L’Esthétique des batailles

L’Esthétique des batailles
Revue des Deux Mondes4e période, tome 130 (p. 597-627).
L'ESTHETIQUE DES BATAILLES

Jamais au milieu de tant de paix on n’a tant rêvé de guerre. Le cauchemar est incessant et il est universel. Vainement vingt-cinq ans se sont-ils écoulés depuis la dernière guerre de France et dix-huit depuis la dernière grande guerre européenne ; vainement les congrès savans, les conférences philanthropiques, les ententes industrielles, les ligues internationales et sociales croisent-elles leurs réseaux par-dessus les frontières, partageant le monde en des camps qui n’ont rien de commun avec les nationalités : le fantôme est debout et partout. En haut, le souverain au casque d’argent et à l’aigle d’or n’invite quelques parlementaires à dîner que pour leur faire, après boire, un cours de tactique navale. En bas, la foule contemple avec terreur, dans les expositions, ou sur les routes pendant les grandes manœuvres, ces engins de plus en plus perfectionnés qu’on invente pour la broyer. En attendant, elle les paie et, avant que ces monstres de fer ne torturent sa chair, ils lui dévorent son pain.

Aussi bien, pénétrez dans les tribunes d’un parlement : qu’entendez-vous ? Demander de l’argent… Pour quoi ? Pour ce cuirassé qui n’a pas assez de cuirasses, pour ce fusil qui n’a pas assez de balles dans sa crosse ; pour cet obus qui ne peut projeter sa mitraille que dans une ellipse de deux cents mètres de long… Entrez dans une cour de justice : on y juge un touriste qui a été vu photographiant un paysage dans une zone défendue, — le cauchemar de l’espionnage, — ou un chimiste qui a communiqué une formule scientifique à un étranger, — le cauchemar de la trahison ! Visitez une exposition : voici des wagons arrangés en dortoirs, avec des hamacs, des cuisines, des armoires pleines de linge blanc. Pourquoi ces lits ? Pour les blessés de la prochaine guerre ; et, comme la croix sanglante qui les surmonte, ces linges blancs seront rouges un jour…

Veut-on secouer cette réalité navrante et se réfugier dans le rêve, c’est le Rêve de Détaille qui se lève devant les yeux. Car la poésie est faite de ce qui est loin ou de ce qui n’est plus. Or la pensée s’envole-t-elle vers ces régions sereines et chimériques de l’extrême-Orient où elle avait accoutumé de trouver son repos, le fantôme l’y attend. Dans ces campagnes mamelonnées, où les personnages des Tori-i faisaient jadis paisiblement la cueillette des iris en fumant leurs pipettes, où les porteuses de sel et les acteurs jouant du koto aux treize cordes passaient sur les ponts en des d’âne, s’émerveillant à la vue du printemps, des eaux et des fleurs, voici que passent maintenant les bataillons du maréchal Oyama aux tuniques noires, aux képis français, où seule une applique en forme de chrysanthème rappelle les beaux jours de l’Art et de la Paix. Ping-Yang, Port-Arthur, Wei-Ha-Weï ne sont plus que des évocations de massacres et de mutilations. Des cris de victoire, des cris horribles, où il y a du saké et du sang, nous arrivent de ces bords enchanteurs où notre imagination se plaisait à débarquer jadis, et l’Europe attentive, inquiète, tend l’oreille, se demandant si ce ne sont pas là les cris avant-coureurs d’une invasion jaune.

Réfugions-nous donc dans le passé, direz-vous ; ouvrons un de ces Mémoires qu’on aime tant lire aujourd’hui, tous nous parlent de guerre : de la grande guerre épique où l’on ramassait des duchés sur le champ de bataille ; de la guerre fantaisiste et ensoleillée où un galop de charge enlevait une cité opulente comme un trésor des Mille et une Nuits et mouvante comme un mirage ; enfin de la guerre triste et sérieuse comme un devoir, où l’on disputait à l’envahisseur des champs que la neige avait faits assez froids pour servir de tombeaux. Ainsi le passé autant que le présent, les choses lointaines autant que les choses immédiates, nous parlent de la guerre, de la guerre de demain. De temps en temps, l’humanité se débattant prononce bien les mots de : Désarmement ! désarmement ! comme un homme qui cherche à s’éveiller de son cauchemar en poussant un cri, en appelant à son aide… Mais on parlait de désarmement aussi à la veille d’Iéna. Et le spectre de cette guerre qui n’arrive toujours pas et qu’on croit fatale, ressemble à un de ces mauvais songes qu’on sait n’être qu’un songe et dont on ne peut parvenir à se réveiller.

