L’Evolution de la marine allemande

L’évolution de la marine allemande
Edouard Lockroy

Revue des Deux Mondes tome 14, 1903


L’ÉVOLUTION
DE LA
MARINE ALLEMANDE

La marine allemande a un passé. Elle n’a point, à proprement parler, d’histoire. C’est une marine toute nouvelle, greffée à grand’peine sur une ancienne marine, et qui vient subitement de sortir de l’eau. Au cours de ces dernières années, elle a pris un développement inattendu et formidable. Tout à coup, elle a réussi à créer des arsenaux merveilleusement outillés, à construire des vaisseaux de guerre qui peuvent soutenir la comparaison avec les meilleurs vaisseaux de l’Europe et de l’Amérique, à promener sur toutes les mers du globe un pavillon jusqu’à ce moment inconnu. En même temps qu’elle s’est faite plus redoutable, elle a renouvelé de fond en comble ses conceptions stratégiques. Condamnée, autrefois, à une étroite défensive, elle prépare, aujourd’hui, une offensive énergique. Elle ambitionne de devenir plus puissante que la marine française. Elle est déjà, pour la marine anglaise, une menace et un danger.

L’histoire de sa transformation montre d’une manière éclatante ce que peut la volonté obstinée d’une race de souverains aidés du patriotisme et de l’énergie d’un grand peuple. L’Allemagne n’était pas destinée à devenir une puissance maritime. Deux choses essentielles lui manquaient : les ports de guerre et les marins. Je ne parle pas, ici, des villes hanséatiques. Celles-ci ont toujours vécu à part, jouissant d’une autonomie absolue. Ce sont les Hohenzollern qui, en dépit de la géographie, malgré la configuration du littoral qui les enfermait dans la Baltique, et ne leur ouvrait qu’une étroite porte sur la mer du Nord, sont parvenus, avec l’aide de la nation, contrainte de se passionner pour leur œuvre, à triompher de tous les obstacles et de la nature elle-même. Mais, il leur a fallu plus de deux siècles pour réaliser un projet paradoxal en apparence et qui, de l’aveu de tous, semblait irréalisable.

Les progrès récemment accomplis, l’invention de la vapeur et de l’électricité, ont permis bien des entreprises jadis jugées impossibles. La révolution industrielle, qui en a été la suite, n’aurait cependant pas suffi aux Hohenzollern pour accomplir leur dessein, s’ils n’étaient parvenus à recruter, dans leurs propres États, des officiers et des matelots. Quelle que soit la puissance des nouvelles machines de guerre, c’est toujours l’homme qui reste l’instrument le plus important de la lutte et le facteur principal de la victoire. Ni les canons à tir rapide, ni les torpilles, ni les cuirasses épaisses, ni tous les engins destructeurs qu’a imaginés la science moderne ne peuvent rien sans lui, sans sa fermeté et son héroïsme. Mais, pour que l’homme acquière toute sa valeur militaire, il faut qu’il soit imbu de l’esprit national ; qu’il combatte pour son pays, pour son foyer et pour les siens. La marine, comme l’armée, doit être une émanation directe de la patrie. Le plus grand obstacle qu’ait rencontré l’Allemagne à la création d’une flotte de guerre a été la nécessité où elle s’est trouvée de recourir, pour l’armement de ses vaisseaux, à des équipages mercenaires. Tantôt elle a demandé ses capitaines à la Hollande ; tantôt elle a cherché à les emprunter aux États-Unis. Aussi sa puissance navale, deux ou trois fois constituée, — au temps du Grand Electeur d’abord, en 1848 ensuite, — s’est-elle aussitôt évanouie. C’est seulement quand elle est parvenue à peupler de ses nationaux ses arsenaux et ses escadres qu’elle a pu fonder un établissement durable et prendre une large place sur les mers.

Les troupes mercenaires ont souvent joué un rôle important dans l’histoire : témoin les troupes suisses en France. Bien souvent aussi elles ont désespéré les généraux qui les commandaient : le Grand Frédéric, par exemple. Toujours il leur manque ce qui fait la force d’une marine ou d’une armée : l’amour du sol natal, la haine de l’envahisseur étranger ; ce haut sentiment d’abnégation qui faisait dire à W. Cushing en quittant sa mère pour aller planter une torpille sous le flanc d’une frégate confédérée : « Ne me pleurez pas. Si je meurs, ce sera pour une cause juste. » Les hommes font souvent le sacrifice de leur vie à une idée noble ou généreuse : la patrie, la religion, la liberté. Rarement ils font le même sacrifice pour de l’argent. L’héroïsme a besoin de s’appuyer sur une foi. Mais peut-être la croyance à l’idéal est-elle plus nécessaire dans l’armée de mer que dans l’armée de terre. Le combattant y est plus isolé. Il a besoin d’avoir un appui moral plus robuste pour supporter le contact perpétuel de l’infini. Avec lui, il emporte son pays au-delà des mers. Une escadre est une réduction de la patrie. Elle en doit résumer l’esprit, le caractère, les vertus, les espérances, les ambitions, la personnalité morale tout entière. Le pavillon n’est qu’un symbole. La patrie s’incarne dans l’officier qui commande et dans le matelot qui manœuvre.

Aussitôt que l’Allemagne a trouvé chez elle des officiers et des équipages, elle a pu d’une façon durable prendre possession de l’Océan. L’industrie a facilement fourni le matériel de la flotte. Le recrutement lui a donné une âme. L’histoire de la marine militaire allemande se peut diviser en trois périodes : dans la première, elle fait appel aux mercenaires, et ses rares succès sont de peu de durée ; dans la seconde, elle végète, humblement soumise aux chefs de l’armée de terre ; dans la troisième, ayant recruté un personnel national, elle échappe à toutes les tutelles, et prend une subite importance. Son ambition croît à mesure qu’elle se sent plus forte. Réduite d’abord à n’être que la modeste auxiliaire des batteries de côtes et que la timide gardienne du littoral, elle change peu à peu d’attitude et d’objectif. La pensée lui vient d’étendre son action ; déjouer, pendant la guerre, un rôle de premier plan ; d’aller combattre dans les mers ennemies. Bien des obstacles se dressent alors devant elle et s’opposent à son développement normal : la conception stratégique de l’état-major qui la condamne à rester un élément purement défensif ; la résistance des généraux de 1870 qui jugent négligeables ses services ; l’opposition du Reichstag qui trouve trop dépensière son administration ; la timidité de l’opinion publique qui craint les aventures et les conséquences de la politique mondiale. Elle rencontre, enfin, dans l’Empereur actuel un champion incomparable. Et un jour arrive où Guillaume II, s’adressant à ses amiraux, prononce la phrase fameuse qui annonce à l’Europe entière la révolution accomplie : « En cas de guerre, la marine allemande prendra l’offensive ! »

Le premier, le Grand Electeur, vrai fondateur de la puissance prussienne, s’occupa de la marine. Il s’en occupa passionnément. Longtemps il avait habité la Hollande. C’est là que le goût des choses de la mer lui était venu. La richesse du pays, les avantages qu’il retirait de l’importance de sa flotte marchande l’avaient profondément impressionné. Aussi la pensée lui vint-elle de reproduire dans ses Etats, tout ce qui avait frappé et rempli d’admiration sa jeunesse. Il rêva de faire de la Prusse, peu préparée alors à ce rôle, une grande puissance navale, à la fois commerçante et guerrière. La Hollande travailla ainsi à l’éducation de deux souverains : Pierre de Russie et Frédéric-Guillaume de Prusse. Elle les séduisit tous deux par les mêmes vertus pratiques. Elle eut la même influence sur le développement de leur génie.

Les obstacles ne manquaient pas à la réalisation des pensées du Grand Électeur. La Hollande, qu’il s’efforçait de copier, n’avait nulle envie de voir se constituer dans le Nord une puissance rivale de la sienne et organisée sur le même modèle. La jalousie de l’Angleterre était, en outre, éveillée. Il semble que, déjà, elle pressentait le rôle que pourrait jouer dans le monde la flotte allemande et qu’elle s’efforçait, dès le début, de paralyser sa concurrence naissante. Plus clairvoyante qu’elle ne l’a été depuis, la France s’effrayait des ambitions de Frédéric-Guillaume et s’unissait aux deux autres nations pour l’arrêter dans ses entreprises. Tant de puissans efforts réunis étaient de nature à menacer sérieusement l’œuvre commencée et à ruiner rapidement les projets les mieux conçus.

Mais ce qui, plus encore que la politique extérieure et que l’opposition ouverte de ses voisins, devait gêner Frédéric-Guillaume, c’étaient la configuration même du pays, le peu d’étendue de son littoral, l’absence complète de ports de guerre, la pénurie absolue d’officiers de mer et de marins. La plus grande partie des côtes allemandes s’étend le long de la Baltique, et la Baltique est un lac fermé, une sorte de prison, dont le Danemark tenait alors, et tient encore aujourd’hui les clefs. Les escadres brandebourgeoises s’y trouvaient dans la même situation difficile que les escadres russes dans la Mer-Noire. Lors de la discussion au Reischtag sur la création du canal Wilhelm, M. De Bismarck appelait la Baltique « un trou. » Sur les bords de ce « trou, » les arsenaux militaires n’étaient pas faciles à établir. Kiel restait hors de cause. Stettin et Stralsund, sans cesse prises et reprises, appartenaient plus souvent aux Suédois qu’aux Allemands. Puis, comment exercer une action en Europe, trafiquer avec les nations de l’Occident, voire avec l’Amérique, l’Afrique et l’Asie, quand on est enfermé dans un golfe septentrional dont on ne peut sortir sans la permission d’un rival jaloux, bien armé et toujours prêt à la lutte ? C’était vers la mer du Nord qu’il fallait chercher une issue et ouvrir une porte. Là, malheureusement le littoral, resserré entre la Hollande et l’enracinement de la presqu’île danoise, n’a qu’une largeur très faible et n’offre aux navires aucun abri, sauf à l’embouchure de l’Ems, où s’élevait la ville libre d’Emden. On ne pouvait pas songer alors à construire, comme on l’a fait plus tard, un port artificiel sur les territoires appartenant au duc d’Oldenbourg ; on ne disposait pas du formidable outillage que l’industrie moderne a mis aux mains de nos ingénieurs. Les moyens matériels manquaient. La Prusse trouvait tous les chemins de l’Océan barrés devant elle. Il semblait qu’elle fût pour toujours condamnée à la vie continentale.

