaste ; je vous déclare que s’il s’en trouve quelqu’une ici, je me prive irrévocablement de vos services, et vous perdrez tous les avantages attachés aux fonctions de principal clerc. Vous m’avez bien compris, n’est-ce pas ? Un garcon sérieux s’occupe de ses affaires et non de toutes ces futilités…, nuisibles. Je vous le répéte, pour la derniére fois : choisissez entre mon étude ou votre espéranto. C’est ma décision irrévocable.

GEORGES, à part.

Il faut absolument que je prévienne le facteur.

DANFREVILLE.

Mais en voilà assez sur cette question. Passons à des choses plus importantes. Voyons le courrier. (Il tend les lettres à Georges qui les décachette.)

GEORGES.

Une lettre d’Espagne.

DANFREVILLE.

Donnez. (Georges lui passe la lettre.) C’est mon collègue de Catalogne qui m’annonce la visite de son client aujourd’hui dans la matinée. (Il met la lettre à côté de lui sous un presse-papier.)

GEORGES.

Une lettre avec un timbre allemand.

DANFREVILLE, même jeu.

C’est mon confrère de Königsberg qui me prévient de l’arrivée de sa cliente pour ce matin. (Il classe la lettre, — à Georges.) Remarquez en passant combien votre espéranto est peu utile : voici deux personnes de nationalité différente qui ont besoin de traiter avec moi ; elles m’écrivent en français, et, ma foi, en fort bon français. (il relit les deux lettres avec une visible satisfaction.)

GEORGES, pendant ce temps.

Si je lui réponds que, pour arriver au même résultat, ils auraient consacré beaucoup moins de temps à l’étude de l’espéranto que de n’importe quelle langue étrangère, il va me flanquer à la porte. Souffrons donc en silence, martyr de la bonne cause !

DANFREVILLE, après avoir replacé la lettre sous le presse-papier.

C’est tout ?

GEORGES.

Non, il y a un mot du marquis des Ogives qui vous prie de passer chez lui dans la matinée.

DANFREVILLE.

Le marquis des Ogives est un client excellent, mais l’affaire Klodarec est fort importante aussi. Je vais faire prévenir le marquis de vouloir bien remettre son rendez-vous, car j’attends ce matin les deux héritiers. À ce propos le dossier est-il complet ?

GEORGES.

Voici toutes les pièces, sauf l’acte d’acceptation, auquel il manque le paragraphe que vous avez dit d’ajouter. C’est Lucien qui le transcrit ; tout sera terminé dans quelques minutes.

DANFREVILLE.

Il faut que cette pièce soit prête sans retard, car l’affaire est d’un intérêt considérable pour moi. Si le mariage ne se fait pas, je perds le bénéfice de 1 pour 100, attribué généreusement par le testateur au notaire de Rosbriant qui aura terminé la liquidation. En ce cas, les honoraires reviendraient à mon confrère de New-York chargé de fonder la maison de retraite pour les Vieux Marins Hypocondriaques.

GEORGES.

Oh ! vous pouvez vous rassurer. Devant une pareille clause les héritiers n’hésiteront pas une minute, quitte à divorcer ensuite si l’un était boiteux et rachitique, l’autre bancale ou bossue. C’est très simple.

DANFREVILLE.

Pas si simple que cela. Il faut encore que ce soit ici qu’on les avertisse de cette clause, Cela ne m’inquiète guère — on parle le français dans tous les pays du monde — et par ces lettres j’ai la preuve qu’ils savent le français. Mais il y a une dernière condition dans le testament de cet original de Klodarec. Ensuite, à la première entrevue, au bout d’une demi-heure (geste étonné de Georges) — le temps est précisé, je dirai même chronométré à l’avance — les deux légataires doivent prendre sans hésiter la décision de convoler en justes noces, faute de quoi l’héritage passe à la fondation ci-dessus. C’est formel.

GEORGES.

Je ne leur donne pas cing minutes de réflexion aussitôt que vous leur aurez dit cela.

DANFREVILLE, se levant.