Voilà un phénomène curieux. En voici un second. Ces guerres dont tout le monde parle, personne ne les peint plus. Chaque année le nombre des tableaux de bataille décroît, et, plus encore que leur nombre, la valeur de ceux qui les font. Au printemps dernier, les Champs-Elysées n’en contenaient guère qu’une demi-douzaine, le Champ-de-Mars qu’un seul, et aucun n’était signé d’un grand nom. Dans ce pays où les maîtres d’autrefois, — les David, les Gros, les Géricault, les Vernet, et, à l’occasion, les Delacroix, les Decamps, — demandaient leurs inspirations à la lutte en masse, à l’effort physique et moral, violent et prestigieux vers un but commun, nos maîtres d’aujourd’hui se tournent plus volontiers vers des scènes calmes et individuelles. Patriotes autant que leurs devanciers, nos artistes semblent se désintéresser des spectacles patriotiques. Eux qui eussent, dans un combat, saisi le fusil échappé aux mains défaillantes des Chariot, des Bellangé, des Protais, des Neuville, ils n’ont pas relevé leurs pinceaux tombés. Il en est de même à l’étranger. En dehors des parades officielles de M. de Werner, les maîtres allemands dédaignent la guerre, et, par exemple, M. de Uhde, qui a fait la campagne de 1870, s’est soigneusement abstenu de la peindre. Il faut descendre jusqu’aux sergens-majors de la peinture pour y trouver la préoccupation de ces choses brutales et magnifiques.

Et cela est d’autant plus frappant, qu’au contraire la littérature en est pleine. A un bout de l’Europe Tolstoï, à l’autre bout M. Zola, ont consacré aux spectacles et aux sentimens que procure la guerre leurs pages les plus saisissantes. Ils y ont découvert un intérêt que leurs prédécesseurs ne soupçonnaient point. La longueur inusitée de la paix a même permis d’étudier et d’exprimer les impressions du soldat mieux qu’on ne l’avait fait jusqu’ici. Ce capitaine de chasseurs n’a pas occasion de charger l’ennemi : il écrit l’histoire d’un régiment de cavalerie légère et il y trouve un réconfort « aux heures de désillusion et de découragement, aux heures où tout officier se demande s’il verra jamais se rompre la monotone série des exercices de garnison, s’il atteindra jamais un idéal qui, chaque jour, semble s’éloigner vers des horizons plus obscurs[1]. » Ce lieutenant d’artillerie ne tire que sur des cibles automobiles : il écrit le journal de sa vie militaire, « les impressions qu’un jeune officier éprouve en entrant au service… sa jouissance de posséder des hommes et de leur appartenir[2]. » Ce lieutenant de vaisseau ne lance pas de torpilles homicides : il écrit les réflexions et les images qui passent dans sa pensée et devant ses yeux. Il semble que l’écrivain, le psychologue aient trouvé un intérêt d’autant plus profond à la guerre que le peintre s’en désintéressait davantage et qu’ils aient, en quelque sorte permuté. Est-ce là simple hasard, fragile coïncidence qu’hier n’a pas connue, mais que demain ne connaîtra pas davantage ? ou n’est-ce pas plutôt l’indice d’un grand changement qui se fait dans la réalité, dans l’idée et dans l’image de la guerre ? Pour nous en tenir à ce dernier point, la guerre moderne qui préoccupe tous les esprits n’offre-t-elle plus aux yeux des images qui les émeuvent ou qui les charment ? Tout le pittoresque et toute la poésie des batailles qui séduisaient tant les imaginations de nos pères se sont-elles retirées de nos luttes contemporaines pour ne nous en laisser que toute l’horreur ? L’appareil de plus en plus scientifique du combat, le rôle de plus en plus intellectuel du combattant, ont-ils tari les sources où puisait le peintre, en même temps qu’ils ouvraient une voie plus profonde au psychologue, au romancier ? et la guerre, en un mot, serait-elle devenue un de ces objets


………. Que l’art judicieux
Doit offrir à l’esprit et reculer des yeux ?


