L’Hébraïsme et le christianisme

L’Hébraïsme et le christianisme
Revue des Deux Mondes, période initialetome 16 (p. 769-791).

L’HÉBRAÏSME


ET


LE CHRISTIANISME.




Histoire de la Domination romaine en Judée et de la Ruine de Jérusalem,
par J. Salvador[1]




L’originalité des races, des peuples et de l’homme est profondément altérée. L’humanité marche, mais c’est souvent sur les ruines de la grandeur individuelle. Le développement démocratique des sociétés s’accomplit suivant des lois nécessaires, et cependant au milieu de ces sociétés l’homme s’efface, se diminue. Pour s’élever, il commence par se faire humble et petit. Chacun aujourd’hui est assez pourvu de vanité pour, vouloir se distinguer de son voisin ; mais qui a le courage d’aller jusqu’au bout de ses idées et de ses sentimens ? L’ambition prend un masque ; elle a le langage d’une doucereuse hypocrisie : elle souscrit à un pacte qui rappelle celui que Satan proposait au Christ, elle plie le genou dans l’espoir de régner. Si après l’individu nous regardons les peuples, nous les trouvons tous aujourd’hui occupés à faire les mêmes choses. C’est presque partout le même modèle de gouvernement, le même type d’institutions. Depuis cinquante ans, les peuples, si diverses qu’aient été leurs origines et leurs mœurs, convergent à une ressemblance volontaire. Cette uniformité a ses raisons et ses bienfaits, mais aussi la vie morale des nations a beaucoup perdu de ces aspects variés qui font la richesse et la beauté de l’histoire. Je ne sais quoi de prévu et de monotone pèse sur leurs destinées. Partout ce sont des règles et un esprit de système qui à force de vouloir diriger l’activité humaine l’emprisonnent et la mutilent. La méthode étouffe la vie. Il y a dans les sociétés démocratiques une pente irrésistible à enchaîner la liberté de l’homme, a la réduire à n’être que l’instrument des désirs, des volontés de la foule. La véritable force de l’esprit et de l’ame peut seule résister à ce despotisme, d’autant plus dangereux qu’il s’exerce au nom des progrès de l’humanité.

Quand en prenant son point de départ dans le temps présent on remonte le cours de l’histoire humaine, on retrouve, surtout en arrivant aux époques reculées, cette originalité précieuse, cette puissance morale que nous regrettons. C’est une belle chose à contempler que la jeunesse du genre humain, jeunesse vive, orageuse et féconde, pendant laquelle la plupart des principes encore vivans aujourd’hui se produisirent avec un incomparable éclat. Alors un peuple ne se faisait pas l’imitateur d’un autre : au contraire, chaque nation je parle des nations grandes et vigoureuses se reconnaissait une vocation spéciale et s’y vouait avec énergie. Dans leur sein, l’individu ne déployait pas moins de force : l’autorité avec laquelle la cité, la république, traçait au citoyen ses devoirs, loin de l’intimider, l’exaltait. À la fois serviteur de l’état et souverain lui-même, l’homme portait dans sa conduite une fermeté calme et fière que les plus cruelles rigueurs de la destinée ne fléchissaient pas. Les esclaves seuls connaissaient la peur. Cette organisation des peuples, ce tempérament des individus, eurent pour conséquence naturelle la grandeur des actions et des idées. L’héroïsme, l’imagination, l’intelligence, s’élevèrent à une hauteur qui la plupart du temps nous paraît inaccessible.

Trois peuples surtout nous ont légué un héritage qui est la partie la plus solide du fonds des modernes. Aux Grecs nous devons la science et l’art, aux Romains le droit et la politique, aux Juifs la religion. Le théâtre, la statuaire et la philosophie grecques, la législation romaine, Tite-Live commenté par Machiavel, par Montesquieu, Napoléon imitait César, le Pentateuque et l’Évangile ; sont d’illustres témoignages de cette transmission des idées. Nous voudrions aujourd’hui caractériser le peuple qui mit au monde le christianisme.

Une analyse attentive découvre dans le génie des peuples vraiment historiques les mêmes lois de composition que dans l’esprit d’un homme complet et fort. Comme chez l’individu bien doué, il y a, dans toute nation qui a su devenir illustre, une réunion de qualités contraires concourant toutes au même but. C’est dans ces oppositions, dans ces contrastes, qu’éclate la vie, et les contradictions mènent à l’unité. Entre l’Égypte, la Syrie, la Phénicie, les Cananéens et les autres tribus barbares de l’Arabie, un petit peuple fut enclavé, dont les passions, l’intelligence et les aventures ont beaucoup instruit le genre humain. Il a dans son sang toutes les ardeurs du ciel embrasé sous lequel il a tour à tour dressé ses tentes et bâti des villes, il aime avec fureur tout ce qui parle aux sens, et il semblerait devoir, comme les peuples qui l’entourent, se livrer à toutes les fantaisies du symbolisme oriental ; mais il est disputé victorieusement à cet attrait par l’énergie de sa raison. Le peuple juif conçoit fortement les idées et les principes, il a dans l’esprit une puissance singulière d’abstraction qui ne ressemble pas à la subtilité du génie grec. C’est quelque chose de plus simple et de plus mâle. Il y a des momens où les grossiers besoins de son imagination et de son tempérament l’entraînent à l’imitation des mœurs et des religions étrangères : l’heure du regret, du remord, ne tarde pas à sonner. Il a des chefs qui lui font faire de ses erreurs une rude pénitence qu’il accepte, et s’il oublie parfois les devoirs, la mission que lui enseigne sans relâche la voix de son législateur et de ses prophètes, c’est-à-dire l’adoration d’un Dieu un et invisible, il finit toujours par y revenir, convaincu et châtié. Voilà donc comprise et pratiquée par tout un peuple l’idée d’un seul Dieu, au milieu même de la toute-puissance du polythéisme chez les autres nations. C’était le triomphe de l’esprit et de la raison sur l’imagination et sur les sens.

Cependant, à un peuple aussi ardent et aussi mobile, l’idée d’un seul Dieu ne pouvait être offerte comme une simple notion philosophique. Elle revêtit toutes les formes, toutes les couleurs du génie oriental, et l’imagination prit une revanche en ce point. Si le Dieu des Hébreux est le maître de l’univers qu’il a créé, il est en même temps le Dieu particulier de la race d’Abraham, qui est son peuple de prédilection et comme son patrimoine. S’il est invisible, il fait tout, il dispose de tout, il anime la nature et il constitue la loi. Ni dans le tabernacle, ni plus tard, dans le temple, il n’y aura d’image pour le représenter : dans le plus profond du sanctuaire il n’y a rien qu’un exemplaire sacré de la loi, qui est la parole de Dieu même. L’hébraïsme, et c’est là son originalité au milieu de toutes les idolâtries qui couvraient la terre, est la religion de la parole. Dieu parle continuellement à son peuple, il l’avertit, il le harangue sans relâche par des messagers célestes, par un homme privilégié qui, sous son inspiration, écrit la loi, c’est Moïse ; enfin, par des prophètes à la fois orateurs et poètes ; qui, toujours et partout, dans les prospérités comme dans l’exil, sur les rives du Jourdain et sur celles de l’Euphrate, sont la voix du Seigneur. On commence à comprendre comment ce peuple, d’abord si léger, si inconstant, qui abandonna si souvent Jéhovah pour d’autres divinités, finit par devenir persévérant et opiniâtre. L’idée d’un seul Dieu, la sainteté de sa loi, l’éternité de son alliance, n’avaient pénétré dans l’esprit des Juifs que lentement ; mais, une fois admises, elles n’en sortirent plus, elles y régnèrent avec une puissance qui s’étendait aux plus minutieux détails du culte et de la vie. Aussi les Grecs et les Romains reprochaient surtout aux Juifs une superstition intraitable et odieuse.

