Nouvelle Librairie Nationale (p. 130-159).

CHAPITRE V

le deuxième acte du drame intérieur
(Suite)
le modelage des éléments du moi :
la typification et ses limites

Le modelage et le gonflement des éléments héréditaires du moi par l’instinct génésique constituent le second acte du drame intérieur. La plupart des protagonistes psychiques n’ont pas d’autre origine, qu’ils demeurent latents à l’intérieur de notre moi, ou qu’ils soient éliminés et manifestés au dehors par l’impulsion créatrice sous toutes ses formes. Ainsi notre personnage habituel est, comme disait Galton, un portrait composite, formé d’une superposition de silhouettes diverses ; ou, mieux encore, il ressemble à une scène de théâtre, occupée successivement ou simultanément par des acteurs quelquefois opposés. De même que l’estomac digère et que le foie fabrique de la bile et du sucre, de même l’instinct génésique typifie. Chez l’homme ordinaire, cette typification s’opère dans la pénombre et d’une façon plutôt diffuse et incomplète. Chez le grand artiste, l’écrivain, le politique de premier plan, elle aboutit à ces chefs-d’œuvre qui spécialisent et magnifient la nature humaine.

C’est parce qu’ils stimulent au début l’instinct génésique — avant de l’engourdir ou de le détruire — que le vin, l’alcool, l’opium poussent, eux aussi, à la typification intérieure. C’est par l’intermédiaire de l’instinct génésique qu’ils agissent. Les excitations de tous genres et les hallucinations qu’ils procurent sont des typifications paroxystiques, remplissant toute l’étendue, toute la scène du moi, alors qu’à l’état normal et habituel, elles se contentent d’y jouer un rôle. Inversement, la typification intérieure est quelque chose comme une hallucination atténuée. Elle fonctionne souvent à notre insu, dans un repli de la conscience, d’où une émotion la fait sortir, en l’intensifiant plus ou moins.

À tous ceux que la question intéresse, je recommande la lecture attentive des Confessions d’un mangeur d’opium de Quincey. Cet auteur est un des plus sincères de tous les pays et de tous les temps. Sa déposition auto-biographique est d’autant plus intéressante qu’il n’a pas du tout conçu le mécanisme que je viens d’indiquer et que l’éveil des hérédismes, sous le fouet de l’instinct génésique, lui est complètement inconnu. L’initium est le désir que lui inspire une petite passante d’Oxford Street, nommée Anne. C’est ce désir, exalté par l’usage de l’opium, qui animera désormais, et pendant des années, les personnages intérieurs, les protagonistes psychiques de l’ascendance de Quincey et les gonflera en une multitude de figures, auxquelles il prêtera les traits des badauds rencontrés par lui à travers la ville de Londres, au cours de sa quête angoissée. Il est encore question, à un moment donné, dans ce livre si impressionnant, d’un Malais errant, accueilli un matin par l’auteur, gratifié d’un pain d’opium, puis renvoyé, le tout en présence d’une jolie et gracieuse servante, dont on note le charme pénétrant, mais sur laquelle on n’insiste pas. Par la suite, ce Malais revêt toutes sortes de formes terrifiantes dans l’imagination de Quincey. Cette histoire s’explique ainsi : 1° le charme de la servante fixe, dans le moi de Quincey, l’image du Malais, en même temps qu’elle suscite et typifie une foule d’hérédismes du même Quincey ; 2° ces hérédismes, empruntés à des savants, à des navigateurs, à des artisans, à des hommes de pensée et d’action de l’ascendance de Quincey, suivent les saccades d’un instinct génésique, que stimule périodiquement l’usage de l’opium. C’est la période des rêveries pittoresques, où le Malais revêt successivement l’habitude et les allures mentales de tous les ascendants en mouvement de Quincey. 3° L’intoxication, en s’aggravant, engourdit l’instinct génésique, lequel n’accomplissant plus qu’imparfaitement son rôle, parsème et obstrue le moi quinceyen d’ébauches et de débris héréditaires. Il s’ensuit un sentiment douloureux, puis désespéré, de menace, d’effritement et de mort, une prédominance de ces débris automatiques, de ces réflexes de pensée qu’une psychologie défectueuse qualifie d’inconscients. Ce sont les Suspiria de profundis.

