L’Évolution littéraire de Maurice Barrès

L’Évolution littéraire de M. Maurice Barrès
Henri Brémond

Revue des Deux Mondes tome 43, 1908


L’ÉVOLUTION LITTÉRAIRE
DE
M. MAURICE BARRÈS

Qu’il plaise ou non à M. Barrès de célébrer sa Lorraine natale, il ne lui appartient pas de se cantonner dans ce qu’on appelle la « littérature régionaliste. » Ce qui nous plaît, à nous, dans ses livres, c’est lui-même, et non sa province. D’ailleurs, si réelle et si vivante qu’il nous la montre, sa Lorraine est avant tout pour lui un symbole. « Si j’étais un jour poète, disait-il récemment aux provençaux de Paris, ce serait pour exprimer un désir insatiable du ciel immense. Mais si j’étais un plus grand poète, je chanterais un héros qui se meut volontairement dans un horizon plus étroit que sa rêverie. Connaissons, acceptons, aimons nos fatalités qui nous bornent. Ce que j’appelle Lorraine, ce que je décris sous le nom de Lorraine, n’est peut-être qu’un sentiment très vif de mes limites. J’ai reconnu le vieil arbre lorrain comme le poteau où ma chaîne me rive. » Les anciens donnaient un autre nom, et plus énergique, à la Lorraine ainsi comprise. M. Barrès, qui n’a pas le temps de relire Erasme, n’aura pas remarqué ce curieux parallélisme, mais enfin le discours qu’on vient de citer semble n’être que la paraphrase éloquente du vieil adage : Spartam nactus es, hanc adorna. C’est la devise des classiques, opposée aux chimères du romantisme. Le classique se résigne à n’être qu’un Spartiate, sauf à embellir de son mieux son maigre pays. L’autre se révolte contre ses limites naturelles, dieu méconnu crue tourmente « un désir insatiable du ciel immense » et qui, s’il tombe avant d’avoir assouvi ce désir, se fera du moins reconnaître à la magnificence de ses cris.

Spartam nactus es, ces mots résument tout le développement littéraire et moral de l’auteur de Au service de l’Allemagne. En effet, il n’a pas atteint, dès ses débuts, à la résignation courageuse dont témoignent ses derniers livres, et, bien au contraire, il a longtemps voulu secouer le joug de cette Sparte où le sort l’avait placé. Classique invinciblement, mais classique malgré lui, nous l’avons vu s’engager dans toutes les avenues du romantisme. Comme un fils pieux, il a mis ses pas dans les pas des grands ancêtres, il a prié sur leur tombe, il a levé des bras supplians vers le char de feu qui roulait dans les nuages. Vains efforts ! Saturé d’effluves romantiques, aussitôt qu’il veut écrire à l’unisson de ses modèles, une muse lucide et moqueuse ordonne malgré lui le rythme de ses discours, courbe son ambition jusqu’à la sagesse des classiques, l’empêche en un mot de « faire le dieu. » Singulier voyageur qu’une force invincible ramène constamment à la frontière qu’il voulait fuir ; prisonnier plus étrange encore qui finit par préférer aux plus splendides paysages le préau de sa prison.

Je voudrais suivre dans le détail l’histoire de cet intime conflit. Sans doute, il est toujours vain de réduire les inspirations capricieuses d’un poète à une trop rigide unité. Néanmoins, le point de vue où j’essaierai de me tenir me semble un de ceux qui permettent le mieux d’envisager l’originalité de M. Barrès et de « situer » son œuvre dans l’histoire de notre littérature. Combattu entre son instinct et ses lectures, entre son goût presque infaillible et le tumulte de ses désirs, héritier légitime des moralistes français du XVIIe et du XVIIIe siècle, et en même temps fils adoptif de Rousseau et de Michelet, il réconcilie dans sa méthode des disciplines ennemies. Si, d’une part, ayant constaté en lui-même la faillite des ambitions romantiques, il proclame la nécessité littéraire et morale de « l’acceptation, » de l’autre il entend bien défendre et continuer les conquêtes des génies romantiques dans ce qu’elles ont de compatible avec l’intégrité de la raison française. Avec lui et par lui, le romantisme fait amende honorable à la tradition et rentre dans le rang, mais en vaincu glorieux qui poursuivit « une belle aventure. » « Avec tous mes pères romantiques, écrivait M. Barrès dans le plus récent de ses livres, je ne demande qu’à descendre des forêts barbares et qu’à rallier la route royale, mais il faut que les classiques à qui nous faisons soumission nous accordent les honneurs de la guerre, et qu’en nous enrôlant sous leur discipline parfaite, ils nous laissent nos riches bagages et nos bannières assez glorieuses. »

Chargés de sens, lourds de symboles et voilés par une brume d’ironie, il est communément admis que les premiers livres de M. Barrès ne peuvent se déchiffrer sans le secours d’un scoliaste. L’auteur l’a si bien compris qu’il a daigné rédiger de ses propres mains un manuel de métaphysique Barrèsienne. Les personnes graves qui affectent de tenir M. Barrès pour un écrivain frivole n’ont assurément jamais ouvert ce petit livre, mais la critique n’a eu garde de négliger un si précieux commentaire. Je crains même qu’on n’ait souvent donné plus d’attention à la glose qu’au texte lui-même. « On se souvient, — écrivait jadis ce délicieux radoteur de Cazotte, — qu’à vingt-cinq ans, en parcourant l’édition complète du Tasse, on tomba sur un volume qui ne contenait que l’éclaircissement des allégories renfermées dans la Jérusalem délivrée. On se garda bien de l’ouvrir. On était amoureux passionné d’Armide, d’Herminie, de Clorinde ; on perdrait des chimères trop agréables si ces princesses étaient réduites à n’être que de simples emblèmes. » On eût de même été plus sage de ne pas ouvrir le petit bréviaire du Culte du moi. Mais aujourd’hui nous sommes plus pressés de comprendre un livre que désireux de le goûter à loisir. Il est si doux et si facile de philosopher !

Quoi qu’il en soit, le manuel de M. Barrès a été reçu comme l’interprétation orthodoxe de la première trilogie. Culte du moi, Sous l’œil des barbares, culte du moi, l’Homme libre, culte du moi, l’exquise Bérénice ; la vive formule, amie de la mémoire, offrait un piquant mélange de clarté, d’impertinence et de mystère qui fit sa fortune. Accueillie par les uns avec componction, avec horreur par les autres, elle semble inséparable du nom de M. Barrès, elle est son Vase brisé ; qui dit Barrès, dit culte du moi. Ainsi l’a-t-il voulu lui-même, et après lui l’ont voulu de même tous ceux qui ont essayé de le définir.

Je ne sais trop de quelle humeur M. Barrès, ainsi prisonnier, traîne aujourd’hui ce boulet sonore. Mais il est galant homme et n’a jamais boudé les caprices de sa prime jeunesse Souple d’ailleurs et dialecticien comme pas un, il n’a point eu de peine à nous démontrer que la seconde de ses idées maîtresses n’était, que le développement de la première. Le culte de la Lorraine est au culte du moi ce que la fleur est à la tige ; se cultiver, c’est s’approfondir, et on ne va pas au fond de soi-même sans y trouver « la terre et les morts. »

« Penser solitairement, c’est s’acheminer à penser solidairement… Le travail de mes idées se ramène à avoir reconnu que le moi individuel était tout supporté et alimenté par la société. »

Il a raison. Bien loin de se contredire, les deux systèmes se tiennent. Le premier appelle le second, le second achève et couronne le premier. Il n’y a pas eu d’enfant prodigue, pas de conversion. Que M. Barrès se rassure, nous ne tuerons pas le veau gras.

Aussi bien, que nous importe le culte du moi ? En vérité, rien ne nous oblige à accepter de confiance le commentaire étriqué, rectiligne, à fleur de texte que l’auteur de Bérénice, scoliaste et bourreau de soi-même, nous a donné de ses premiers romans. Le culte du moi est une de ces gloses impuissantes qui n’éclairent pas le texte et qui risquent de le fausser. Synthèse hâtive, échafaudage branlant, il n’y avait pas là de quoi crier au miracle, — le miracle était ailleurs, — ni encore moins au scandale. Est-ce bien rare en effet, et bien sacrilège de nous rappeler qu’il faut cultiver notre jardin, et de s’abandonner, mais de parti pris et avec méthode, à « la pente involontaire que nous avons à nous représenter sans cesse à nous-mêmes[1] ? » Que notre philosophe rédige donc le rituel du culte du moi ; que Philippe, son héros, par endroits s’arrête de vivre pour réciter la savante leçon qui lui fut apprise, c’est leur affaire à tous deux ; la nôtre, plus délectable et beaucoup moins simple, est de retrouver, dans les expériences de Philippe, la pensée secrète de M. Barrès.

Le titre qu’il a donné au premier volume de la trilogie du culte du moi me semble plus révélateur que celui de la trilogie elle-même. A la vérité, ces trois mots : Sous l’œil des Barbares, ne laissent tomber sur l’ensemble du volume qu’une clarté sibylline. Pour être à même d’en dégager le sens prophétique, il faut avoir accompagné M. Barrès jusqu’à son discours de réception à l’Académie. Là est précisément l’extraordinaire intérêt de ce premier livre et de la trilogie tout entière. Ce que le talent de M. Barrès a de plus intime, de plus original, et, si l’on peut dire, de plus nécessaire, éclate déjà dans cette œuvre que certains juges, trop ennemis de leur propre plaisir, absolvent d’un revers de main, comme péché d’une impertinente jeunesse. Jeunes, à coup sûr, mais d’une jeunesse déjà presque trop grave, impertinens, si l’on veut, mais d’une impertinence qui n’a pas tué le sens du respect, offrant d’ailleurs un mélange peut-être unique de candeur et d’ironie, d’enthousiasme et de clairvoyance, moins achevés que le Voyage de Sparte, mais plus spontanés, plus divers, plus naïvement sincères ; les vrais amis de M. Barrès restent obstinément fidèles à ces trois chefs-d’œuvre d’humour, de poésie et de divination introspective ; ils estiment que M. Barrès, vainqueur en tant d’autres rencontres, n’affirma cependant jamais avec plus de décision son originalité conquérante.