Telle est la question que se posent les admirateurs de nos vieux peintres militaires. Pour l’éclaircir, nous allons examiner les principales représentations du combat autrefois et aujourd’hui, et tâcher de déterminer ainsi la beauté plastique de la lutte, les conditions de cette beauté, quelque chose comme l’Esthétique des batailles.


I

Pour voir les chefs-d’œuvre de l’art grec, primitif il faut prendre le train de Bavière, et pour voir ceux de l’âge d’or grec, le paquebot de Douvres. Munich possède les marbres d’Egine, et Londres les marbres d’Elgin. Mais une simple visite au vestibule de notre École des beaux-arts ou au Musée de sculpture comparée du Trocadéro suffit pour avoir une idée des premiers, et une station au rez-de-chaussée du Louvre pour apercevoir un spécimen des seconds. Or dans les uns et les autres, le sujet est un combat. Les figures qui ornaient les frontons du temple d’Egine étaient celles de guerriers grecs et troyens se battant sur le corps de Patrocle. D’autre part, celles qui remplissaient les métopes du Parthénon, enlevées à l’Acropole par lord Elgin, sont les images des Lapithes luttant contre les Centaures. Ainsi, dès les exemples les plus connus et les plus imposans de l’art antique, statues si l’on regarde le fronton d’Egine, hauts reliefs si l’on regarde les métopes du Parthénon, la lutte d’homme à homme nous apparaît comme une matière inépuisable aux appropriations du sculpteur. Rien de plus sculptural en effet que le combat antique. Quelles que soient les exigences de la plastique, il les satisfait. Que demande avant tout le statuaire pour dresser sur un socle ou profiler sur une frise des figures de héros ? Que ces héros offrent non seulement à l’âme de beaux sentimens, mais aux yeux de belles lignes ; et, comme jusqu’ici les costumiers sont demeurés à ce point de vue fort au-dessous du Créateur, et comme celui-ci a fait l’homme nu, le statuaire demande que ces héros soient nus, plutôt qu’ensevelis dans les redingotes de nos orateurs ou juchés dans les hottes de nos généraux. Or le guerrier antique est fort peu vêtu. Le Gaulois ne l’est presque pas, le Germain non plus, et ils chargent la poitrine découverte. Le Dace combat avec une sorte de tunique et de longs pantalons, mais tout cela est un tissu flexible et lâche qui se modèle sur la forme du corps. La catafracte ou cuirasse du cavalier sarmate ne dérobe pas plus la forme de son corps que les écailles celle du corps d’un poisson. Le combattant oriental, sauf le sapeur assyrien, entièrement recouvert d’une cotte de mailles, a les membres à demi nus, et l’on peut s’en rendre compte dès le premier pas qu’on fait dans la salle asiatique du Louvre, en entrant. Le soldat grec pareillement : sa cuirasse ne cache que la poitrine, et encore, loin d’imposer à la vue une forme différente de celle de l’académie, comme le « corset de fer » de nos cuirassiers, elle reproduit les saillans et les creux de la poitrine ; loin de masquer l’homme, elle le révèle. Le chiton descend à peine au milieu des cuisses. Sans doute le Grec a une ou deux jambières, des cnémides, mais qui ne couvrent qu’une partie de la jambe et en se modelant si exactement sur elle qu’on croit voir une pièce de sculpture ou d’anatomie. Son casque cache ses joues comme son crâne, mais ce qui est sculptural en l’homme n’est point la tête, la physionomie, puisque de parti pris la sculpture supprime l’expression des yeux : c’est le torse, les jambes, les bras. Or, chez le Grec, la cuirasse est représentative du torse ; presque toute la jambe et le bras sont nus.