Probablement. Achevez de classer les documents et veillez à ce que l’acte d’acceptation soit terminé à temps.

GEORGES.

Vous pouvez compter sur moi.

DANFREVILLE, sortant par la porte de gauche.

Je vais envoyer prévenir le marquis.

GEORGES, seul.

Me voilà tranquille jusqu’au courrier de midi. Mais après, mes tourments vont recommencer. Est-ce que c’est une vie, cela ? (Il se replonge dans le dossier.)


Scène VIII.

GEORGES, LUCIEN, entrant par la porte de droite.
LUCIEN, regardant ce que fait Georges.

Tiens, tu travailles ?

GEORGES.

Oui, cette fameuse affaire Klodarec.

LUCIEN.

En te voyant si occupé, je croyais que tu lisais tom journal l’Espéranto.

GEORGES, toujours dans le dossier.

Il n’est pas arrivé.

LUCIEN.

Je te demande pardon. Il était dans le courrier.

GEORGES, surpris.

Dans le courrier ? Heureusement que ce brave Joseph a eu le bon esprit de l’escamoter au passage. (À part) J’ai eu tort d’être un peu brusque avec ce garçon ; mais il est si mal embouché (il se lève).

LUCIEN.

Ou vas-tu ?

GEORGES.

Voir où est Joseph pour lui demander mon journal.

LUCIEN.

Joseph ! il est en course. Madame vient de l’envoyer au bout de la ville.

GEORGES, à part.

C’est bien ennuyeux ! (Haut.) As-tu fini de recopier l’acte d’acceptation des héritiers de Klodarec ?

LUCIEN.

Ma foi, non. Je ne pensais plus du tout à cette histoire.

GEORGES.

Mais c’est très important. Dépêche-toi. Dès que tu auras fini tu le rapporteras ici.

LUCIEN.

Je n’ai plus que quelques lignes à rajouter. Je ferai cela tout à l’heure. (Il va à la fenêtre et tambourine sur les carreaux.) Si ce n’est pas malheureux d’être obligé de travailler quand la campagne est si verdoyante… Tiens ! voilà Mlle Marthe qui cueille des fleurs dans le jardin. (Un temps.) Elle est jolie Mlle Marthe ! (Un temps.) Bon le patron revient. Il n’a pas été longtemps absent… Je vais regagner ma place et attendre qu’il soit midi pour déjeuner. (Il sort par la porte de droite.)


Scène IX.

GEORGES, DANFREVILLE, entrant à gauche.
DANFREVILLE.

Eh bien, tout est-il en ordre maintenant ?

GEORGES.

Lucien termine la copie du paragraphe ajouté.

DANFREVILLE.

C’est bien.

GEORGES.

Je vais le chercher. (il se lève pour sortir.)

DANFREVILLE, le retenant.

Non, attendez. (Il lui parle bas à l’oreille, et tous deux sont penchés sur le dossier qu’ils examinent. — On frappe, — Ils n’ont pas entendu. — La porte s’ouvre et Joseph entre.)


Scène X.

LES MÊMES, JOSEPH.
JOSEPH, à part, près de la porte.

Tant pis, je dis tout. I] m’ennuie à la fin, M. Georges, avec ses prétentions. Tout a l’heure encore j’ai été attrapé par Madame, sous prétexte que j’étais en retard. C’est certainement lui qui m’aura cafardé. S’il reste ici, et s’il épouse Mademoiselle, la vie ne sera plus tenable. Il vaut mieux que ce soit lui qui file ; je lui ai d’ailleurs dit qu’il me le paierait. (Regardant Danfreville et Georges qui travaillent.) Ils sont bien occupés et ne m’ont pas entendu entrer. (Il tousse légèrement.) Hum ! Hum !

GEORGES, levant les yeux.

C’est vous, Joseph !

JOSEPH.

Monsieur Georges, voilà votre journal, l’Espéranto. Il était resté dans le fond de la boîte à lettres. Je me dépêche de vous l’apporter. (Il fait quelques pas, tend à Georges le journal à bout de bras, et se sauve précipitamment avec le geste de quelqu'un qui évite un coup de pied.) Ça y est ! (Il sort.)