Sous l’œil des Barbares est une série de méditations et de récits symboliques inspirés à l’auteur par les souvenirs les plus aigus de ses expériences de jeunesse. Le lien qui rattache les uns aux autres ces curieux fragmens semble assez lâche, et là synthèse que résume le titre assez complaisante, mais il n’en est pas moins merveilleux que, dès son premier livre, l’auteur ait démasqué ses ennemis naturels, et leur ait livré, dans ces essais de jeunesse, une première bataille. Ces ennemis, à vrai dire, il les devinait alors plutôt qu’il ne les connaissait, mais déjà pourtant il les nommait de leur vrai nom, et par là, il s’obligeait lui-même à ne jamais capituler devant eux.

Il y a barbare et barbare. C’est ainsi, par exemple, qu’on rencontre, rôdant autour du Jardin de Bérénice, un barbare inférieur à peine digne de ce nom et à qui M. Barrès a fait vraiment trop d’honneur on l’appelant l’adversaire. Le barbare authentique est bien autrement redoutable que ce Martin. « Grave erreur, lisons-nous dans le livret métaphysique, de prêter à ce mot barbares la signification de « philistins » ou de « bourgeois. » Si Philippe se plaint de vivre sous l’œil des barbares, ce n’est pas qu’il se sente opprimé par des hommes sans culture ou par des négocians ; son chagrin c’est de vivre parmi des êtres qui de la vie possèdent un rêve opposé à celui qu’il s’en compose. Fussent-ils par ailleurs de fins lettrés, ils sont pour lui des étrangers et des adversaires. » « Ces barbares, s’écrie-t-il, encore ces barbares, par qui plus d’un jeune homme impressionné faillira à sa destinée et ne trouvera pas sa joie de vivre, je les hais. » Est-ce bien sûr ? Non, certes, et nous n’en croyons M. Barrès qu’à demi. Son cœur est encore en leur puissance. Lui, les haïr ! Aurait-il bien le courage de cette haine, si je lui disais le nom de quelques-uns de ces hommes que son imagination adore comme autant de dieux : Rousseau, Michelet, Hugo, Byron, Baudelaire, qui sais-je encore ? Ces héros qui ont peuplé ses premières solitudes, tous ou presque tous campent avec les barbares, et comme ils sont enfin une partie de lui-même, il est déchiré entre ses puissances de vénération qui veulent leur rester fidèles et sa jeune ironie qui déjà confusément commence à discuter leur prestige.

Ces complications rendent plus passionnant et plus incertain le duel qui s’engage entre le jeune écrivain et les barbares. Il ne s’agit pas simplement de se défendre contre des ennemis redoutables, il faut encore et au préalable s’affranchir de leur sortilège, briser des chaînes qu’on aime encore, reprendre des gages qu’on avait cru donner pour toujours. Comme c’est là tout le drame que nous présente l’évolution littéraire de M. Barrès, ne craignons pas d’insister un peu sur les préludes d’une si belle aventure.

Est barbare, au sens de M. Barrès, quiconque nous prêche la révolte contre nos limites naturelles : soit que pour cela il nous fasse rougir de nos misérables origines, soit qu’il étende démesurément les perspectives où il nous appelle, son but constant est de nous entraîner le plus loin possible de l’humble Sparte où nous sommes nés. Une adolescence grise, avide et comprimée, livrait sans défense notre lycéen de Nancy à la première troupe de bohémiens qui lui offrirait une place dans leur roulotte. Il accueillit donc avec une sorte de transport religieux les tziganes de la métaphysique et du romantisme, les Fleurs du mal et le kantisme. Stanislas de Guaita le réveillait au son des musiques baudelairiennes, exaspérant, dès la première heure du jour, « le point névralgique » de cette âme.


Vois sur ces canaux
Dormir ces vaisseaux
Dont l’humeur est vagabonde ;
C’est pour assouvir
Ton moindre désir…


« Mon moindre désir ! écrira-t-il plus tard, j’entendais bien que la vie le comblerait. »

La sensibilité qui se déchaînait ainsi venait-elle des sources profondes de ce jeune Lorrain, et lui révélait-elle sa vraie nature ? Je n’ose encore aborder de front cette question capitale ; j’incline pourtant à modifier quelque peu le jugement que M. Barrès a porté sur ces premières explosions. « Après tant d’années je de me suis pas soustrait, dit-il, au prestige de ces pages sur lesquelles se cristallisa soudain toute une sensibilité que je ne me connaissais pas. » « Se cristallisa, » est-ce le mot propre ? « Se modela, » « se haussa, » « s’exagéra, » serait peut-être plus juste, car M. Barrès, doué d’une prodigieuse imagination, peut se donner, quand il lui plaît, l’illusion des émotions les plus vives, sans perdre pour cela la sobriété et l’équilibre qu’il tient de ses ancêtres. Mais, pour l’instant, il est bien question d’équilibre ! Oublieux de ses limites que d’ailleurs il maudirait si quelque fâcheux les lui rappelait, il se consume de désir et d’impatience. Auprès du mirage romantique, sa terre natale, son propre « moi, » lui seraient odieux comme un lieu d’exil, étroits comme une prison.

Il se pourrait que les leçons de son professeur de philosophie aient eu sur M. Barrès encore plus d’influence que la lecture de Joseph Delorme et de Baudelaire. D’ailleurs, la philosophie, telle du moins qu’elle lui fut présentée, est encore une muse romantique. Chose curieuse qu’on n’a pas assez remarquée, les émotions les plus troublantes et les plus tenaces qu’ait peut-être jamais éprouvées l’auteur de Du sang, il ne les doit pas à ses poètes, ni à Venise, ni même à Tolède, mais bien plutôt à ces classes de philosophie où son adolescence s’enivra « d’une poésie qui ressemblait à de l’épouvante. » Son professeur de métaphysique l’a marqué d’une empreinte que Napoléon, son professeur d’énergie, n’effacera point, et la passion des systèmes lui a laissé comme une fièvre qui résistera longtemps même au frais sourire du petit héros des Amitiés françaises, et à la douceur du pays lorrain.

Ni l’école de droit, ni les années d’apprentissage littéraire ne semblent avoir modifié sensiblement la première orientation de M. Barrès. Il s’exerce, il s’enrichit, mais toujours dans le même sens. Les cénacles poétiques l’ont admis à leurs séances. Il a lu Renan, Hartmann et d’autres encore ; enfin, ô joie accablante, il a vu de ses yeux Victor Hugo. Au demeurant, le philtre métaphysique et romantique l’entête encore.

« Toujours triste, Amaryllis… « Avons-nous assez aimé cette savante merveille ! Relue de sang-froid, elle ne trahit cependant ni un penseur original, ni un écrivain de race, mais simplement un prestigieux imitateur de l’auteur des Dialogues philosophiques et de celui des Noces corinthiennes. Les autres chapitres, et surtout cette extraordinaire seconde partie qui commence par la bastonnade lyrique de M. Renan, sont de bien autre conséquence. Il y a là nombre de passages que seul il pouvait écrire. Mais enfin, tout le long de son premier livre, l’influence des barbares se fait encore sentir, des barbares, c’est-à-dire, de tous les maîtres, poètes ou philosophes « qui ne sont pas de la patrie psychique » de M. Barrès et qui cependant « veulent le plier à son image. »

L’ingénieuse théorie du culte du moi ne nous explique pas comment l’auteur a pris conscience de cette servitude, ancienne déjà, et que jusque-là il portait avec allégresse. Car enfin, il entendait bien, et dès Nancy, pratiquer cette religion, et ses maîtres barbares, bien loin de lui proposer la suppression de son moi, l’exhortaient plutôt à en grossir démesurément le personnage. La question est de savoir comment, au culte romantique du moi, M. Barrès a été amené à substituer l’acceptation docile de ses propres limites. C’est là, comme nous l’avons dit ; tout le problème, et il faut bien que, dès son premier livre, M. Barrès nous aide à le résoudre.

Non pas, on l’entend de reste, que, dès cette œuvre de jeunesse, il se prononce nettement entre ces deux disciplines. Non ; mais, sans le vouloir, sans presque le savoir, il commence à se déprendre de l’image trop idéale qu’on lui présentait de lui-même, et sur laquelle il essayait laborieusement de calquer sa propre vie. Croyez-en plutôt la longue plainte qui s’exhale presque à chaque page du livre. A n’en pas douter, ce jeune héros se meurt de fatigue et d’ennui. Écoutez-le dire à son amie : « Mais vois donc que je suis las, las avant l’effort et que j’ai peur. » Et la pauvrette de lui répondre : « Ah ! tu sais trop de choses. » Elle a raison : et encore « savoir » n’est pas assez dire. Toutes ces idées qui encombrent sa mémoire, il a tâché de les vivre, de les transformer en poésie. Comme un enfant stoïquement docile aux manies de ses pédagogues, il s’est fatigué à transvaser, si j’ose dire, dans sa propre vie intérieure les déliquescences de ses poètes, les abstractions de ses rêveurs. Faut-il s’étonner qu’il tombe de lassitude « au fossé de son premier chemin ! » Il se relève, car il est d’une bonne volonté sans limites ; mais il n’ira pas longtemps. A chaque pas, l’ennui l’arrête, l’ennui, ce bon serviteur, cet inexorable gardien qui ne nous permet pas de courir loin des frontières de notre moi et qui donne la chasse aux barbares.