Un autre exemple très caractéristique est fourni par Edgar Poe, dont les habitudes d’intempérance sont connues.

Edgar Poe, tel qu’on doit le juger d’après son œuvre, possédait un remarquable soi. Sous la trame resplendissante et capricieuse de ses projections hérédolittéraires, apparaît un sens de l’équilibre sage, qui ne fut jamais altéré. Peu d’humains manifestèrent au même degré cette conscience de l’unité dominant la diversité et des hiérarchies intellectuelles, morales, sociales, qui se remarque dans ses dialogues philosophiques — Monos et Una, par exemple — et dans quelques-unes de ses poésies et qui, nous l’avons vu, est un des signes de la prédominance du soi. L’obsession du passé, qui constitue la trame du Corbeau et de Ulalume, témoigne d’un moi en rumeur, perpétuellement parcouru, hérissé de reviviscences, de protagonistes, puis brusquement repris et dominé par le besoin de l’introspection lucide. Cependant l’ivresse chronique exaltait puis déprimait chez lui l’instinct génésique, lequel de son côté poussait à la typification, à des résurrections successives de braves, de poltrons, de menteurs, de prodigues, de verbaux, de sarcastiques, de mélancoliques, empruntés à la lignée familiale. D’où un état de malaise et même d’angoisse, qui inspire au poète des accents étrangement pathétiques. Plus il se délivrait de ses fantômes, plus il en suscitait, en gonflait, en brisait, en éparpillait d’autres, plus il augmentait en lui l’automatisme. La lutte de cet automatisme et du soi est une des plus hautes tragédies de l’esprit humain, dans la même ligne que Hamlet, encore plus raffinée et plus aiguë, par la belle défense centrale de cette raison de Poe, résistante et masquée.

Le cas d’Alfred de Musset est analogue. On trouvera une analyse complète de la psychologie de l’auteur des Nuits dans ce chef-d’œuvre incomparable d’analyse critique que sont les Amants de Venise, de Charles Maurras. Pendant des années et des années, Mme  Sand a régné sur le désir de Musset. Elle-même était une fameuse hérédo, si l’on en juge par le contraste entre sa facilité littéraire et la pauvreté de son jugement. Au lieu que, chez Alfred de Musset, un imperturbable bon sens résiste jusqu’au bout à tous les emportements, à toutes les typitications troubles du moi. Ce bon sens est apparent dans maints poèmes, surtout dans ces pièces merveilleuses où l’auteur de Barberine, des Caprices de Marianne et de Lorenzaccio se libère harmonieusement de ses obsédants protagonistes. Il est un de ceux chez qui l’art dramatique dérive le plus visiblement d’un besoin d’élimination psychique. Les voix de ses héros, de ses héroïnes ont l’accent nettement héréditaire, cette prolongation, cet écho voluptueux qui ne trompe pas une oreille exercée, et où la modulation du désir suscite et rejoint le rythme mélancolique de la reviviscence. Alfred de Musset connaît et sent son soi. Il l’évoque sous les aspects tantôt d’une muse, tantôt d’un remords, d’une nostalgie. Il souffre de ses diminutions, de ses engourdissements. Il chante avec bonheur ses feux renouvelés. Peu d’hommes auront traduit aussi fidèlement que lui l’éternel débat de la personnalité, qui cherche l’essor libre, et des hérédismes, qui veulent la commander. C’est par ce dessous dramatique — animateur de ses drames et comédies, — c’est par ces confrontations intimes qu’il est immortel.

Quincey, Poe, Musset nous permettent de plonger plus avant dans ce phénomène méconnu ou peu connu que j’appelle la typification. C’est, en effet, en opposant les uns aux autres les types créés, à l’aide des hérédismes, par l’instinct génésique dans la zone du moi, que le soi cherche son équilibre. Le soi utilise ainsi, au mieux des intérêts véritables de la personnalité, les contradictions et les contrastes. Le soi est maître d’interférences.

