Nouvelle Librairie Nationale (p. 9-38).

CHAPITRE PREMIER

le moi et le soi. analyse et synthèse

Le moi, c’est l’ensemble, physique et moral, de l’individu humain, qui comprend les apports héréditaires. Le soi, c’est l’essence de la personnalité humaine, dégagée de ces apports par leur élimination, leur équilibre ou leur fusion, et constituant un être original et neuf, perçu comme tel par la conscience. Le moi est un vêtement composite. Le soi est une étoffe d’une seule pièce, sinon d’une seule trame. Mais il faut serrer le problème d’un peu plus près que les psychologues ne l’ont fait jusqu’à présent.

Quand nous nous considérons, quand nous faisons, comme l’on dit, un retour sur nous-même, ce qui nous apparaît tout d’abord de notre personne est, en général, un ensemble de souvenirs et de présences, un état d’esprit, un aperçu de caractère et de tempérament et des aspirations vagues de divers ordres. Vision rapide, la plupart du temps indistincte, et sur laquelle nous ne nous appesantissons pas, dans les circonstances ordinaires de la vie. Le précepte antique : « Connais-toi toi-même » est fort exceptionnellement mis en pratique. Des hommes, même très remarquables, ayant occupé ou occupant des situations éminentes, avouent qu’ils ont eu rarement le temps de s’observer. Cela signifie qu’ils en ont eu la paresse. Car l’introspection, qui n’a rien de commun avec la contemplation béate ou vaniteuse du moi, exige un effort. Cet effort est, par les meilleurs, reporté au lendemain. Nous parvenons ainsi en aveugles au terme de la vie, ayant négligé le spectacle le plus copieux, le plus instructif, et dans lequel il nous est permis d’intervenir, qui est le spectacle de notre propre individu. Qui donc, homme ou femme, a passé devant sa conscience le dixième du temps qu’il passe devant son miroir, pour épier son changement physique ?

Les souvenirs, ainsi surpris par la lucarne de l’introspection, ont quelquefois trait à l’actualité, ou sont en rapport d’association avec elle. Plus souvent ils en sont indépendants, comparables à ces étoiles filantes qui traversent, par les belles nuits, l’étincelant régime des astres fixes. D’où viennent-ils, où vont-ils ? Les lois de leur gravitation n’ont jamais été entrevues. Ils fournissent au poète ses images, ils suggèrent au savant ses découvertes, ils contribuent au dosage de la mélancolie, fille de la réflexion, en mêlant leur joie à la peine, ou, au contraire, leur peine à la joie. J’ai connu un pauvre anesthésique total, qui n’éprouvait plus la joie ni la peine. Il me disait que ses souvenirs étaient dénués de sève, comme des feuilles mortes : « Ils font dans mon esprit un bruissement sec. » Parfois aussi, dans le songe éveillé, deux, trois souvenirs se mêlent, ainsi que dans les rêves, puis s’évanouissent simultanément. Cette complexité prête à l’instant moral une saveur bizarre, que peu d’auteurs, à ma connaissance, ont notée, et comparable à une superposition, dans un breuvage rapidement absorbé, de couches sucrées et de couches amères. Toute fièvre, surtout l’amoureuse, et le risque ou le voisinage de la mort rendent cette superposition plus sensible. Outre les souvenirs complets, il y a la poussière de souvenirs, paysages, paroles, atmosphères même, qui courent, s’enchevêtrent, s’interfèrent et nous donnent l’illusion d’une foule intérieure, d’un piétinement d’ombres dans la lumière. Quatre mortels, à ma connaissance, sont parvenus à fixer ces éphémères : Virgile, Dante, Shakespeare et notre Racine.

J’ajouterai, à ce sujet, que la magie du vers, — nombre et rime — favorise ce don rarissime. Le rythme est une clarification du moi. Il met un ordre dans sa confusion. Il change sa cohue en une troupe en marche au pas cadencé. La rime éveille, par le son et l’écho, les génies engourdis dans la grotte de la conscience, prisonniers de l’oubli ou de l’indifférence. La cadence du vers est pareille à celle de l’eau courante, qui réveille les endormis partiels et les somnambules.

J’appelle présences les objets ou les personnes que notre moi perçoit. Ils composent la réalité et ils nous servent de points d’appui, dans l’attention que nous reportons d’eux sur nous.