Le climat ajoutait son hostilité aux obstacles que présentait la géographie. Dès le commencement de l’hiver, tous les ports, envahis par la glace, devenaient impraticables. Les villes hanséatiques elles-mêmes, Lubeck, Brome, Hambourg, se voyaient obligées de suspendre leur commerce. Les magasins se fermaient ; les armateurs et leurs employés prenaient des vacances. Le moment n’était pas venu, où des navires spéciaux allaient ouvrir une route à la navigation à travers les estuaires solidifiés. Puis, ces ports allemands, soit de négoce, soit de guerre, tous situés au fond de golfes profonds ou d’immenses haffes, ou bien encore au bord des fleuves, étaient, à proprement parler, des ports défectueux et d’accès très difficile. Il fallait le règne de la vapeur pour leur donner une valeur stratégique et une supériorité militaire incontestables. Au temps de la marine à voiles, les ports n’étaient commodes et sûrs que lorsqu’ils étaient placés à fleur de rivage, au bord même de l’Océan. La moindre brise, le moindre souffle d’air en permettaient l’entrée et en favorisaient la sortie. Tels sont la plupart de nos ports de France : Le Havre, Marseille, Dunkerque. Tels étaient presque tous les ports antiques. M. Bérard, dans son beau livre sur l’Odyssée, remarque que tous les comptoirs phéniciens ont été établis à l’extrémité de caps qui, souvent, s’avançaient au loin dans la mer. Au contraire, les ports placés à l’intérieur du pays, séparés du large par de grands espaces, et qu’on ne pouvait atteindre qu’en franchissant des passes étroites ou qu’en suivant toutes les sinuosités d’une rivière, exposaient à beaucoup de dangers les vaisseaux, à beaucoup d’inquiétudes et de travail leurs capitaines. Le vent, seul moteur connu alors, pouvait pendant des mois entiers les emprisonner dans des rades bien closes, ou leur interdire pendant le même temps l’atterrissage. L’invention de la vapeur a changé, du tout au tout, cette situation. Ce qui était une cause de faiblesse et d’inaction est devenu une cause de sécurité et de puissance. De même ce qui était une cause de sécurité est devenu une cause de faiblesse. Le vent a passé à l’état de facteur négligeable. Du coup, les ports à fleur de côte ont perdu leurs avantages. Ils ont été exposés aux insultes d’une artillerie perfectionnée. Les ports situés à l’intérieur du pays ont pris, en revanche, une importance considérable. Leur accès a été subitement rendu facile et ils ont offert un abri sûr aux navires isolés comme aux escadres.

Ces goulets étroits qui en empêchaient la fréquentation, ces rives tourmentées des fleuves qui ralentissaient ou arrêtaient la marche des navires, se sont hérissés de canons, ont rendu dangereuses, souvent impossibles, les entreprises de l’ennemi. Au fond de refuges inaccessibles, on a pu panser les blessures des coques ou des machines en toute tranquillité ; établir des docks et des magasins qui n’avaient plus à craindre la destruction ; charger ou décharger des marchandises ; se ravitailler en munitions ou en vivres. Une transformation si absolue du littoral et des conditions mêmes de la guerre sur mer devait puissamment servir les desseins de l’Allemagne. Mais, au temps de Frédéric-Guillaume, la vapeur n’était pas connue et toutes les difficultés, inhérentes à la marine à voile, subsistaient.

Plus que tout cela, ce qui embarrassait Frédéric-Guillaume, c’était, outre le manque de constructeurs de navires et même de chantiers de constructions, le dénûment absolu où il se trouvait relativement au personnel. La population des côtes, très clairsemée d’ailleurs et ignorante, ne lui fournissait pas suffisamment d’hommes pour ses équipages. Les officiers lui manquaient encore plus que les matelots. Si, par hasard, quelque gentilhomme du Brandebourg se mettait en tête de naviguer, il devait prendre du service chez les voisins et faire son éducation de marin et de combattant soit en Hollande, soit en Angleterre. Force était donc de se résoudre, pour constituer une flotte, à acheter ou à louer des vaisseaux à des armateurs ; à faire appel à des mercenaires pour les armer et les commander. C’est à ces expédiens que fut réduit Frédéric-Guillaume, et ce sont précisément ces expédiens qui, avant même sa mort, causèrent la disparition ou, pour mieux dire, l’évanouissement de la puissance navale à laquelle il avait, envers et contre tous, réussi à donner la vie.

Ce fut un armateur de Hambourg, nommé Baul, qui s’associa à l’Electeur et consentit à lui louer une escadre entière, officiers, équipages et bateaux. Les vaisseaux marchands de cette époque se transformaient facilement en vaisseaux de guerre : il suffisait de mettre des canons à bord. Un Hollandais, capitaine ou amiral, Tromp, en obtint le commandement. Plus tard, on y vit figurer un Allemand, Adler ; mais cet Allemand, qui, pendant toute sa jeunesse, avait servi à l’étranger, paraît isolé. L’escadre, que le Grand Electeur finit d’ailleurs par acheter et prendre à son compte, joua pendant la guerre un rôle honorable. On la voit, successivement, coulant une corvette suédoise à la bataille de Bornholm ; croisant devant les ports français et faisant la course dans la Manche ; livrant un combat sanglant à une escadre espagnole et s’aventurant jusque sur les côtes d’Afrique. Mais ses succès devaient être passagers et sans résultat pratique. Sa gloire s’en est allée en fumée.

Comme devait le faire plus tard M. De Bismarck, le Grand Electeur avait cherché une issue vers la mer du Nord, aussi bien dans l’intérêt de ses entreprises militaires que de ses opérations commerciales. Sa marine étouffait, enfermée dans la Baltique. Il avait jeté les yeux sur la ville d’Emden, où se trouve aujourd’hui un poste important de torpilleurs, ville florissante alors, qu’enrichissaient ses relations continuelles avec Hambourg et Brème. Emden était ville libre et indépendante comme les villes de la Hanse. Frédéric-Guillaume réussit à conclure avec elle un traité et même à lui imposer une garnison brandebourgeoise. En revanche, il s’engagea à protéger son commerce, à sauvegarder son autonomie et ses frontières. Pour lui, c’était la porte ouverte sur l’Océan ; la délivrance de la servitude danoise qui lui fermait les Belts, l’avenir de sa marine. À cette époque où la différence entre les ports militaires et les ports de commerce était moins tranchée qu’aujourd’hui, Emden pouvait remplir un rôle analogue à celui imparti à Wilhemshafen. Elle mettait les États du Grand Electeur en rapport direct avec les puissances occidentales ; elle lui permettait l’offensive en temps de guerre. Emden, en outre, lui ouvrait le chemin des Indes et de l’Afrique, où il avait trouvé le moyen de fonder des colonies et des comptoirs. Comme sa marine de combat et plus encore qu’elle peut-être, l’Electeur, toujours préoccupé de la Hollande, avait développé sa marine marchande. Ses négocians et ses commis voyageurs s’étaient répandus, faisant de la réclame aux produits allemands, sur la côte de Guinée aussi bien qu’aux extrémités de l’Asie. A l’intérieur, le creusement d’un grand canal avait facilité le transport des marchandises qu’on voulait amener, à peu de frais, jusqu’au point d’embarquement. Aider à la prospérité de l’industrie, chercher des débouchés au dehors, exploiter les continens neufs, répandre le nom de l’Allemagne dans le monde entier, s’assurer de bonnes bases d’opérations sur les routes stratégiques du globe, acquérir des territoires dans les pays encore barbares ; assurer la sécurité du commerce maritime par la constitution d’une flotte redoutable : c’était le rêve du Grand Electeur, c’était déjà, bien avant qu’il fût formulé, le programme de Guillaume II. La politique « mondiale » y tenait sa place. Mais l’heure de sa réalisation n’avait pas encore sonné.

Le traité de Saint-Germain, si cruel à beaucoup de points de vue pour le Grand Electeur, l’éloigna définitivement de la mer. Dès avant qu’il mourut, toute cette puissance navale, si péniblement édifiée, s’écroula. La flotte louée, puis achetée, disparut ; une école de cadets qu’il avait créée ferma ses portes ; la colonie africaine se trouva abandonnée ; les possessions de Tranquebar furent, faute d’argent pour les entretenir, vendues, pour 36 000 thalers, aux Anglais. Rien ne resta debout de cette œuvre grandiose qui, un moment, avait ébloui l’Europe. Rien ne devait en rester : elle était artificielle et factice. Une marine mercenaire, greffée pour ainsi dire sur une côte inhospitalière, ne pouvait pas vivre. Privée d’ingénieurs, d’arsenaux, même d’officiers de mer et de marins, elle n’avait aucun de ces éléments d’existence qui font que certaines grandes institutions résistent même à l’abandon et à l’anarchie. Cependant la tentative du Grand Electeur ne fut pas stérile. Si ses projets ne se réalisèrent point, si ses plus chères espérances furent trompées, au moins eut-il la gloire, en inventant une marine et en ébauchant un empire colonial, d’ouvrir des horizons nouveaux à la politique de ses successeurs, d’indiquer à son pays des sources inattendues de prospérité.