Quels sont ceux d’entre les humains qui n’ont pas éprouvé en eux, à certaines heures, la juxtaposition soudaine, parallèle, déconcertante, d’un volontaire et d’un irrésolu, d’un brave et d’un lâche, d’un chaste et d’un dissolu, d’un optimiste et d’un découragé ? Or il est rare que cette double vision — si elle atteint un certain degré de netteté — n’aboutisse pas au choix le plus moral et par conséquent le plus heureux. Le video meliora proboque, détériora sequor, du poète latin peut être considéré comme une exception, tenant à un reste de confusion mentale. Pourquoi cela ? Parce que l’impulsion créatrice du soi franchit, à un moment donné, les hérédismes, dépasse l’instinct génésique, et nous entraîne vers ce pôle positif de l’homme, qui est la domination de lui-même. Il y a là l’embryon d’un moyen de guérison des erreurs et des tares intimes. Deux images de sens contraire, fortement éveillées et typifîées dans notre moi, créeront en nous un de ces silences peuplés, où parle clairement la voix de la sagesse. Tel un savant qui poursuivrait sa recherche utile et bienfaisante, tandis qu’on se bat autour de lui. Tel encore un homme qui ferait oraison au milieu d’une dispute de braillards, dont on distinguerait mal les clameurs. C’est ainsi que, chez des êtres inquiets et tourmentés, chez des hérédos notoires, apparaît tout à coup, étincelante, à l’occasion d’une secousse morale, une lumière de bon sens salvatrice. S’ils la suivaient, ils seraient hors d’affaire. Malheureusement, ils se contentent en général de l’admirer, de murmurer : « Oh comme elle est belle ! »

L’esprit de contradiction, qui se remarque chez tant de gens à hérédité chargée, n’a pas une autre origine. C’est un effort de leur nature profonde, en vue de retrouver la paix et l’équilibre. Leur soi travaille sourdement à les émanciper de leurs fantômes en opposant ceux-ci, les uns aux autres et par paires. Les oscillants donnent de l’agacement à leur entourage, attendu qu’on les voit passer d’une opinion et même d’une conviction à l’opinion et à la conviction contraires, avec une déconcertante facilité. Cependant il n’y a qu’à les laisser faire : ils se cherchent et peut être un jour se trouveront-ils.

Le modèle le plus remarquable de cet état d’esprit fort complexe nous est offert par le philosophe social Proudhon, puits d’erreurs révolutionnaires, au fond duquel brille cependant une lueur vacillante. Ce système de contradictions héréditaires, qui constitue pour Renan une tunique souple et chatoyante, aux mailles nombreuses, devient, chez Proudhon, un corselet aux angles blessants et qui souvent le déchirent. Alors il jette un cri politique ou historique, voire psychologique, de bon aloi. Alors il entrevoit une vérité. Mais bientôt le boisseau retombe, le lourd boisseau de ses ancêtres où dominaient, semble-t-il, des matérialistes chicaniers, prisonniers simultanément d’une vision terre à terre et de leurs arguties juridiques. Pour son infortune, les hérédismes bourgeois, dans ce qu’ils ont de plus mesquin, dominèrent finalement en lui les hérédismes paysans. Il lui a manqué le plein air. Il est dommage que sa bibliothèque n’ait pas été dressée à l’orée d’un bois ou d’un champ.

Nous arrivons ainsi sur un promontoire intéressant de la topographie psychologique de l’individu ; la typification des hérédismes sages et bienfaisants. Nous l’avons déjà dit : la congénitalité peut être un principe de perfectionnement. Dans une profession poursuivie d’âge en âge, les ancêtres bien doués deviennent les collaborateurs du vivant. Ils lui facilitent étrangement sa besogne. Ceci s’explique par le fait que le soi, arbitre de l’équilibre intérieur, admet volontiers les ancêtres sages, même alors que s’est exercée sur eux la typification génésique. Il les admet jusqu’à une certaine limite, qui est celle où sa liberté serait entravée, où même dans le bien, dans la vertu, dans l’héroïsme, il n’aurait plus la possibilité de choisir. L’ancien sage est traité par le soi à la façon d’un hôte privilégié, qu’il ne doit cependant pas laisser empiéter sur la sagesse neuve. Le moindre empiétement se traduit, dans la vie et dans l’art, par ces excès d’une vertu trop rude, d’une rigueur et d’une inflexibilité qui semblent offenser la nature humaine. Le père qui, de ses propres mains, immole son enfant à la cité, agit en hérédo, victime d’une lignée d’aïeux austères. Le maître de soi n’a pas de ces vertus sanglantes.