Du légionnaire romain on peut dire la même chose : son torse, bien que cerclé de fer, garde l’aspect de l’académie ; son visage apparaît sous un casque très simple ; ses bras et ses jambes sont nus, l’ocrea ou jambière n’étant qu’une exception à certaines époques et selon certains grades ; et ainsi dans chacun de ses muscles, contracté ou détendu, on lit l’effort ou le plaisir. Le sculpteur connaît de longue date ces lignes qui s’offrent à lui et il sait quel parti en tirer. Il ne se trouve pas, comme s’il avait affaire à un guerrier moderne, en présence d’un pied d’éléphant en basane ou d’un cylindre de drap compliqué d’épaulettes et de galons que l’Apollon ou le Discobole n’ont jamais connus. Sous le soldat il reconnaît l’homme, dont Praxitèle ou Agasias lui a fourni le type accompli. C’est le même qu’il a vu courir dans les jeux, lancer le disque ou le javelot, descendre aux bains, s’oindre d’huile et user du strigile. Le vainqueur de Salamine n’est autre que l’athlète du Vatican qui a fini de jouer. Tous ces exercices l’ont préparé à combattre non pas seulement vaillamment, mais noblement ; ne l’ont pas seulement rendu brave, mais l’ont rendu beau. Le sculpteur ne peut rêver un plus beau modèle dans un plus grand sujet.

Que demande-t-il ensuite ? Que la figure à représenter ne soit pas nécessairement déparée par des accessoires inesthétiques. Sous peine de montrer leurs héros désarmés, nos sculpteurs actuels sont obligés de leur faire brandir des fusils à baïonnette où ne manque ni une vis ni une capucine, ou bien un revolver, heureux quand la couleur locale ne réclame pas l’introduction de toute l’horlogerie d’un hotchkiss. Dans l’antiquité, le sculpteur ne voyait pas avec effroi un soldat entrer en armes dans son atelier. Plutôt qu’un embarras, ces armes étaient une parure. Épées celtiques en forme de feuille d’iris, glaives de Mycènes en forme de feuille de saule, haches palstaves des guerriers du nord, khopeshs ou cimeterres égyptiens, lourds scramasaxes des Germains, courts parazones des chefs de Rome, piques sarisses longues de quatorze coudées, ont tous des lignes calmes et continues qui rappellent quelque forme naturelle. Rien de plus simple que l’arc, — une branche qui se détend ; que la flèche, — une baguette qui vole ; la fronde, — un fil replié qui se balance. Le bouclier romain ressemble à la moitié de l’écorce ôtée à un tronc d’arbre. Si la guerre antique met en œuvre des machines, c’est l’exception, en vue d’un siège, et au contraire la règle est le combat à l’épée et au javelot. Ceux-ci, loin de détruire l’harmonie des lignes courbes et changeantes de l’être, la complètent en lui opposant l’antithèse de la ligne droite et immobile de la chose. La panoplie antique n’eût servi à rien dans le combat, que le sculpteur eût dû l’inventer pour l’usage qu’il en faisait.