L’état d’esprit fait aussi partie du moi. Il y a de nombreux états d’esprit. On peut les classer en positifs, ou augmentant le taux de la vie, et en négatifs, ou le diminuant. La prédominance des premiers, fait les optimistes et les énergiques. Celle des seconds, les déprimés, les hésitants et les pessimistes. Ici commencent à se manifester les tournures héréditaires, avec une richesse de formes et de variantes qui permet, comme nous le verrons, le choix. L’homme est né sous le signe du positif, qui est celui de l’effort et du résultat. Le signe du négatif témoigne toujours d’une altération, sinon d’une maladie. Il convient de le fuir ou de le corriger, non de s’abandonner à lui par une sorte de délectation morose. Au point de vue de notre hygiène mentale, Pangloss vaut mieux que Schopenhauer.

J’ai connu un très grand médecin, d’une vision pénétrante et d’un remarquable jugement. Ses maîtres l’admiraient et le chérissaient. Un splendide avenir s’ouvrait devant lui. Quelques mois avant son mariage avec une charmante jeune fille qu’il adorait, il fut envahi soudainement, lui, beau et robuste entre tous, par les bacilles de la tuberculose. Il lutta contre eux désespérément, les refoula, se maria, et pendant une douzaine d’années, arracha des malades à la déchéance et à la mort avec une persévérance et une ténacité héroïques. C’était le mythe d’Hercule appliqué à la thérapeutique moderne. On ne compte plus ceux et celles qui lui durent la délivrance et le salut. Car il avait le don souverain du guérisseur. Mais le souci qu’il prenait des autres le détournait de sa propre sauvegarde, si bien que les bacilles recommencèrent leurs incursions, et cette fois triomphèrent de lui. Il n’en avait pas moins mené ce combat victorieux, au dedans comme au dehors de lui-même, durant ce grand laps. Telle est la force du positif, de la faculté de redressement. Mon ami avait dit au mal : « À nous deux ! », et il chassait fièrement tout ce qui amoindrit, et il recherchait tout ce qui exalte, usant de l’altruisme à outrance, ainsi que d’un remède irrésistible. Il me racontait que, même en s’endormant, il s’entraînait encore à vouloir guérir les autres et se guérir. Il ajoutait : « Je hais la maladie, de la même façon que le théologien hait le péché. »

Il n’est rien de plus nuisible que de s’abandonner. Ces abandons de soi, si fréquents chez les individus faibles ou oscillants, sont autant de petits suicides. Ils effritent la personnalité, ils la rendent incapable de résistance. Le plaisir indolent qu’ils nous procurent nous sèvre des saines joies du combat intérieur en vue du mieux, qui est l’accomplissement, l’achèvement de nous-mêmes. Joies si profondes que celui qui les a une fois goûtées les met au-dessus de tout et ne peut plus en détacher son désir.

L’aperçu de caractère et de tempérament, qui apparaît à l’introspection, est formé de nos penchants dominants. Celui-ci, qui se croyait généreux, découvre en lui un fond d’avarice. Celui-là, qui se croyait humble, distingue tout à coup sa vanité et son orgueil. Un sceptique est saisi par un accès de rancune ou de reconnaissance, dans le moment où il s’y attendait le moins. Les plus sages, les plus pondérés, sont traversés, soudainement, par d’étranges lubies, auxquelles d’ailleurs ils ne donnent aucune suite, mais dont le sillage les troublera et dont ils redouteront le retour. Cette fois, il n’y a pas d’erreur, ces fantômes sont en nous des reviviscences, des réapparitions de tel ou tel ascendant aimé ou oublié, connu ou inconnu — qu’on accepte mon néologisme — des hérédismes. Un pochard mal guéri, revenant à sa bouteille, murmurait : « Voilà mon oncle qui me joue encore un tour. » J’ai connu une jeune femme d’un milieu très distingué, fille d’une mère chaste, qui devait lutter périodiquement contre les suggestions d’une défunte grand’mère de mœurs légères. Personne, absolument personne n’est à l’abri de telles tentations. Mais chacun doit savoir qu’il peut et qu’il doit résister. Cela est infiniment plus facile qu’on ne le croyait, il y a trente ans, au moment de l’apparition de la psychologie physiologique et pathologique.