La formation du caractère nous apparaît ainsi qu’un compromis entre la typifîcation héréditaire génésique et le soi. Ce dernier cherchant à stabiliser ce que la première tend à modifier, transformer et bouleverser continuellement. Nous pouvons maintenant analyser avec plus de sécurité les principaux états de l’esprit humain :

L’optimiste est un homme qui a un soi en pleine activité. Il veut sa liberté intérieure comme il veut sa pondération, et il jouit de l’une et de l’autre. Ce soi, faisant sa part aux éléments hérités du moi, donne la prédominance aux ancêtres heureux et joyeux. Néanmoins, il ne les admet comme types que jusqu’au point où cet optimisme demeure ferme, valeureux et conscient. Il les refrène au moment où cet optimisme, devenu paresseux et passif, verserait dans une acceptation béate de toutes les circonstances, même défavorables, de la vie, et confinerait ainsi au gâtisme. Comment les refrène-t-il ? Par l’acceptation et au besoin par la recherche du risque. Le risque noble est une dépendance et une conséquence de l’impulsion créatrice, comme du tonus du vouloir ; au lieu que le risque vil, parodie du précédent, est une conséquence de mauvais hérédismes. Le risque noble est le sel de la vie intérieure. Je ne parle pas seulement de ces risques qui mettent la fortune, les biens, l’existence en danger. Il en est d’autres d’un ordre plus relevé : tel que celui qui consiste à extirper une de ses propres erreurs, ou à dominer une de ses tares. L’enfant qui aime à sauter d’un lieu élevé, et qui essaie son courage, deviendra un homme apte à se corriger sans faiblesse. Car il n’est pas indifférent de pratiquer l’introspection lucide. Un malaise, même physique, un vertige accompagné d’angoisse précordiale accompagnent souvent la connaissance que l’être prend alors de sa véritable situation hérédoplastique.

Un de mes amis, garçon fort remarquable, d’une trentaine d’années, était affligé d’un vice d’origine génésique et en proie à toutes les affres des hérédos, balancé entre une demi-douzaine de personnages différents, hostiles et contradictoires. Il cherchait et parvenait à étourdir ou plutôt à étouffer un soi demeuré vigilant et intact, dont il concevait à tâtons un certain orgueil. Un jour il arriva que ce soi, traversant les couches héréditaires et bousculant les obstacles psychiques, lui montra, dans un jour cru, son état d’infirmité et de misère. Son angoisse, son vertige, furent tels à ce spectacle qu’il faillit en mourir d’une contraction soudaine du cœur. Mais aussitôt après il guérit totalement et une telle guérison valait le risque encouru pour l’obtenir.

Donc le risque noble fait le départ entre l’optimisme hérité, l’optimisme trouble par typification ancestrale — où intervient l’instinct génésique — et l’optimisme pur par prédominance du soi. Il refrène le premier et renforce le second. Ceci vous explique que les idéalistes, serviteurs d’une grande cause, bien qu’exposés à toutes sortes de vicissitudes, soient généralement de bonne humeur et dominent joyeusement les épreuves. Le risque est là pour les empêcher de choir dans une inertie euphorique, pour les maintenir en activité, pour garantir leur personnage intérieur contre l’invasion d’un trop grand nombre de bons ancêtres allègres.

Le risque noble intervient dans cette libération des hérédismes qu’est la création littéraire, scientifique et artistique. Quand Dante conçoit la Divine Comédie, il ne choisit pas seulement un thème général et souverain, il se risque. Il jette au feu de l’improvisation lyrique toutes ses images sublimes, terribles et suaves, fragments elles-mêmes de son hérédité. Ce risque ranime l’impulsion créatrice, refrène l’excès de facilité. D’où l’impression de rudesse, de contraction, d’effort vénérable dans la trouvaille éblouissante, qui se remarque également chez Lucrèce. D’où l’impression vertigineuse qui accompagne les descriptions du Paradis et de l’Enfer. C’est en lisant ce poème unique que j’ai le mieux compris le rôle du risque et tout ce que le véritable poète expose de lui-même en chantant son âme. Il en est de même de Beethoven, éparpillant ses éléments congénitaux en une multitude de rythmes et de cadences, d’appels et de sonorités, que ressaisit et domine finalement un soi victorieux. On frémit de la prodigalité inouïe avec laquelle il dépense son moi, et de la hardiesse avec laquelle il lance à la vie musicale des débris de fantômes intérieurs, qui finissent par se rejoindre et composer d’harmonieuses figures. Quand Laënnec écrivit l’Auscultation médiate, quand Claude Bernard décrivit les effets du curare, quand Duchenne de Boulogne fixa la symptomatologie du tabès, quand Alfred Fournier conçut la syphilis héréditaire tardive, ces quatre savants se risquèrent, afin de se conquérir, et il n’est pas douteux que, dans le même temps, ils conçurent une grande joie de s’être risqués.