Ne pouvant, comme le peintre, ordonner des perspectives et creuser des profondeurs, ce qu’il réclame d’un sujet ce n’est pas seulement qu’il soit plastique, c’est aussi qu’il soit simple, clair et puisse se résumer en l’action de deux ou trois figures. Les autres conditions sont pour satisfaire l’œil : celle-ci pour satisfaire l’esprit. Le combat antique y répond merveilleusement, car il se compose non d’une combinaison d’actions dissemblables, mais d’une série de duels. C’est seulement dans les temps modernes que les progrès de la science ont permis de tuer de mille façons différentes et d’appliquer au meurtre en masse l’admirable loi économique de la division du travail. Un canonnier ne tue pas de la même façon qu’un mineur, ni un mineur qu’un dragon, ni un dragon qu’un fantassin, et la part que prend à la bataille le servant d’une pièce d’artillerie qui porte les gargousses ne ressemble nullement à celle du lancier qui pique les fuyards. La représentation qu’on nous fera de l’un n’évoquera nullement l’idée complète de la bataille, parce qu’elle ne sera pas du tout la représentation de l’autre. Au contraire, un soldat romain frappe comme un autre soldat romain. Vainement on voudrait ici nous opposer la division des armées antiques en cavalerie, infanterie, et de celle-ci en infanterie de ligne et en ventes, en archers et fantassins répandus dans la cavalerie. Nous ne parlons pas ici de parade, mais de combat. Or, dans le combat, ils faisaient tous le même ouvrage. Le pilum une fois lancé, — et il ne menaçait que le bouclier de l’ennemi qu’il avait pour but d’embarrasser et d’appesantir, — on s’abordait à l’épée. Les archers et les frondeurs en arrivaient vite là s’ils se voulaient défendre. L’effet de leurs traits devait être bien peu de chose, puisqu’à Pharsale, par exemple, l’armée de César qui s’y trouva en butte ne perdit que deux cents hommes, tandis que les Pompéiens en perdaient quinze mille. Les cavaliers antiques, mal armés, sans étriers, ne faisaient pas de véritables évolutions de cavalerie, et nous voyons qu’ils mettaient pied à terre pour combattre. Polybe raconte qu’à Cannes les cavaliers romains et carthaginois sautèrent de cheval et saisirent chacun son adversaire. Tite-Live rapporte la même chose d’un combat contre les Herniques. On descendait aussi des chars : César dit que, dans une bataille contre les Bretons, les soldats des chars combattirent à pied avec avantage[3]. Ainsi, pas plus la cavalerie que l’infanterie légère ne donnait un aspect particulier à l’action. Toutes les théories tactiques qu’on a édifiées sur la phalange ou sur la légion ne doivent pas nous faire oublier que, pour combattre réellement son ennemi, le soldat était obligé de le joindre, et qu’à ce moment, quelle que fût d’ailleurs la résistance qu’on lui opposait, qu’il y eût choc, ou face à face, ou poursuite, on voyait apparaître un groupe de lutte, avec de belles armes, en de beaux mouvemens, qui personnifiait et résumait toute une bataille partout semblable à elle-même, — un groupe sculptural en un mot.

Voilà ce que la vie guerrière antique a fourni à l’art : voyons ce que l’art adonné à la vie. Il a enchanté les regards des enfans par l’image des combats où s’étaient illustrés leurs pères. Il a surtout ravi les grands enfans, qui sont les hommes, en leur contant les luttes de leurs aïeux putatifs, qui sont les dieux. Marathon fait pendant à la Gigantomachie, et la Centauromachie au combat des Amazones. En faisant le tour du monument d’Attale, sur l’Acropole, on passait insensiblement de l’histoire des anciens à leur légende, et ainsi on faisait le tour de leur pensée. Ces batailles, l’Art les a non seulement figurées en raccourci, par des statues, comme le Phrygien ou le Perse combattant du Vatican, les barbares luttans ou vaincus de Venise, de Naples, du Louvre, du Capitole, de la collection Torlonia, l’Amazone foulant les guerriers du casino Borghèse : il les a déroulées indéfiniment, toujours pareilles et toujours nouvelles, — chevaux cabrés, hoplites surgissant, barbares aux longs cheveux, renversés à terre, — soit resserrées deux à deux dans des métopes, coupées par les triglyphes aux trois gouttelettes, soit cavalcadant librement sur l’architrave et tournant à chaque angle de l’édifice pour continuer au couchant la lutte commencée au midi. Il les a hissées sur les arcs de triomphe, enroulées autour des colonnes élevées à la gloire des vainqueurs, et l’œil du vieux soldat voyait avec surprise cette prodigieuse ascension d’une armée vers le ciel bleu, ou reconnaissait avec fierté la cohorte à laquelle il avait appartenu. Il les revoyait aussi sur les vases, les amphores, retracées à l’infini, sous ses pieds en des mosaïques reproduisant les tableaux célèbres, jusque dans les coupes où était figuré le massacre des vaincus. Et lorsque le vieux guerrier ne pouvait plus lever les yeux vers les frises des temples ou vers les colonnes, lorsqu’il allait au-delà des murs, dormir son dernier sommeil, la bataille recommençait autour de lui, et, sculptés sur son sarcophage, les chevaux cabrés, les bras tendant les javelots, les porteurs d’enseignes, les barbares, entouraient de leur lutte furieuse ce corps qui ne craignait désormais plus rien de leurs coups. — Les métopes du Parthénon, comme les frises de la Victoire Aptère, du Thésée, du Jupiter d’Olympie, des temples de Phigalie, de Pergame et de Gjölbaschi, comme les bas-reliefs de l’arc d’Orange, des colonnes Trajane et Antonine, et des sarcophages répandus partout, à Brescia, à Sidon, au Campo Santo de Pise, pour ne citer que quelques-uns des plus fameux, nous montrent que les artistes grecs ou gréco-romains ont fait des luttes sanglantes qui avaient bouleversé leur patrie, un accompagnement et un ornement pour les vivans et pour les morts.