Cette nation détestée n’était connue au dehors que par son insociable orgueil et des rumeurs calomnieuses. On ignora long-temps les grandes idées, les vérités universelles que renfermait la loi et qui étaient comme dérobés à la vue du genre humain par des mœurs et une langue qu’on ne comprenait ni à Rome, ni dans Athènes. Comment soupçonner que le Juif, qui avait pour l’étranger un front si dur, professait chez lui des principes d’où découlaient l’égalité, la fraternité des hommes ? On n’apprit aussi que fort tard que ce peuple, d’une humeur si positive et si âpre, non-seulement avait le génie d’un poète, mais qu’il avait attribué à la poésie un rôle, un pouvoir inconnus ailleurs. En effet, la poésie, chez les Hébreux, s’incorporait avec le culte ; elle créait les sentimens et les images par lesquels on s’élevait à la conception de Jéhovah, et il lui fut donné de se perpétuer à travers les âges comme une hymne éternelle ;

L’histoire des Juifs n’est pas moins remarquable que leur caractère. Que de contrastes ! que de scènes charmantes et majestueuses ! que de catastrophes ! Les destinées des Hébreux s’ouvrirent par la vie nomade les patriarches étaient surtout de riches pasteurs, séjournant sous la tente, cherchant pour leurs troupeaux les meilleurs pâturages et les sources d’eau les plus vives. Quand Moïse eut tiré les Hébreux d’Égypte, l’aspect de ce peuple changea. Une fois établi dans la Palestine, dont une partie surtout, la Galilée, était d’une fécondité heureuse, il se plia aux mœurs sédentaires de l’agriculture, il commença de s’élever à cette unité religieuse et politique qui devait le marquer d’un signe particulier parmi les nations. De nombreux obstacles entravèrent ce travail il fallut combattre des voisins belliqueux et redoutables les Philistins, les Arabes nomades. Les Hébreux étaient eux-mêmes partagés en tribus dont chacune était gouvernée par ses anciens et ses chefs : néanmoins telle fut la puissance de la loi promulguée par Moise, que cette espèce de république fédérative gravita de jour en jour vers l’unité qui fut représentée par un gouvernement monarchique. Après les juges, les Juifs eurent des rois, et ils furent alors un peuple puissant dont la renommée se répandit au dehors. Non-seulement David fut un réformateur politique et un poète immortel, mais aussi un conquérant actif ; non-seulement il éleva dans Jérusalem, reprise sur les Jébuséens qui la possédaient encore, le siège de l’unité nationale et religieuse, mais il recula les frontières de son royaume par de considérables empiétemens sur la Syrie et l’Idumée. C’est Salomon qui devait bâtir le temple, en appelant dans Jérusalem toute l’opulence et aussi toute la mollesse de l’Asie. Il eut un vaste sérail. Cependant la plupart des tribus trouvèrent insupportable un pouvoir qui n’avait plus l’austère uniformité de la loi, mais tous les caprices d’un despotisme voluptueux. Dix d’entre elles se séparèrent de la capitale et formèrent le royaume d’Israël : le royaume de Juda se composa de Jérusalem et de la tribu de Benjamin. Ainsi se brisait l’unité politique, préparée par le génie de Moise, constituée enfin par David, et qui trouva son apogée dans les premières années du règne de Salomon, jusqu’au jour où celui-ci éleva des temples aux idoles et aux dieux, des femmes étrangères qui avaient gagné et corrompu son cœur. Dans les tribus soumises aux rois d’Israël, et même dans le royaume de Juda, le culte de Jéhovah eut à subir la coupable concurrence d’autres divinités. Des guerres intestines entre ces héritiers fratricide de David mirent le comble à l’anarchie, à la faiblesse des Hébreux, qui tombèrent à la fin entre les mains redoutables de quelques grands dominateurs de l’OrIent, et qui furent emmenés à Babylone comme un troupeau d’esclaves. Lorsque Alexandre entreprit de venger l’Occident des injurieuses invasions de l’Asie, les traditions les plus accréditées veulent qu’il se dirigea vers Jérusalem, après avoir fait tomber les murailles de Tyr. Il se rendit au temple, et, quand il y eut offert les sacrifices indiqués par le grand-prêtre, ce dernier lui montra le livre de Daniel, dans lequel il était écrit qu’un Grec renverserait l’empire des Perses. Alexandre lut cette prophétie avec une joie profonde, mais sans trop de surprise, il trouvait naturel que la Providence se fût occupée de lui avant qu’il parût sur la terre. Après la mort du vainqueur de Darius, la Judée passe sous la domination des rois de Syrie ; elle entre en collision d’abord avec l’esprit grec, puis avec la puissance romaine. Ce fut la politique des Séleucides de répandre dans toutes les parties de leur empire la civilisation grecque ; ils espéraient ainsi acquérir la force morale qui leur manquait. Ils résolurent un moment de détruire la religion les Juifs. Un des Antiochus consacra le temple de Jéhovah à Jupiter olympien, des fêtes furent instituées en l’honneur de Bacchus ; et les Juifs durent sacrifier à des divinités qu’ils abhorraient. Ce sont là de ces entreprises criminelles qui doublent toujours les forces d’un peuple insulté, poursuivi dans ce que ses mœurs ont de plus intime et son droit de plus sacré. Le patriotisme des Juifs se signala par d’héroïques résistances dont la race des Maccabées eut tout l’honneur. La Puissance romaine avançait toujours comme un irrésistible flot. Pompée entra dans Jérusalem, non plus avec la bienveillance d’Alexandre, mais avec l’orgueil d’un vainqueur dont la curiosité dédaigneuse voulut même pénétrer jusqu’au fond du sanctuaire. C’en est fait, Rome et Jérusalem soutiennent l’une contre l’autre une implacable guerre ; la lutte et le dénouement seront terribles. Rome s’entêta à faire tomber cette nationalité opiniâtre qui ne veut pas, comme le reste du monde, courber la tête, et c’est ainsi qu’aux malheurs de Jérusalem, si durement éprouvée depuis des siècles, si éloquemment pleurée par ses prophètes, vient s’ajouter une ruine irréparable. Le temple ne se relèvera plus. Qu’on place par la pensée à travers toute cette tragique histoire les grandes figures de ces poètes sacrés qui tour a tour avertissent, épouvantent et consolent, qu’on s’y représente les enseignemens et la vie morale répandus par les docteurs de la loi., par les trois sectes des saducéens, des pharisiens et des esséniens, ayant des solutions différentes pour les problèmes de la religion et de la philosophie, puis qu’on décide s’il y a beaucoup d’histoires dignes d’être comparées en importance et en grandeur aux annales du temple juif.

Il y a dans ces annales une continuité de traditions vraiment admirable et tout-à-fait indépendante des solutions que peut donner la critique à certaines difficultés. La grandeur de l’ensemble reste inaltérable au milieu des doutes, des conjectures, des systèmes qu’élèvent les sciences philologiques sur la question de savoir par qui, à quelle époque furent écrites plusieurs parties de l’Ancien-Testament. La création du monde et le commencement du genre humain forment les premiers anneaux d’une chaîne historique qui s’étend presque sans interruption depuis le Pentateuque jusqu’au dernier livre des Maccabées. Viennent ensuite les ouvrages de l’historien Josèphe : c’est encore un Juif qui tient la plume, mais ce Juif écrit en grec[2] et dans l’intérêt des Romains.

Nous avons ailleurs rapproché l’historien Josèphe de Polybe. Tous deux ont assisté à la ruine de leur pays, sous la protection du vainqueur : Polybe fut l’ami de Scipion ; Josèphe trouva son salut dans le patronage de Vespasien. En terminant le vingtième livre de ses Antiquités judaïques, le fils de Mathias se rend, a lui-même ce témoignage, que nul autre n’aurait pu faire connaître aux Grecs l’histoire des Juifs avec autant d’exactitude. Il en donne pour raison qu’il était à la fois très versé dans la langue grecque et dans les coutumes de son pays, réunion de connaissances fort rare parmi les Juifs, car ces derniers font peu de cas, c’est toujours Josèphe qui parle, de ceux qui apprennent des idiomes étrangers ; ils ne tiennent pour vraiment sages et savans que ceux qui ont approfondi la loi, et qui peuvent interpréter les saintes Écritures dans toutes leurs difficultés et dans toutes leurs richesses parmi les Juifs, Josèphe était donc un bel esprit qui devait leur déplaire ; il leur était encore suspect par la conviction qu’il ne cachait pas, qu’une lutte ouverte contre Rome était insensée, et il finit par devenir l’objet d’une haine qui le précipita naturellement dans les bras des Romains. Si Josèphe n’eût pas su le grec, et s’il ne se fût pas rendu à Vespasien, les Juifs n’en eussent pas été moins vaincus, et nous serions privés d’un ensemble historique vraiment précieux. Non que nous ayons pour le fils de Mathias l’enthousiasme de quelques savans, entre autres de Joseph Scaliger[3], qui le proclame le plus véridique de tous les historiens, sans en excepter les écrivains de la Grèce et de Rome, mais l’esprit garde une impression profonde d’un récit historique animé, dramatique, parfois éloquent, qui s’ouvre, comme le Pentateuque, avec le commencement du monde pour se dérouler jusqu’au jour où Vespasien triompha des Juifs avec Titus ; immense narration dont le dénouement pathétique surpasse toutes les fictions de la poésie, et dont l’auteur pouvait s’écrier en déposant la plume :

… Satis una superque
Vidimus excidia, et captae superavimus urbi.