« Suprême fleur de toutes ces cultures, l’héritier d’une telle sagesse, étendu sur le dos, bâillait. »

De tout ce livre si jeune, si curieux, si rare, je voudrais surtout retenir ce bâillement libérateur plus éloquent que les plus belles invectives et qui sonne la déroute des barbares. Il bâille, donc il est sauvé. Le voilà rendu à soi-même. Vienne le maître, « axiome, religion ou prince des hommes, » qui lui montre « le sentier où s’accomplira sa destinée. »

On connaît le sujet de Un homme libre. Semblable à un nouveau converti qui, pour mieux rompre avec le monde, court s’enfermer dans un monastère, et là, seul avec son directeur, se fixe, par le menu, le programme d’une existence nouvelle, Philippe, — c’est le héros de la première trilogie, — imagine une sorte de retraite où il puisse se consacrer uniquement aux vrais intérêts de son âme. Un jeune homme, Simon, l’accompagne, et se prête avec une complaisance méritoire à seconder le développement spirituel de son ami. Toujours pressés de rire à la lecture de M. Barrès, parce qu’ils craindraient, en ne riant pas, de paraître béotiens, plusieurs n’ont pas admiré comme il fallait le sérieux et le courage de cette entreprise. Que l’auteur s’amuse en cent endroits ; que, par exemple, il se reproche, comme un « péché, » d’avoir refusé un fauteuil à oreillettes où il aurait médité plus noblement ; qu’enfin il mette constamment une sourdine ironique à ses confidences, les belles nouvelles ! Mais cette ironie, vous n’en goûtez pas la saveur native si vous ignorez le fond d’amertume sur lequel elle a germé. Refuge contre les pédans qui n’ont jamais aimé un livre sincère, détente d’un jeune esprit qui a poussé trop loin les cruautés de ses analyses, l’ironie de ce livre est en somme comme un premier pas vers cette philosophie de l’acceptation que l’auteur entrevoit déjà confusément au terme de ses expériences, et contre laquelle il ne se révoltera pas toujours.

Comme tant d’autres livres de M. Barrès, Un homme libre est un palimpseste, où des spéculations abstraites se superposent au texte et risquent de tout embrouiller. Ainsi, dès le début, Philippe, installé « sur un rocher en face de l’océan salé, « découvre « au bout d’une heure » les deux axiomes du culte du moi.


PREMIER PRINCIPE. — Nous ne sommes jamais si heureux que dans l’exaltation.

DEUXIEME PRINCIPE. — Ce qui augmente beaucoup le plaisir de l’exaltation, c’est de l’analyser.

CONSEQUENCE. — Il faut sentir le plus possible en analysant le plus possible.


Ce besoin d’exaltation, cette rage d’analyse, Philippe peut-il savoir, avant même de s’être mis en retraite, si, oui ou non, il ne les tiendrait pas, en tout ou en partie, des barbares ? Faux départ, erreur de méthode, excès de zèle, je reconnais là, non pas Philippe lui-même, ni son camarade Simon, mais quelque autre élève de Bouteiller, un parasite, un fâcheux, que les deux amis ont laissé pénétrer dans leur ermitage et qui va suivre, d’un pas boiteux, les exercices de la retraite. Mais c’est bien, en revanche, le propre génie de M. Barrès qui a dessiné le plan du livre, fixé les trois étapes, ou, comme dirait saint Ignace, les trois semaines de cette retraite. « Les intercesseurs, » la Lorraine, Venise, vingt années d’exploitation n’ont pas encore épuisé les richesses que le jeune écrivain jalonnait dès lors, comme à vol d’oiseau, pour ses conquêtes futures. Culte des héros, discipline lorraine, pèlerinages passionnés, du Jardin de Bérénice au Voyage de Sparte, M. Barrès a-t-il fait autre chose que reprendre les trois thèmes essentiels de Un homme libre, soit pour les pousser davantage, soit pour les maîtriser et les fondre dans une harmonieuse synthèse ?

Nous retrouverons bientôt et Venise et les héros. Aussi bien Un homme libre contient-il un chapitre plus significatif encore que les autres et qui doit nous retenir sans partage.

Nos deux ermites ont commencé par se chercher eux-mêmes dans leurs auteurs préférés. La méthode a du bon, mais nos héros spirituels, nos « intercesseurs, » comme disent Philippe et Simon, ne nous éclairent le plus souvent « que les parties les plus récentes » et les plus livresques de nous-mêmes. Philippe s’en aperçoit à la sécheresse que lui laissent tant de lectures, et bientôt le pressentiment d’une source plus profonde et plus vive l’incline à sortir de sa bibliothèque et même à descendre de son ermitage.


A mesure que les livres cessaient de m’émouvoir, de cette église où j’entrais chaque jour, de ces tombes qui l’entourent et de cette lente population peinant sur des labeurs héréditaires, des impressions se levaient très confuses, mais pénétrantes. Je me découvrais une sensibilité nouvelle et profonde qui me parut savoureuse.

C’est qu’aussi bien mon être sort de ces campagnes. L’action de ce ciel lorrain ne peut si vite mourir. J’ai vu à Paris des filles avec les beaux yeux des marins qui ont longtemps regardé la nier. Elles habitaient simplement Montmartre, mais ce regard qu’elles avaient hérité d’une longue suite d’ancêtres ballottés sur les flots, me parut admirable dans les villes. Ainsi, quoique jamais je n’aie servi la terre lorraine, j’entrevois au fond de moi des traits singuliers qui me viennent des vieux laboureurs… A suivre comment ils ont bâti leur pays, je retrouverai l’ordre suivant lequel furent posées mes propres assises. C’est une bonne méthode pour descendre dans quelques parties obscures de ma conscience.


Mieux que le désordre impétueux des lyriques, cette petite page paisible et volontaire donne l’idée de ce que nous appelons l’inspiration. La thèse de Taine, — la race, le milieu, le moment, — flottait sans doute alors dans l’esprit de M. Barrès, vague, lointaine et froide comme toutes les vérités que ne réchauffent en nous ni les souvenirs du passé ni le pressentiment des expériences qui nous attendent. Assurément, rien n’était plus simple que de se dire : Ce qui est vrai de la littérature anglaise ne l’est pas moins de notre propre littérature et de moi-même, Maurice Barrès. Simple, oui, comme une déduction logique ; mais il y a loin de la conclusion d’un syllogisme à la vive intuition qui seule enfante les chefs-d’œuvre. Intuition, inspiration, syllabes orgueilleuses et qui néanmoins s’affaissent sous le poids sublime qu’elles portent ! Quoi de plus humble et quoi de plus grand ! On croit ne penser à rien, on va, on vient, lassé du bavardage des livres. De la fenêtre on voit sans les voir une plaine, un ruisseau, quelques arbres, ou bien les rues mortes d’une petite ville, une vieille femme arrêtée sous le porche de l’église, un enterrement qui se hâte dans la pluie ; et soudain, cet humble tableau, où pourtant rien n’est imprévu, s’anime et se transfigure. De toutes ces anciennes choses, une voix semble sortir : O toi qui souffres de ne pas te connaître, viens à moi qui sais ton secret. Cesse de te hausser « tant bien que mal à des rêves conçus par des races étrangères, » et reviens « cultiver le simple jardin sentimental hérité de tes vieux parens. »

Ce chapitre sur la Lorraine est incomparable. On trouvera certes, dans l’œuvre de M. Barrès, bien des pages plus éblouissantes, mais rien qui respire une pareille aisance. Chose rare chez ce maître, ici le style coule comme d’une source abondante et paisible, sans perdre toutefois la saveur que lui donne une sorte de rudesse naturelle. Il est grave, sans fièvre, pénétré d’une mélancolie discrète et virile. Imaginez un Michelet maître de ses nerfs qui soufflerait à la Lorraine assez de vie pour qu’elle cesse d’être une statue, pas assez pour qu’elle devienne une femme. Des historiens de métier ont vanté l’érudition de ce chapitre, la solidité de ces raccourcis pittoresques, mérite d’autant plus remarquable que l’auteur, prenant ici la Lorraine comme un miroir, aurait pu être tenté d’y retoucher à son gré sa propre image. Aussi bien, rien de plus léger, de moins appuyé que la superposition de ces deux images. Telle phrase aiguë sur les artistes lorrains, Callot, Gavarni « c’est de la caricature sans joie, » — vaut tout un commentaire de Leurs figures ; « l’agonie de la Lorraine » avec « l’extraordinaire Charles IV, » c’est déjà l’Appel au soldat.

À ce titre, Lorraine, tu me fus un miroir plus puissant qu’aucun des analystes où je me contemplai.


Un miroir, cruel, décourageant, comme tout miroir fidèle, voilà ce que présente la Lorraine à l’auteur de Un homme libre.

Plus tard, elle sera pour lui un ressort, une discipline, une source d’enthousiasme, mais, à vingt-cinq ans, l’ayant regardée bien en face, il ne songe qu’à la fuir.

Jusqu’à toi, j’avais sur moi-même des idées confuses. Tu m’as montré que j’appartenais à une race incapable de se réaliser. Je ne saurais qu’entrevoir. Il faut que je me dissolve comme ma race.


Comme on le voit, ses maîtres barbares pèsent encore sur cette jeune pensée, et ne lui permettent pas de dégager le vrai et stimulant déterminisme de la terre et des morts. A vingt-cinq ans, il n’y a pas d’ermitage qui tienne, on ne saurait être un homme libre. Croyez-en plutôt la singulière et perverse résolution qui couronne cette retraite.


Je vais jusqu’à penser que ce serait un bon système de vie de n’avoir pas de domicile, d’habiter n’importe où dans le monde. Un chez soi est comme un prolongement du passé : les émotions d’hier le tapissent. Mais, coupant sans cesse derrière moi, je veux que chaque matin la vie m’apparaisse neuve et que toutes choses me soient un début.


Laissons-le croître. Il faut que barbarie se passe, et que Philippe achève son tour du monde romantique. Nous l’en croirons mieux lorsque, de retour, il nous dira que seule, sa Lorraine ne l’a point déçu. Qu’il coure donc « s’enfermer dans Venise, » « confiant que cette race lui sera d’un bon conseil ; » qu’après Venise, — « encore un citron de pressé, » — il aille se déchirer à « la pointe extrême de l’Europe ; » en un mot, qu’il exalte et brise tour à tour les splendides miroirs où il essaiera de se reconnaître ; il aura beau faire, il n’effacera pas de son esprit l’image que lui a laissée le miroir lorrain et qui l’immunise d’avance contre les poisons de la route. Cette image le suivra comme un remords au pied des autels barbares, et, aux plus brûlantes étapes du voyage, elle hâtera l’heure de la satiété et de l’ennui. Tôt ou tard elle le ramènera, et c’est ainsi qu’il n’aura « tant marché que pour revenir à cette petite plage où naquit sa tendresse. »


Plus que tout au monde, écrira-t-il enfin, j’ai cru aimer le musée du Trocadéro, les marais d’Aigues-Mortes, de Ravenne et de Venise, les paysages de Tolède et de Sparte ; mais à toutes ces fameuses désolations je préfère maintenant le modeste cimetière lorrain où, devant moi, s’étale ma conscience profonde.