La composition de ces batailles est toujours la même quant aux grandes lignes. Placés de profil, les personnages combattent deux à deux. C’est le seul thème adopté dans les métopes du Parthénon et dans la frise de Phigalie et le plus ordinairement suivi dans les bas-reliefs de la Victoire Aptère, de Gjölbaschi, du sarcophage de Sidon, et des frises de Magnésie du Méandre, ces dernières au Louvre. Souvent un troisième et un quatrième agresseurs arrivent à la rescousse, un mort encombre le terrain, un ami chargé d’un blessé passe au second plan, mais la lutte n’en est pas moins resserrée dans d’étroites limites, et le drame d’à côté se confond si peu avec elle, que, parfois, les combattans, voisins pied à pied, se tournent complètement le dos. Sans doute l’antiquité nous offre des exemples de batailles par masses ou par fi les, mais c’est dans ses œuvres inférieures, sur les bas-reliefs de Ninive, contant la gloire de Sennachérib ou d’Assourbanipal, sur les monumens d’Égypte proclamant la grandeur de Ménéphthah ou de Ramsès III, ou bien, à l’autre bout de son histoire, sur la colonne Trajane. Là, l’artiste a voulu donner l’idée de la masse par un pêle-mêle indescriptible ou par des processions de guerriers cheminant un à un, ou bien par des monceaux de têtes réparties dans l’épaisseur du bas-relief, à des plans différens. Mais tout ceci se passe bien avant la belle époque de la sculpture antique, ou bien après elle. A l’époque classique, la foule, impossible à figurer par le relief, disparaît presque entièrement devant le type. Comme le dit très bien l’auteur de Kampfgruppe und Kämpfertypen : « Nous voyons avec quelle force consciente d’elle-même, les artistes se sont débarrassés de tout réalisme, de tout récit à la manière épique, et se sont seulement appliqués à faire rendre par leur art le côté dramatique de la lutte. Ils ne se sont plus dès lors inquiétés le moins du monde de représenter, au vrai et au long, la suite du combat, mais bien de faire évoluer de jeunes corps nus dans des attitudes intéressantes et hardies. Ils ont laissé là la réalité qui, dans le combat, précipite une masse contre l’autre ; ils ont placé l’homme contre l’homme et ils ont donné à l’individu une importance qu’il n’a jamais eue dans la nature, mais bien dans la fantaisie vivante de l’artiste[4]. » Le duel, plus ou moins compliqué par la présence d’un mort entre les combattans, d’un blessé qui se relève, d’un ami qui accourt à l’aide, forme le fond de toute cette composition.

Où se passe ce duel ? L’artiste ne nous le dit pas et qu’avons-nous besoin de le savoir ? Tout ici réside dans la force ou l’agilité de l’être et rien dans le concours des choses. D’ailleurs, la bataille antique se passe le plus souvent dans une plaine unie ou mollement ondulée, comme à Zama, à Verceil, à la Trébie, et le terrain n’ayant aucune part dans le choix des manœuvres et de l’action, la nature n’entre pour aucune dans la victoire. Aussi, la plupart du temps, il n’y a même pas un essai de la montrer ! Les bas-reliefs de Kouyoundjik, qui sont de véritables procès-verbaux, nous montrent bien les files d’archers, de lanciers, d’eunuques ou de frondeurs assyriens cheminant entre des bandes treillagées qui représentent des montagnes, sous des branches écartelées, qui représentent des forêts et sur de grandes chevelures emmêlées de poissons qui représentent des fleuves. Parfois même des carrés de roseaux, droits comme des fers de lances, nous donnent à soupçonner des marais, et l’on peut voir dans un escalier du Louvre des soldats de Sennachérib passant l’eau, étendus sur des outres, préludant ainsi aux expériences faites il y a quelques années par les élèves de l’École de Joinville-le-Pont pour traverser les rivières sur des bidons. Mais le dessin du paysage joue là un rôle indicatif plutôt que descriptif. C’est toujours l’épi de blé que le graveur chaldéen figure auprès d’un taureau, pour donner à entendre que ce taureau est dans un champ. D’autre part, nous apercevons bien sur la colonne Trajane des rocailles figurant les Carpathes facilement enjambées par les Daces qui y cherchent un refuge contre les légions. Mais dans la sculpture grecque, le combat va sans aucune indication de la nature qui l’environne. Supérieur à elle, n’attendant de sa part ni péril ni secours, le guerrier se profile sur un horizon nu et irréel, comme l’Olympe, ne demandant à la terre que de le porter tant qu’il combat et, s’il succombe, de le recouvrir.