Avec la ruine de Jérusalem commence, non pas une autre captivité de Babylone, mais une dispersion à travers le monde. Il y eut une ville de fondation récente, Tibériade, qui, dans ces temps de calamité, devint pour les Juifs une nouvelle capitale. Il se rassembla à Tibériade un grand sanhedrin qui non-seulement dirigea les derniers efforts d’une résistance désespérée contre la domination romaine, mais encore publia sous une forme systématique les diverses interprétations de la loi, qui jusqu’alors n’avaient été transmises que par l’enseignement oral. C’est avec Tibériade que les Juifs répandus en Égypte, dans la Thébaïde cyrénaïque, sur les bords de l’Euphrate, à Babylone, étaient en rapports intimes et mystérieux. Au milieu même des progrès du christianisme dont les églises se multipliaient en Asie, en Afrique, en Europe, l’hébraïsme n’abdiquait ni ses dogmes ni ses espérances. Quand la chute du monde romain et la formation lente des nations modernes eurent ouvert à l’Occident de nouvelles destinées, l’Europe du moyen-âge fut envers le peuple de Moïse d’autant plus impitoyable que sa cruauté s’autorisait de la religion. Comment les chrétiens qui s’armaient pour la délivrance de Jérusalem et du tombeau du Christ n’eussent-ils pas accablé les Juifs d’anathèmes et de supplices ? C’est cependant à cette même époque, surtout au XIIe siècle, que les hommes les plus savans de l’Europe étaient des Juifs : en effet, les rabbins réunissaient à l’étude approfondie de l’hébreu et d’autres idiomes de l’Orient non-seulement la connaissance de la philosophie et des livres d’Aristote qu’ils devaient aux Arabes, mais encore l’astronomie et la médecine. Maymonides, disciple de l’Arabe Averroès, commentait avec génie les Écritures, le Talmud, Aristote et Platon ; Aben-Ezra se montrait poète et philologue ; Isaac Ben-Sid se faisait un nom dans l’astronomie. La littérature rabbinique pendant le moyen-âge honore l’esprit humain, et elle a adressé à l’intelligence des chrétiens d’utiles provocations.

Enfin le jour arriva où les monumens primitifs de l’hébraïsme furent savamment interrogés par les chrétiens eux-mêmes, et comme soumis à un contrôle nouveau. À côté de la foi se plaça la critique, qui, dans l’insurrection religieuse du XVIe siècle, se produit à la fois comme cause et comme conséquence. Ce serait un beau livre à faire que l’histoire de la critique appliquée aux Écritures depuis Reuchlin jusqu’à Strauss ; que de degrés, que de nuances soit dans le respect des savans, soit dans leur audace ! Ici les chrétiens reprennent l’avantage sur les docteurs de la synagogue : ils ne sont pas moins érudits, et ils ont l’esprit plus libre.

Outre l’érudition, il y a eu depuis deux siècles des philosophes et des penseurs qui ont voué à l’hébraïsme l’attention la plus sérieuse, il y a des poètes. qui n’ont pas moins puisé aux sources des Écritures que dans Homère et Sophocle. Au milieu du XVIIe siècle, la synagogue eût la douleur de voir se séparer d’elle un jeune homme sur lequel à bon droit elle établissait les plus hautes espérances, c’était Benoît Spinoza, dont l’orthodoxie judaïque, dans laquelle on voulait l’enlacer, entravait le génie. Par la manière dont Spinoza fit, pour ainsi parler, l’inventaire critique de l’héritage de Moise, il blessa ses coreligionnaires au vif. Les Juifs en effet tenaient pour incontestable que tout dans la loi est également saint. C’est l’esprit de leur théologie, de la littérature rabbinique, de révérer avec la même superstition toutes les formes extérieures que leur culte a revêtues, et d’approfondir jusqu’aux détails les plus minutieux, comme le nombre des mots et des lettres. Or, Spinoza soutint dans ses écrits que le caractère de la loi qui fut révélée directement à Moïse est d’être universelle et tout-à-fait indépendante des cérémonies extérieures. La loi est donc divine et humaine : divine, elle se propose la connaissance et l’amour de Dieu ; humaine, elle règle les intérêt des sociétés ; c’est le domaine des institutions et des formes politiques. Spinoza posa donc en principe que les lois et les cérémonies de la république hébraïque n’appartenaient pas à l’ordre divin, et n’avaient pas plus d’autorité que les histoires des autres peuples. Cette distinction fondamentale, qui fut comme la clé de toute la critique de Spinoza sur les Écritures, était un crime aux yeux de la synagogue ; elle ne prévoyait pas que l’homme qu’elle poursuivait jusqu’à l’assassinat devait être un propagateur puissant, non pas des traditions du Talmud, mais du génie judaïque et oriental dans sa primitive essence. Le panthéisme de Spinoza fut au fond une transformation savante du monothéisme de Moïse. Mais voici qu’au même moment le plus illustre soutien de la foi catholique trouve dans les annales et dans la loi du peuple juif le plus solide témoignage de la vérité du christianisme, et aussi le point central de l’histoire de l’humanité. Bossuet, dans la seconde partie du Discours sur l’histoire universelle, montre la connaissance de Dieu passant des Juifs aux autres nations qui deviennent comme un nouveau peule du Seigneur, et il ajoute : « Pour garder la succession et la continuité, il fallait que ce nouveau peuple fût enté pour ainsi dire sur le premier et, comme dit saint Paul, l’olivier sauvage sur le franc olivier, afin de participer a la bonne sève » C’était assurément une grande et belle part faite à l’hébraïsme, mais elle est bientôt suivie de cette mémorable sentence « La Jérusalem visible avait fait ce qui lui restait à faire, puisque l’église y avait pris naissance. La Judée n’est plus rien à Dieu ni à la religion, non plus que les Juifs, et il est juste qu’en punition de leur endurcissement leurs ruines soient dispersées par toute la terre. » Bossuet se rit de la grande erreur des Juifs, qui, sous le joug des Romains, attendaient pour Messie un dominateur temporel, un roi semblable aux autres rois de la terre. Parmi les Juifs, plusieurs virent un moment le Messie dans le premier Hérode ; l’historien Josèphe crut le trouver dans Vespasien. « Aveugle, s’écrie Bossuet, qui transportait aux étrangers l’espérance de Jacob et de Juda, qui cherchait en Vespasien le fils d’Abraham et de David, et attribuait à un prince idolâtre le titre de celui dont les lumières devaient retirer les gentils de l’idolâtrie ! » Dans le cercle des croyances et des traditions catholiques, rien de plus éloquent, rien de plus victorieux que les démonstrations successives tirées de l’hébraïsme par l’évêque de Meaux en faveur de la religion de Jésus-Christ. Tout condamne l’obstination et l’aveuglement des Juifs, les prédictions de leurs prophètes, les promesses faites à leurs pères, leur exil de la terre promise, leur dispersion à travers le monde. Toutefois le prêtre catholique ne désespère pas du salut final de l’ancien peuple de Dieu, et, s’autorisant de quelques paroles d’Isaïe, il nous montre les Juifs revenant un jour de leurs erreurs ; seulement ils ne doivent revenir qu’après que l’Orient et l’Occident, c’est-à-dire tout l’univers, auront été remplis de la crainte et de la connaissance de Dieu. C’est la pensée constante de Bossuet de voir dans la tradition du peuple juif et dans celle des chrétiens une même suite de religion, de prouver la vérité des Écritures des deux Testamens par 1eur rapports intimes, de montrer l’un préparant la voie à la perfection que l’autre manifeste ; l’ancien pose le fondement, le nouveau achève l’édifice. D’un côte la prédiction, de l’autre l’accomplissement. L’historien disparaît pour faire place au prêtre, au prophète conduisant aux pieds de l’église toutes les sociétés et toutes les sectes humaines.