Sa pensée survécut à sa flotte, à ses écoles, à ses arsenaux et à lui-même. Elle hanta l’esprit de son arrière-petit-fils, Frédéric II, roi de Prusse. Celui-ci s’efforça de développer le commerce extérieur ; et, sans peut-être avoir le dessein de créer une Hollande allemande, il surveilla d’un œil attentif les opérations de sa flotte marchande. Son génie lui fit comprendre vite la nécessité de garder l’issue que, si heureusement, l’Electeur s’était ménagée sur la mer du Nord. Il établit à Emden un port franc ; attira de ce côté le mouvement de la navigation. Sans nul doute, il eût été plus loin encore dans la voie ouverte avant lui, si les guerres continentales, les alternatives de succès et de revers qui remplirent sa carrière, lui avaient laissé le loisir de tourner ses regards vers la mer. Une fois seulement dans sa vie, il eut à pourvoir à la défense navale de son royaume. La conception tactique que les événemens lui imposèrent eut une influence décisive sur la destinée de la flotte allemande. Il craignait, alors, une attaque et un débarquement des troupes suédoises et, comme il n’avait à son service aucun vaisseau de ligne capable de s’y opposer et d’aller combattre au large, il imagina d’organiser une escadrille de bateaux de pêche destinée à protéger les ports de commerce et les points menacés du littoral Probablement mal armée et mal commandée, l’escadrille fut dispersée et détruite. Mais la pensée qui l’avait créée subsista : elle s’imposa à tous les successeurs de Frédéric, et, pendant plus d’un siècle, elle détermina le rôle que devait jouer la marine en temps de guerre.

Ni la Révolution française, ni les conquêtes de Napoléon ne détournèrent complètement le gouvernement prussien de ses préoccupations constantes. Dès 1811, le ministre de Rauch, cherchant à exécuter sur des bases sérieuses le plan de défense improvisé autrefois, s’occupa d’organiser une flottille de canonnières qu’il ne put d’ailleurs, faute d’argent, parvenir à faire construire. L’idée dominante d’alors, inspirée par l’improvisation de Frédéric, était que le rôle de la marine de guerre devait se borner à la protection immédiate des rades, des ports et encore des points stratégiques où, sur les côtes de la Baltique ou de la mer du Nord, un débarquement de troupes ennemies paraissait possible. On ne lui reconnaissait, d’autre fonction qu’une collaboration modeste avec les batteries déjà établies sur le littoral. Cette conception était surtout préconisée par les militaires de l’armée de terre, dont l’influence se trouvait alors prépondérante. En Prusse, comme chez beaucoup de nations de l’Europe, une rivalité inévitable existe entre les soldats et les marins. Les premiers, qui, généralement, ont plus d’autorité sur les conseils du gouvernement, cherchent, autant que possible, à diminuer la part des seconds, à réduire l’importance des services qu’ils peuvent rendre. Une pareille tendance est purement instinctive et s’allie très bien au patriotisme le plus ardent. Elle résulte du désir très noble de bien servir le pays et, pour ainsi dire, de monopoliser le danger. Il était naturel que les généraux y cédassent. Mais si, au commencement du siècle, ils avaient des motifs sérieux pour condamner la marine à n’être qu’une auxiliaire, il n’en fut pas de même plus tard, lorsque M. De Moltke enleva la défense des côtes à l’armée pour la confier aux marins ; et lorsque Guillaume II plaçant, enfin, un amiral à la tête du Reichs-marine-amt, construisit ses escadres de croiseurs et de cuirassés.

C’est seulement en 1848 que commence véritablement l’histoire de la marine allemande. À ce moment, le Schleswig-Holstein révolté a demandé à faire partie de la Confédération germanique ; les Danois bloquent tous les ports de la mer du Nord et de la Baltique. L’Allemagne impuissante se sent, à la fois, menacée et humiliée. Les orateurs, les publicistes réclament avec énergie l’achat ou la construction de navires de guerre ; on commence, dans le public, à comprendre de quelle utilité peut être une marine militaire, à quelle infériorité son absence condamne une nation. La leçon de choses que reçoit le pays est concluante. L’ennemi, qu’on ne peut atteindre, y arrête net l’activité et la vie. À l’Assemblée de Francfort, c’est une explosion : dès qu’une suspension d’armes permet d’organiser un peu la défense, la création d’une flotte nationale est votée d’enthousiasme. On n’a que quelques mois pour exécuter ce grand projet ; mais, aussitôt, on se met à l’œuvre.

Des souscriptions publiques s’organisent ; des meetings ont lieu dans toutes les villes. Les dames prussiennes se distinguent entre toutes par la grandeur du sacrifice qu’elles consentent ; elles achètent ou font construire, de leur argent, un navire auquel on donne ce nom : Frauenlob : Gloire des femmes. Les bateliers du pays de Bade s’offrent à transporter gratis, à pied d’œuvre, les matériaux nécessaires à la construction des bateaux projetés. Des ouvriers transforment en bâtimens militaires les caboteurs disponibles. Le Hanovre s’engage à fournir gratuitement l’artillerie nécessaire à l’armement. Le Schleswig-Holstein met sa flottille à la disposition de la Confédération ; six millions de thalers sont votés pour les besoins des chantiers ; un Congrès maritime des États côtiers se réunit à Hambourg pour élaborer un plan de campagne ; on veut une flotte puissante, on la veut tout de suite, on n’entend reculer devant aucun moyen pour la constituer.

Un homme se mit à la tête de ce mouvement, et s’efforça de le diriger : le prince Adalbert de Prusse. Il avait séjourné longtemps en Angleterre, où il avait pris le goût de la marine, qu’il connaissait bien. Nommé président d’une commission technique, il dirigea ses travaux avec une grande sûreté et une grande hauteur de vues. Le très long mémoire qu’il rédigea alors sur la situation maritime de l’Allemagne et sur les mesures à prendre dans les circonstances difficiles où se trouvait le pays, est un morceau remarquable et qu’on peut encore lire aujourd’hui avec intérêt. Deux collaborateurs l’aidèrent dans sa tâche et se firent une place à côté de lui : Duckwitz et Brome. Le premier était un négociant devenu ministre du Commerce ; le second, un capitaine de vaisseau né en Allemagne, mais qui avait acquis ses grades à l’étranger, en Angleterre et en Grèce, comme le devaient faire les marins allemands de ce temps-là.

Malgré les efforts du prince Adalbert et de ses amis, il fut impossible, comme dit le commandant Erwin Schafer, « de créer une flotte d’Empire sans Empire. » L’Allemagne confédérée se heurta aux mêmes difficultés qu’autrefois le Grand Electeur. Les chantiers de constructions, les navires, les marins surtout lui manquèrent ; ses efforts pour se constituer une marine ne réussirent qu’à éveiller la jalousie des autres puissances. Bientôt il fallut se résoudre, coin me au temps passé, à louer et à acheter des vaisseaux à l’étranger, à enrôler des mercenaires. La disette de personnel était si grande et l’anxiété du public si fiévreuse qu’on eut, un instant, foi dans les promesses d’un diplomate américain, le général Parker, qui s’était imprudemment engagé au nom des États-Unis à fournir d’officiers de marine et même d’amiraux les escadres de la Confédération. Malheureusement, le cabinet de Washington désavoua le général, et l’on dut se passer du secours attendu d’outre-mer.

Cependant, à la fin de l’armistice, la flotte de la Confédération fut déclarée prête. Etait-elle prête, en effet ? Un historien maritime, — très digne de foi, car il a appartenu aux services de l’Amirauté, — déclare que, sur dix ou douze navires, deux ou trois seulement se trouvaient en état de combattre dans de bonnes conditions. Cette flotte, victime de la hâte avec laquelle elle avait été rassemblée, était composée d’unités assez disparates, à voiles et à vapeur, et d’une petite flottille de canonnières, parmi lesquelles beaucoup à rames, ce qui semble aujourd’hui primitif. Tous les bateaux, quoique de provenances diverses et appartenant à différens États, arboraient à la poupe les couleurs du vieil Empire germanique : noir, or et rouge. L’unité allemande se manifestait ainsi très fièrement, mais très imprudemment, sur l’eau. L’Angleterre, en effet, devait profiter de l’occasion qui s’offrait à elle pour arrêter net le développement d’une marine rivale. C’est le 4 juin 1849 que se passa, en vue d’Héligoland, le petit drame naval qui, en quelques minutes, brisa l’effort des États confédérés et ruina leurs espérances. Brome, à la tête de trois navires, croisait de ce côté. Ayant rencontré une corvette danoise : Walkirie, il avait déjà échangé quelques bordées avec elle, lorsqu’un coup de canon, tiré à blanc par la forteresse anglaise, lui intima l’ordre de cesser le combat. Brome obéit, vira de bord, et regagna la côte allemande, où l’explication de cette intervention inattendue lui fut aussitôt donnée. Une communication officielle du gouvernement de la Grande-Bretagne avait annoncé au Sénat de Brème que, le pavillon noir, or et rouge « étant inconnu sur les mers, tous les vaisseaux qui l’arboreraient s’exposeraient à être traités en pirates. »

Cette déclaration, d’une si incroyable audace, eut un effet foudroyant. Le pavillon germanique disparut de tous les bateaux ; la Prusse elle-même reprit ses couleurs nationales. Jamais plus la marine de la Confédération ne fit parler d’elle. Bientôt après, en 1852, la suppression totale de la flotte allemande fut décrétée. Il fut décidé, en outre, qu’on mettrait aux enchères les navires qui la composaient. Le grand mouvement national qui avait entraîné l’Allemagne vers la mer aboutissait à une vente à la criée. Un commissaire-priseur, nommé Fischer, fut chargé de l’opération. Les patriotes, affligés de voir disparaître une institution qui symbolisait l’unité, l’appelèrent Flottenfischer, « Pêcheur de flotte. » Il leur semblait qu’il travaillait à détruire les plus vieilles espérances du pays. A Hambourg, les armateurs profitèrent de l’occasion pour se procurer des navires au rabais. C’est aussi à des prix extrêmement minimes que le gouvernement prussien, toujours préoccupé de la défense navale et des dangers de la mer, put acquérir des unités de combat que son programme restreint ne comportait pas, mais dont le bon marché l’avait séduit.