J’ai raconté ailleurs comment j’avais vu de près, dans ma jeunesse, ces milieux où fleurissait la confusion de la psychologie, de la physiologie et de la médecine. Chaque semaine se réunissaient chez Charcot, grand maître du matérialisme scientifique, Taine, Renan, Ball, Féré, Damaschino, et d’autres. C’était le beau temps de la fameuse doctrine des localisations cérébrales, de la pensée captive de l’anatomie, des « territoires » intellectuels, sensibles et moteurs. Étrange époque de l’erreur par rapetissement, dont la racine n’était autre que la passion anticatholique. Déjà je m’en rendais parfaitement compte et l’aveuglement de ces hommes illustres m’étonnait. Tantum irreligio potuit suadere malorum. Ces lettrés, ces artistes, ces savants, ces aliénistes avaient fini par rapetisser les problèmes à la taille de leur hargne antireligieuse et l’on considère aujourd’hui avec pitié la pauvreté de leurs conceptions. Par le plus comique des contrastes, c’était le temps où Guyau publiait sa « morale sans obligation ni sanctions » alors que toute la morale scientifique, rabougrie, privée d’air et de perspective, comme toute la thérapeutique médicale, consistait à accepter, à ne pas réagir, à subir. Tout tenait dans cette formule inepte : la pensée, sécrétion du cerveau. Or il n’est nullement démontré que la pensée soit liée au cerveau, que le cerveau soit autre chose qu’un condensateur ou un des condensateurs de la pensée, que la pensée ne remonte pas dans la moelle, qu’elle ne circule pas dans les ganglions et le système du grand sympathique, qu’elle ne soit pas somatiquement diffuse, reliée à d’autres organes, à la peau, bref, souveraine conditionnée et non esclave et prisonnière de tel ou tel groupe de tissus. Il est démontré, en tout cas, qu’il n’y a pas de localisations cérébrales, dans le sens où le professaient Broca et Charcot, et que tous les travaux de la psycho-anatomie en ce sens sont de pures constructions de l’esprit matérialiste, entre 1875 et 1900.

Charcot se donnait comme bouddhiste et, en effet, son influence fit longtemps prédominer la statique de l’individu, savant ou client, sur la dynamique de ses facultés et notamment de sa volonté. Ici encore le maître et ses disciples allaient répétant : « La volonté gît dans tel lobe du cerveau, le mouvement volontaire dans tel groupe de cellules de la moelle », ce qui est un peu comme si l’on disait que l’électricité terrestre gît dans les bureaux de poste et les poteaux télégraphiques. La constitution vicieuse de notre enseignement scientifique en France, notamment de notre enseignement médical, constitution centralisée, à la fois jacobine et impériale, réglée par le système des concours théoriques à échelons, a donné de la durée, sinon de la consistance à ces erreurs. Elles ont empêché le génie français de s’épanouir, surtout en psychologie, en morale et en thérapeutique. Nos jeunes gens sont encore actuellement encombrés par la bibliothèque de cette période funeste et maussade, bonne elle aussi à mettre au cabinet, comme le sonnet célèbre. Il n’y a plus une phrase, plus un mot à retenir de ces vieilleries pernicieuses.

La réduction des penchants défectueux, susceptibles de dégénérer en véritables vices — notamment au moment de la formation sexuelle — est au contraire quelque chose d’aisé et, je le répète, d’agréable, tant que la volonté est susceptible de fonctionner. Seule la diminution ou la paralysie de celle-ci rend le combat plus ardu, sans qu’il devienne pour cela impossible. Je dirai comment.

Autant que nos penchants, nos aspirations vagues sont, pour une grande part, soumises aux influences héréditaires. Elles constituent la marge du moi, la carte, en apparence muette de notre future activité. Je dis en apparence, car, si l’on y regarde de près, bien des contours sont déjà dessinés, bien des linéaments de fleuves, de forêts et d’États transparaissent sous la blancheur trompeuse de la page. C’est dans ces aspirations vagues que la philosophie idéaliste, au début du XIXe siècle et même avant, situait la liberté intérieure. Cette erreur de position rendit la critique facile aux matérialistes de la médecine, une quarantaine d’années plus tard. L’aspiration n’est pas forcément libre. Elle peut commencer à river une chaîne. L’amour sensuel, il ne faut pas l’oublier, débute souvent par une aspiration idéaliste et tourne ensuite au plus dur esclavage, dont la rupture est la plus pénible. C’est pourquoi il y a lieu de surveiller ses aspirations et de ne point les laisser devenir dominatrices.