Avant de l’accompagner dans ses longues erreurs, arrêtons-nous au Jardin de Bérénice. L’intrigue impalpable de ce dernier volume de la trilogie du culte du moi, ne nous intéresse pas ici, mais seulement les méditations et les rêveries que l’auteur promène le long des marais d’Aigues-Mortes. La sensibilité qui se laisse voir dans ce décor un peu fiévreux est encore respectueuse de ses propres limites. La légère crise de paludisme qui l’excite, la met en valeur sans altérer ses proportions naturelles. Il y a donc intérêt à l’étudier avant le surmenage romantique auquel l’Homme libre a résolu de se soumettre.

« Parle du moins, parle beaucoup, et tu croiras vivre. » Tel est le malin conseil que Philippe donnait un jour à sa petite amie Bérénice. La délicieuse créature s’est bien gardée de lui obéir. Elle sait trop qu’elle n’est qu’un fantôme. Toute résignée à ne pas vivre, elle se contente de laisser beaucoup parler autour d’elle. Ses amis d’abord, puis les amis de ses amis. Que de monde, juste ciel ! Sa pâle villa peut à peine recevoir tous les étrangers qu’on lui amène, M. Renan, M. Chincholle, Sénèque le philosophe et un professeur allemand. Si jamais on lui en laissait le temps, que dirait la pauvre petite en face de ce jury d’agrégation ? Les écouter, c’est déjà trop pour elle. Assise au bord de la fenêtre qui ouvre sur les étangs, on la voit qui s’évapore et bientôt disparaît dans la fumée de ces interminables discours. « Nous disions donc, chère madame, que l’inconscient… » Herr professor, rabattez vos lunettes et vous verrez que la chère madame n’est plus là.

Pourquoi regretter la fragilité qui fait une partie de son charme ? Cette filleule de Racine n’est pas une héroïne de tragédie, quelque Andromaque exilée sur le boulevard. Ce qu’il y a de moins irréel en elle, la chair et le sang de cette figurine de rêve, c’est encore la précieuse musique de son nom. Tendres syllabes mouillées de larmes, et qui s’harmonisent si bien avec Aiguës-Mortes, cette « consonance d’une désolation incomparable. » Aiguës-Mortes, Bérénice, M. Barrès attend de ces deux mots et des images vaporeuses qu’ils évoquent, le genre de volupté que Jean Racine allait demander à une prise de voile. « Ni amour, ni amitié, » mais la satisfaction « d’un besoin extrême de douceur et de pleurs. » Bérénice est le nom qu’il donne aux délices platoniques d’un tel désir, une prière, un exercice en vue d’amollir la sécheresse lorraine et d’obtenir « le don des larmes. »

J’ai rencontré, dit-il, au tournant de mon ascension la chapelle aux arceaux nerveux, le coin secret où le roi (saint Louis) s’agenouillait et suppliait Dieu qu’il lui accordât le don des larmes. Cette forte prière n’exprime-t-elle pas, avec la netteté des cœurs sans ironie, la volupté où j’aspire et que Bérénice semble porter aux plis des dentelles dont elle essuie ses tendres yeux ?


Ceux qui pensent trouver dans ce passage la clef du Jardin de Bérénice, entendent bien savourer autant que personne ce livre charmant. A la vérité, rien n’est plus accessible au commun des hommes que la rêverie sentimentale d’où est née la Bérénice de M. Barrès, mais la simplicité du thème ne fait que mieux ressortir l’art de l’écrivain. Croit-on que le premier venu puisse donner ainsi un air de rareté à la plus ordinaire des expériences et comme une saveur nouvelle au goût de pleurer ? Pour trouver dans l’histoire littéraire un livre d’une inspiration et d’une excellence analogue, il faut peut-être remonter jusqu’aux Reisebilder, et mieux encore, jusqu’au Voyage sentimental. Un Sterne qui aurait d’instinct la distinction et le goût classiques, un Racine dont l’Iphigénie ne dédaignerait ni l’âne ni les canards de Bérénice, tel nous apparaît M. Barrès dans ce joli caprice qui n’est pas le moins révélateur de ses livres.

Du reste, il jouait de bonheur, le jour où l’idée lui vint de « prêter son cœur à cette petite mendiante d’affection » pour qu’elle « le rafraîchît entre ses mains. » Les dissertations des amis de Bérénice illustrent le livre sans l’alourdir et, comme le voile noir de Célimène, la gravité de ces propos rend la grâce des autres chapitres encore plus prenante. On remarque bien au début quelque hésitation entre les divers symbolismes qui attiraient tour à tour les préférences de M. Barrès. Le culte du moi, — cela va sans dire, — les antinomies entre la contemplation et l’action, la poésie et la politique, les mains de Bérénice sont trop petites pour tenir à la fois de si lourds trésors. Quant à l’apologie du dilettantisme, écrite par Sénèque le philosophe et traduite par M. Anatole France, c’est par mégarde que M. Renan l’aura laissée tomber des poches de son pardessus. Mais, en revanche, les méditations sur Bérénice, l’âme des foules et l’inconscient, font partie intégrante du livre et en soulignent le sens profond. Idéologie sans doute, mais idéologie passionnée ; philosophie, mais concrète, humaine, vivante et qu’on ne saurait distinguer de la poésie.

Je n’ai pu qu’indiquer, par des traits rapides, le contraste que nous offrent les œuvres de jeunesse de M. Barrès et la double image qu’il nous a jusqu’ici tracée de lui-même : d’une part, le Barrès théoricien d’un individualisme exaspéré ; de l’autre, le Barrès artiste qui accepte d’instinct et sans révolte les limites de sa propre nature. Aussi bien que la première trilogie, L’ennemi des lois, qui suit immédiatement le Jardin de Bérénice, atténue et redresse par une sagesse, une mesure et un goût classiques, les désordres d’une pensée romantique. Mais soudain, ce bel équilibre chancelle. Les deux Barrès en viennent aux mains. Le théoricien veut avoir raison de l’artiste et le soumettre au fastueux programme qui, jusque-là, bien que proclamé sans relâche, était presque resté une lettre morte. Du sang, de la volupté et de la mort, ce livre dont le titre même sonne comme une déclaration de guerre, rend magnifiquement témoignage au plus violent effort que M. Barrès ait jamais tenté pour sortir de soi et se transformer en reniant sa Lorraine.

Pour bien saisir l’inspiration de ce livre, nous devons nous rappeler la détresse de l’Homme libre après ses rigoureux exercices d’exaltation et d’analyse. Il s’était dit qu’ « il faut sentir le plus possible en analysant le plus possible, » et il n’avait pas pris garde qu’il est beaucoup plus facile à un Barrès d’analyser que de sentir. Un homme libre, au besoin, en ferait foi. Que faire donc après ces expériences décourageantes ? Se soumettre à n’avoir qu’une sensibilité moyenne, celle de tout le monde, renoncer à jamais « produire un romanesque qui contracte et déchire le cœur ? » A Dieu ne plaise ! Il faut plutôt recommencer la tentative avortée, se créer de toutes pièces une sensibilité nouvelle, tâcher de s’approprier les plus violentes, façons de sentir et se déchirer les nerfs à force de les tendre vers les merveilleux frissons que nos poètes nous ont promis. Voilà précisément ce que M. Barrès a voulu faire dans Du sang, de la volupté et de la mort, et cet exercice romantique est conduit avec une telle méthode, voulu avec tant d’acharnement, secondé par une toile richesse d’imagination, que plusieurs ont cru y voir le chef-d’œuvre de M. Barrès.

Il y a loin du Jardin de Bérénice à Un amateur d’âmes, — le conte morbide et cruel qui ouvre le livre, — et cependant cette dernière œuvre n’est que la transposition romantique de l’autre. Poussez Philippe au monstre, au maniaque, tuez en lui le bon sens, l’humour, la simple et vulgaire pitié, vous aurez Delrio. Faites de Bérénice une vraie malade, et vous aurez la Pia. Mêmes personnages et même intrigue, mais sur une note plus aiguë.


Si j’ai tant aimé ma petite amie, — disait Philippe en parlant de Bérénice, — c’est qu’elle était pour moi une chose d’amertume. Mon inclination ne sera jamais sincère qu’envers ceux de qui la beauté fut humiliée : souvenirs décriés, enfans froissés, sentimens offensés.


Voilà qui est bien, ou du moins voilà qui peut indifféremment servir de prétexte à une fade romance ou à une œuvre charmante. Mais que l’auteur prenne garde. Il touche ici à l’extrême limite de sa propre sensibilité. S’il passe cette limite, s’il isole le sentiment qui a dicté le Jardin de Bérénice, si, au lieu d’une douceur légère, il tâche d’en faire une volupté, et pour cela le force dans une sorte de serre tropicale, il aboutira forcément à quelque fantaisie capiteuse dans le goût de Un amateur d’âmes, et se débattra dans l’artificiel, le pervers et le faux.

On ne nous dit plus, en effet, avec le poète :


Aimez ce que jamais on ne verra deux fois,


mais on nous invite à aimer sur le visage de celle qui ne sera plus demain les signes trop réels de la mort qui vient, et déjà la mort elle-même :


Une merveille qui est en train de disparaître, voilà le trait qui complique de fièvre toute volupté. Être périssable, c’est la qualité exquise… Il n’est point d’intensité véritable où ne se mêle l’idée de la mort.


Ainsi encore dans cette étonnante Mort de Venise qui appartient à la même veine que Du sang, de la volupté et de la mort :


La puissance de cette ville sur les rêveurs, c’est que dans ses canaux livides, des murailles byzantines, sarrasines, lombardes, gothiques, romanes, voire rococo, toutes trempées de mousse, atteignent sous l’action du soleil, de la pluie et de l’orage le tournant équivoque où, plus abondantes de grâce artistique, elles commencent leur décomposition. Il en va ainsi des roses et des fleurs du magnolia qui n’offrent jamais d’odeur plus enivrante, ni de coloration plus forte qu’à l’instant où la mort y projette ses secrètes fusées et nous propose ses vertiges.