Pendant qu’on s’occupait de constituer une flotte fédérale, la Prusse, sous l’influence du prince Adalbert, n’avait pas cessé de travailler à l’augmentation de sa marine particulière. Effrayé des conséquences qu’aurait pu avoir la guerre danoise, le gouvernement avait songé à organiser sérieusement la protection de ses ports de la Baltique, à armer les côtes, et à se prémunir contre le péril d’un blocus. Une commission spéciale fut nommée pour élaborer de nouveau un plan de campagne. Malheureusement, elle fut tout entière composée de généraux de l’année de terre. L’idée d’une étroite défensive y domina. Il semble qu’on voulût reproduire exactement, bien que des progrès considérables eussent été accomplis, la flottille de Frédéric II. Les bâtimens à vapeur furent provisoirement exclus du programme, qu’on ne voulait ni trop étendu ni trop coûteux. On proposa de construire quarante canonnières, la plupart à rames, dont le rôle devait se bornera une surveillance, d’ailleurs insuffisante, du littoral. La parcimonie du Ministère et des Chambres en réduisit le nombre à dix-huit. Mais si, pour le matériel, on ne fit pas alors tout ce qu’on aurait dû faire, en revanche on posa les bases de cette admirable organisation qui fait aujourd’hui la force de la marine allemande. L’école des cadets fut ressuscitée et restaurée ; on appliqua dans les arsenaux le grand principe industriel de la division du travail.

Les services militaires et les services administratifs furent rendus autonomes. La séparation de « la flotte construite » et de la « flotte en construction » devint un fait accompli. Toute marine se divise en deux grands organismes, nécessairement solidaires, mais dont les fonctions sont profondément dissemblables : l’usine où l’on fabrique les navires et tous les accessoires nécessaires à leur armement et à leur marche ; l’armée qui fait usage de ces navires pour la navigation et le combat. Il ne peut y avoir d’ordre dans l’administration et de méthode dans le travail que si ces deux services s’entr’aident sans se mélanger. Ce résultat, facile à obtenir dans les marines en formation, est, au contraire, difficilement réalisé dans les marines anciennes, que paralysent toujours leurs traditions. On trouve moins d’obstacles quand il faut créer que lorsqu’il faut réformer. Les industries nouvelles ont, sur les industries depuis longtemps établies, un avantage incontestable. Elles profitent, pour leur outillage et leur administration intérieure, de l’expérience de leurs aînées. C’était le cas de la Prusse, que le poids du passé ne gênait pas.

On s’occupa, en outre, et ce fut l’œuvre la plus féconde de cette époque, de la formation d’un personnel national. La vapeur, malgré l’opposition des généraux, qui l’excluaient de leur programme, fit alors, son apparition dans le monde naval. Du changement profond qui résulta de son emploi à la mer, l’Allemagne profita plus qu’aucune autre nation de l’Europe. Ce fut la vapeur, en effet, qui, après avoir transformé son littoral, rendu à ses ports la prospérité et la vie, lui fournit le complément nécessaire de ses équipages : matelots et officiers. En substituant aux bâtimens à voiles ces usines flottantes qui s’appellent des cuirassés, des croiseurs et des gardes-côtes, elle lui permit de faire appel, pour armer les nouvelles unités de combat, aux masses ouvrières des villes. Plus encore que de marins caboteurs ou pêcheurs, une marine industrielle a besoin de mécaniciens, de chauffeurs, d’électriciens, de praticiens de toutes sortes. L’Allemagne n’en manqua jamais : le recrutement de sa flotte se confondit bientôt avec celui de son armée. Du même coup, bien que beaucoup de difficultés lui restassent à vaincre, la constitution de ses états-majors fut rendue moins difficile. L’instinct des choses de la mer et de la navigation, ce qu’on nomme : « le sens marin, » si nécessaire autrefois, devint moins indispensable : on put le suppléer par la méthode et les connaissances techniques. La science se substitua à l’art. Et la science, surtout en matière militaire, a toujours fait la force de l’Allemagne.

Les bateaux achetés à Hambourg commencèrent, dès lors, à faire parler d’eux. Ils promenèrent le pavillon sur les côtes du Maroc, où, sous la conduite du prince Adalbert, ils détruisirent un nid de pirates. Mais, un fait plus important attira bientôt l’attention de l’Europe : la baie de la Jahde fut achetée, pour cinq cent mille, limiers, c’est-à-dire pour un morceau de pain, à S. A. le duc d’Oldenbourg. C’est là qu’allait s’élever l’arsenal de Wilhemshafen, ce port sur la mer du Nord tant désiré par le Grand Electeur et par le Grand Frédéric, qui tous deux avaient cru vainement le trouver à Emden. Les travaux étaient commencés quand éclata la guerre des Duchés. La Prusse, à ce moment, ne pouvait encore réunir que deux mille matelots et un petit nombre de cadets et d’officiers. Ni l’escadre ni la flottille ne firent rien de très éclatant. Toute la gloire fut accaparée par les Autrichiens et leur amiral, Tegethof. La bataille d’Héligoland mit en pleine lumière cet incomparable chef, qui, plus tard, devait commander à Lissa. Sans attendre les canonnières prussiennes, que l’infériorité de leur marche empêchait de le suivre, il se précipita, avec ses deux seules frégates, sur l’escadre danoise rangée en bataille. Pendant six heures, il ne cessa de combattre, avec ses équipages décimés, sur ses bâtimens troués de boulets. Comme un brûlot s’était attaché à son navire et que déjà les flammes en léchaient les murailles, des officiers grimpèrent sur la passerelle et lui crièrent effarés : « Le feu est à bord ! » Il répondit tranquillement : « Qu’on l’éteigne. »

Après la campagne de Sadowa, M. De Bismarck se résolut à entrer en scène et à vivement soutenir la cause de la marine. La flotte prussienne était devenue officiellement la flotte de la Confédération du Nord ; le Roi en était le chef ; les États confédérés contribuaient à son entretien. Coup sur coup, de grands progrès s’étaient accomplis. On avait obligé la population cotière au service ; des écoles de sous-officiers et de mousses étaient créées ; l’industrie fournissait des hommes pour les machines, et M. De Bismarck, bien qu’adversaire déclaré des expéditions lointaines, reprenait en partie le programme du Grand Electeur. Ce n’étaient plus des canonnières que, dans de retentissans discours, il demandait au Parlement, c’était une escadre de vingt et un cuirassés et de vingt frégates blindées, capable de combattre dans les mers d’Europe : l’escadre de sa politique et de ses ambitions. Mais ce qui, plus peut-être que la construction des navires, le préoccupait, c’était la pénurie encore inquiétante du personnel. S’il savait maintenant où recruter des équipages, il ne parvenait qu’imparfaitement à inspirer le goût de la navigation à la jeune noblesse, habituée depuis des siècles au service de l’armée de terre. A son instigation la marine se démocratisa : elle facilita l’entrée de ses écoles de cadets aux fils de la bourgeoisie, elle ne fixa pas de limite d’âge pour les examens d’admission. A aucun prix, M. De Bismarck ne voulait recourir aux procédés d’autrefois. L’idée de faire commander ses vaisseaux par des officiers étrangers révoltait son patriotisme. Sa sollicitude était si éveillée sur ce point qu’on le surprend, dans sa correspondance secrète, en train d’intriguer auprès d’un de ses amis pour qu’un jeune garçon de quinze ans soit enrôlé dans la flotte allemande presque de force et malgré la volonté formelle de ses parens. « Il est bien doué, écrit-il, de corps et d’esprit. Il aura de la fortune du côté de sa mère, et son entrée chez nous serait un précédent qui, je l’espère, trouverait des imitateurs parmi les élémens analogues de la population des bords de la mer du Nord. »

Ce personnel d’officiers, objet de tant de soucis, n’existait encore qu’à l’état rudimentaire quand éclata la guerre de 1870. Autant l’armée était prête, autant la marine l’était peu. On n’avait pas encore introduit d’eau à l’intérieur des ports de Wilhemshafen, malgré la solennité de l’inauguration ; les cales de radoub n’étaient nulle part en état de fonctionner ; les navires de la flotte se trouvaient obligés de s’en aller en Angleterre quand ils avaient besoin de passer au bassin. En plus mauvaise situation encore étaient les batteries de côte et les ouvrages défensifs du littoral : la plupart attendaient les pièces d’artillerie qui devaient les armer. Les mines sous-marines, en nombre insuffisant, ne protégaient qu’imparfaitement les passes. Un accident de machine avait rendu indisponible un des plus gros vaisseaux de l’escadre : le König Wilhelm ; d’autre part, le Kronprinz était en avarie. On constata bien vite l’impossibilité d’agir sur mer. On se contenta de garnir l’entrée des rades d’estacades, de pontons, de filets, de torpilles. Une batterie flottante compléta les fortifications commencées de Kiel ; la Nymphe fut chargée de protéger Neufahrwasser, dans la baie de Dantzig ; l’escadre se blottit au fond de la baie de la Jahde, dont toutes les balises avaient été enlevées ; les autres bateaux s’enfermèrent à Swinemünde, où l’étroitesse d’un goulet bien armé leur assurait une tranquillité suffisante. Il fallut compter seulement, pour arrêter les forces françaises et paralyser leurs entreprises, sur les difficultés de l’atterrissage et sur le peu d’épaisseur des eaux. L’armée ; de terre dut pourvoir à la sécurité du littoral. Les 1er et 2e corps, sous les ordres du général Vogel von Falkenstein, dont le quartier général était à Hanovre, eurent pour mission de surveiller la Baltique et la mer du Nord.