Durant le siècle de Louis XIV, les grands esprits scrutèrent en tous sens les Écritures, plus ils étaient chrétiens, plus ils s’attachèrent à la contemplation des monumens juifs. Dans une admirable improvisation dont ses contemporains avaient gardé un vif souvenir, Pascal expliqua un jour à ses amis le plan de l’ouvrage qu’il méditait sur la religion chrétienne. Pour montrer combien le christianisme avait de marques de certitude et d’évidence, il commençait par supposer un homme résolu de sortir de l’indifférence dans laquelle il avait vécu jusqu’alors et surtout à l’égard de soi-même. Cet homme s’adresse d’abord aux philosophes ; il trouve dans leurs systèmes tant de faiblesses et de contradictions, qu’il les abandonne pour étudier les religions qui se rencontrent à travers les âges et dans tout l’univers. Là encore rien ne le peut satisfaire, car ces religions sont remplies d’erreurs, de folies et d’extravagances. C’est alors qu’il tourne les yeux sur le peuple juif, et qu’il remarque tout ce que ce peuple a de singulier. Ici, Pascal, dans son entretien avec ses amis, caractérisait l’histoire, la loi et la religion des Juifs, qui se trouvent toutes les trois contenues dans un livre unique, où il est parlé de l’Être souverain avec une majesté incomparable. Tout ce qu’a pu dire à ce sujet Pascal dans cette conversation célèbre, il nous semble le retrouver dans le fragment suivant, qui a le caractère d’un de ces résumés que l’écrivain fait pour lui-même : « Plus je les examine (les Juifs), plus j’y trouve de vérités : ce qui a précédé et ce qui a suivi, enfin eux sans idoles ni rois, et cette synagogue qui est prédite, et ces misérables qui la suivent, et qui, étant nos ennemis, sont d’admirables témoins de la vente de ces prophéties, ou leur misère et leur aveuglement même est prédit. Je trouve cet enchaînement cette religion toute divine dans son autorité, dans sa durée, dans sa perpétuité, dans sa morale, dans sa conduite, dans sa doctrine, dans ses effets, et les ténèbres es Juifs effroyables et prédites[4]. » L’ame de Pascal est tour à tour, à l’égard des Juifs, remplie d’amour et d’indignation, il les exalte parce qu’il ont prédit le Messie, il les réprouve parce qu’ils l’ont crucifié. Les nouveaux fragmens publiés pour la première fois depuis deux ans, toutes les notes que Pascal jetait sur le papier d’une manière hâtive et confuse, peuvent donner à penser qu’il avait le dessein de suivre les principes de l’hébraïsme, même à travers la littérature rabbinique[5]. Il voulait jusqu’au bout comparer la synagogue et l’église. Il faut signaler en passant, dans le siècle de Louis XIV, la traduction de l’historien Josèphe[6] par Arnauld d’Andilly, que celui-ci disait avoir refaite jusqu’à dix fois, qui répandit chez les gens du monde la connaissance des annales juives, et qui eut Racine pour lecteur. Comment parler des Juifs sans songer à l’auteur d’Esther et d’Athalie ? Après s’être assimilé Euripide, Tacite et Virgile, Racine s’appropria, par la double énergie du croyant et de l’artiste, ce que la poésie hébraïque a de pus sublime et de plus charmant. Le XVIIe siècle eut deux poètes qui, dans des situations bien contraires, s’inspirèrent du génie biblique avec la même puissance, Milton et Racine. Ce dernier a pénétré plus avant que personne dans l’intelligence de la théocratie juive sous les traits de Joad, elle est vivante, elle combat, elle prophétise, elle triomphe ; aussi, de l’autre côté du Rhin, les romantiques les plus prononcés ont été obligés de reconnaître que dans Athalie nous avions une tragédie aussi vraie qu’aucun drame de Shakspeare.

S’il était nécessaire d’apporter de nouvelles preuves de l’intime connexion de l’hébraïsme et du christianisme, nous les trouverions dans la haine qui animait Voltaire contre les Juifs. Sur ce point, Voltaire peut être comparé à Pascal par les contraires. C’est pour démontrer la vérité du christianisme que l’auteur des Pensées s’arrête si long-temps à l’histoire du peuple Juif et en signale l’originalité : l’auteur de l’Essai sur les mœurs des nations s’acharne sur cette histoire pour mieux attaquer la religion chrétienne dans ses origines, dans ses titres et ses monumens primitifs. Nous trouvons dans les lignes suivantes de Voltaire comme la parodie des considérations de Pascal : « On pourrait faire bien des questions embarrassantes, si les livres des Juifs étaient, comme les autres, un ouvrage des hommes ; mais, étant d’une nature entièrement différente, ils exigent la vénération et ne permettent aucune critique. Le champ du pyrrhonisme est ouvert pour tous les autres peuples, mais il est fermé pour les Juifs. Nous sommes à leur égard comme les Égyptiens, qui étaient plongés dans les plus épaisses ténèbres de la nuit, tandis que les Juifs jouissaient du plus beau soleil dans la petite contrée de Gessen. Ainsi n’admettons nul doute sur l’histoire du peuple de Dieu ; tout y est mystère et prophétie parce que ce peuple est le précurseur des chrétiens ; tout y est prodige, parce que c’est Dieu qui est à la tête de cette nation sacrée ; en un mot, l’histoire juive est celle de Dieu même, et n’a rien de commun avec la faible raison de tous les peuples de l’univers. » Cette ironie était à la fois pour Voltaire une arme et une sauvegarde : tout en protestant qu’il n’examinera ce qu’il y a de divin dans l’histoire des Juifs qu’autant que cela aura un rapport direct avec la suite des événemens, il promenait partout le ravage d’une moquerie impitoyable. Cependant l’impartialité de l’histoire eut un vengeur qu’animait d’ailleurs un dévouement sincère à la religion chrétienne Un professeur émérite de l’université, qui avait pendant long-temps occupé la chaire de Rollin au collége du Plessis, eut le courage d’entrer en campagne contre Voltaire, dont alors la célébrité remplissait l’Europe : c’était en 1769. En écrivant les Lettres de quelques Juifs portugais, allemands et polonais, à M. de Voltaire, l’abb Guenée se jetait dans une entreprise difficile, dont il sortit avec succès. Il sut se montrer savant sans lourdeur, parfois même son érudition était piquante. Sans qu’il oubliât les convenances, les ménagemens que lui prescrivait la renommée de son adversaire, sa polémique fut assez aiguë pour arracher cet aveu à Voltaire, que le secrétaire juif était malin comme un singe, et qu’il mordait jusqu’au sang en faisant semblant de baiser la main. Voltaire, qui écrivait ces mots à d’Alembert, ajoutait : « Il sera mordu de même, » et il riposta en se représentant comme un chrétien obligé de se défendre contre six Juifs. Quel chrétien ! Dans cette circonstance, l’inépuisable railleur n’eut pas trop de toutes les ressources de son esprit et de son talent ; il ne pouvait se cacher à lui-même que, sur des points importans, sa critique avait été convaincue d’être légère, erronée, peu loyale. Aussi, quand il crut avoir assez fait pour l’honneur des armes, il s’empressa de clore le débat par des paroles de conciliation adressées à MM. les six Juifs. « Je vous le répète, le monde entier n’est qu’une famille, les hommes sont frères : les frères se querellent quelquefois ; mais les bons cœurs reviennent aisément. Je suis prêt à vous embrasser, vous et M. le secrétaire, dont j’estime la science, le style et la circonspection dans plus d’un endroit scabreux. » Voilà Voltaire revenu aux sentimens qui ont fait sa gloire et sa force, à l’amour de l’humanité. Tout en déplorant son fanatisme anti-chrétien, il ne faut pas oublier que les erreurs, les travers du génie, concourent parfois à l’accomplissement de certaines missions.