Scène XI.

DANFREVILLE, GEORGES.
GEORGES, cachant le journal derrière son dos.

Imbécile, crétin, idiot, animal, brute !

DANFREVILLE, arrachant le journal de la main que Georges tient toujours derrière le dos.

C’est le cas que vous faites de mes observations, Monsieur ?

GEORGES, attéré.

En voilà une guigne !

DANFREVILLE, sévère.

Je n’aime pas beaucoup que l’on vienne me braver jusque dans mon cabinet, Je vous ai sommé, il y a un instant à peine, d’opter entre l’étude et l’espéranto. Vous avez choisi votre langue internationale… Je ne vous retiens pas (Il lut montre la porte).

GEORGES, piteux.

Voyons, Monsieur, ce n’est pas possible.

DANFREVILLE.

Malgré mes prohibitions, vous poussez l’insolence jusqu'à vous faire adresser vos journaux chez moi : chez moi, entendez-vous, chez moi. Je n’admets pas que l’on se moque ainsi du monde. Sortez, Monsieur, (Il lui jette le journal Espéranto.)

GEORGES, le mettant dans sa poche.

Eh bien ! non, à la fin ; c’est odieux ! Que me reprochez-vous en somme ? Est-ce que je n’accomplis pas avec soin ma besogne de chaque jour ?

DANFREVILLE, froidement.

Il n’est pas question de cela.

GEORGES.

Est-ce que je vous cause quelque préjudice ? (Danfreville reste impassible.) C’est à se demander si vraiment vous avez tout votre bon sens ?

DANFREVILLE, très sec.

Monsieur, n’ajoutez pas la grossièreté à la sottise.

GEORGES, se montant peu à peu.

La sottise ? De quel côté se trouve-t-elle, la sottise ? Votre indéracinable routine veut dresser des barrières contre la marche en avant du progrès, sans paraître vous douter qu’un jour le progrès vous brisera ; votre autorité intransigeante s’obstine à exercer autour d’elle une influence rétrograde, sans penser que vous serez un jour emporté par le torrent impétueux de l’évolution : et vous dites que la sottise est de mon côté. (Geste de Danfreville lui montrant la porte.) J’en ai assez de souffrir, en silence, depuis quelques mois, vos mesquines vexations au sujet d’une vérité que votre esprit étroit est incapable de connaître. (Nouveau geste de Danfreville,) Je m’en vais la tête haute et le cœur soulage. (Prenant son chapeau, son pardessus et sa serviette.) D’ailleurs, en France, il ne manque pas d’études dirigées par des notaires intelligents et qui savent marcher avec leur époque. (Danfreville appuie sur un timbre placé sur la table.) Eh bien, soit ! je m’en vais : et puissiez-vous jamais ne vous repentir de m’avoir si odieusement chassé.

DANFREVILLE, froid.

Vous ne direz pas que je vous ai pris en traitre !

(Lucien entre par la porte de droite.)

Scène XII.

LES MÊMES, LUCIEN.
DANFREVILLE, à Lucien.

M. Lucien, votre collègue M. Georges nous quitte… Vous lui ferez payer ses appointements par le caissier, — car il n’est plus rien ici, — et vous remplirez les fonctions de principal clerc en attendant.

LUCIEN, à mi-voix.

En attendant que le choix soit ratifié par Ia patronne ! (Haut.) Oui, Monsieur. (À Georges.) Eh bien ! qu’est-ce qui est donc arrivé, mon pauvre vieux ? C’est encore la faute de l’espéranto, hein !

GEORGES, en sortant par la porte de droite.

Je te dirai cela plus tard (D’en air navré.) Oui, l’espéranto est cause de tout.

DANFREVILLE.

C’est par de telles exécutions que l’on maintient l’autorité. (On frappe.) Entrez !…


Scène XIII.

DANFREVILLE, JOSEPH.
JOSEPH, entrant par la gauche et tenant une carte sur un plateau. — À Danfreville.

Cette personne demande, je crois, à parler à Monsieur.