Telles sont les composantes du moi. La synthèse s’en opère constamment et soudainement, à la façon d’étincelles qui viendraient exploser devant la conscience, en formant des lignes et des figures. Même alors qu’un acte ou un projet accaparent notre attention, cette déflagration d’infiniment petits, dont un grand nombre sont des réapparitions héréditaires, se produit. Il en est de ces reviviscences comme des battements de notre cœur, que nous ne percevons guère en temps ordinaire, mais qu’une émotion nous rend manifestes et parfois jusqu’à la douleur.

Le soi est plus difficile à découvrir et à analyser que le moi. Il est aussi plus actif et si l’on peut dire plus virulent, à mesure que la personnalité se dessine et se fixe. Il est le véritable protagoniste de l’être humain. J’y distingue au moins trois éléments : l’impulsion ou initiative créatrice, dans l’intellectuel ou le sensible ; puis ce que j’appellerai, faute de mieux, le tonus du vouloir ; enfin un état d’équilibre, qui tend à l’harmonie intérieure ou sagesse.

L’impulsion ou initiative créatrice dérive du soi, elle en est pour ainsi dire l’émanation, dans son essence et dans son début. Mais, en même temps, elle libère l’individu de tous ses fantômes héréditaires, qu’elle transmet, sous deux formes, à la postérité. Elle est à la fois la plus haute expression du soi et le plus grand moment de la dissociation et de l’éparpillement du moi. Le héros qui s’immole à son pays, en pleine conscience, le romancier ou le dramaturge qui donnent la vie à un chef-d’œuvre, le savant qui dénude une loi de la nature, l’amoureux qui serre l’amoureuse dans ses bras, l’enfant qui forge un mot ou un cri pour sa sensation, le philosophe qui rencontre un filon nouveau, tous manifestent ainsi leur soi par le sacrifice et le morcellement de leur moi. C’est en se donnant qu’ils se conquièrent. Il ne faut pas croire que la supériorité d’esprit soit indispensable à cette conquête. Elle en est totalement indépendante. Le simple vagabond du chemin, le paysan ou le marin privés de connaissances livresques, le petit homme raisonnant de sept ans, sont logés, de ce point de vue, sur le même palier que l’artiste, l’écrivain, le penseur de génie. C’est une richesse dévolue à tous ceux qui la méritent par leur effort.

Cet effort est le tonus du vouloir. Il est comme la tension permanente du soi, qui précède et permet l’acte de volonté. On le sent, quand, fermant les yeux, on se représente fortement, par l’imagination, un but à atteindre, un problème à résoudre, une dépense d’énergie à fournir. Le tonus du vouloir mesure cette énergie. Par lui, notre défense morale personnelle est, comme l’on dit, au cran de sûreté. Certains possèdent cette faculté à un degré éminent dans le domaine physique et font les combattants d’élite. D’autres la possèdent dans le domaine intellectuel et font les chefs et conducteurs d’hommes, car leur supériorité, promptement discernée et reconnue, groupe autour d’eux la légion des êtres qui ont besoin d’un point d’appui. Mais s’il est donné à peu d’humains de posséder le tonus volontaire d’un Jules César ou d’un Richelieu, tous peuvent entretenir et développer en eux, par l’exercice, cette composante indispensable du soi. S’il est exact de dire que, quand nous cédons à nos penchants de tempérament, de caractère, et à nos aspirations vagues, nous sommes mus par nos ancêtres, il est non moins exact d’ajouter que, dans la tension de notre volonté réfléchie, en vue d’une action définie, nous ne sommes plus mus que par nous-même. Quel sera, demandez-vous, le critérium entre ces deux principes d’action si distincts. Il n’en est qu’un, mais puissamment étayé : l’équilibre par la raison.