Dans le temps même où Voltaire prodiguait ses sarcasmes, on vit s’ouvrir une série d’ouvrages remarquables qui appelèrent les regards des savans et des lettrés sur l’ensemble et les principaux caractères de la civilisation hébraïque. Warburton[7], au milieu de plusieurs paradoxes, mettait en saillie la grandeur de Moïse et les rapports étroits de la seconde révélation avec la première. L’évêque Lowth[8] publiait le cours qu’il avait fait à Oxford sur la poésie des Hébreux, et son livre fut bientôt entre les mains de tous les littérateurs de l’Europe. Cependant l’Allemagne ne resta pas en arrière. Michaelis, en 1770, déroula dans un long traité[9] tout l’ensemble de la législation mosaïque ; il fut suivi dans cette carrière par Eicchorn. Douze ans après, Herder faisait paraître la première partie de son ouvrage sur le génie de la poésie hébraïque[10]. Cette fois, les poètes et les prophètes de l’antique Judée étaient célébrés par un artiste dont la science alimentait l’imagination. L’accent d’une conviction profonde, un style chaud et véhément où les feux de l’Orient semblaient parfois se refléter, ici l’élan du poète, là l’autorité du critique, toutes ces qualités, assurèrent au livre de Herder une popularité qu’aucun livre sur le même sujet n’avait encore obtenue. Le XVIIIe siècle était favorable aux Juifs, car voici venir pour eux le manient d’une réhabilitation politique dans un grand pays. La France, en 1791, conféra aux Juifs tous les droits de citoyens français. Quinze ans après, Napoléon convoquait les premiers des Juifs à une grande assemblée, ils devaient délibérer sur l’organisation qu’il convenait de donner à leurs coreligionnaires dans toute l’étendue de l’empire. « Il est urgent, disait l’empereur dans son décret de convocation[11], de ranimer parmi ceux qui professent la religion juive les sentimens de morale civile, qui, malheureusement, ont été amortis chez un trop grand nombre d’entre eux par l’état d’abaissement dans lequel ils ont trop long-temps langui, état qu’il n’entre point dans nos intentions de maintenir ni de renouveler. » Paroles généreuses autant que sensées par lesquelles les Juifs étaient conviés à faire disparaître les derniers obstacles qui pouvaient entraver, leur entière incorporation dans la grande famille française.

De nos jours, les Juifs, surtout en Allemagne, où leur émancipation politique. a encore quelques degrés à franchir, ont eu de célèbres représentans dans les lettres, dans les sciences, dans les arts. Parmi nous, où tout leur est ouvert jusqu’à l’enceinte du pouvoir législatif, ils ont su se rendre dignes, par un dévouement sincère à la nationalité française et par leur conduite, de l’égalité complète à laquelle ils ont été élevés. Voici aujourd’hui un de leurs coreligionnaires les plus distingués qui donne à de graves travaux historiques un développement nouveau. M. Salvador n’en est pas à son début. Après avoir dirigé vers la médecine les travaux de sa jeunesse, après avoir soutenu, en 1816, à la faculté de Montpellier, une thèse[12] qui fut remarquée, et dans laquelle le jeune candidat montrait avec des connaissances positives une sorte d’enthousiasme philosophique, M. Salvador passa de la science médicale à des études historiques. Frappé de l’ignorance, des préjugés qui régnaient même chez beaucoup d’hommes instruits au sujet du peuple hébreu et de son histoire, il commença de travailler avec une louable ardeur à les dissiper. Dès 1822, il fit paraître un premier travail sous le titre de Loi de Moïse, ou Système religieux et politique des Hébreux. Cet essai était assurément fort incomplet, néanmoins il décelait chez l’auteur une bonne foi et une indépendance de vues qui lui valurent l’estime des esprits sérieux. Encouragé par ce premier succès, M. Salvador consacra six ans à de nouvelles recherches, à de nouvelles méditations sur le même sujet, et, en 1828, il publia, en trois volumes, Une Histoire des Institutions de Moïse et du peuple hébreu. Cette fois, il se montrait animé d’une ambition plus grande et d’un esprit de système plus déterminé. Il voulait présenter un tableau complet de la civilisation hébraïque sous tous ses aspects, législation, sacerdoce, prophètes, richesses propriété, agriculture, industrie, administration de la justice, rapports avec les nations étrangères, institutions politiques, constitution de la famille, morale, philosophie, culte, traditions religieuses et poésie. Dans le dessein de l’auteur, cette vaste histoire était une double démonstration, il voulait prouver d’une part que la constitution fondée par Moïse n’était pas une théocratie, mais une nomocratie, et comme le type du gouvernement par la loi ; de l’autre, il se proposait d’établir l’identité de la philosophie chrétienne avec l’hébraïsme ; à ses yeux, l’Evangile n’avait pas un précepte de morale qui lui appartînt en propre, il avait seulement donné d’autres formes aux principes israélites On peut pressentir quelles qualités, quels défauts devait avoir un livre conçu dans de telles pensées. L’auteur donnait avec vigueur et clarté une physionomie nouvelle et vraie à plusieurs parties de la constitution et de la civilisation hébraïques, sur d’autres points, il s’égarait, emporté par ses préoccupations et par le désir de trouver dans l’hébraïsme l’idéal de toute perfection et de toute vérité.

Ni la révolution de 1830, ni l’ardeur des luttes politiques qu’elle amena, ne détournèrent M. Salvador de ses études et de son but. Certain de remuer des problèmes qui, tôt ou tard, devaient occuper les esprits, il entreprit l’histoire même du fondateur du christianisme[13]. Il aborda ce sujet si grand et si délicat avec une gravité, avec une mesure qui l’honorent. Même en beaucoup d’endroits les précautions et les ménagemens dont il a voulu se servir sont entre ses opinions et le lecteur comme une enveloppe difficile à percer Il faut ajouter aussi que, dans son livre sur Jésus-Christ et sa doctrine, M. Salvador est loin d’avoir cette possession complète de la pensée qui seule permet à l’écrivain de la livrer aux autres vive et lucide. Aussi son analyse de tous les élémens du christianisme n’est ni assez claire ni assez complète. On peut même y saisir l’auteur en contradiction avec lui-même. Tantôt il affirme que Jésus a renfermé la révolution morale dont il était l’interprète dans le cercle des idées hébraïques, tantôt il nous le montre dominé par le génie oriental. En résumé, dans cette circonstance, M. Salvador a plutôt rassemblé des matériaux et des notes qu’il n’a réellement fait un livre.