DANFREVILLE, lisant la carte.

Senyor Rafel Valles y Roderich, C’est le Catalan… (À Joseph.) Faites entrer. (Joseph sort puis introduit le Catalan.)


Scène XIV.

DANFREVILLE, RAFEL.
RAFEL.

Senyor Danfreville, soch en Rafel Valles y Roderich[1].

DANFREVILLE, aimable.

Enchanté de faire votre connaissance ! Prenez donc la peine de vous asseoir. (Rafel reste debout.) De vous asseoir… Prenez un siège… Asseyez-vous. (Rafel salue chaque fois d’un sourire aimable sans bouger.) Qu’est-ce qu’il a donc à rester planté comme un manche à balai ?… Ah ça ! est-ce qu’il ne parlerait pas le francais ?

RAFEL.

Senyor, ja os deuhen haver annunciat la meva visita[2].

DANFREVILLE.

Ah ! diable ! Ah ! diable ! ça se complique. Vous venez pour l’héritage Klodarec.

RAPFEL.

Si, Klodarec ! si, perfectament : soch jo l’hereu[3].

DANFREVILLE.

Vous connaissez les clauses du testament ?

RAFEL.

Hein !

DANFREVILLE, répétant.

Vous connaissez les clauses du testament ?

RAFEL.

Dispensi ; non entench ni una malla de lo que’ m diu[4].


Scène XV.

LES MÊMES, JOSEPH, une carte sur un plateau.
DANFREVILLE, lisant la carte.

L’autre, maintenant. Eh bien, si elle ne parle pas le francais, ça va être gai ! (Geste désespère à Joseph.) Faites entrer. (Joseph sort.)


Scène XVI.

LES MÊMES moins JOSEPH, KATHARINA.
KATHARINA.

Ich bin Katharina van Knops, von Königsberg[5].

DANFREVILLE, galant.

Enchanté, Mademoiselle, d’avoir l’honneur de faire votre connaissance.

KATHARINA.

Ich komme für’s Klodareh’s Erbschaft[6].

DANFREVILLE.

Klodarec ? Oui parfaitement, Klodarec.

KATHARINA.

Bitte, zeigen sie mir das Testament’s Schrift[7].

DANFREVILLE, navré.

Je ne comprends pas un mot de ce qu’elle dit !

KATHARINA.

Ich spreche kein Wort französich[8].

DANFREVILLE.

Elle n’a pas l’air de savoir le français. Eh bien ! ça va être du propre !

RAFEL.

*. Com hi hamon ! Aquest notari m’apar no gens serios ; y tinch ganas d’ensenyarli que’s perillos burlare d’un catala[9].

KATHARINA, en même temps que RAFEL.

Sagen sie etwas ! Man einladet nicht die Leute für ihnen, nichts zu sagen ! kolossale Dumheit[10] :

DANFREVILLE, en même temps que les deux autres.

Parfaitement…, mais certainement. Je ne dis pas… Bien sur ! oh ! la ! la ! Ah ! mon Dieu ! *.[11] (Continuant seul.) Voyons un peu de patience, Monsieur, Mademoiselle, Nous finirons peut-être par nous expliquer.

(Katharina et Rafel recommencent à parler ensemble, chacun dans leur langue, à Danfreville qui pousse des exclamations désespérées.)


Scène XVII.

LES MÊMES, Mme DANFREVILLE.
Mme DANFREVILLE, entrant par la gauche.

Qu’est-ce que c’est que tout ce tapage ? On croirait vraiment que l’on assassine quelqu’un ici !

KATHARINA, saluant.

Gnädige Frau[12] !

RAFEL, saluant.

Señora[13].

DANFREVILLE, découragé.

Ma bonne amie !

Mme DANFREVILLE, après les avoir regardé tous les trois.

Ah ! je comprends ! (À son mari.) Et tu n’as pas seulement songé à faire venir des interprètes ?

DANFREVILLE, les bras au ciel.

Ou diable veux-tu que j’en trouve dans ce petit village breton !

Mme DANFREVILLE, prise d’une idée.