« Ivresse, » « vertige, » poète, poète, laissez-moi me ressaisir et lutter contre la magie de ces grands mots que peut-être vos propres émotions ne parviennent pas à égaler. Je vois bien là un violent effort de volupté cérébrale, mais je ne suis pas sûr que le cœur et les sens aient suivi docilement la consigne de paroxysme que vous leur donnez. En vous relisant, en voyant combien brusquement tombent vos pires transports, je me rappelle un petit mot d’un de vos frères en clairvoyance. « La facilité, — disait le héros de Volupté, — avec laquelle l’objet lui-même s’affaiblit dans ma pensée me montra mieux la folie de mon transport et combien nous nous créons au cerveau de fausses ardeurs par caprice forcé et à coups d’aiguillon. »

Êtes-vous bien loin vous-même de vous juger de la sorte, vous qui avouez ne plus trop vous reconnaître au milieu de ces débauches sentimentales ?


Je me déchire sur leur beauté… Volupté, douleur ? Je ne sais. Morne insensibilité, exquise émotivité ? Je ne veux dire, je ne puis distinguer.


Croit-on qu’en pleine surexcitation, une sensibilité naturelle se pose une pareille question, s’embrouille entre le morne et l’exquis ? C’est ainsi que, chez M. Barrès, la raison fait de l’ordre avec le désordre même, substituant à la sensibilité en détresse, une curiosité implacable et merveilleusement attentive. Qu’on relise, en se plaçant à ce point de vue, la Mort de Venise, on sera surpris de voir comment, presque à chaque ligne, l’atmosphère lumineuse des tableaux, la précision des moindres détails triomphent sur le vague et le ténébreux du sentiment.


Ce silence (à Venise), à bien l’observer, n’est pas absence de bruits, mais absence de rumeur sourde : tous les sons courent nets et intacts dans cet air limpide où les murailles les rejettent sur la surface de la lagune qui elle-même les réfléchit sans les mêler…


Chez M. Barrès, le remède n’est jamais loin du mal. Il faut donc bien que les esthètes qui mettent au-dessus de tout dans son œuvre l’inspiration de Un amateur d’âmes et qui le conjurent de revenir à ce qu’ils appellent sa vraie manière, il faut que ces néo-baudelairiens impénitens en prennent leur parti : Du sang, de la volupté et de la mort ainsi que Amori et Dolori sacrum, les deux livres où M. Barrès s’est le plus compromis avec le romantisme, reviennent, par vingt chemins de traverse, à la tradition classique, — car on pense bien que nous faisons la part du feu aussi petite que possible et que nous n’abandonnons pas intégralement aux barbares des œuvres où, par endroits, le maître écrivain s’est surpassé lui-même. À partir de Du sang, de la volupté et de la mort, la prose de M. Barrès, qui jusque-là ne parvenait pas toujours à dissimuler une certaine sécheresse, brûlée par le soleil des Espagnes, a pris la tiédeur, la coloration et le parfum d’un fruit mûr. Quoi d’étonnant si, dans la première conscience qu’il a prise de cette transformation, ébloui par les transports d’une imagination qu’il ne se connaissait pas encore, M. Barrès fut tenté d’exalter aussi la sensibilité lorraine en la conduisant à pareille fête ? Erreur sans : doute, mais généreuse et qui n’a pas été sans récompense. Dans l’effort impuissant qu’elle a fait pour sortir de ses limites, cette sensibilité a appris le secret de relever, d’orner sa propre misère. Revenue plus tard à sa naturelle sérénité, elle exaltera désormais, par la magnificence de ses expressions, des sentimens plus modestes, plus vrais et plus simplement humains. Réfractaires au surmenage voluptueux de Delrio, nous l’écouterons sans défiance ni surprise, quand elle célébrera, dans une sorte d’ivresse attendrie et paisible, la douce beauté des paysages lorrains.


Je me livre aux immenses mouvemens doux de la terre lorraine, je contemple ses villages égayés d’arbres à fruits, ses petits bois de hêtres, de charmes et de chênes, je m’enivre de sa lumière douce et noble qui met sur les premiers plans des couleurs de mirabelle et, sur les lointains, un sublime mystère d’opale, de jeunesse et de silence. Je distingue dans la prairie les éphémères colchiques violettes, dans la plaine, les graves villages ; séculaires et sur l’horizon, nos déesses, nos vertus lorraines : Prudence, Loyauté, Finesse, qui sont des personnes immortelles[2].

S’il y a comme le veut Pascal, « des mots déterminans, et qui font juger de l’esprit d’un homme, » M. Barrès, à ne le juger que par son vocabulaire, n’est assurément pas l’égotiste forcené que plusieurs s’attardent à exalter ou à combattre. « Magnifique » et « discipline, » ces deux mots, qui lui sont chers entre tous, suffisent presque à nous découvrir deux des tendances essentielles de sa nature, un immense besoin d’admiration, et un instinct profond de docilité. De ces deux tendances est né chez lui le culte des héros, que nous avons vu paraître dès les premiers chapitres de Un homme libre et dont s’inspire, ensemble et détail, toute la seconde trilogie. A première vue, on pourrait se demander si la pratique d’une pareille religion ne risque pas de contrarier la courbe rentrante que le développement de M. Barrès nous a paru suivre. Qui peut en effet nous répondre que l’influence des héros sera bienfaisante, et n’y a-t-il pas plutôt lieu de craindre, — l’exemple des élèves de Bouteiller le montre bien, — qu’elle ne contribuée nous déraciner de nos traditions les plus intimes ? Il y a plus, et ce danger trop réel, inhérent à toute éducation qui ne veut pas être simplement machinale, apparaît encore plus menaçant et plus grave pour un esprit aussi avide d’enthousiasme que M. Barrès. Celui-ci, en effet, n’est pas loin de ressembler à tels de ses héros qui « eussent été capables d’illuminer d’une auréole les vieux habitués du café Voltaire pour ne pas se priver d’admirer. » Toute excellence le séduit, toute, supériorité lui en impose : Napoléon et Boulanger, Pascal et Renan, Louis Ménard et Déroulède, la vierge lorraine et la troublante Arménienne qui lui versa tous « les poisons de l’Asie. » Comment s’y prendra-t-il pour résoudre le conflit de ces admirations rivales et se reconnaître dans le labyrinthe de ses chapelles ?

Il ne semble pas néanmoins que les inconvéniens que peut amener cette héroïque faiblesse, contre-balancent la valeur éducatrice d’une religion qui courbe l’âme devant tous les ordres de grandeurs. Même quand il s’égare dans le choix de ses objets, le culte des héros ne laisse pas de nous enlever à la contemplation et à l’adoration de nous-mêmes. Il reste une discipline, un principe d’ordre, la reconnaissance des hiérarchies nécessaires. D’ailleurs, toutes les soumissions s’entr’aidont les unes les autres, toutes les disciplines fraternisent. Qui accepte joyeusement la direction de ses héros s’apprête, sans le savoir, à subir le prestige de sa terre et de ses morts. Celui qui, dans la mêlée politique et littéraire, semblable au jeune boulangiste Sturel, « connaît sa place, celle d’un partisan, prêt à servir, » celui-là n’est pas loin non plus d’accepter l’humiliation encore plus bienfaisante que nous donne le sentiment de nos limites. Il n’est pas jusqu’à Bouteiller, ce héros semeur de nuées, qui n’ait droit à la reconnaissance de ses élèves. Son prestige personnel qui les asservit combat les vagues idées d’émancipation que ses leçons leur enseignent. Divinisé par l’enthousiasme de ces enfans, il devient lui aussi un faiseur d’ordre, semblable à un capitaine d’insurgés qui ramènerait au cœur de sa bande l’obéissance et le respect.

M. Barrès nous initie à l’esprit et à la pratique du culte des héros dans un chapitre qui émerge, ainsi qu’un vieux chêne, dans le bois taillis des Déracinés, et qu’on voudrait faire relier à la suite des lectures de Carlyle : je veux parler du fragment épique sur le pèlerinage des sept Lorrains au tombeau de Napoléon, pages mémorables où l’on ne sait ce qu’il faut le plus admirer, ou de l’ivresse qui « gonfle amoureusement » ces jeunes poitrines « contre la balustrade de marbre, » ou de la méthode impérieuse qui maîtrise, gradue et organise tous ces mouvemens déchaînés. Au lyrisme des invocations liturgiques : « Napoléon, notre ciel… » s’unit la rigueur d’une méditation scientifique. Penchés sur le « César cadavre, » ces ardens catéchumènes, indifférens aux divers « Napoléons de l’histoire, » somment le « Napoléon de l’âme » de ressusciter devant eux, et de leur dire sous quelles espèces il veut être adoré par la jeunesse d’aujourd’hui. Le héros paraît. Il dit son vrai nom : « Napoléon professeur d’énergie. » Alors les incantations s’apaisent. Un des initiés se tourne vers ses camarades et comme un diacre à la foule des fidèles, il leur jette : « Ce n’était d’abord qu’un jeune homme dépourvu !… »


Instinctivement, ils l’entraînèrent plus à l’écart, dans la chapelle du roi Jérôme et lui dirent :

— On sait sa biographie d’empereur, sa gloire, mais sa formation ? Et sa candidature à la gloire, comment la posa-t-il ?

Dans leur île, à la fin du dernier siècle, les Bonaparte, mes amis…


Tout ce qui suit est admirable de précision et d’élan, véritable cours théorique et passionné d’entraînement à l’énergie. Quel éducateur français ne préférerait cette brûlante leçon de choses aux plus belles phrases d’un Bouteiller ?