Tandis que l’Allemagne renonçait à se défendre, son adversaire renonçait à l’attaquer. L’état-major français, dès le début des hostilités, avait abandonné le projet, d’abord formé, d’une diversion dans le Nord et du débarquement d’un corps de troupes sur les côtes prussiennes. Ordre fut donné aux deux escadres, l’une commandée par Bouët-Willaumez, l’autre par Fourichon, de se borner à établir une ligne de blocus devant les ports de guerre et de commerce de la Baltique et de la mer du Nord. Malheureusement, le blocus ne pouvait être tenu qu’à très longue distance, l’énorme tirant d’eau de nos bâtimens ne leur permettait pas l’approche d’un littoral, d’ailleurs plein de pièges, dont tous les feux avaient été éteints. A aucun moment, ces forces navales ne trouvèrent l’occasion d’un combat. Leur action, cependant, ne fut pas inefficace. On ne peut s’imaginer, aujourd’hui, à quel point furent profonds le désordre et l’effroi que leur seule apparition causa dans le pays ennemi. La vie commerciale se trouva suspendue, le ravitaillement parut compromis ; l’Allemagne se revit dans la situation où elle avait été en 1848, au moment de la guerre danoise. Comme alors, elle se sentit prise à la gorge, isolée du Nord et de l’Occident. Sans doute, si la fortune des armes ne lui avait pas été immédiatement favorable, la prolongation du blocus aurait pu lui devenir funeste. Mais nos désastres obligèrent bientôt les deux escadres à quitter leurs postes. Fourichon rallia directement Brest. Bouët-Willaumez s’arrêta un instant près d’Héligoland, croisa sur les côtes de Hollande et, continuant l’opération commencée devant Hambourg et Brème, donna la chasse aux bateaux marchands.

C’est un thème assez ordinaire aujourd’hui que l’inefficacité de la guerre de course. On sait, cependant, que l’Allemagne en soutînt beaucoup au commencement des hostilités et que la France, à son tour, en souffrit beaucoup à la fin. Un seul petit bateau, l’Augusta, sous le commandement du capitaine Weickmann, vint, après la retraite des escadres, croiser dans la Manche et dans le golfe de Gascogne. Les pertes matérielles qu’il nous causa ne furent, à la vérité, pas considérables : il prit un brick chargé de farine pour la 3e division militaire, une grande barque, quelques bateaux de pêche. Mais sa seule présence jeta l’inquiétude dans les esprits, le désordre et la terreur dans tous les ports du littoral. On fut obligé d’envoyer des forces sérieuses à sa recherche et, prisonnier dans la baie de Vigo, il immobilisa, jusqu’à la paix, deux gros navires de guerre chargés de le surveiller. Si l’Allemagne avait eu alors à sa disposition plusieurs bâtimens du même genre ; si elle avait pu organiser la course d’une façon sérieuse, peut-être le dénouement du conflit eût-il été singulièrement modifié et accéléré. Notre ravitaillement en vivres, en munitions et en argent, qui se faisait par l’Angleterre et l’Amérique, eût été rendu impraticable. La France, deux ou trois mois plus tôt, eût été réduite à capituler. La guerre de course n’est donc pas aussi inutile que plusieurs écrivains affectent de le prétendre. Elle peut avoir, dans certains cas, une influence décisive sur la marche des événemens. Personne n’a oublié l’exemple fameux de la guerre de Sécession. Le seul petit Alabama a fait plus de tort aux États-Unis et à la cause fédérale que tous les Merrimacs des États confédérés.

C’est seulement la paix conclue que la marine allemande commença à prendre tout son développement. L’éclosion fut, pour ainsi dire, subite. La guerre, encore une fois, avait montré toute l’étendue du péril naval ; combien il était indispensable d’armer les côtes ; combien il était urgent de se défendre contre les blocus qui, en interdisant toute communication avec le dehors, suspendaient la vie continentale ; à quel degré il était nécessaire de conserver libres les chemins de la mer. Sur ces différens points, l’accord se fit unanime. Cependant, ce ne fut pas sans de longs débats, sans d’âpres discussions, que la question se trouva résolue et que la cause de la marine triompha. À ce moment, la lutte s’engagea entre l’élément militaire, toujours imbu des idées de Frédéric II, qui persistait à vouloir imposer à la flotte une tâche secondaire et effacée, et l’élément maritime qui, conscient de son importance, réclamait hautement le droit à l’offensive, un rôle égal à celui de l’armée de terre dans la défense nationale.

Un fait capital marqua le commencement des hostilités. Ce fut M. De Moltke lui-même qui, au lendemain de ses victoires, accorda à la marine une première satisfaction dont ses propres soldats furent victimes. Depuis l’origine de la monarchie prussienne, cotait à l’armée qu’avaient été confiés la défense des côtes, la construction et l’armement des ouvrages du littoral. Elle était, à bon droit, fière de ce privilège, qui, outre qu’il ajoutait à son importance, lui donnait la haute main sur les autorités maritimes. M. De Moltke le lui retira. Soit qu’il eût connaissance des études faites antérieurement en France par la grande commission réunie autrefois sous la présidence de l’amiral Bouët-Willaumez et dont l’amiral Dumas-Vence avait été le secrétaire, soit que son expérience personnelle l’eût conduit à des conclusions analogues à celles de la commission française, il n’hésita pas devant cette grande réforme. Dans une note célèbre, qu’il soumit lui-même à l’Empereur, il exposa les raisons techniques et tactiques qui commandaient la remise entière de la défense des côtes à la marine : « La défense des côtes, disait-il, est organisée en prévision d’attaques exécutées par des corps de troupes transportés par mer et débarqués sous la protection des escadres de combat. Les officiers de marine sont seuls à même de discerner les points faibles de ces escadres et d’engager la lutte en conséquence ; ils peuvent seuls découvrir la portée des mouvemens des navires assaillans et en reconnaître le but réel. » Il ajoutait que les canons du littoral sont les mêmes que les canons de bord et que, par conséquent, les marins sont plus aptes au maniement de ces engins que les troupes de terre ; que les méthodes de tir sont celles qu’on emploie sur les vaisseaux ; et qu’enfin « l’indispensable combinaison des efforts » qu’on doit attendre du jeu des batteries et des forces maritimes : torpilles, torpilleurs et gardes-côtes, ne peut être obtenue que par un personnel « appartenant à la marine et dirigé par un officier de ce département. » Cette doctrine si claire, et qui semble dictée par le bon sens, n’était pas seulement celle de M. De Moltke et de l’amiral Bouët-Willaumez. Elle avait été celle de l’amiral Deloffre et de la commission parlementaire de 1849, présidée par M. Dufaure. Elle allait devenir celle du commandant Gougeard et de Gambetta ; en Italie, de l’ancien ministre de la Marine, l’amiral Bettolo. Il est peut-être regrettable que la France y ait aujourd’hui renoncé.

L’attitude de M. De Moltke est d’autant plus curieuse en cette circonstance qu’il semble bien que l’illustre feld-maréchal ne voulut pas aller plus loin, et qu’en sa qualité de militaire il tînt, lui aussi, à laisser la marine dans une situation subalterne. S’il consentait, forcé par le raisonnement et l’expérience, à la charger de la défense totale du littoral, — ce qu’on ne fit d’ailleurs qu’à demi, car il ne lui donna que les principaux ports : Kiel, Wilhelmshafen, Héligoland, — il ne désirait certainement pas la mettre sur le même pied que l’armée de terre, ni lui assigner un rôle de premier plan. Au moins, bien qu’il ne l’ait jamais ouvertement manifesté, croit-on deviner ce sentiment dans la résistance acharnée qu’il apporta à la création du canal Wilhelm, dont l’ouverture allait doubler la force de la flotte et lui permettre de nouvelles combinaisons stratégiques : « Mieux vaudrait, prétendait-il, dépenser notre argent à la construction de bateaux neufs. » Ce fut M. De Bismarck qui prit avec passion, contre lui, la défense du canal et de la marine : « La possibilité de sortir d’un trou avec toute l’escadre, s’écria-t-il au Reichstag (le trou, c’était la Baltique), rendra plus forte l’offensive ! » M. De Bismarck avait dit : « l’offensive. » Il avait ainsi ouvert à la marine des perspectives nouvelles : le grand mot était lâché.

Malheureusement, ce fut un officier de l’armée de terre, le général von Stosch, qui fut chargé, comme le voulait la tradition, de l’administration de la Marine. Il y apporta toutes les idées et toutes les préventions du corps auquel il appartenait. Les récentes réformes furent supprimées et le nouveau ministre déposa, sur le bureau du Reichstag, un programme de constructions neuves qui semblait, bien qu’avec des élémens plus modernes, reproduire, encore une fois, la flottille de Frédéric II. D’après le général von Stosch, partisan déclaré de la doctrine si souvent exposée par les généraux ses prédécesseurs, la marine ne devait ambitionner que le rôle de gardienne des rades et des ports de guerre. Ses vaisseaux, « placés à l’embouchure des fleuves ou à l’orée des golfes, ne devaient être que des forts flottans. »

Cette doctrine parut un peu étroite : on n’exécuta pas le programme de von Stosch. Mais le général de Caprivi, qui lui succéda, reprit avec plus d’autorité les mêmes idées. Elles étaient celles de l’armée de terre tout entière. Le passage aux affaires du futur grand chancelier de l’Empire fut marqué par l’arrêt presque total des constructions neuves. Une fois, il demeura cinq ans entiers sans mettre en chantier une seule unité importante. Sa plus grande faute, en ce genre, fut de remplacer par des navires exactement semblables les navires démodés dont il était obligé de se débarrasser. Il alla si loin dans cette voie qu’en 1885, tombant dans la même erreur où l’on était tombé en France, il commanda aux arsenaux des bâtimens en fer et en bois, alors que toute l’Europe n’employait déjà plus que l’acier pour ses navires de guerre. Les mauvais types Arcona, Charlotte datent de cette époque. Aussi un historien sévère a-t-il pu écrire : « La façon dont on entendit alors le renouvellement de la flotte lit tomber la marine allemande au rang d’une puissance de sixième ordre, bonne tout au plus à une défense locale des côtes. »