C’est en ce sens que le risque noble apparaît comme un frein, comme une limite de la typification intérieure, notamment chez le créateur optimiste.

Le pessimiste ou malheureux est un homme chez qui l’hérédo a pris, et de beaucoup, le pas sur le soi. D’après ce que j’ai dit, au chapitre précédent, de l’instinct génésique et de son appoint à l’idée de mort, tout philosophe de l’Inconscient est prédisposé au pessimisme. Hartmann et ses successeurs en sont la preuve. Ce sont des victimes doubles de l’obscure force sexuelle et des hérédismes qu’elle éparpille. L’automate finit par dominer en eux, appelant à sa suite tous les maux de l’automatisme, dont le pire est l’aveuglement quant à la liberté intérieure. Ils habitent une prison forgée par eux, et ils s’en désolent. Le risque lui-même, vicié par une telle atmosphère et retourné contre le risqueur, se transforme chez eux en appétit du suicide, en aspiration au néant. Il n’est pas de typification plus redoutable.

Le rêveur est un type psychique sur lequel il faut insister, car, s’il s’exprime d’âge en âge par certains poètes ou philosophes, il est fréquent chez les non-intellectuels, qui ne laisseront pas de vestiges écrits. Un nombre considérable d’humains rêvent leur existence au lieu de la conduire et, léguant ce trait à leurs descendants, peuplent notre monde terrestre de puérils, de timides et d’irrésolus. L’inagissant s’appelle légion.

Qu’est-ce que le rêveur. C’est celui chez qui le ressort du soi est détendu, en même temps que l’instinct génésique. Le drame intérieur, dans ses deux premiers actes — éveil, puis modelage des éléments héréditaires — est chez lui réduit au minimum, à un jeu de vapeurs errantes et diffuses. Il se distrait de leurs déplacements, de leurs métamorphoses, déplissements et repliements, comme le fumeur s’amuse des nuées qui sortent de son cigare ou de sa pipe. L’apparence des choses lui suffit, en dehors de toute réalité. Ses jours s’écoulent à combiner des images éparses, indistinctes, dont aucune ne se concrétisera en acte. Il aura même de la répugnance à les fixer. On conçoit combien la guérison d’un semblable trouble de la personnalité est difficile, puisque le point d’appui manque presque complètement, puisqu’il n’y a même pas de résistance, puisque tout conseil raisonné est saisi aussitôt comme aliment pour un nouveau rêve. Le salut est dans l’affirmation, mais comment l’obtenir et comment délimiter, tenir une raison constamment enveloppée de nuages ?

Gérard de Nerval fut un rêveur. Son œuvre délicieuse est une féerie, mais qui rend un son douloureux. Elle est comparable à un écran de cinéma, sur lequel passe l’échevèlement en argent et or de nombreux hérédismes, où dominent le marin, le pasteur et le forestier. Le soi a délégué le risque au-devant de cette invasion, mais le risque se retourne contre lui. La fin tragique de ce grand écrivain fut le résultat logique d’une typification défectueuse. Il y a comme un voile perpétuel entre sa conscience et la réalité.

Autre forme de typification congénitale : le frénétique. Le meilleur exemple en est Goya. L’instinct génésique est très apparent chez cet étourdissant dessinateur, et il opère à découvert, gonflant puis brisant ces hérédismes variés qui remplissent notamment les albums des Caprices et des Horreurs de la guerre. Alors que Léonard de Vinci, par exemple, — que nous retrouverons dans les victoires du soi — impose son ordre, sa volonté, son équilibre aux lignes et aux mouvements, Goya subit les transes et les secousses de plusieurs fantômes intérieurs, où dominent les cruels et les apitoyés, les cannibales et les chirurgiens, les paysans et les voluptueux. Sa frénésie est celle du cauchemar. Souvent elle lui fait méconnaître les lois de l’équilibre et ses proportions. On connaît son goût marqué pour les écartèlements et les chutes la tête en bas, pour les torsions de corps à contresens. Le rouleau de la vision va si vite chez lui qu’il décompose les gestes et les attitudes, ainsi que dans la photographie instantanée. Souvent l’angoisse de son dessin lui arrache en légende un cri de douleur. Il s’étonne, s’irrite et s’afflige du trait qu’il vient d’imaginer.