Napoléon symbolise dans la pensée de M. Barrès cette classé de héros vers lesquels une force irrésistible nous entraîne et que notre instinct nous impose. Il en est d’autres qu’aucun tressaillement intérieur ne nous révèle et que seule notre volonté lentement nous découvre. Taine appartient, si l’on veut, à cette dernière catégorie. Lorsque M. Barrès eut la pensée d’évoquer ce philosophe dans un autre chapitre des Déracinés, l’auteur des Origines n’était encore qu’un homme célèbre, et il y avait alors une réelle originalité à le transformer ainsi, parallèlement à Bonaparte, en une sorte de héros. Cette originalité paraîtra plus rare encore, et plus touchante, si l’on songe à tout ce qui sépare Taine de tels autres demi-dieux du panthéon de M. Barrès. Lui aussi pourtant, M. Barrès nous apprend à l’aborder dans un esprit et avec des sentimens religieux. Non pas que l’auteur de Au service de l’Allemagne et de tel chapitre de Du sang éprouve, à l’égard de Taine, les belles ardeurs d’un Paul Bourget ; on montrerait aisément le contraire ; mais si nos sympathies ne dépendent pas de nous, M. Barrès entend bien commander à ses puissances d’enthousiasme. Il appliquerait volontiers au culte des héros ce que Térence disait de l’amour, extrema linea amare, haud nihil est : les plus humbles pratiques de ce culte sont encore d’un très grand prix. D’ailleurs, cette religion, aux rites si bien réglés, aux formules si précises, a ses fièvres tout comme l’amour. « Rien ne ressemble plus aux troubles d’un amant que l’émulation de celui qui sent les prestiges de la supériorité. »

Est-il besoin, maintenant, Français que nous sommes, que nous expliquions à ceux du dehors qu’un pareil enthousiasme n’est pas ruiné, pas même gêné par notre irrévérence naturelle ? Ce carabin de Rœmerspacher, au plus fort de son extase, fait de bien étranges remarques sur le bas du visage de Taine, et Sturel regarde bien en face le Napoléon de Sainte-Hélène « obèse avec un grand chapeau de planteur. » Encore ces menues libertés paraissent-elles bien innocentes auprès de tel chapitre de Sous l’œil des barbares et de la brochure sur Renan. Car, n’en doutez pas, Renan, plus que Taine, fut un des héros de M. Barrès, « un de ces hommes d’exception » qu’avaient construits les rêves de sa jeunesse, « et à cause desquels il s’était méprisé pendant des années. » Depuis lors, M. Barrès avoue bien s’être un peu ressaisi, mais en 1888, sa ferveur renanienne ne le cédait à aucune autre. Alors, comment pardonner le péché irrémissible commis par le jeune écrivain ? Comment expliquer que l’on puisse être ainsi, au même moment, fanatique et sacrilège ? Renan faillit y perdre son breton. Il fit, et d’autres firent avec lui, comme ces hommes du Nord que scandalise la bonne familiarité des églises italiennes. Il n’y avait pas plus de blasphème à s’amuser légèrement de Renan qu’à causer un peu fort sous le dôme de Saint-Pierre. D’ailleurs, le maître, vu de plus près, n’avait peut-être pas répondu de tous points à l’image que se faisait de lui son jeune disciple. Quoi d’étonnant si celui-ci, désappointé, se permit quelques violences lyriques à l’adresse du grand homme, semblable à ces paysans napolitains qui mettent leur saint en pénitence quand le miracle attendu tarde à venir ?

Les vrais hero-worshippers se reconnaissent à ce signe qu’ils n’attendent pas qu’un héros soit mort pour lui dresser des autels. Un Napoléon, — et même pour M. Barrès, un Renan, un Taine, — c’est le héros fantôme, l’ombre, le saint de légende, qu’on n’a jamais rencontré qu’à travers les livres ou dans le récit de ses aventures. Quand elle a fini de prier sur les tombes glorieuses, la jeunesse cherche d’instinct d’autres prophètes en qui s’incarne l’âme des grands disparus, des maîtres en chair et en os dont elle puisse entendre la voix, serrer la main, sonder le regard, moins parfaits que les morts, puisque l’oubli n’a pas effacé leurs misères, mais non moins aimés, adorés, servis, puisque d’une certaine façon, déifiés par nous, ils semblent nous appartenir davantage. Fi d’une avare prudence qui se prive du plaisir d’admirer les gloires toutes neuves que les siècles n’ont pas contrôlées ! Le risque est noble et beau de se donner à un de ces « princes des hommes, » penseurs, poètes, conducteurs de foules, dont la fortune oscille encore et qui peut-être doivent périr tout entiers. Ainsi pense l’auteur de l’Appel au soldat, qui modifierait volontiers le mot de Vauvenargues pour dire que rien n’est plus doux que les premiers feux de la gloire sur le front du héros choisi.

Je ne crois pas qu’on ait rendu justice à ce roman du boulangisme, l’Appel au soldat, à ce beau livre, moins riche peut-être que les Déracinés, moins inspiré que Leurs figures, mais d’un si bel accent et d’une allure si dramatique. C’est l’histoire du héros manqué, — encore un chapitre qu’il faut ajouter à Carlyle, — écrite avec la sérénité d’un critique, la tendresse fidèle, la piété d’un partisan et d’un ami. En méditant, en revivant cette aventure pour la transformer en œuvre d’art, M. Barrès fait un pas de plus vers la philosophie où toutes ses expériences le conduisent. Les limites par trop sensibles de son chef l’amènent à se résigner aux siennes propres ; le néant de ce héros d’occasion le fait se replier vers les solides réalités de sa Lorraine ; enfin il apprend que les causes héroïques ne sont pas à la merci du mortel qui par instant les représente et semble les absorber en sa personne. « Boulanger n’est qu’un incident, nous retrouverons d’autres boulangismes. »

Avec cette dévotion instinctive pour les héros, le sentiment de la discipline qui pénètre, soutient, et anoblit les trois romans de l’énergie nationale, s’établit d’une façon définitive dans l’œuvre de M. Barrès. Ses nombreux voyages ne le distrairont pas de cette docilité généreuse par où il s’achemine inconsciemment vers la philosophie de l’acceptation. D’ailleurs, on n’est pas moins vagabond que M. Barrès, on n’est pas plus réfractaire que lui au caprice, plus patient, plus volontaire et plus méthodique. J’aurais dû le répéter à chacune de ces pages, mais il semblait plus piquant de réserver cette constatation pour le chapitre des voyages.


Pour un véritable homme, — écrit-il lui-même dans un de ses livres les plus romantiques, Amori et Dolori sacrum, — la discipline, c’est toujours de se priver et de maintenir fortement sa pensée sur un objet. Rien de pire que des divertissemens et des excitations de hasard, quand il faut veiller que toutes nos nourritures profitent au dessein déjà formé.


Se priver, éliminer, n’est-ce pas déjà, au prix de cette méthode appliquée rigoureusement, que Du sang, de la volupté et de la mort est devenu comme le Baedeker du romantisme ? Côme, Pallanza, un ou deux tableaux à Milan, Venise, Ravenne, notre touriste systématique et passionné va droit à ce qui peut l’exciter à « sentir le plus possible, » brûlant les haltes classiques du voyage, le lac de Garde, les églises lombardes et la parfaite Vérone. C’est ainsi encore que l’Amateur d’âmes a fixé l’itinéraire d’Espagne avec une dialectique aussi impérieuse que perverse. Enfin, rien n’est laissé au hasard dans le Voyage de Sparte, véritable merveille d’élimination et de résistance inflexible aux tentations du chemin.

Méthodique dans le plan général de ses voyages, M. Barrès sait aussi ne pas se disperser dans la contemplation des objets qu’il a choisis.

Au risque, écrit-il encore, de laisser en chemin une partie des sentimens dont Venise nous charge, essayons de les dénombrer. Révisons avec une volonté systématique ce que nous avons d’abord enregistré à notre insu. Le plaisir d’une longue réflexion méthodique n’est pas inférieur aux abandons de la rêverie.


Une préoccupation morale guide le plus souvent, toujours même, cette révision.


D’Athènes à Sparte, — se dit le voyageur au début de ces expériences, — mon objet, c’est de reconnaître quel bénéfice moral nous pouvons encore tirer de la Grèce.


Aussi bien, les voyages de M. Barrès sont-ils avant tout des pèlerinages. « C’est possible qu’en tous lieux la nature révèle un Dieu, mais je ne peux entendre son hymne que sur la tombe des grands hommes. » Pour s’arrêter aux plus beaux paysages, il « y veut des tombes parlantes. » Pèlerin dévot, et qui, jusque dans ses oraisons, se propose obstinément un but précis, une activité sanctifiante.


Quand nous trouvons un lieu tel que les grands hommes le connurent et que nous pouvons nous représenter les conditions de leur séjour, ces réalités qui pour un instant nous sont communes avec eux, nous forment une pente pour gagner leurs sommets, notre âme, sans se guinder, approche des hauts modèles qu’elle croyait inaccessibles, et par un contact familier de quelques heures, en tire un notable profit.


Le séjour des héros, le cadre de leur vie, les spectacles qui les ont nourris, la recherche exacte de toutes ces réalités exige une nouvelle application à laquelle la méthode de M. Barrès ne permet pas qu’on se dérobe. D’ailleurs, ce ne sont pas là de ces résolutions trop parfaites qu’emporte le premier tour de volant. Il serait aisé de montrer par de beaux exemples, en étudiant, entre autres passages analogues, le chapitre de l’Appel au soldat sur la Vallée de la Moselle, avec quelle rigueur M. Barrès obéit point par point à cette consigne. Il ne laisse rien à l’inspiration du moment que puisse lui donner la préparation attentive de son voyage, prêt du reste, le moment venu, à illuminer ces éruditions de toutes les fusées de la passion et du rêve. Après vingt ans de journalisme, il se refuse encore à écrire avant de savoir. Au service de l’Allemagne nous montre encore le poète de la Mort de Venise poussant d’étranges enquêtes dans les études des notaires lorrains, et telle page de lui sur les splendeurs du cadastre épouvanterait les pseudo-Barrèsiens qui n’ont jamais lu que l’histoire de la Pia. Mais pourquoi chercher des exemples ? Dans ce livre trop peu connu de Scènes et doctrines du nationalisme, M. Barrès nous détaille par le menu le protocole compliqué de ses promenades. Je veux parler de la visite qu’il fit à Combourg pendant un entr’acte du procès de Rennes. Le choix même de Combourg est déjà caractéristique. On voit M. Barrès parcourant la carte des environs de Rennes et cherchant des promenades qui conviennent à l’émotion qui le remplit. Comme il ne veut rien qui le « détourne de la discipline nationale, » il élimine sans hésiter « les bois immenses de Brocéliande » et, de tout ce qui jadis aurait pu le séduire, il ne retient que trois points, trois sanctuaires proprement, exclusivement français, les Rochers, la Chênaie, Combourg. Va pour Combourg. Mais, avant de partir, le pèlerin veut relire le premier volume des Mémoires d’outre-tombe, et il se munit des monographies locales que lui signale quelque savant de l’endroit. N’oubliez pas que tout ceci n’est qu’une distraction, un repos entre deux séances du conseil de guerre, entre deux de ces articles que chaque soir le télégraphe transmet à Paris. M. Barrès sait donc avant de partir, et dans le plus infime détail, ce qu’il veut voir à Combourg. Dans l’espoir d’éclaircir un point controversé, « je vais, dit-il, je vais à la mairie, consulter le cadastre. »


Il ne donna jamais son cœur aux poètes, celui qui peut sourire des efforts que tout un jour je multipliai pour toucher exactement ces lieux où j’entrevois que la sauvage et la druidesse soupirèrent d’abord et prirent leurs premières couleurs.