L’équilibre par la raison, sans lequel toute sagesse dans la conduite de la vie et toute philosophie cohésive sont impossibles et même inconcevables, a été le principe le plus méconnu de la psychologie au XIXe et au XVIIIe siècle, vraisemblablement à la suite de Rousseau, lequel avait de bons motifs pour l’ignorer. Cet équilibre intellectuel et moral est cependant le propre de l’être humain, au moins autant que le langage. Par sa vertu seule, il est, se développe et s’accroît, ou, dans la déchéance de l’être, diminue et se rabougrit, sans néanmoins cesser d’être perçu par celui qui sombre. Comme l’aimant de la boussole cherche le nord, la raison humaine cherche l’équilibre, condition du bonheur intérieur. Elle ne l’atteint pas toujours, elle l’atteint même rarement. Mais sa recherche même part du soi et retourne au soi. Là nos aïeux ne sont plus pour rien, soit qu’ils se retirent, fantômes intimidés et débiles, devant cet essentiel vital, soit qu’ils s’interfèrent et s’annihilent dans ce chef-d’œuvre de compensation. L’influence du père avare est contre-balancée par celle de la mère prodigue, celle de l’oncle débauché par celle de l’aïeule chaste, et au milieu de cet équilibre de forces contraires, auquel le temps donne de la solidité, pousse, prospère et domine bientôt cette incomparable fleur de l’esprit, cime de notre espèce et reflet du divin, qui s’appelle la raison. Du jour qu’elle sera constituée, rien n’échappera plus à son empire. Un sentiment très juste de liberté intérieure, de plus en plus vif, accompagne ses progrès. Elle aussi, de même que l’initiative créatrice, est indépendante de la situation sociale, comme de l’âge, comme de la culture. Elle aussi s’enrichit par le rayonnement et gagne à mesure qu’elle se dépense.

Contrairement à ce qu’ont cru et affirmé des pédagogues ignorants ou sots, l’équilibre par la raison, cette pierre de touche du soi, appartient souvent à l’enfance ou à la prime jeunesse. La sagesse est plus fréquente à six et sept ans qu’à douze, à quatorze et à vingt ans, attendu qu’elle n’est point obscurcie par le développement du mauvais hôte, de l’instinct génésique. Nous examinerons ce point plus à fond quand il sera question, dans cette étude, de cette longue erreur qui s’appelle encore la philosophie de l’inconscient. Par contre, des esprits se croyant très supérieurs et même altiers, habiles seulement à diviniser leurs instincts et leurs penchants héréditaires, arrivent à n’avoir plus qu’un tronçon de raison, qu’un minimum d’équilibre moral. J’en ai connu, et de très haut placés. C’est un drame fertile en péripéties pathétiques, que cet enorgueillissement d’infirmes de la sagesse, bien doués intellectuellement, qui se heurtent et se déchirent sans cesse aux ronces et buissons d’épines de leurs propres erreurs. Ceux-là, en vérité, se donnent beaucoup de mal pour nier leur soi et demeurer, jusqu’au bout, des esclaves hérédos, souvent chargés de connaissances et d’honneurs. La médecine, la science, l’art, l’histoire, la littérature, la politique ont récemment, comme depuis cent cinquante ans, foisonné en de tels vagabonds. Car mérite-t-il un autre nom celui qui, traversant cette existence si brève, ne s’est pas appliqué à se connaître et à se réaliser ? Combien en ai-je fréquenté, de ces faux maîtres, qui m’apparaissent aujourd’hui comme de vieux pauvres, sans pain, sans logis, ayant gaspillé les dons de Dieu !

La synthèse des éléments du soi, échappant à l’emprise ancestrale comme à ces illusions héréditaires de multiconscience, qu’on a pris naguère pour des dédoublements de la personnalité, cette synthèse s’opère dans l’acte de foi, que celui ci s’applique à nous-même, à la famille, à la patrie ou au Souverain Maître. Bien loin que le soi mène à l’anarchie, il est essentiellement constructeur, agglomérateur et groupant. Il est compagnon. Il est socius. La société est une mise en commun des soi, alors que les moi sont des Robinson, des solitaires, hantés par leurs ancêtres, et le plus souvent des révoltés. Leurs tiraillements intérieurs en sont la cause. Le moi, s’il n’est utilisé par le soi et projeté au dehors sous forme d’œuvre littéraire ou scientifique, oscille entre la stagnation morne et les déchirements de toute forme. La préoccupation exclusive du moi exalte nos défauts et diminue nos qualités. L’usage et le perfectionnement du soi nous confèrent la maîtrise de la vie et le détachement raisonnable de nous-mêmes. L’usage et le perfectionnement du soi nous permettent d’aller là où nous voulons, sans nous laisser emporter ni distraire.