Avec un beau spectacle, l’art antique a donné à la vie un exemple de dignité. Pour l’apprécier, il faut noter que le combat d’alors, s’il était plus plastique que les nôtres, était aussi beaucoup plus cruel et presque bestial. Toute blessure qui désarmait l’homme sur le champ de bataille était immédiatement suivie du coup de grâce. Dans le grand bas-relief d’ibsamboul, nous voyons les soldats jeter en tas aux pieds des vainqueurs les mains coupées des ennemis et les scribes égyptiens en dresser l’inventaire avec la plus tranquille exactitude. Dans les bas-reliefs de Kouyoundjik, ce sont les têtes qu’on entasse ainsi et toujours des scribes sont là pour en prendre note. Un triomphe d’Assourbanipal ne va pas sans que, devant le cortège royal, on jette en l’air, comme on fait les roses dans les processions, les têtes des vaincus. Sur la colonne Trajane, on voit un légionnaire romain tenant, entre ses dents serrées, la tête d’un Dace qu’il vient de trancher d’un coup de glaive. Voilà ce que l’art trop naïf ou déjà dépravé de l’antiquité orientale ou de la basse antiquité romaine nous apprend sur la réalité des combats. L’art grec, reproduisant ce combat bestial, l’a ennobli. Il n’a presque jamais montré de telles scènes. Il a fait voir la lutte parfois terrible, non la cruauté ; la victoire, non la vengeance ; il a voilé le plus possible la brutalité du corps à corps. Il a fait comme les témoins intelligens d’un duel : il a écarté les adversaires au moment où les coups devenaient aveugles. Il a cherché les attitudes qui excitent l’admiration plutôt que celles qui écrasent l’ennemi. Dans les marbres de Phigalie, Amazones et Athéniens, on dirait un jeu plutôt qu’une lutte. La sérénité admirable qui plane sur tout l’art grec a pénétré ces furieux. Ils ont la puissance des Dieux et aussi leur calme immortel. Regardez les guerriers d’Egine : ils sont nobles, aisés, mélancoliques et presque gracieux. Le sourire de ceux qui tombent est mystérieux comme leur destin. Ceux qui combattent encore le font avec vigueur, mais sans rage, avec volonté, mais sans passion. Ils semblent savoir qu’ils dominent de bien haut les hommes et que leur bataille se livre plus près du ciel, sur un fronton.