Attends ! je sais quelques mots d’anglais. Tout le monde parle anglais en Europe. (À Rafel.) Do you speak english[14] ?

RAFEL.

No os entench[15] !

Mme DANFREVILLE, à Katharina.

Do you speak english[16] ?

KATHARINA.

Ich verstehe nichts[17].

DANFREVILLE, tombant sur un fauteuil.

Nous voilà bien ! et l’heure qui tourne. (Il regarde la pendule avec désespoir.) La conversation reprend en quatre langues parlées en même temps.

Mme DANFREVILLE.

I am surprized that you not speak english. English is a much useful language. You are coming on purpose of inheritance of Klodarec[18] ?

KATHARINA, en même temps.

Wenn man eine fremde Sprache nicht kennt so bittet man die Hülfe eines Ubersetzers. Mein Erbtheil begehre ich von’s Klodarec’s Erbschaft[19].

RAFEL, en même temps.

Ja os he dit que venia per l’assumpto Klodarec ! Me volén fer el favor de dirme, si os no, que es lo que haig de fer[20].

DANFREVILLE, en même temps.

C’est idiot… de ne pas savoir… le français. Comment sortir de la ? Quelle affaire que cet héritage Klodarec ! (Le mot Klodarec repété dans toutes les langues finit par ressembler a des cris d’animaux.)


Scène XVIII.

LES MÊMES, MARTHE entrant par la porte du milieu.
MARTHE.

Quel potin ! On se croirait dans une ménagerie !

DANFREVILLE.

Qu’est-ce que cela devait être à la tour de Babel ? Quelle aventure, mon Dieu ! quelle aventure ! et dire que l’on n’en sortira peut-être jamais ! (Le bruit se calme à l’entrée de Georges.)


Scène XIX.

LES MÊMES, GEORGES entrant par la porte du milieu.
GEORGES, à Mme Danfreville.

Madame, je viens vous faire mes adieux, (À Marthe,) et à vous aussi, Mademoiselle. M. Danfreville m’a chassé.

DANFREVILLE.

Parfaitement. Malgré ma défense, M. Georges se fait adresser ici des journaux qui me déplaisent.

MARTHE, à Danfreville.

Voyons, papa, ça n’est pas sérieux ?

DANFREVILLE.

C’est très sérieux. Et quand le diable y serait, je ne reviendrais pas sur ce que j’ai dit.

Mme DANFREVILLE, bas, à Georges.

Quels journaux avez-vous donc reçus ? des feuilles pas convenables ?

GEORGES, bas, scandalisé.

Oh ! Madame ! (sortant l’Espéranto de sa poche.) Ce journal la : l’Espéranto.

MARTHE, prenant le journal et l’ouvrant de façon à ce que l’on en voit bien le titre.

Et c’est pour ce journal-là que papa vous a congédié !

RAFEL et KATHARINA, lisant le titre, ensemble.

Esperanto.

KATHARINA, à droite de Georges.

Ĉu vi estas esperantisto ?

RAFEL, à gauche de Georges.

Ĉu vi parolas esperanton ?

GEORGES, tiraillé par tous les deux.

Jes, Fraŭlino ! Jes, Sinjoro !

KATHARINA.

Kia granda feliĉo !

RAFEL.

Nun ni do povas interkompreniĝi !

DANFREVILLE, à Georges.

Qu’est-ce que vous racontez donc ? Quelle diable de langue parlez-vous ?

GEORGES.

L’Espéranto ! Mais cela ne peut pas vous intéresser puisque vous niez le progrès et me chassez pour avoir appris cette langue. (Saluant.) Adieu Madame, adieu Mademoiselle.

DANFREVILLE, se retenant.

Mais non ! qui vous a dit de partir ? (Le prenant familièrement par le bras.) Alors vous vous comprenez quand vous parlez votre…

GEORGES, l’interrompant.

Charabia !

DANFREVILLE.

Non ! votre langue auxiliaire universelle !

GEORGES.