Les mots de « drame intérieur », placés en tête de cette étude, éveillent dans chacun la mémoire d’heures douces, mélancoliques ou douloureuses, qui sonnent au cadran de la conscience, comme en dehors des circonstances. Ces heures, à demi voilées, enregistrent tantôt les débats des formations héréditaires, des fantômes contradictoires du moi, tantôt les efforts du soi pour dominer une telle confusion, tantôt la victoire de l’un ou de l’autre. La plupart d’entre nous se laissent aller à cette fluctuation, en quelque sorte sans intervenir. La puissance des passions de l’amour tient à ce qu’elles commencent par une incitation du soi, rapidement suivie d’une exaltation parallèle de toutes les composantes du moi. Ainsi s’éloigne l’état d’équilibre. Ainsi s’abandonne la raison. Ainsi le cheval fou, qui est le moi, entraîne bientôt dans l’attelage platonicien le cheval sensé qui est le soi. Ainsi nous courons à l’abîme, fort souvent en lâchant les rênes et en nous vantant de les lâcher. J’écris ce livre pour persuader à toutes les victimes de la prédominance du moi et des images ou impulsions héréditaires que le combat est possible et joyeux et que, bien mené, il doit se terminer par la victoire, par le triomphe de la raison, par l’acte de foi dans l’équilibre.

Je prie qu’on ne voie dans cet exposé nulle impiété vis-à-vis des morts, nos aïeux, dont le souvenir est vénérable et dont les bons exemples sont précieux. Précisément parce que nous les continuons, il importe d’enrichir et de perfectionner la lignée, chacun dans la mesure de nos forces, et de n’être point dominés par eux. Que la substance s’ajoute à la substance, que les vertus de la race se renforcent, que soient éliminés les penchants funestes, que la neuve volonté s’exerce librement et souplement ! Que soient éliminés, s’ils viennent nous tenter, jusqu’aux travers et jusqu’aux tics. De même que l’Église nous apprend à nous racheter du péché originel et de tous nos péchés par la fréquentation de ses sacrements, de même la sagesse nous enseigne et nous conseille de rejeter les empreintes menaçantes et ce bagage congénital, qui nous incline au fatalisme ou au déterminisme absolu.

J’ai connu des victimes du moi, spectateurs passifs d’un drame intérieur auquel ils ne comprenaient rien du tout.

Celui-ci — appelons-le Errant, — obsédé par l’idée de la mort et de la désagrégation individuelle, d’une sensibilité suraiguë, voyageait beaucoup et notait. Il promenait et exprimait un moi formé d’une multitude de personnages olfactifs, auditifs, tactiles, visuels, mal reliés par un enfant plaintif et craintif. Sa susceptibilité morale n’était pas moins vive, papillotante et morcelée. Elle fatiguait ses meilleurs amis. Génie incomplet et languissant, dépourvu de la maîtrise du soi, se croyant incapable de la conquérir, il espérait se délivrer de cette obsession du moi par des volumes et des volumes, souvent très beaux, toujours curieux, et il n’y parvenait pas. Le besoin de déplacement traduisait chez lui le besoin de se fuir, l’espérance qu’à un tournant de route ou de cap il dépouillerait sa nostalgie. Vain espoir ! Il ne se libérera jamais de ses fantômes, de leurs chuchotements et de leurs querelles, celui qui n’a pas compris la nécessité de la hiérarchie intérieure, de la subordination de ses facultés à une œuvre lui appartenant en propre et qui ait le son d’un acte de foi. À ce point de vue, les écrivains sont particulièrement intéressants pour l’observateur, puisqu’ils se confessent continuellement, et même sans le savoir, dans leurs livres. Ceux d’Errant, sortes de poèmes en prose, d’un chatoiement douloureux et délicieux, mettent à nu autant de frissons héréditaires qu’il apparaît de rois à Macbeth. Le public charmé, surtout celui des femmes, s’écrie : « Comme c’est original, comme c’est personnel ! » Sans doute, quant à la magie de la forme, mais pas un moment Errant n’est soi. Son talent descriptif est précisément issu de cette angoisse de ne pouvoir se conquérir.