La frénésie est intermittente. Autrement elle tuerait son homme. Les apaisements périodiques de Goya se traduisent dans des compositions joyeuses ou suaves, telles que celles des cartons de tapisserie, derrière lesquelles — comme dans le Pantin — passe le souvenir du mauvais rêve. Le besoin de se délivrer des fantômes intérieurs est aussi manifeste chez lui que chez Balzac ou Shakespeare. Sa typification est guettée par un soi, distant et hautain, qui traverse, souverain indifférent, les charniers et champs de supplices ; chez peu d’artistes l’hérédo se confesse comme chez celui-là. Aussi exerce-t-il une véritable fascination sur ses admirateurs, gens évidemment de sa famille. Il détient leur secret comme le sien. Il leur montre le monde qu’ils portent en eux.

Ce que j’ai appris de la biographie de Manet, influencé nettement par Goya, me révèle en lui un hérédo frénétique de la lignée de Goya. Son risque compensateur consistait à rechercher les jeux éblouissants de la lumière et la décomposition instantanée du prisme — d’une façon encore plus aiguë et pénétrante que chez Turner, autre frénétique — au lieu que le drame intérieur de Goya se joue de préférence au crépuscule. Mais si vous voulez mettre en opposition un moi prédominant et un soi vainqueur de l’hérédité, rapprochez un Turner d’un Poussin, le premier étant en somme un élève exaspéré du second. Quel trouble ancestral chez Turner ! Quel équilibre sage chez Poussin !

Le trait est à la couleur ce que le rythme est au son. Le rythme doit être considéré comme une dépense d’hérédo-mouvements accumulés, tels que la marche ou les gestes usuels et de métiers, repris et équilibrés par le soi. Il en est de même du trait. Au lieu que la couleur est un résumé des contemplations héréditaires et le son un résumé des surprises auriculaires ou auditions ancestrales : « Cela chantait dans ma tête, bien avant que je l’eusse inscrit sur le papier. » Ainsi s’expriment tous les musiciens. Les formes hantaient le dessinateur et les couleurs et nuances le peintre, bien avant qu’il ne les fixât. Désormais la critique devra tenir compte de ces perspectives de l’introspection.

Or, le frénétique a une forte et habituelle tendance à briser le trait et le rythme et à exaspérer les couleurs. Sa typification l’exige ainsi. En littérature, il gonfle le sens des mots et multiplie leurs oppositions, sans autre règle que les saccades de son humeur, aussi variées que les hauts et les bas d’une courbe fébrile. Il en résulte des effets de style surprenants, où l’hérédo est immédiatement reconnaissable. Le Saint-Simon de la cour de Louis XIV en est un exemple. Maintenant que vous êtes avertis sur le mécanisme intérieur, vous voyez la roue de l’instinct génésique qui tourne, chez cet auteur atrabilaire, en arrachant et éparpillant des lambeaux d’hérédismes, que son génie transforme en silhouettes de contemporains. De sorte qu’à tout prendre, ces portraits forcenés sont beaucoup plus fils de son introspection psychoplastique que de son observation. Ses immortelles empoignades s’adressent principalement à son ascendance, fournie comme pas une en envieux, en rancuniers, en avares, en jaloux, en goinfres, en cachottiers, en salaces et en orgueilleux. Il confond les portraits de son entourage et de la Cour avec ses portraits de famille. C’est ce qui fait l’intensité de son œuvre. Vous le croyez à l’Œil-de-Bœuf, mais c’est en dedans de lui qu’il regarde.

L’envieux est une hérédo-typification très fréquente, sur laquelle il y aura lieu d’insister. Ce caractère, formé de pièces et de morceaux, est comme la quintessence, la liqueur d’une longue suite de comparaisons défavorables au comparant. Une lignée d’esprits chagrins amasse de l’envieux, comme le champ inculte donne du chiendent. Le fils d’Alceste, s’il ne lutte contre son moi hardiment, est prédisposé à cet affreux vice, par qui se décolore la nature et tout retombe au vase de l’amertume.