Nous pouvons louer un progrès sensible dans le nouvel ouvrage que publie aujourd’hui M. Salvador sous le titre d’Histoire de la domination romaine en Judée et de la ruine de Jérusalem. Les faits et les événemens politiques que contient cette époque des annales juives l’ont mieux inspiré. Le sujet est habilement choisi : il y a bien là la matière d’un livre. Rome, dans les dernières extensions de sa puissance, rencontrant enfin le peuple de Moise, lui imposant son joug, et punissant sa résistance par l’impitoyable destruction de Jérusalem, offre un thème historique dont M. Salvador a le mérite d’avoir compris tout le pathétique intérêt. Il a su bien distribuer les différentes parties de cette histoire. Après avoir raconté les premières invasions des Romains en Judée, il fait dans le passé une excursion qui lui permet de rappeler les principales vicissitudes de Jérusalem depuis son origine. Les divisions des princes asmonéens, le règne d’Hérode, dont la politique et le caractère, sont judicieusement appréciés, les luttes intestines de ses fils, les révoltes qui amenèrent l’adjonction de la Judée au gouvernement de Syrie, et l’administration des procurateurs romains à Jérusalem, tous ces événemens qui remplissent la première partie de l’ouvrage préparent et déterminent l’insurrection générale qui en est véritablement le nœud. La guerre sainte est proclamée à Jérusalem ; elle durera six ans. Désormais les faits les plus dramatiques s’offrent à l’historien. Vespasien commence l’exécution du plan qui doit livrer aux Romains Jérusalem., en isolant cette capitale par l’invasion successive des provinces, et en poussant dans ses murs une population qui apporte avec elle la famine et l’anarchie. Titus se prend d’amour à Ptolémaïs pour une Juive, pour la fille d’Hérode Agrippa, pour la belle Bérénice. A Jérusalem, la discorde règne, comme chez tous les peuples près de périr. Le parti politique et les zélateurs en viennent aux mains : le parti politique est vaincu, le grand-conseil est dissous ; il y a des massacres dans les prisons et la terreur gouverne. Cependant Titus amène devant Jérusalem une armée de quatre-vingt mille hommes ; il établit un siége qui durera cinq mois, pendant lesquels la vaillance romaine et le désespoir d’une nationalité expirante s’épuiseront en prodiges. L’historien a fait de Jérusalem une description et dressé un plan qui permettent au lecteur d’apprécier la résistance sans cesse renaissante des assiégés. Les Romains furent découragés un moment. Il fallut, pour ainsi parler, cinq siéges successifs pour emporter tour à tour le faubourg Bézétha, la ville neuve, la basse ville, le temple, enfin la partie la plus élevée de Jérusalem, le mont Sion, qu’on appelait la Cité de David. M. Salvador ne termine pas son histoire avec la chute de Jérusalem ; il consacre un cinquième livre aux suprêmes efforts de la nationalité juive qui, sous Trajan, se révolta contre les Romains en Syrie, en Égypte, dans l’île de Chypre, et qui, pendant le règne de l’empereur Adrien, jeta une vive et dernière lueur par l’héroïsme de Barcokébas, et par la science du docteur Akiba, que l’enthousiasme de ses disciples comparait à Moïse. Adrien, qui était né en Espagne, y transplanta, dit-on, beaucoup de Juifs, et c’est de son règne qu’il faudrait dater la dispersion générale de la race juive dans l’Occident.

L’antiquité nous avait laissé deux récits du siége de Jérusalem. L’historien. Josèphe était dans le camp de Titus ; il assistait à toutes les évolutions des troupes romaines, à toutes les opérations du siége. Les transfuges qui de temps à autre s’échappaient de Jérusalem, et les Juifs qui survécurent au fatal dénouement, instruisirent Josèphe des divisions et des fureurs intestines qui désolèrent la malheureuse cité. Il put entreprendre, et, en effet, il a tracé un tableau éloquent et complet de cette catastrophe. Il n’y dissimulé pas, qu’à ses yeux les excès des zélateurs étaient autant de crimes inutiles qui ne pouvaient empêcher le triomphe des Romains. Plusieurs fois pendant le siége Josèphe avait fait le tour de la ville pour parler aux assiégés et leur persuader de se rendre. C’est avec des sentimens décidément hostiles au peuple juif, avec un mépris tout-à-fait romain, que Tacite ouvre le cinquième livre de ses Histoires par la description vive et concise d’une petite nation bornée par l’Égypte au midi, et au couchant par la Phénicie et la mer. Il trace à grands traits les vicissitudes politiques de ce peuple singulier dont les rois, dit l’historien, entretinrent la superstition dans l’intérêt de leur pouvoir, auquel ils unissaient, pour mieux l’affermir la dignité sacerdotale. On voit combien peu Tacite connaissait la constitution hébraïque : il n’était pas plus juste envers la religion des Juifs ; il en parle dans des termes dont Racine paraît s’être inspiré, quand il a mis dans la bouche d’Athalie ces deux vers :

Et tout ce vain amas de superstitions
Qui ferme votre temple aux autres nations.


Tacite aimait ces digressions ; ces épisodes qui donnaient souvent, sous sa plume, à des annales contemporaines la physionomie d’une histoire universelle : une page lui suffit pour passer de l’époque de Pompée à celle de Vespasien, et il entame le récit du siége de Jérusalem, qu’il abandonne un moment pour suivre sur les bords du Rhin la lutte de Civilis contre les armes romaines. Malheureusement la partie du cinquième livre des Histoires, où l’écrivain revenait à Titus, est perdue. Comme nous l’avons remarqué ailleurs, en traçant l’histoire des deux premiers siècles de l’empire romain, Tacile nous manque au moment où il allait devenir homérique. Il avait dit en commençant qu’avant de retracer le jour suprême d’une ville si fameuse, il lui paraissait convenable d’en exposer l’origine. Évidemment ce jour suprême annoncé dès le début avait été raconté par Tacite avec la prédilection des grands artistes pour les grandes ruines. Depuis Josèphe et Tacite, tous les historiens modernes qui ont eu occasion de s’occuper de la chute de Jérusalem ont été plus ou moins sous le double ascendant du christianisme et de la puissance romaine : nous rencontrons aujourd’hui dans M Salvador un tardif et énergique vengeur de la nationalité juive, et c’est là le côté vraiment original de son livre. On aime à voir des faits connus, souvent exposés, recevoir une couleur nouvelle et presque toujours vraie des sentimens et des nobles passions qui animent l’historien. M. Salvador ne reconnaît pas le droit insolent de la victoire, et il a gardé aux vaincus toutes ses sympathies, toute son admiration. La cause des vaincus, à ses yeux, n’est pas seulement celle des Juifs ; elle est celle de toutes les nationalités qui luttent contre la suprématie romaine. Jérusalem ne combat point seule : Arminius en Germanie, Sacrovir au sein des Gaules, Tacfarinas en Afrique, n’opposent-ils pas à Rome d’héroïques efforts ? Ce patriotisme cosmopolite, s’il est permis de parler ainsi, et l’attachement respectable de l’auteur à la foi de ses pères, ont communiqué à son récit une chaleur, un mouvement, qui en rendent dans presque toutes les parties la lecture attachante. L’effet de l’ensemble eût été plus grand encore si, à des qualités aussi recommandables, M. Salvador eût pu joindre un style plus riche plus varié, plus brillant, plus flexible, et plus empreint de cette élégance continue, sans monotonie ; qui est un des devoirs de l’historien.

Il faut chercher et étudier surtout dans M. Salvador l’homme convaincu de quelques idées fondamentales dont il poursuit avec persévérance le développement. À travers le récit des événemens politiques, il répand des opinions et des idées que nous voudrions résumer avec exactitude. Les Juifs n’étaient pas seulement une nation, ils formaient une école qui, en face de la puissance romaine, s’est pour ainsi dire dédoublée. La plus grande partie de cette école fut fidèle aux principes constitutifs de l’hébraïsme et resta sur la défensive ; voilà les Juifs proprement dits. Une autre partie se dégagea des liens étroits de la nationalité, fit alliance avec des croyances, des idées étrangères, et ne se proposa rien moins que la conquête morale des maîtres du monde ; ce sont les chrétiens. Ce dédoublement de l’hébraïsme est un point fondamental sur lequel M. Salvador insiste avec complaisance ; il considère la forme nouvelle que l’hébraïsme revêt, c’est-à-dire le christianisme, comme une sorte de vengeance exercée contre l’orgueil des Romains. En effet, pendant que les Romains mettaient, leurs empereurs dans le ciel, les Juifs leur envoyaient, en la personne de Jésus de Nazareth, une divinité nouvelle, un homme-dieu sorti d’un des bourgs les plus obscurs de la nation, et marqué dans sa chair de ce baptême de sang, de ce signe religieux et indélébile des Juifs, qui ne devait permettre en aucun temps de déguiser les commencemens de la nouvelle divinité ni d’en renier la véritable origine » La mystique douceur des enseignemens de Jésus, loin de persuader les Juifs qu’enflammait un zèle ardent pour leur patrie et la loi de Moise, les irritait : ces deux points de vue étaient trop contraires pour qu’on pût s’entendre et se réconcilier. Il y a un endroit de son livre où M. Salvador, oubliant le rôle et le langage de l’historien pour prendre le ton de la polémique, institue le dialogue suivant que nous abrégeons : « Vous n’êtes plus rien, disaient les chrétiens aux Juifs ; toute la pensée biblique est consommé en nous : nous sommes restés sans partage les héritiers de votre loi ; c’est nous que désormais le monde accepte. » À ces protestations, l’opposition juive répondait : « Vous avez le présent, nous avons pour nous l’avenir ; vous n’êtes ni le christianisme ni le catholicisme final. Les nations combattront un jour votre église et réussiront à la vaincre ; le monde appellera de ses vœux une Jérusalem nouvelle. » L’hébraïsme, nous résumons toujours les idées de M. Salvador, a dû rester immobile et pur, afin qu’on ne pût jamais lui reprocher d’avoir adoré des divinités à formes visibles, à figures d’homme et de femme. Il fallait aussi que les Juifs, en résistant à Rome, répandissent tout leur sang. Les chrétiens avaient un autre rôle, la divinité qu’ils attribuaient au Christ les rapprochait des croyances de la vieille Rome, qui reposaient sur l’existence des divinités visibles, et leur indifférence pour le principe de nationalité leur épargnait une lutte avec l’autorité des Césars. Les chrétiens comprirent que, lorsqu’ils auraient détruit l’antique religion romaine, la terre leur appartiendrait comme une dépendance inséparable du ciel, et qu’ils seraient les maîtres de l’empire dès que l’empire aurait désavoué ses dieux. Voilà comment s’explique le triomphe du christianisme ; maintenant selon M. Salvador, qui exprime à la fin de son histoire les espérances de ses coreligionnaires, il y aura dans l’avenir une ère nouvelle de véritable justice. Le premier temple de Jérusalem a été ruiné par des hommes de l’Orient, le second par les Occidentaux ; il y aura un troisième temple, un nouvel autel d’alliance autour duquel tous les peuples se presseront. C’est ainsi que, rappelant en ce point certains livres orientaux, l’histoire de M. Salvador se termine par une prophétie.