C’était, en effet, une défense locale qu’avait en vue M. De Caprivi. Autant il avait négligé la flotte, autant il s’attacha à rendre intangible le littoral. À ce point de vue, on peut dire qu’il se montra un organisateur et un stratège de premier ordre. On commençait alors à entrevoir le rôle que pouvait jouer la torpille ; on s’essayait à construire des torpilleurs. Schwarzkopf, le rival de Whitehead, venait d’apparaître avec ses engins de bronze durci, capables de résister aux plus hautes pressions. Il avait, ainsi, permis à l’Allemagne de se soustraire à la dure nécessité de recourir à une fabrication étrangère : il avait trouvé la torpille nationale. M. De Caprivi l’encouragea, l’aida à développer ses usines, qui, plus tard, devaient approvisionner tant de puissances maritimes. En même temps, il appela M. De Tirpitz à la direction du service des torpilleurs. M. De Tirpitz était déjà connu comme un homme remarquable et d’avenir. Sous le ministère von Stosch, à une grande solennité navale en rade de Kiel, où il commandait les défenses mobiles, il avait frappé Guillaume Ier par l’originalité de ses vues et la sûreté de ses manœuvres. M. De Tirpitz pensait que le rôle du torpilleur ne doit pas se borner à la protection intérieure des rades à laquelle on le disait seulement destiné, mais qu’il devait étendre son action au large, porter plus loin la ligne de défense, au besoin prendre l’offensive. Il prévoyait le torpilleur de haute mer. Sa présence à la tête de l’administration engendra des progrès immédiats. Les matelots-torpilleurs, conformément au principe, militaire autant qu’industriel, de la division du travail, furent étroitement spécialisés. On imagina, pour les petits bateaux, cette institution si ingénieuse et si utile des Schiffs Kammern qu’on devait plus tard adopter pour tous les vaisseaux de l’escadre. Il s’agit de ces petites maisons où les objets nécessaires à l’armement d’un bâtiment sont serrés et étiquetés, et dont le capitaine a seul la clef. Comme on attachait un grand prix à la construction des torpilleurs, qui allaient constituer l’élément le plus important du système, on résolut d’ouvrir un concours auquel les industriels seraient invités à prendre part, et dont le but était de fournir à la marine nu type unique et définitif. Le concours réussit au-delà de toute espérance : ce fut le célèbre Schichau qui remporta le prix. Ses navires soutinrent la comparaison avec tous les navires similaires de l’Europe. Depuis, on sait quelle vogue extraordinaire ils obtinrent. Le résultat fut une flottille homogène, à tous égards excellente et qui, dans une large mesure, devait assurer la sécurité du littoral. Un crédit extraordinaire de 21 millions fut aussitôt consacré à la mise en chantier des nouveaux modèles. Mais M. De Caprivi ne voulut pas seulement s’occuper de la défense mobile. Il s’inquiéta en même temps de la défense fixe. Conformément au principe posé par M. De Moltke, il réclama pour son département les batteries de l’Elbe et de la Weser. Afin que cette mesure, qui assurait à l’élément naval la suprématie sur les côtes, devînt irrévocable et définitive, il créa des compagnies de matelots canonniers, spécialement affectés aux ouvrages de terre. Des mesures, plus sérieuses encore peut-être, marquèrent son passage aux affaires. Il régla avec une précision admirable et une entente merveilleuse des besoins du service tous les détails de la mobilisation, c’est-à-dire de l’opération la plus compliquée et aussi la plus importante du début de la guerre. Cette grande œuvre subsiste encore, au moins dans ses lignes principales, et l’on sait que l’Allemagne est une des nations de l’Europe qui peuvent le plus rapidement et avec le plus d’ordre procéder à l’armement de leurs forces de mer. En résumé, si M. De Caprivi n’a pas rempli toutes les espérances de la marine ; si, conformément à la tradition militaire, il l’a condamnée au rôle d’auxiliaire ; s’il a construit peu de grandes unités ; s’il en a construit beaucoup de médiocres et s’il n’a rien voulu faire dans le sens de l’offensive, au moins a-t-il exécuté complètement, avec une grande hauteur de vues et une réelle supériorité d’esprit, le programme qu’il s’était tracé.

L’accession au trône de Guillaume II eut, pour, la marine, l’importance d’une révolution. Pour la première fois depuis que la Prusse existait, un marin fut mis à sa tête. C’était l’amiral Monts de Mazin, d’origine française. De profondes réformes suivirent. Le haut commandement fut réorganisé ; on sépara l’état-major général, chargé de la préparation à la guerre et de la mobilisation, de l’administration proprement dite. On créa, en outre, auprès de l’Empereur, chef suprême des armées de terre et de mer, un troisième organe : le cabinet maritime, occupé à transmettre ses ordres et à le tenir au courant des affaires. A l’état-major général fut placé l’amiral von der Goltz ; au ministère, l’amiral Hollmann, succédant à Monts de Mazin, mort peu de semaines après son entrée en fonctions ; au cabinet maritime, M. De Senden-Bibran, qui, aujourd’hui encore, occupe sa haute fonction. Ces changemens si profonds annonçaient une ère nouvelle. Le moment semblait venu pour la marine de réclamer la place qui lui revenait à la guerre st de sortir d’un rôle effacé. Le recrutement de son personnel se trouvait maintenant assuré ; de fortes institutions lui garantissaient l’avenir ; la première partie de sa tâche était remplie, son développement pouvait s’effectuer suivant les règles d’une indiscutable logique. Après avoir pourvu à la protection du littoral et, grâce à ses torpilleurs et à ses batteries de côte, à la création d’une formidable ligne de retraite, elle devait songer à s’armer de bâtimens offensifs et à porter la guerre chez l’ennemi. Une armée qui ne veut prévoir que l’action défensive est fatalement condamnée à la défaite.

Mais la question militaire se compliquait, cette fois, de questions plus graves encore. Au fond, il s’agissait de savoir si l’Allemagne se contenterait de rester une grande puissance européenne, comme avait semblé le vouloir M. De Bismarck, ou si, au contraire, élargissant ses ambitions, elle se lancerait dans la politique mondiale. Le drame devait être fécond en péripéties. De grandes forces antagonistes allaient se heurter : d’une part, l’Empereur et la marine tout entière, qui comprenaient que le développement de la flotte marchande impliquait un développement égal de la flotte de guerre ; que le pays devait fonder au dehors des colonies puissantes et trouver pour son commerce des débouchés nouveaux ; qui pensaient enfin que le moment était venu de réaliser le rêve du Grand Electeur ; d’autre part, l’armée de terre, toujours un peu jalouse de l’importance que prenait l’armée navale ; le Reichstag, qui craignait à la fois les aventures et les dépenses,

Ce fut sur le ministre, l’amiral Hollmann, que retomba d’abord tout le poids de la lutte. Il présenta un programme de constructions neuves où de grands cuirassés et de grands croiseurs figuraient. Mais le Parlement, encore imbu des idées de M. De Caprivi, résista à tous les discours et refusa énergiquement son vote. La marine lui paraissait un luxe. Il lui suffisait de savoir que le littoral était bien gardé et bien détendu. Son opinion était si absolue sur ce point que, malgré les efforts de l’Empereur, on ne put, en l’espace de sept années, lui arracher que l’autorisation de mettre en chantier huit vaisseaux de ligne : les Kaiser Wilhelm et les croiseurs Herta. L’amiral Hollmann, découragé, se retira.

L’amiral de Tirpilz fut appelé à lui succéder. Celui-ci, dès son début, se montra un parlementaire de premier ordre. Sa réputation s’était accrue encore, depuis son passage à la direction des torpilles, par la manière brillante dont il avait commandé l’escadre des croiseurs. Il arriva avec un programme nouveau de constructions, bien plus complet que celui de l’amiral Hollmann, et s’attaqua de front à la majorité du Reichstag. Il l’étonna par son audace et la séduisit par son habileté. En même temps il fit agir la presse, répandit des articles innombrables dans tous les journaux, chercha à intéresser le public à sa cause, à convertir à ses idées l’Allemagne entière. Dans une interminable série de publications et de discours, il s’attacha à montrer la nécessité de protéger, à l’aide d’une flotte redoutable, le commerce maritime dont l’importance augmentait tous les jours ; il évoqua le spectre de l’Angleterre, qui, lorsqu’un conflit facile à prévoir éclaterait, pourrait bloquer les ports allemands, détruire la marine marchande, affamer et ruiner le pays. Aux hommes du métier, il parla le langage technique ; aux hommes politiques, celui du bon sens. Bref, le Centre, qui jusque-là avait résisté avec le plus d’entêtement, capitula. Son leader, M. Lieber, consentit à se charger du rapport sur le projet de loi ministériel, qui fut voté à une majorité considérable. Ce n’était pas, certes, une petite dépense : il s’agissait de la construction de 19 vaisseaux de ligne, de 8 gardes-côtes, de 12 croiseurs et de l’achèvement de 7 vaisseaux et de 2 croiseurs. Cette première victoire valut à M. De Tirpitz d’être nommé ministre d’État. Ce titre lui donnait le droit de voir l’Empereur sans demander audience et en l’absence de ses collègues.

Mais, dans la pensée de M. De Tirpitz, ou plutôt dans celle de l’Empereur, ce programme, si considérable qu’il fût, ne constituait que la réparation des fautes antérieurement commises, et que la contre-partie d’une longue inaction. Ce que souhaitait Guillaume II, c’était une force navale plus considérable encore. Il voulait mettre l’Allemagne au premier rang des puissances maritimes du continent, la rendre aussi redoutable sur mer que sur terre. Les événement qui se succédèrent au dehors servirent ses vues et semblèrent en démontrer la justesse : ce fut d’abord le conflit hispano-américain, où, faute d’un matériel suffisant et d’une organisation sérieuse, la malheureuse Espagne perdit ses vaisseaux, ses colonies, et succomba ; puis, la crise de Fachoda, qui fit entrevoir à toutes les nations de l’Europe la possibilité d’une agression de l’Angleterre ; puis, les affaires de Samoa, au cours desquelles l’Empire lui-même dut se croire un instant menacé ; enfin, la guerre de l’Afrique du Sud, qui causa de la Weser à la Vistule une émotion si profonde. On se servit successivement de tous ces événemens pour agir sur l’opinion, pour frapper les esprits et faire apparaître le péril. Mais les articles de journaux, les brochures ne suffisaient pas. On organisa alors, sous le patronage de l’Empereur, cet instrument admirable de propagande qui s’appelle la Ligue navale. On envoya des officiers prêcher la bonne parole jusque dans les petites villes de province ; on promena un musée de marine à travers ! s pays ; l’Empereur lui-même, usant pour la première fois officiellement de ses talens de peintre, fit accrocher dans les couloirs du Reichstag des tableaux faits de sa main où figuraient, les unes à côté des autres, les silhouettes de tous les vaisseaux de l’Europe. Il espérait montrer ainsi et faire éclater à tous les yeux l’infériorité de la flotte allemande comparée aux flottes des puissances voisines. Par tous les moyens, on prépara le grand coup parlementaire que depuis longtemps on méditait.