Moins connu est le calculateur, dont Beyle dit Stendhal nous offre le modèle. Vous imaginez, derrière lui, une théorie de vieilles filles rapaces et de ces grippe-sous rustiques pour qui la poésie gît dans le gagne-petit. Ces gens-là collectionnent les liards et coupent les sentiments en quatre, dans la crainte de les dépenser. La peur de la générosité d’esprit est très remarquable chez Stendhal. Le Rouge et le Noir est, comme la Chartreuse de Parme, un tour de force de parcimonie sentimentale. L’analyse y est une conséquence de l’avarice, de la réticence poussée au système. Stendhal est le pire des matérialistes, celui qui demeure dans le terre à terre pour faire l’économie d’une effusion et qui craint de rendre à l’universel plus que l’universel ne lui a donné. Le manque d’élan est poussé chez lui jusqu’à la perversion. Il soupçonne tout le monde, y compris lui-même. Il se scrute et se fouille dans ses personnages, ainsi qu’à une douane tyrannique, et le moindre lambeau de spontanéité est saisi et mis au rancart par son analyse revêche et crochue. Il est odieusement méticuleux. On s’étonne que le risque en contrepoids, qui fonctionnait vigoureusement en lui et qu’il a peint chez Julien Sorel et Fabrice del Dongo de façon d’ailleurs inoubliable, ne l’ait pas retourné contre lui-même et poussé au suicide. Car il n’est pas de pire supplice que celui qui consiste à calculer implacablement les moindres circonstances de la vie, les moindres démarches du sentiment, en cherchant sans répit son propre avantage.

J’ai connu et même fréquenté un écrivain presque célèbre, appelons-le Léopold, qui était de la même famille psychohérédique que Stendhal. C’était un homme assez spirituel, taciturne, bien doué pour l’analyse, mal doué sous le rapport de son style qui était rugueux et impropre, avec des prétentions syntaxiques et grammaticales. La typification génésique s’était opérée chez lui sous les espèces du calculateur. Il tenait son existence comme un livre de comptes, colonne du doit, colonne de l’avoir, barrêmes, soustractions, reports. Vous lui rendiez un service, il vous rendait un service. Pas deux, un. Il ripostait à un demi-mauvais procédé, par un demi-mauvais procédé, calculé dans une impeccable balance. Comblé de faveurs grandes et petites, et même académicien — ce qui lui allait comme un gant — il était devenu d’une mesquinerie et d’une étroitesse qui allaient toujours en s’accentuant, ainsi que les tics des vieilles filles. Or, j’ai eu précisément l’occasion de voir et d’observer depuis Léopold dans une circonstance où il risquait sa peau et je constatai alors chez lui, conformément à ma prévision, une détente, un considérable soulagement. Ce risque contrebalançait sa typification si morne et déplaisante, lui prêtait momentanément des ailes. Mais, presque aussitôt après, il revenait à ses sordides calculs moraux.

S’il est des êtres qui réagissent contre les événements et les rencontres, il en est d’autres, les « acceptants », qui se font à tout, se prêtent à tout, avec une invraisemblable malléabilité. Tels des personnages de caoutchouc, ils subissent une déformation quelconque, puis tout aussitôt reprennent leur forme. Vous les reconnaîtrez à ce qu’ils répondent toujours « oui », en ajoutant parfois « bien entendu », ou « évidemment ». Je considère que ce manque de réaction est comme une lassitude de la conscience, parcourue par trop de fantômes, avec somnolence de la volonté. Ceux qui sont atteints de cette passivité morale, s’ils sont d’un certain niveau intellectuel, échafaudent sur elle tout un système philosophique, afin de se masquer leur propre faiblesse. Ils se donnent comme des sceptiques, ou des indulgents, remettant aux circonstances le soin de fausser, puis de redresser leur molle destinée. Une pareille attitude peut coïncider avec beaucoup de gentillesse et un réel talent. Elle assure d’abord le succès, en science comme en littérature, comme en politique, puis elle le retire par la déception et l’irritation d’autrui. Au lieu qu’une certaine fermeté et même dureté conserve ses conquêtes. Les réticents et les allusionnistes sont des types humains dont les moralistes et les auteurs comiques n’ont pas tiré le parti qu’ils auraient pu. Les réticents ne disent jamais tout, ne pensent jamais tout, n’agissent jamais tout. Ils demeurent à mi-chemin entre la conception et la réalisation, comme ils restent en route au milieu d’une phrase. La cause en est dans la traversée brusque d’un hérédisme par un autre, dans un chevauchement congénital des ancêtres décidés par les ancêtres irrésolus. Le réticent, quand il se risque, fait exception à ses habitudes et s’exprime jusqu’au bout, au milieu de quel trouble, de quelles angoisses, lui seul pourrait le dire ! J’en ai connu un qui m’affirmait que son effort — venu évidemment de son soi, sans qu’il s’en doutât — était comparable à celui du manœuvre qui soulève une énorme pierre. Il me disait encore : « C’est un supplice que d’être forcé de tout dire ou de tout réaliser. Je voudrais être compris à demi-mot et me contenter, dans mon art, d’indications. » C’était un peintre très bien doué, qui mena cependant la vie d’un raté, faute d’une rectification intérieure. Il sentait son hérédité. Il répétait volontiers qu’il était le fils d’un père faible et d’une mère énergique et qu’il en voulait à son père d’avoir mis tant d’eau dans le vin maternel.