Chez un romantique aussi discipliné que M. Barrès, ces humbles liturgies, bien loin de gêner l’inspiration proprement dite, l’activent au contraire en la dirigeant. Ces apparentes contraintes rendent plus intense l’émotion du pèlerin et plus active sa prière. J’emploie à dessein ces métaphores, M. Barrès nous y invite lui-même, et l’on peut répéter de ses plus belles impressions de voyage ce qu’il a dit de sa première étape dans la Vallée de la Moselle.


S’il avait pu, dans cette minute, rendre intelligible son état, Mme Gallant de Saint-Phlin se fût écriée : « Mais voilà ce que j’appelle la religion ! »

Est-il besoin d’ajouter que la méthode minutieuse, sévère et fervente dont on vient de résumer les principes n’impose pas à l’auteur de la Mort de Venise le sacrifice de son vocabulaire pittoresque et passionné ? Bien au contraire, cette préoccupation morale, cette concentration des plus nobles facultés de l’âme en face d’un paysage lui donnent une richesse et une chaleur spirituelles. Pittoresque moral, si l’on peut dire, saturé d’un lyrisme grave et profond, beaucoup moins éloigné de la vieille tradition latine et française d’un Catulle ou d’un Du Bellay, que de l’impressionnisme moderne et de la photographie des couleurs.

Il semble au premier abord que cette façon originale d’envisager l’histoire ou de voyager implique une certaine dose d’égotisme. Tout ramener aux héros, c’est encore tout ramener à soi-même, puisqu’on ne les célèbre que dans l’espoir de se hausser jusqu’à eux, et d’un autre côté, chercher avant tout le « bénéfice moral » qu’on peut retirer d’un paysage ou d’une ville d’art, c’est peut-être rapetisser le monde à notre mesure. Vieille antinomie que la religion rencontre, elle aussi, devant elle. On lui objecte que toute prière est égoïste, elle répond que la plus sublime prière s’appelle contemplation. « Invincible égotisme, soupirait jadis M. Barrès, qui me prive de jouir des belles formes ! Derrière elles, je saisis leurs âmes pour les mesurer à la mienne et m’attrister de ce qui me manque. » En vérité, le danger n’était pas si redoutable que le lui faisait croire une conscience trop timorée. Egotiste ou non à son point de départ, — cela n’a pas d’importance, — un artiste tel que M. Barrès, dès que l’enthousiasme le soulève, ne saurait manquer de s’oublier soi-même dans la contemplation du « non-moi. » Le merveilleux chapitre sur la Vallée de la Moselle (L’appel au soldat) dans ses parties descriptives, les portraits d’un Boulanger (L’appel au soldat), d’un Déroulède, d’un Mores, d’un France (Scènes et doctrines), les vastes fresques grouillantes du départ de Boulanger pour Clermont et de l’élection de Paris (L’appel au soldat), les journées de caserne d’un volontaire alsacien (Au service de l’Allemagne), et tant d’autres pages qui sont du meilleur Barrès, respirent une sérénité, un détachement classiques. Mais il y a plus impersonnel encore dans cette œuvre, il y a Leurs figures,

Qu’on a mal lu ce chef-d’œuvre, et qu’il serait dommage que la postérité regardât M. Barrès comme le Paul-Louis Courier de la troisième République ! Ni le parti pris, ni la violence, le livre n’a rien d’un pamphlet. On comprend mieux qu’il ait rappelé à Francisque Sarcey les Mémoires de Saint-Simon, d’un Saint-Simon qui se griserait non de sa propre vengeance, mais du spectacle qu’il raconte, et qui « n’assénerait » ses regards que pour le plaisir de les asséner. Pour ma part, je ne vois de violent dans Leurs figures que ce plaisir. Ce n’est pas le frémissement d’une volupté de surface, mais le jeu grave, patient, magnifique d’une curiosité ardente et réfléchie. Impassible à force de passion, l’auteur trahit cependant, de-ci de-là, en lieues de feu ses délices de contemplateur. Il parle de la « magnificence » et de la « poésie infernale » de cette « épopée. » Deux lignes de lui eu disent plus long à ce sujet que tous les commentaires :


En ce temps-là, écrit-il, conséquence d’une surproduction de drames, il y eut d’irréparables gaspillages de physionomies tragiques.


Le partisan s’efface devant le peintre, la passion politique devant la fièvre de voir, de comprendre et de décrire. N’était cette fièvre, vous le prendriez presque pour un dilettante. Indignation, haine, mépris, par un suprême effort de discipline et par un sens infaillible des lois de son art, il concentre en une flamme unique de curiosité tous les sentimens qui grondent en lui. Ni bourreau, ni accusateur, ni même juge, simple spectateur, mais d’autant plus redoutable qu’il est plus calme, il choisit méthodiquement, paisiblement, dans le tumulte de ces terribles journées, l’attitude, le geste, le mot qui perdent un homme. Cruel, si l’on veut, féroce même, mais d’une férocité d’artiste. L’enthousiasme passé, quand le pinceau lui tombe des mains, il n’est plus qu’indulgence, que pitié pour les figures qu’il vient de peindre. « Les malheureux ! » écrit-il sans se douter qu’il répète le mot de sainte Thérèse sur les démons. Mais chez lui, de tels mots trahissent moins les attendrissemens soudains de la sensibilité que les hésitations de l’esprit. Vérité d’un côté de la Chambre, erreur au-delà.

« Décidément, — écrit-il, — elle est vraie cette parole qui toujours me tenta par sa désolation : Il n’y a de justice que dans l’intérieur d’une même espèce. » Un fanatique ne parlerait pas de la sorte, et ce n’est pas là une boutade, mais l’expression raisonnée d’un relativisme dont la pensée de M. Barrès est tout imprégnée.

Ainsi plus nous avançons dans nos recherches, et plus nous semblons reculer. A chaque pas, de nouvelles antinomies nous arrêtent. M. Barrès nous apparaît comme un artiste aussi passionné que volontaire, aussi curieux de « sentir » qu’habile à se maîtriser dans ses émotions les plus lyriques. Nous le croyons perdu jusqu’à la subtilité dans les paralysantes délices de l’analyse intérieure, et en même temps, il se révèle à nous comme tellement idolâtre de ses héros que les justes sévérités de sa propre critique ne parviennent pas à le déprendre de ce culte. Indolentes voluptés d’une imagination qui semble se laisser aller à la dérive, et netteté extraordinaire d’une intelligence qui se rend compte de tout, langueur et fermeté, faste et sécheresse, Saint-Simon et Nicole, Renan et Bonald, tant de conflits, qui nous gêneraient fort si nous avions entrepris de découvrir la faculté maîtresse de notre écrivain, se résolvent harmonieusement dans son œuvre, comme se fondent dans une atmosphère unique les caractères opposés du paysage lorrain.


Divine douceur de ce chétif paysage, si mol et si fort, racinien et cornélien. Il brise le cœur et raffermit. Perpétuel attendrissement, mais qui formerait des héros.


Il semble donc que nous n’ayons pas fait fausse route, en admirant, de préférence à tant de beautés plus surprenantes, la belle ordonnance classique à laquelle ce tempérament romantique a voulu se soumettre, et l’heureux équilibre que l’auteur des Amitiés françaises parvient à maintenir entre tant de puissances contraires. Cet équilibre est un des aspects les plus imprévus peut-être, mais assurément les plus caractéristiques de son talent. Un menu trait nous le rappellerait au besoin, un de ces riens révélateurs comme les aimait Sainte-Beuve. Les routes préférées de M. Barrès n’ont rien de tumultueux. Si elles montent, c’est par de paisibles lacets qui laissent presque l’illusion de la plaine. Il n’est jamais mieux inspiré que sur les chemins qui font terrasse et en présence d’un de ces paysages qu’on peut embrasser d’un seul regard. « Où que je sois, écrit-il, je suis mal à l’aise, si je n’ai pas un point de vue d’où les détails se subordonnent les uns aux autres et d’où l’ensemble se raccorde à mes acquisitions précédentes. » On peut, sans craindre de se tromper, appliquer cette confidence à toutes les formes de son activité. Cette Lorraine, à laquelle il revient toujours, c’est le « point de vue, » la terrasse où ses diverses expériences s’ordonnent, et où, volontairement, par devoir et par plaisir, il se limite lui-même.

Je ne veux pas prétendre qu’il ait atteint du premier coup et sans effort à cet équilibre. Classique un peu malgré lui, nous l’avons vu, il fait parfois d’étranges détours pour revenir à la tradition. Mais c’est là, précisément, ce qui assure l’originalité et détermine l’importance de son œuvre. Moins hésitant, moins partagé, moins sensible aux séductions de l’une et de l’autre cause, il ne nous intéresserait pas autant, et son exemple nous serait moins profitable. Lui-même, d’ailleurs, il décrit et chante, sur le modèle des stances de Polyeucte et du Cid, les oscillations de son âme ainsi combattue. Je ne vois pas de livre de lui où on ne rencontre quelqu’un de ces soliloques, de ces examens de conscience lyriques dans lesquels il se complaît, et qui nous permettent de suivre si exactement le rythme de sa pensée et de sa sensibilité. Rythme à trois temps qui scande d’abord les « extases » puis les « dépressions » de cette frémissante et clairvoyante nature et qui se repose enfin dans une modération courageuse.

Oubli de soi ou révolte consciente contre ses propres limites, on se porte d’abord violemment vers le monde extérieur, dans un élan d’enthousiasme et de conquête ; puis bientôt, averti par le sourire ironique et déçu du guetteur intime que rien ne peut endormir, on se replie découragé sur soi-même et on se délecte amèrement à contempler sa propre impuissance ; enfin on se reprend, on accepte la médiocrité de tout ce qui est humain, et on se résigne à orner de son mieux une invincible misère.