Quand, enfin, on crut le moment venu, le 28 octobre 1899, l’amiral de Tirpitz déposa sur le bureau du Reichstag un nouveau projet, qui proposait le doublement de la force navale accordée par la loi précédente. Malheureusement, en dépit de toutes les prévisions et quoique la volonté de l’Empereur eût été rendue publique, ce projet fut plus que froidement accueilli. On ne pouvait croire qu’alors que le premier programme entrait à peine en exécution et que les navires venaient à peine d’être mis en chantier, on osât proposer un nouveau programme, aussi considérable que l’ancien et qui devait imposer au budget des charges inattendues et colossales. Le pays, bien qu’énergiquement travaillé, ne montra aucun enthousiasme. Parmi les députés, ce l’ut bientôt une révolte. Tous les partis s’unirent pour combattre le gouvernement : les socialistes, les modérés du Centre, les radicaux. M. Bebel donna la main à M. Richter, et M. Richter à M. Lieber. La levée de boucliers fut générale. L’amiral de Tirpitz, mis à l’index, sentit sa situation compromise. En vain M. De Bulow monta-t-il à la tribune pour l’appuyer el le défendre ; en vain fit-il entendre cette déclaration très catégorique : « de même que, sans une année très nombreuse, nous ne pouvons nous maintenir en Europe ; de même, sans une marine puissante, nous ne pouvons garder notre situation dans le monde, » la Chambre resta hostile ; le projet parut condamné.

L’Empereur, prévoyant un insuccès, lit donner toute sa réserve. Les grands écrivains militaires, les von der Goltz, les Verdy du Vernois, les Janson, les Boguslawski entrèrent en lice. Convertis par Sa Majesté à la cause de la marine, ils la soutinrent par des argumens décisifs. Ils envisagèrent d’abord toutes les éventualités qui, à un moment donné, pouvaient menacer l’Allemagne : la guerre avec l’Angleterre, qu’ils affectaient de considérer comme prochaine ; la guerre avec la France unie à la Russie. Ils établirent que, dans les deux cas, aussi bien dans le second que dans le premier, une marine puissante était nécessaire, soit qu’on voulût écraser successivement les escadres de la Duplice, soit qu’on voulût effectuer un débarquement, envisagé comme possible, sur les côtes de la Grande-Bretagne. Mais ce qu’ils s’attachèrent surtout à mettre en lumière, ce fut l’impossibilité absolue du ravitaillement, si la liberté des mers n’était pas assurée par de fortes escadres. Ils insistèrent les uns et les autres sur ces faits : que le problème du ravitaillement, inconnu pour ainsi dire au temps passé, est devenu capital aujourd’hui, avec le système qui fait une armée de la nation ; qu’en temps de guerre, le travail est interrompu à l’atelier comme aux champs ; que c’est du dehors que doit venir non seulement tout ce qui est indispensable à la continuation de la lutte, mais encore à l’existence ; que, si les routes de terre sont fermées, ou si les sources voisines de l’approvisionnement ne sont pas suffisantes, ce qui est le cas ordinaire quand de grandes nations en viennent aux mains, il faut pouvoir aller chercher par-delà les océans les moyens de prolonger la vie nationale. Ils donnèrent en exemple la France, laquelle n’avait pu continuer sa résistance à l’invasion que grâce au va-et-vient de ses navires, allant jusque dans le Nouveau Monde chercher des munitions, des vivres et de l’argent pour soutenir une lutte désespérée. Von der Goltz posa en principe que, si les communications maritimes étaient interrompues, « la disette contraindrait l’Allemagne à céder ; » avec lui, Verdy du Vernois et tous ses collègues montrèrent l’Autriche et l’Italie, bien que mêlées à la querelle, refusant de se démunir au profit d’un allié ; la Hollande, la Belgique, la Suisse, trop petites ou trop pauvres pour subvenir aux besoins d’un immense empire ; la patrie, enfin, paralysée dans sa défense et condamnée à la défaite.

Jamais, depuis les célèbres conflits entre M. De Bismarck et le Parlement, on n’avait assisté à une lutte aussi violente. Cependant, le parti de la marine, malgré les efforts des écrivains techniques, malgré l’incontestable talent de l’amiral de Tirpitz, malgré même la volonté hautement manifestée de l’Empereur, eût infailliblement succombé, si un événement tout à fait inattendu n’eût brusquement changé la face des choses. Les Anglais commirent la faute de saisir, sur la côte du Sud-Africain, deux paquebots allemands : le Bundesrath et le Herzog, dont ils confisquèrent la cargaison, sous prétexte qu’ils portaient aux Boers des munitions et des armes. Cet acte de violence, considéré comme une injure au pavillon national, retourna subitement l’opinion et révolta l’Allemagne entière. Les argumens de von der Goltz, de Verdy du Vernois et de leurs collègues prirent tout à coup une forme palpable. Le danger, jusque-là théorique, apparut dans sa réalité. Aussitôt le gouvernement saisit aux cheveux l’occasion. Le projet de l’amiral de Tirpitz fut mis aux voix : il fut voté. C’était le dernier acte du drame. La marine, enfin victorieuse, put préparer l’offensive.

La flotte de l’amiral de Tirpitz, quand elle sera achevée, se composera de quatre escadres de huit vaisseaux chacune ; plus, de deux vaisseaux réservés aux amiraux commandant en chef ; de huit grands croiseurs, soit deux par escadre, et de vingt-quatre petits croiseurs des mers lointaines. La réserve comprendra quatre vaisseaux, trois grands croiseurs, quatre petits croiseurs. Comme tout est rigoureusement prévu dans les programmes allemands, la durée de ces bâtimens a été fixée : elle sera de vingt-cinq ans pour les cuirassés ; de vingt ans pour les croiseurs.


On le voit : l’évolution est complète. De la marine mercenaire du grand électeur on est parvenu à faire une marine nationale ; de la conception de Frédéric II, bornée à une défensive étroite, on est arrivé à la conception grandiose de la maîtrise de la mer. Maintenant, quel rôle cette flotte nouvelle va-t-elle jouer dans le monde ? de quelle manière exercera-t-elle son action dans les guerres futures ? Le formidable programme proposé au Reichstag par M. l’amiral de Tirpitz peut donner, à ce sujet quelques indications utiles. Et d’abord, la proportion calculée entre le nombre des cuirassés et celui des croiseurs, deux croiseurs cuirassés seulement par escadre, montre suffisamment qu’elle se prépare à la guerre classique et aux batailles rangées. La guerre de course, si toutefois elle songe à l’entreprendre, ne doit être pour elle qu’un accessoire peu important. De pareilles dispositions n’ont pas le hasard pour cause. Elles ne naissent pas soit d’une obéissance irraisonnée à des traditions anciennes, soit encore de l’obligation où parfois les gouvernemens se trouvent de fournir aux établissemens métallurgiques un travail plus rémunérateur. Un programme aussi complet, qui exige des crédits aussi considérables pour son exécution, est à la fois dicté, comme d’ailleurs devraient l’être tous les programmes maritimes, par la politique et par la situation géographique du pays. La configuration du sol, aussi bien que les intérêts de la nation, imposent les méthodes et les combinaisons stratégiques. C’est ce que M. l’amiral de Tirpitz a souvent développé au Parlement et dans les réunions diverses où il a pris la parole. L’Allemagne, a-t-il dit en substance, est condamnée à la guerre d’escadre : elle n’a d’autre moyen de salut que la bataille rangée. La guerre de course lui est interdite. Dans la Baltique, ses croiseurs seraient emprisonnés. Ils seraient de même facilement bloqués au fond de l’entonnoir que le golfe allemand, où se déversent l’Elbe et la Weser, forme dans la mer du Nord. A l’extérieur, elle n’a pas un seul point d’appui, pas une seule rade où ses bateaux puissent se réfugier, soit pour panser leurs blessures, soit pour se réapprovisionner en charbon, soit encore pour ramener leurs prises. Sur toute l’étendue du globe, elle ne possède que Tsing-Tao, à l’extrémité de la Chine, en état de servir de base d’opérations. Il en est, ajoutait-il, autrement de la France. Celle-ci forme un angle saillant dans l’Océan. La guerre de course lui est permise et lui peut donner de grands avantages. Les ports sont nombreux sur son littoral où ses croiseurs trouveraient asile. Les pointes du Finistère et du Cotentin semblent faites pour les jeter en plein Atlantique et pour les recueillir au retour. En outre, sur toutes les routes maritimes, à tous les points stratégiques des océans, la France occupe des situations incomparables : Bizerte, dans la Méditerranée ; Dackar sur le chemin du Cap et des Indes ; Diego Suarez dans l’océan Indien ; Saïgon dans l’extrême Asie. Elle peut, avec des navires rapides, suspendre la vie commerciale dans le monde entier.