Nous savons que M. Salvador ne considérera comme accomplie la mission qu’il s’est donnée qu’après avoir composé un dernier ouvrage sur les trois âges du christianisme, sa jeunesse, sa maturité, et ce qu’il appelle sa décadence. Ce travail doit être la confirmation définitive des principes qu’il professe. C’est là surtout qu’en face du christianisme, il pourra montrer l’hébraïsme comme une protestation vivante, comme le dépositaire d’un principe immortel destiné à régénérer la religion du genre humain. Aux yeux de M. Salvador, l’hébraïsme est le levain de l’avenir, il est comme le germensacré des croyances qui seront tout ensemble antiques et nouvelles. Déjà au XVIe siècle, la religion s’est régénérée en remontant aux sources pures de l’hébraïsme ; un nouveau retour, mais plus complet, plus décisif aux mêmes origines, déterminera d’autres progrès. Avenir glorieux, époque de réparation et de vérité : alors brilleront ces novissimi dies si long-temps attendus.

Voilà les espérances de l’hébraïsme telles que le conçoit M. Salvador. Dans l’ordre civil, il n’y a plus de Juifs parmi nous ; cette qualification a disparu sous le nom de citoyen français. Il y en a encore, on le voit, dans le cercle des croyances religieuses. Ces adversaires persévérans du christianisme ont le droit incontestable de continuer une opposition qui date de loin. Cependant. Dix-huit siècles se sont écoulés sans que le monde ait paru s’émouvoir de cette protestation opiniâtre. Quelle en est la valeur ?

Jamais nation ne fut plus amèrement déçue que le peuple juif. Le sentiment qu’il avait de l’excellence de sa religion et de sa loi, l’interprétation qu’il donnait à certaines promesses de quelques-uns de ses prophètes, lui avaient tellement enflé le cœur, que même, après les malheurs qui avaient succédé aux prospérités de David et de Salomon, il attendait une époque de gloire où il exercerait sur les autres nations une véritable suprématie. Il eut surtout ces espérances, quand il eut repoussé avec succès les entreprises des rois de Syrie contre son culte et sa nationalité. Malheureusement le repos qu’alors il goûta fut court, et bientôt il se trouva face à face avec la puissance romaine. Avec quel étonnement et quelle douleur les Juifs s’aperçurent du joug nouveau qui leur était apporté ! Il y avait là quelque chose de plus impitoyable et de plus dur que tout ce qu’ils avaient pu éprouver du côte de l’Asie. Ils ne se soumirent pas. Forts de l’autorité des prophéties, ils s’entêtèrent à espérer la victoire et l’empire. Avec une confiance moitié sublime, moitié folle, ils attendaient quelque libérateur invincible qui devait abaisser le Capitole devant la cité de David. C’est pour répondre à cette attente, à cette opinion nationale, qu’on vit tant de Christs, tant de Messies se lever dans Israël : tristes libérateurs qui ne retardèrent pas d’un jour le moment marqué pour la ruine de Sion. Ainsi donc, à la place de cette gloire tant rêvée, nous trouvons la captivité, l’exil, la mort, et les orgueilleux descendans d’Abraham sont envoyés à Rome, couverts de chaînes, pour construire le Colisée. Les idées et les croyances de la nation juive devaient recevoir encore un démenti plus cruel. Non-seulement les Juifs n’eurent pas le Messie glorieux et terrestre qu’ils avaient espéré, mais ils virent un Christ qu’ils avaient méconnu, mis en croix, proclamé comme le Messie véritable et divin, d’abord par une minorité israélite, puis par l’Orient, la Grèce et l’empire romain. Quelle révolution ! quel abîme ! Les Juifs qui s’étaient considérés comme les élus de Dieu, et que ce titre, dans leur pensée, mettait à la tête des nations, d’un coup en deviennent l’opprobre, car ce Dieu dont ils se disaient les prêtres, puisqu’ils s’appelaient un peuple sacerdotal, n’a trouvé chez eux que des bourreaux. Cette accusation, que le monde chrétien fait peser sur la nation juive, eut pour elle de terribles effets. Elle les supporta avec cette constance qu’elle avait contractée depuis long-temps à l’école du malheur, et que la religion victorieuse a qualifiée d’endurcissement. Par une de ces réactions morales que provoquent souvent les persécutions violentes, la loi de Moïse, au milieu des calamités qui en accablaient les sectateurs, était plus révérée, plus chérie que dans les jours prospères qui avaient brillé sur Jérusalem.

Cette loi est grande et belle. Nous y trouvons l’expression énergique et simple de l’unité divine et du principe du droit. Ces fondemens sont immortels, mais, lorsqu’il fallut élever l’édifice d’une religion, le génie hébraïque laissa sur plusieurs points cette œuvre incomplète. Il ne sut pas créer, à vrai dire une théologie, et fut stérile dans l’invention du culte. Le temple de Jérusalem était l’objet de la curiosité des autres peuples, qui se demandaient quelles images il pouvait cacher. Ils apprirent que l’enceinte était vide avec un étonnement mêlé de mépris. Le genre humain en masse avait plus d’imagination que le peuple juif, qui se trouvait avoir commencé une grande religion sans avoir pu la terminer. Si donc l’hébraïsme fût resté immobile et dans les conditions étroites de la loi de Moïse, il n’eût pas vu le monde venir à lui.

Comme système moral, l’hébraïsme n’était pas moins inachevé, toujours avec d’admirables rudimens. L’égalité des hommes entre eux, leur fraternité, étaient sans doute implicitement contenues dans la loi qui proclamait un seul Dieu, créateur du genre humain ; toutefois ces vérités n’étaient pratiquées, pour ainsi dire, que d’une manière avare. Entre eux, les Juifs s’estimaient frères ; mais ils avaient pour les autres hommes une dédaigneuse antipathie : l’égalité s’arrêtait aux frontières de la Palestine. Non-seulement l’immortalité de l’ame n’était pas pour les Juifs un dogme religieux, mais, dans le cercle des croyances morales, elle était l’objet des opinions les plus diverses ; elle était même signalée par une des grandes sectes de l’hébraïsme, par les saducéens, comme une altération de l’antique loi. La morale de l’hébraïsme avait surtout le caractère d’un rationalisme positif, qui se proposait exclusivement l’exécution littérale de la loi et les satisfactions de l’intérêt terrestre. Ce n’est ni un pharisien, ni un saducéen qui eût trouvé les admirables inspirations de la parole évangélique.