L’allusionnisme, tour d’esprit assez répandu, est la conséquence d’un ascendant masqué par un autre, dans la région éclairée du moi. La superposition de ces deux personnages donne au langage une ambiguïté, à l’attitude et à la démarche quelque chose d’équivoque et d’incertain. Le besoin de confesser cette complexité donne des poètes obscurs comme Stéphane Mallarmé par exemple, chez qui l’allusionnisme tournait à l’obsession. Jusque dans la conversation courante, où il était d’une virtuosité infinie, cet homme délicieux cherchait à laisser entendre quelque chose qu’il n’exprimait pas, mais qui l’inquiétait et le divertissait tout ensemble. Il en arrivait à écrire et parler par rébus. Le penchant est alors de renforcer constamment la difficulté et d’enfermer un symbole dans une allitération, ou dans un autre symbole. Jonglerie parfois charmante, surtout au début, puis qui fatigue son lecteur ou son spectateur.

Un autre allusionniste était le malheureux Oscar Wilde et je n’ai pas besoin d’ajouter qu’il était un hérédo achevé, avec son masque inquiet et mou, superbe par le front, hideux par la mâchoire, son corps avachi et ses gestes prétentieux. À l’époque où je le rencontrai, je n’avais pas encore délimité nettement le rôle du soi et celui du moi, ni étudié, comme je l’ai fait depuis, le mécanisme de l’instinct génésique. Cet instinct, qui joua à Oscar Wilde les tours que l’on sait, faisait de cette brillante imagination une floraison perpétuelle d’hérédismes amers et grotesques. Il en résultait chez moi une courbature dont je ne m’expliquais pas la raison et qui me faisait chercher maint prétexte pour fuir la compagnie de ce faux charmeur. Puis, tout à coup, de ces lèvres épaisses tombait une parole sensée et juste, qui réconciliait avec le pauvre diable, et il a écrit dans sa prison quelques pages d’une réelle beauté. N’est-il pas vraiment désastreux qu’un pareil naufrage n’ait pu être évité par un traitement psychoplastique approprié, par une purge ou élimination méthodique des fantômes intérieurs ? La personne de Wilde était de celles qui valent la peine d’être sauvées et qui peuvent — j’en ai la conviction — être sauvées.

Bien d’autres types humains pourraient être analysés, comme je le fais ici, à la lumière des principes précédemment exposés. Nous en rencontrerons, chemin faisant, de plus singuliers encore et cependant assez fréquents. Car l’homme est plus complexe que ne l’imagine celui qui le suppose le plus complexe. Un jour viendra, avec le perfectionnement de l’introspection, où ces observations paraîtront rudimentaires, où le tableau des hérédismes et typifications, des protagonistes psychiques du moi s’enrichira de véritables découvertes. Par delà les caractéristiques que nous connaissons, il en est d’autres que nous pressentons, tapies dans les recoins de la conscience, ou habitant ses grandes profondeurs, que de hardis sondages ramèneront. Quelles qu’elles soient, je pense que les règles de dissociation et de classement que j’établis ici pourront leur être toujours appliquées.