Nous pourrions montrer par le menu avec quelle docilité le style de M. Barrès se prête aux pulsations de ce rythme ; mais il faudrait plus de quelques pages pour suivre dans ses métamorphoses cette langue tantôt « chétive » et lucide comme la vive prose de Voltaire, tantôt lourde et chaude de volupté, ici nonchalante et paisible, là, soudain, frémissante d’énergie, cette phrase « si molle et si forte, » d’une contagion si troublante et d’un relief si vigoureux. Il y a là le je ne sais quoi, le rayon, la marque des maîtres, la beauté insaisissable qui ne se mesure qu’au plaisir qu’elle donne et qui échappe à toute définition.

La merveille est de voir un pareil style au service d’une doctrine dont la sévérité touche à l’ascétisme. Qu’on imagine un Epictète qui frapperait ses maximes dans la langue de René. Car enfin, cette doctrine de l’acceptation qui s’affirme à chaque nouveau livre de M. Barrès d’une façon plus précise et plus convaincue, cette doctrine n’offre rien de commun avec ces philosophies chatoyantes, rêveuses ou enivrantes dont l’intelligence des poètes a coutume de se nourrir. Discipline mortifiante à laquelle les classiques de tous les temps se soumettent sans dire mot et contre laquelle tous les anarchistes de l’idée ou du sentiment ne cessent de faire rage, c’est, je crois bien, la première fois qu’un fils des romantiques se présente pour l’exalter.

Doctrine, système, théorie, je n’oublie pas qu’aux premières pages de cette étude, ces grands mots nous faisaient peur. Médiocrement éblouis par la synthèse du Culte du moi, nous en appelions du Barrès métaphysicien au Barrès artiste, et nous préférions hardiment le génie de l’un aux idéologies de l’autre. Allons-nous nous contredire et donner comme souverainement importante telle construction provisoire que professe aujourd’hui M. Barrès et qu’il oubliera demain ? « Culte du moi, » défense de l’individualisme, autant de systèmes préconçus que l’artiste caresse un moment avec la complaisance des idéologues et auxquels il s’efforce de plier ou de rattacher ses inspirations les plus spontanées. La philosophie de l’acceptation, au contraire, M. Barrès l’a vécue, si l’on peut dire, longtemps avant de la formuler. Emergeant peu à peu du crépuscule de l’inconscient, elle éclairait déjà, elle animait, elle rachetait les pages les plus révoltées de son œuvre, préparant ainsi par une suite d’ébauches de plus en plus poussées les livres où elle devait enfin se révéler dans son austère rigueur. C’est là qu’il faut chercher le secret profond, l’orientation, l’unité complexe et pathétique de ces vingt-cinq années de vie littéraire, l’aiguillon intérieur qui stimulait l’apparente frivolité de l’Homme libre et de l’ami de Bérénice, et qui ne laissait pas l’enthousiasme de Sturel sombrer avec la faillite de ses héros.

L’acceptation, on pourrait peut-être préciser le lieu et l’instant où M. Barrès rencontra pour la première fois cette rude maîtresse. C’était à Milan, dans le réfectoire de Sainte-Marie-des-Grâces, devant la Cène du Vinci. « Le Vinci médite, trouve l’acceptation, » écrivait-il au sommaire de ce mémorable chapitre, et méditant sur le Christ, il ajoutait :


Le geste de ses mains et ses traits qui sont, pour notre constante indignité, le plus douloureux des reproches, signifient qu’à comprendre tout et à distinguer la bassesse irrémédiable qui est à l’origine de chacun de nos sentimens, le sage, celui qui sait tout, pardonne tout. Tel est le mot suprême d’une connaissance complète et d’une méditation de la réalité ; c’est l’acceptation.


Oui, mais pas encore l’acceptation absolue, complète et vraiment libératrice. Tout pardonner est encore moins difficile et moins vivifiant que de s’accepter soi-même. Le poète était encore trop jeune pour tenter ce pas décisif. Du reste, il ne croyait pas non plus, à cette date, que l’acceptation fût le dernier mot de la pensée, de l’art et de la vie.


Accepter, disait-il encore, voilà le terme de ce sublime Vinci ; Michel-Ange, par un élan brusque, nous emporte bien au-delà.


C’est, je pense, vers cette époque d’aspirations tumultueuses que M. Barrès se procura les vastes reproductions des fresques de la Sixtine dont on nous le montre entouré dans son cabinet de travail. A un ami qui l’interrogeait récemment sur cette galerie surhumaine, M. Barrès avoua, dit-on, que son culte pour Michel-Ange avait un peu perdu de sa ferveur première. Insensiblement et malgré lui, il en était venu à se fixer le même terme que le « sublime Vinci. » Les Déracinés marquent une étape de ce retour. « Accepter, voilà ce que n’enseigne pas l’Université. » Ainsi formule-t-il lui-même le plus grave reproche qu’ait mérité Bouteiller, résumant d’ailleurs le fameux discours qu’il prête à M. Taine en « une doctrine d’acceptation. » Des deux inspirations de M. Barrès, la plus belle et la plus féconde est la seconde. Jadis, s’étant heurté à ses propres limites en méditant l’histoire de la Lorraine, il avait décidé d’effacer, s’il se pouvait, cette fatale ressemblance ; aujourd’hui, cette Lorraine où il se reconnaît plus que jamais, il l’aime, il la chante dans ses limites mêmes, comme saint François la Pauvreté. Dans le 2 Novembre en Lorraine, il lui élève le plus noble temple et, dans les Amitiés françaises, nous le voyons mettre cette philosophie souriante et douloureuse à la portée d’un petit enfant.

Est-il besoin d’en faire ici la remarque ? « Acceptation » n’a pas du tout le même sens pour M. Barres que « résignation. » Se résigner, c’est toujours subir, tandis que l’acceptation est essentiellement agissante. Profondément pessimiste, cette philosophie permet, encourage, commande même toutes les joies de l’action. Au même temps qu’elle nous humilie en nous ramenant aux conditions fatalement médiocres de notre vie, elle nous stimule, elle nous impose le culte et l’imitation des héros. « Il est des lyres sur tous les sommets » de l’étroit pays où elle nous emprisonne.


L’honneur comme dans Corneille, l’amour comme dans Racine, la contemplation telle que les campagnes françaises nous la proposent… Quand une âme lorraine se forme une haute conception de sa terre et de ses morts, cette idée, avec l’occasion, deviendra le principe de grandes actions lorraines.


En reconnaissant ici les strophes tendres et viriles des Amitiés françaises, plus d’un lecteur aura retrouvé du même coup l’inquiétude où l’œuvre nous laisse, l’objection qu’elle provoque à chaque page sans la résoudre jamais. « Les trois déesses, » « les lyres sur les sommets, » l’apothéose de la Lorraine et la doctrine de l’acceptation, tout cela peut-il bien se réduire en une discipline pratique, en une science de la vie ? Il y a du vague dans tout lyrisme. Ebranlés par ces musiques splendides, nous cherchons instinctivement « les vivantes réponses des actes, » la lumière moins éblouissante et plus sûre des exemples, et, si modeste soit-il, la conduite d’un héros.

Des actes, des exemples, un héros de l’acceptation, à première vue n’y a-t-il pas là de quoi faire frémir un poète ? Ombres de René, d’Amaury et de Delrio, laisserez-vous le dernier des romantiques ressusciter le pieux Enée !

M. Barrès est un logicien trop courageux, un artiste trop volontaire pour s’incliner devant de semblables défis. Il a accepté, il a tenu la difficile gageure de proposer à un public français l’acceptation dans ce qu’elle peut présenter de plus douloureux, de plus rebutant : il nous a fait comprendre, approuver, aimer un volontaire alsacien au service de l’Allemagne. Comme enivré à la pensée de cette hardiesse, il a voulu compliquer encore ce tour de force en préludant à l’aigre cantique de l’acceptation par une symphonie somptueuse. L’auteur de Du sang et d’Amori et Dolori sacrum n’a rien orchestré avec plus de soin et de succès que les trois chapitres sur Sainte-Odile qui conduisent dans son dernier roman à la grêle épopée du volontaire alsacien. Tout est réuni pour rendre ce navrant récit plus pénible. Les « couleurs provinciales » du jeune Ehrmann paraissent encore plus « germaniques » à côté de la délicieuse frivolité, de la raison agile de Mme d’Aoury. Bref, pour nous intéresser au récit de ses aventures, M. Ehrmann ne peut compter que sur la poésie de l’acceptation et sur la « beauté morale » d’une libre volonté qui se range « dans sa prédestination. » Tel quel, néanmoins, Au service de l’Allemagne est un chef-d’œuvre, le plus beau livre peut-être que M. Barrès ait publié jusqu’à ce jour. J’aurais trop à dire, si je voulais célébrer dans le détail l’ordonnance un peu capricieuse de cet ouvrage, la richesse des images et des pensées qui relève une si mince matière, la modération dont l’auteur ne se départ pas aux endroits les plus critiques, la convenance parfaite entre le symbole et la doctrine, l’éloquence discrète et persuasive de ce plaidoyer en faveur de l’acceptation. Car on entend bien que l’aventure du volontaire alsacien est un symbole, tout comme la Lorraine de l’Appel au soldat, et que le bénéfice de cet exemple héroïque n’est pas réservé aux seuls Alsaciens. Au service de l’Allemagne est le commentaire vivant, l’illustration pittoresque du vieil adage que je rappelais au commencement de cette étude : Spartam nactus es, hanc adorna. Timide formule du classicisme littéraire et moral, prudente devise ennemie des trop longs espoirs et des trop vastes pensées, mélancolique bréviaire de la sagesse des vieux âges, — pour que l’auteur de Du sang, de la volupté et de la mort en soit venu non seulement à vous répéter de toute son âme, mais encore à vous amplifier magnifiquement dans son œuvre entière, n’a-t-il pas fallu un véritable miracle de la tradition et de la raison françaises ?


HENRI BREMOND.


  1. Malebranche, Conversations chrétiennes, ch. II.
  2. Les temples de l’âme au village. Gaulois du 8 janvier 1907.