Cet autre — appelons-le Violent — subordonne tout à une sensibilité dans la sympathie ou l’antipathie, qui tourne et vire avec la rapidité d’un moulin. Son emportement, commandé par la chaîne héréditaire et ses cliquetis, va de tous les côtés sans boussole, comme les soubresauts d’un cheval emballé. Il possède d’ailleurs une ardeur ironique et un régime de mots puissants et verveux, qui l’apparentent aux grands satiriques. Cependant il ne tient pas ceux qu’il entraîne et ceux-là se détournent de lui. C’est que chez lui encore le moi prédomine, — telle une hydre au millier de têtes grimaçantes, — sur le soi raisonnable et sûr, sur le soi constructeur et hiérarchisant. Avec six mois d’application selon une méthode appropriée, Violent eût aisément dompté ses impulsions congénitales. signe de faiblesse bien plus que de force, et connu les joies de l’ordre et du renouveau intérieurs. Malheureusement il est de ceux qui croient qu’il est plus beau de ne pas se soumettre à une discipline. Ô illusion ! Celui qui n’accepte pas la discipline du vrai, se jette, par contradiction, dans celle du faux, bien plus dure et finalement décevante. Il est le Gribouille de sa destinée.

Car la conscience du soi nous enseigne qu’il y a un vrai et un faux, comme il y a un bien et un mal. Au lieu que la demi-conscience, le crépuscule du moi nous laisse croire — ce qui convient bientôt à la paresse de l’esprit — qu’il n’y a souvent ni vrai ni faux, ni bien ni mal, et que tout cela dépend des latitudes. Qu’est-ce que le scepticisme ? C’est la parole laissée successivement à tous nos ancêtres, c’est leur foule déifiée en nous, c’est le dialogue substitué à l’affirmation, puis dégénérant en discussion, en bavardage et finalement en clameur confuse. C’est pourquoi le scepticisme systématique est une manière d’aberration, dans le sens étymologique du mot. C’est pourquoi, même sublimement traduit, il aboutit chez son témoin. son auditeur ou son lecteur, à la courbature et à la fatigue. J’ai toujours envie de demander au sceptique : « Mais combien as-tu donc de personnages en toi, et quand donc enfin seras-tu toi-même ? »

Voyez Montaigne, voyez Renan.

J’ai fait des Essais mes délices. Mon père m’avait appris à les lire dès ma jeunesse. Je les connais presque par cœur. Il n’est pas un tournant sournois ou candide, ombreux, ensoleillé, empierré comme un chemin de Gascogne, qui ne m’en soit familier. Sous la transparence du verbe, comme au fil sinueux d’une froide rivière, je compte les herbages et les poissons vifs. J’arrive à entrer en « Michel », à penser, à sentir comme lui et aussitôt m’apparaît le fourmillement de sa parenté, antérieure à lui et qui le disloque, le courbe, le redresse, le modifie, le déforme, comme un bonhomme de caoutchouc. Il a fini par croire, — comble d’erreur ! — que la sagesse ici-bas consiste à ne pas s’appartenir et à flotter, tel un bouchon, au gré de tous les courants imaginables, en reflétant l’heure dans l’humeur. Cette berceuse vous enchante, en un si subtil, et toutefois si ferme langage. Mais gare à vous ! Sous son influence musicale, et logique dans la folie ondoyante, il y a un poison qui corrode le vouloir et ce besoin du positif sans lequel l’homme devient un esclave. Il faut être Pascal, ce roi du soi, pour réagir en compagnie de M. de Sacy. Quand le perpétuel balancement de Montaigne vous donnera mal au cœur, alors, mais alors seulement, vous serez au point. Cette philosophie du pour et du contre, oiseuse comme tout débat sans conclusion, est à l’opposé de la sagesse. Possible qu’elle rabatte l’orgueil de ceux qui ne savaient point par avance combien l’homme est faible et petit. Mais inutile d’ajouter à cette faiblesse en lui retirant, avec la faculté de conclure, le désir de vouloir. Combien je plains ceux qui passent leur existence à marmonner leur Incredo religieux, philosophique ou politique !

Le scepticisme de Renan, autre très grand et très pur écrivain, n’est pas moins exemplaire que celui de Montaigne. On peut presque le prendre comme type du débat héréditaire. Apercevez-vous, sur deux rangs, derrière lui, les incrédules et les croyants de sa bretonnerie, qui le tirent à hue et à dia par les fils d’or d’une ratiocination contradictoire ? Il s’amuse bien quand il hésite. Mais, dès qu’il affirme, quelles délices ! Jusqu’à ce qu’une affirmation de sens opposé l’ait rassuré sur sa faculté de balancement, de tiraillement toujours intacte. Car Renan, ainsi qu’il apparaît dans ses intéressants dialogues philosophiques, fut un tréteau pour la parade du moi. Comme il assistait aux répétitions d’un petit à-propos assez niquedouille, d’un 1802, donné à la Comédie-Française en l’honneur de Hugo, je l’entendis déclarer qu’il ne s’était jamais autant diverti. Je crois bien ! Il pouvait animer enfin la conversation de ses personnages intérieurs, voir en chair et en os leurs débats. Avec quel bonheur il serrait contre ses énormes joues, dans la personne de ses comédiens, monsieur Pour, madame Contre, mademoiselle Peut-Être-Bien !