Les opérations stratégiques de la flotte allemande, qui auront pour but d’obliger l’adversaire au combat, ne sont malheureusement pas connues. Cependant les écrivains militaires semblent en avoir laissé entrevoir quelques-unes. Il est évident, par exemple, que le canal Wilhelm, comme M. De Bismarck le prévoyait, permettra aux escadres de se concentrer rapidement en cas de guerre avec la Russie dans la Baltique, dans la mer du Nord, on cas de guerre avec les puissances occidentales. Si la Duplice et la Triplice devaient un jour mesurer leurs forces, on chercherait à empêcher la jonction des navires russes et des navires français et, de même que pour les armées de terre, on tacherait de les écraser successivement. Le continent semble n’avoir été percé qu’en vue de ce résultat. Au pis-aller, on s’efforcerait de bloquer les vaisseaux russes dans leurs ports tandis qu’on fermerait le Sund et le Grand Belt aux Français. Quant à l’Angleterre, dont au moins on reconnaît la supériorité numérique, on ne considère pas qu’il soit impossible de l’obliger à capituler. On compte que toutes ses forces navales seraient, au début des hostilités, éparpillées sur toutes les mers du globe et qu’avant qu’elle ait eu le temps de les réunir, on pourrait, sans désavantage, attaquer son escadre métropolitaine. L’hypothèse d’un débarquement sur ses côtes est même envisagée comme possible à réaliser : « La route est courte, dit von der Goltz, et doit être facilement franchie par un amiral entreprenant. » Quoi qu’il en soit, on peut tenir pour certain que l’action de la flotte sera rapide et qu’elle étonnera l’Europe par son audace.

Sur la tactique pendant le combat, il est à peu près impossible d’avoir des renseignemens précis. Les manœuvres sont tenues secrètes. Le thème exact ne paraît pas en être communiqué aux journaux, et la presse européenne ne le commente pas. On peut augurer, cependant, que cette tactique est très arrêtée et très déterminée à l’avance, si l’on en juge par le nombre relativement élevé des officiers généraux ou supérieurs qui, après les grands exercices d’automne, sont remerciés et rendus à la vie privée pour n’en pas avoir compris les principes ou pour en avoir mal dirigé l’application. Ce qui est indubitable, c’est qu’elle aura pour objectif une offensive énergique : la pensée qui a présidé à la construction des vaisseaux de guerre en est la preuve éclatante. On sait que le problème que doit résoudre l’architecture navale se résume tout entier dans une question de poids. Selon que les poids sont distribués d’une façon ou d’une autre, on obtient plus de vitesse, plus de protection ou plus de force offensive ; quand une qualité est portée à son maximum, les autres doivent être sacrifiées. Bien entendu, on ne les sacrifie jamais tout entières : c’est ce qui fait dire qu’un navire ; est toujours « un compromis. » Dans les bateaux de la future flotte allemande, la qualité qu’on semble avoir cherchée avant toutes les autres, c’est la puissance de l’artillerie. Ils seront, peut-être, les plus formidablement armés de l’Europe. Leur vitesse ; ne dépasse guère 18 nœuds ; l’épaisseur de leur cuirasse de ceinture n’ira pas au-delà de 25 centimètres : il est vrai que Krupp prétend obtenir une résistance double sous un moindre volume. Mais leurs grosses et leurs moyennes pièces seront nombreuses, très protégées, et de fort calibre. Ces dispositions annoncent clairement que les escadres allemandes chercheront à couvrir de feux l’adversaire avant même qu’il ait pu faire usage de ses armes, à l’écraser, dès le début du combat, sous la masse de leurs projectiles. Le principe qui a créé la flotte a inspiré l’aménagement des bateaux. En un mot, il a été résumé : « le meilleur moyen de se défendre, c’est d’attaquer. » Il est certain qu’au seul point de vue de la protection, l’artillerie peut valoir la cuirasse : si l’ennemi est tout de suite démoralisé ou détruit, on n’a plus rien à craindre de ses coups. Quelques-uns des navires de la malheureuse escadre de Cervera, étourdis par la pluie d’obus qui tombait en rafales autour d’eux, n’ont pas même songé à se servir de leurs canons.

Batailles rangées, offensive immédiate et violente, ce sont là, évidemment, les idées directrices de la marine allemande. Il est présumante aussi que, dans le combat, on emploiera fréquemment les torpilleurs. L’Allemagne parait attacher beaucoup d’importance à l’action de ces bateaux, que l’amiral de Tirpilz a si longtemps commandés. Leurs manœuvres sont un sujet perpétuel d’études. On n’en veut plus construire que de trois cents et quelques tonnes, c’est-à-dire que de capables de naviguer au large et d’accompagner les escadres. Les types inférieurs, qu’on utilise encore pour la défense des rades, ne sont plus reproduits. Avec leur vitesse, leur armement en artillerie et en torpilles, leur admirable tenue à la mer, ce seront des adversaires dangereux.

Dans sa préparation à la guerre, si l’Allemagne montre beaucoup d’audace, elle fait preuve en même temps d’une prudence excessive et qui parfois paraît exagérée. Ne rien laisser au hasard et à l’imprévu est sa préoccupation constante. Aussi se défie-t-elle, outre mesure, des inventions nouvelles et se refuse-t-elle à les adopter avant que les nations voisines en aient l’ait elles-mêmes l’expérience. Il en a été ainsi pour les sous-marins qu’elle vient seulement d’essayer de construire et qu’elle sera la dernière à mettre en service. Ses bâtimens de guerre ne furent longtemps que des copies très serviles des bâtimens anglais ou français. Ce n’est que lorsqu’elle a été sûre d’elle-même qu’elle s’est permis des conceptions originales. Ce qu’elle fait maintenant avec les chaudières caractérise ses façons ordinaires d’agir. Quels que soient les avantages incontestables des chaudières multitubulaires et quelles que soient leurs qualités militaires reconnues de tous, elle n’a pas encore voulu en faire un usage exclusif, comme l’ont fait toutes les marines de guerre de l’Europe. Ses vaisseaux ont toujours une moitié de leurs chaudières qui sont cylindriques, c’est-à-dire de l’ancien système aujourd’hui abandonné. Si elles ne lui assurent pas tous les avantages qu’elle pourrait retirer des autres elles lui donnent plus de sécurité et c’est à cette sécurité qu’elle tient. Le fait est curieux à retenir. Il montre quel esprit préside à toute l’organisation allemande : très hardi, d’une part ; de l’autre, très circonspect.

Mais ce sont les hommes que l’Allemagne surtout s’est appliquée à former. Elle pense que, de tous les instrumens de guerre, ils sont encore les plus redoutables ; que, quelles que soient la puissance de l’artillerie et la résistance des cuirasses, c’est toujours de leur énergie et de leur force de caractère que le salut dépendra. « Pour vaincre, disait l’amiral Farragut, il suffit d’un cœur d’acier dans un bateau de bois. » Si l’affirmation de « la vieille salamandre » semble un peu exagérée dans la l’orme, la pensée est restée vraie. Rien ne peut prévaloir contre la volonté et l’héroïsme. L’attachement au devoir sera toujours plus fort que tout ce qu’inventeront l’industrie et la science. Il n’est pas de machine capable de faire capituler le cœur humain. À ce point de vue, les institutions de l’Allemagne sont admirables. Avant d’envoyer les jeunes ingénieurs aux chantiers, les recrues abord, les cadets à l’école, elle, les enferme dans une caserne où on leur apprend le sens de ces deux mots qui résumeront toute leur vie : la Patrie, l’Empereur. Ce n’est que lorsqu’ils sont pénétrés de la grandeur de leur tâche qu’on leur ouvre enfin les portes et qu’on leur permet le contact du monde extérieur. L’accession à tous les grades ne doit avoir lieu qu’à l’ancienneté : on écarte ainsi tous les sujets de rivalité ou de jalousie qui, à de certaines heures, peuvent distraire l’homme de ses obligations envers l’armée. Cependant le droit d’arriver à une situation supérieure ne suffit pas pour l’obtenir : il faut encore le consentement des camarades, de tous ceux qui portent l’épée ou qui servent, à un titre quelconque, sous le drapeau. Chaque promotion donne lieu à un vote. Les indignes ou les incapables sont exclus. Et l’estime qui unit ceux qui victorieusement ont subi l’épreuve assure la solidarité du champ de bataille.

La guerre n’a pas encore démontré la valeur de la marine allemande. Mais il est présumable que le personnel formé par de si fortes institutions, auquel on a donné une si noble idée du devoir, se montrera à la hauteur de sa tâche. Des faits isolés, que le hasard nous a fait connaître, attestent son énergie ; la conscience qu’il a, dès maintenant, du rôle qu’il doit remplir. Quelques matelots, miraculeusement sauvés par des habitans de la côte chinoise, ont raconté le naufrage de l’Iltis. Surpris par un typhon, le bateau avait été jeté sur des récifs. Le commandant, le voyant perdu, réunit ses hommes sur le pont : « Avant de mourir, leur dit-il, crions : « Vive l’Empereur ! » Ils crièrent tous d’une seule voix. Quelques instans après, la canonnière se cassa en deux : l’avant, la machine, le commandant, presque tout l’équipage furent emportés par les vagues. Il ne resta qu’un morceau de l’arrière suspendu sur le rocher et quelques marins accrochés à ce débris. Alors sans penser que jamais personne connaîtrait ou raconterait leur histoire ; dans la satisfaction tragique du devoir accompli jusqu’à la mort, ils entonnèrent en chœur une chanson militaire de leur pays :


Quand même la force de l’ouragan — nous pousse sur un écueil, — sous quelque forme que le danger menace noire vaisseau, — nous ne chancelons ni ne reculons. — Sans crainte de périr — nous faisons notre devoir jusqu’à notre dernier souffle.


Ces gens-là, sans nul doute, seront devant l’ennemi ce qu’ils sont devant la tempête.

Consolons-nous. Quand il est question de courage, nous n’avons rien à envier aux. autres nations de l’Europe. Notre marine a gardé l’estime et l’admiration du monde entier. La science et la valeur de nos officiers sont connues de tous. Nos équipages pourraient soutenir la comparaison avec celui de l’Iltis. Un jour, pendant les grandes manœuvres, un maître canonnier précipité, par un coup de roulis, du mat militaire, alla s’écraser sur le pont. La poitrine défoncée, la colonne vertébrale brisée, il murmurait, au milieu des hoquets de la mort, à l’oreille du médecin accouru pour le secourir : « Vous direz au commandant que j’étais à mon poste. » Cette phrase, qui s’échappait, avec la vie, de ses lèvres n’atteste-t-elle pas tout ce que l’âme française renferme encore d’abnégation et d’héroïsme ?


EDOUARD LOCKROY.