Au moment où la synagogue se raidissait dans son orgueil, le monde était en travail. Il y avait partout une sorte de protestation sourde contre les religions établies. Ni le symbolisme orientale, ni le polythéisme grec, ni le monothéisme hébraïque, n’exerçaient plus cette autorité souveraine qu’acceptent volontiers les hommes quand ils croient se soumettre à la vérité. Néanmoins cette insuffisance des divers cultes avait ses degrés, et Jérusalem avait gardé une puissance qui manquait aux religions de l’Asie, de l’Égypte et d’Athènes. Elle devait cette puissance à la simplicité durable des principes que Moïse lui avait légués. Aussi, c’est du haut de la cité de David que jaillit la lumière dont les rayons vivifians devaient ranimer le monde : seulement la nation juive ne put rendre un pareil service au genre humain qu’en se déchirant. Elle s’était divisée en deux royaumes après David et Salomon : avec Jésus-Christ éclate un nouveau schisme d’une autre nature et d’une autre portée.

L’hébraïsme seul pouvait donner à l’humanité la religion qui lui était nécessaire, mais à la condition de se renouveler lui-même, d’abandonner sur plusieurs points la lettre stérile pour un esprit nouveau, sacrifice toujours pénible pour les préjugés d’un peuple, et qu’ici les espérances particulières de la nation juive rendaient plus douloureux. Il n’y eut donc que quelques hommes d’une intelligence plus prompte, d’une imagination plus vive, minorité d’élite dont saint Paul est la gloire, qui entrèrent avec résolution dans cette manière nouvelle de considérer l’hébraïsme et ses destinées ; mais aussi de quelle puissance morale se trouvèrent investis ces hommes, lorsqu’armés des promesses faites à la race d’Abraham et des grands principes de la loi de Moïse, ils s’adressèrent aux nations, et lorsque, s’inspirant avec génie de ce que les idées de ces nations, leurs pressentimens et leurs espérances avaient de plus élevé et de plus vrai, ils leur prêchèrent un Dieu nouveau tant désiré par le monde ! Autant l’hébraïsme ancien se montrait exclusif, hautain, étroit, autant l’hébraïsme nouveau, c’est-à-dire le christianisme, fut humain, affectueux et populaire. Il se fit tout à tous, et ce fut là son prestige, son charme. Nous le voyons, dès le début, doué d’une puissance efficace d’assimilation. Une fois sorti de la Judée, il contracte des alliances fécondes avec le génie oriental, avec le génie grec, le génie romain ; il s’alliera plus tard avec le génie germanique. Aussi le christianisme devient-il, en moins de deux siècles, une religion complète qui s’empare des imaginations par une partie merveilleuse, des intelligences par l’industrie métaphysique de sa théologie, des cœurs par la douceur ineffable de sa charité. En vain les Juifs stationnaires s’écriaient que le christianisme détruisait les fondemens de la loi, que Dieu toujours invisible n’avait jamais parlé que par des prophètes et qu’il n’avait pas pu envoyer son fils sur la terre : le christianisme continuait son œuvre, et à ces cris il répondait par le spectacle de l’humanité adorante avec transport un dieu qui l’avait assez aimé pour se faire homme et mourir pour elle.

Ainsi l’ancien hébraïsme était victorieusement contredit sur les points les plus essentiels. Son Dieu était par excellence le dieu des Juifs ; avec le christianisme, il était devenu celui de tous les hommes. L’ancien hébraïsme avait promis aux Juifs un magnifique triomphe sur la terre ; ce triomphe changeait de théâtre, et c’était dans une autre vie qu’il devait récompenser les élus. L’ancien hébraïsme avait en horreur toute représentation humaine de Dieu ; c’est par une incarnation dont le mystère est l’enveloppe d’une grande idée que le christianisme établit son empire. Voilà bien des revers, et cependant cet ancien hébraïsme, si confondu, si accablé par tout ce qui s’accomplissait, pouvait rappeler avec orgueil qu’il avait mis au monde ceux dont la victoire le désespérait : ce fut sa double destinée d’enfanter le christianisme, puis de méconnaître, de désavouer ce qu’il avait engendré.

Si l’ancien hébraïsme nourrit l’espérance que le monde pourra revenir à lui dans l’avenir et lui donner raison contre le christianisme, il se prépare de nouveaux et cruels mécomptes. S’il croit que l’humanité, en scrutant plus profondément les Écritures, y trouvera des motifs décisifs pour rebrousser jusqu’au mosaïsme, qu’il médite sur ce qui s’est passé à l’époque de Luther et de Mélanchton. Alors la Bible fut étudiée dans son originalité primitive avec une infatigable ardeur. Qui profita de tous ces travaux ? Le christianisme. Au moment même où les chefs de la réforme traduisaient les monumens du mosaïsme, ils étaient surtout émus et comme illuminés par les écrits de l’illustre déserteur de la synagogue du grand apôtre des nations. La doctrine et le génie de saint Paul ont mis entre l’hébraïsme et l’humanité une barrière éternelle. Combien compte-t-on d’exemples de la conversion d’un chrétien au judaïsme ?

Le christianisme a su s’élever à l’universalité. Dès le principe, il se montra doué d’un esprit général et supérieur à toutes les différences qui peuvent séparer les peuples et les hommes. L’hébraïsme tombait avec les murs de Jérusalem au moment où, sous le niveau de Rome, toutes les nationalités antiques disparaissaient. Le christianisme naissant assistait à cette vaste ruine avec indifférence ou plutôt avec une joie instinctive et secrète. Alaric, maître du Capitole, ne déplaisait pas à saint-Augustin. Aujourd’hui les nationalités modernes ne sont pas menacées par quelque invasion, par quelque puissance irrésistible ; seulement elles s’effacent peu à peu ; sous l’influence d’un cosmopolitisme qui les envahit, et dont il faut reconnaître la double cause dans les croyances religieuses et les idées philosophiques. Il est difficile de prévoir où s’arrêtera cette pente à l’uniformité que nous signalions en commençant ces pages, et qui oblitère tant l’originalité des peuples que celle des individus. Au surplus, chaque époque a son sens et sa valeur. S’il n’est que trop vrai que les mœurs se décolorent et que les caractères faiblissent, le monde se soutient par le mouvement et l’élaboration des idées. A côté d’une sorte de prostration morale, il y a en Europe une fermentation intellectuelle qui garantit l’avenir. A la fin de ce long travail dont nous signalions naguère les principaux élémens[14], il n’y aura de triomphe exclusif ni, pour l’esprit chrétien, ni pour l’esprit philosophique. Tous deux, en dépit de leurs vieilles inimitiés, auront conspiré au même but, au perfectionnement des idées morales, à la transformation des croyances religieuses. Le christianisme lui-même n’a-t-il pas reconnu dès son début que la religion était progressive dans son essence, puisqu’il a trouvé son origine dans son divorce avec l’immobilité du mosaïsme ? Alors, quand la foi et la raison auront arrêté les bases d’un nouvel accord, peut-être les retardataires de l’hébraïsme penseront-ils qu’il est temps de se rallier au genre humain.

LERMINIER.

  1. Deux volumes in-8o, Guyot et Scribe, 18 rue Neuve-des-Mathurins.
  2. Il est vrai que Josèphe écrivit d’abord l’histoire de la guerre des Juifs contre les Romains en chaldo-syriaque, mais il en fit lui-même une traduction grecque, et de cette manière Vespasien et Titus purent lire le récit de leurs exploits.
  3. De Emendatione temporum. — Dans quelques pages solides de l’Examen critique des historiens d’Alexandre, Sainte-Croix, sans citer Scaliger, démontre le néant de cette prétendue infaillibilité que ce dernier s’est avisé d’attribuer à Josèphe.
  4. Pensées de Pascal, édition Faugère tome II, page 198.
  5. Ibid., pages 206-209.
  6. L’historien Josèphe eut, au commencement du XVIIIe siècle, un savant continuateur dans Basnage.
  7. Divine Légation de Moïse.
  8. De sacra poesi Hebrœorum Proelectiones academioe Oxonii habitoe.
  9. Mosaisches Recht.
  10. Vom Geist der ebrœischen Poesie. — Il y a deux ans, Mme la baronne de Carlowitz a publié une traduction de l’ouvrage de Herder.
  11. Décret du 30 mai 1806 (IV, bulletin, XCIV, n° 1631)
  12. Considérations générales sur l’application de la physiologie à la science des maladies.
  13. Jésus-Christ et sa Doctrine, 2 vol. in-8o ; 1838.
  14. Les Destinées de la Philosophie antique. — Revue des Deux Mondes du 1er mai 1846.