On n’imagine pas l’influence de Renan sur la génération qui suivit, celle de Jules Lemaître et d’Anatole France. Il en résulta une divinisation du moi — dont le dernier écho retentit dans les premiers ouvrages de Barrès — et de ses décevantes arabesques de reviviscence intérieure. Cette divinisation coïncidait avec une stagnation philosophique et médicale, dont l’École de la Salpêtrière est le point culminant. Quand le moi prend le pas sur le soi, l’homme spectateur prend le pas sur l’homme agissant, la statique sur la dynamique, la contemplation sur l’effort et l’aspiration vague sur l’affirmation, il y eut là une vingtaine d’années, de 1885 à 1905, pendant lesquelles l’exercice mental à la mode consista à danser d’un pied sur l’autre, en s’ébahissant de tels entrechats. J’appelle cela du temps gâché. Jules Lemaître revint au soi par le chemin du patriotisme politique. Il en fut de même de Barrès.

Gardons-nous des marottes comme de la peste ! Tout ne s’explique point par les définitions et la classification nouvelle que je propose. Mais beaucoup de choses, par elles, s’éclairent, qui demeuraient troubles et confuses. Prenons par exemple le drame de Hamlet sur lequel furent échafaudée tant d’hypothèses. Hamlet, c’est tout bonnement la tragédie du moi à la recherche du soi, l’histoire d’un être tourmenté par ses ascendants intérieurs — on sait comment Shakespeare les a extériorisés en apparitions spectrales — et dont la raison finit par sombrer. Je vous montrerai comment cette histoire est une autobiographie douloureuse et comment l’œuvre entière de Shakespeare n’est qu’une projection des composants du moi. Hamlet est le type de l’hérédo. Quand il s’écrie, le cœur déchiré : « Mourir, dormir, rêver peut-être », il désespère de saisir son soi. De même, quand il brutalise Ophélie. Puis, la minute d’après, ses fantômes psychiques l’entraînent à nouveau dans la ronde tournoyante et décevante.

Quels sont les moments de la vie où nous nous rapprochons le plus du soi, quels sont ceux où, au contraire, le moi prédomine ? Je ne puis donner ici que le résultat de patientes observations Je pense que la septième année est très propice à la formation du soi et aux bienfaits que cette formation confère. La septième année, alors que le trouble sexuel n’existe pas encore et que le langage est complètement formé, jusqu’au degré compris que nous appelons style individuel, la septième année confine à la raison. Elle l’atteint. L’enfant voit juste, apprécie sainement, connaît la valeur et l’importance de l’effort, est ouvert à la foi. Puis vient la confusion de la puberté, de ses images troubles et de l’effervescence du moi. À vingt ans, de nouveau, mais éphémèrement, l’homme se rapproche du soi et se cherche, sans se découvrir. Puis de nouveau le harcèlent ses ancêtres, turbulents et impérieux s’il s’abandonne, s’il trouve plus beau de se fourvoyer dans tous les chemins, toutes les expériences où ils l’entraînent. Il y a, bien entendu, des exceptions, des sages de vingt ans, mais plus rares que les sages de sept ans. En général, l’effort vers la sagesse ne va pas plus loin alors que l’appétence métaphysique, que « l’encéphalite » de Renan. De trente-cinq à quarante ans, l’être est orienté et complet. Il peut faire son choix, être un hérédo ou un homme, une conséquence ballottée ou un principe, résister et vaincre, ou céder au sommeil de la volonté, devenir la proie des fantômes au dedans et des circonstances au dehors. Il peut aussi, à cette époque, réagir en se délivrant par l’initiative créatrice. Il est grand temps, car, sans cela, il ne s’appartiendra plus jusqu’à la mort et il aura traversé ce monde, ainsi qu’un pantin mû par les ficelles héréditaires. C’est afin de lui éviter ce naufrage que j’écris le présent essai.