Dame, elle a été inventée pour les gens qui n’emploient pas la même langue maternelle. Vous avez du reste la preuve quelle est quelquefois utile.

DANFREVILLE.

Oh ! mais cela change tout. Voilà qui va nous tirer d’affaire. M. Georges vous restez principal clerc et je double vos appointements.

GEORGES, prenant ses gants.

Et moi, j’ai l’honneur de vous demander de m’accorder la main de Mlle Marthe, sans quoi je vous laisse vous débrouiller avec vos deux étrangers.

DANFREVILLE.

Ne faites pas cela, au nom du ciel ! l’heure s’avance. (Montrant les étrangers.) Demandez-leur plutôt s’ils connaissent les clauses du testament ?

GEORGES, à Katharina et Rafel.

Ĉu vi konas la kondiĉojn de l’testamento ?

KATHARINA.

Jes, mi konas ilin.

RAFEL.

Mi ankaŭ, kaj ilin mi akceptas plezure.

KATHARINA.

Mi ankaŭ tutkore. (Katharina et Rafel s’approchent l’un de autre et causent à voix basse.)

GEORGES, traduisant.

Ils connaissent les clauses et les acceptent de grand cœur.


Scène XX

LES MÊMES, LUCIEN, tenant en main l’acte d’acceptation.
LUCIEN, à Danfreville.

Voici l’acte prêt à être signé !

GEORGES, le lui prenant des mains. (À Katharina et Rafel.)

Nun vi devas subskribi ĉi tiun paperon.

KATHARINA et RAFEL.

Tre volonte. (ils s’approchent du bureau et signent.)

LUCIEN, à Georges.

Comment ! tu n’es pas parti ?

GEORGES.

Non, grâce à l’espéranto tout est remis en place : je reste et j’épouse.

LUCIEN.

Tous mes compliments.

DANFREVILLE, prenant l’acte.

Il n’y a pas a dire : elle est merveilleuse, cette langue ! (Avec décision.) Je vais apprendre l’espéranto ! (À Georges.) Est-ce que ce sera long ?

GEORGES.

Dame ! ça dépend un peu des gens.

MARTHE, à Georges, tendrement.

Oh ! je suis sûre qu’avec vous je l’apprendrai très vite !

RIDEAU.

  1. Traduction. — Monsieur, je suis Rafel Vallès y Rodérich.
  2. Traduction. — Monsieur, on a dû vous annoncer ma visite !
  3. Traduction. — Oui, Klodarec, oui, parfaitement, je suis l’héritier.
  4. Traduction. — Excusez-moi, je ne comprends pas un mot de ce que vous dites.
  5. Traduction. — Je suis Katarina van Knops, de Königsberg.
  6. Traduction. — Je viens pour l’héritage de Klodarec.
  7. Traduction. — S’il vous plaît, faites-moi voir le testament.
  8. Traduction. — Je ne parle pas un mot de français.
  9. Traduction. — Aussi vrai que le monde existe, ce notaire n’est pas un homme sérieux, et je vais lui montrer qu’il est dangereux de se moquer d’un Catalan.
  10. Traduction. — Répondez quelque chose ! On ne convoque pas les gens pour ne rien leur dire. C’est une stupidité colossale !
  11. Ce brouhaha peut s’obtenir en répétant le texte précédent compris entre les deux astériques *.
  12. Traduction. — Respectable dame !
  13. Traduction. — Madame !
  14. Traduction. — Parlez-vous anglais ?
  15. Traduction. — Je ne comprends pas.
  16. Traduction. — Parlez-vous anglais ?
  17. Traduction. — Je ne comprends pas.
  18. Traduction. — Je suis étonnée que vous ne parliez pas l’anglais. L’anglais est une langue très utile. Vous êtes venus dans le but de chercher l’héritage Klodarec ?.
  19. Traduction. — Quand on est incapable de parler une langue étrangère, on se fait aider par un interprète. Je viens réclamer la part qui me revient de l’héritage Klodarec.
  20. Traduction. — Je vous dis que je viens pour : l’héritage Klodarec, Veuillez avoir la bonté de me dire ce que je dois faire.