La sculpture grecque a fait plus encore. Elle a ennobli ce que les Grecs méprisaient le plus au monde : le Barbare, c’est-à-dire l’âme sans philosophie et le corps sans gymnastique. Elle la choisi non comme comparse en trophée d’un triomphe, mais comme objet lui-même d’admiration. Elle l’a célébré non pas victorieux, mais vaincu, et vaincu non pas rêvant une revanche possible, mais mourant. Elle a fait le gladiateur ou plutôt le Gaulois expirant qui est au Capitule. On ne sait qui est cet homme aux cheveux crépus, affaissé sur son bouclier, la tête basse, une épée brisée à la main, qui semble écouter son sang couler par les lèvres de sa blessure. Il gît au milieu de la salle, tout seul. Autour de lui, se tiennent debout, dans des attitudes joyeuses et triomphantes, des dieux, des prêtresses, des déesses, des satyres, des philosophes, aristocratie de la forme et de la mythologie, êtres qui ont un nom, une naissance, une histoire, membres qui ont eu une éducation, que l’huile a assouplis, que la palestre a développés, que le massage a rendus harmonieux, torses élancés, lèvres souriantes : Antinoüs, Apollon, Bacchus, une jeune fille portant une colombe… Sa forte et soucieuse physionomie de sauvage qui souffre injustement semble refléter autant de surprise que de peine et son cerveau aussi impuissant à s’expliquer le pourquoi de la défaite que le pourquoi de la douleur. A cet homme qui défendait, nu et d’instinct, le sol des ancêtres contre un envahisseur bardé de fer et de logique, nous nous sentirions incapables de dire quelque chose qui pût le consoler, sinon que nous croyons le comprendre. Chaque fois que nous avons succombé après une de ces luttes où ce qui est inexpérimenté, barbare et généreux en nous s’est mesuré avec ce qui est civilisé, conventionnel et égoïste dans le vieux monde où nous sommes venus combattre, nous avons un peu ressemblé à ce Gaulois expirant. Nous avons senti qu’une impulsion noble en nous était brisée et que brisé aussi était le buccin où, naïvement, nous croyions annoncer aux autres quelque vérité ou quelque justice. Et nous avons regardé, comme lui, s’écouler, de la blessure faite par les réalités, le flot de nos espérances et de nos illusions.

Est-ce donc là un symbole et le sculpteur a-t-il voulu ennoblir la défaite ? Peut-être, mais quand même il n’aurait pas ou ce but précis, il a sûrement voulu, et cela se voit à chaque tournant de sa statue, ennoblir l’académie barbare, faire voir non comme dans une caricature, mais comme dans une ethnographie, la beauté particulière de ce corps rude et non dégrossi, de ces membres bruts, de cette poitrine et de ce torse taillés en carrés, où la culture grecque n’a pas mis son empreinte. Et il y a merveilleusement réussi. Pas un des triomphateurs qui ont gravi ces degrés fameux, là, sous les fenêtres, n’a connu la gloire que ce soldat obscur a remportée. On ne monte plus au Capitole aujourd’hui que pour venir l’admirer. Et tous les dieux de cette salle ne semblent avoir été groupés autour de cette agonie que pour servir de cortège, eux, les célèbres et les immortels, à ce Barbare sans nom et sans histoire, qui va mourir.


II

L’arquebuse n’a pas tué seulement le héros du combat individuel et renversé tout l’ordre de choses établi par la lutte à l’arme blanche. Cet « artifice du diable », comme disait Montluc, a tué aussi la sculpture guerrière. En fait, rarement les sculpteurs modernes se sont avisés de représenter des batailles. En principe, ils ne peuvent y réussir. C’est à un autre art désormais que cette tâche est dévolue. La poudre écarte les combattons : il faut donc représenter l’espace. Elle les force à se dissimuler derrière des accidens de terrain : il faut donc montrer le paysage. Elle change l’aspect du ciel en y répandant de superbes et sinistres nuages, signes avant-coureurs d’une grêle qui fauche les hommes comme l’autre les épis de blé : il faut donc représenter l’air. Elle diversifie à l’infini les fonctions des combattans, en sorte que ceux-ci, les tirailleurs, ne sont vus qu’un à un ; ceux-là, les canonniers, qu’en groupes ; ces autres, enfin, les troupes de ligne marchant sur une position, qu’en masse. Cette masse, il faut la montrer dans sa profondeur, indiquer la houle des têtes, et, par la perspective, l’étendue des lignes engagées, — toutes choses que le relief ne peut faire ou fait mal. En même temps, les armes simples des anciens ont fait place à, des engins compliqués. On ne peut évider le marbre jusqu’à lui faire exprimer tous les rouages et les ressorts d’une arquebuse. L’impossibilité de résister aux coups de l’artillerie fait qu’on ne porte plus de cuirasses, le goût du confort, qu’on se recouvre entièrement de vêtemens, et la gloriole, qu’on les veut magnifiques et brodés, hérissés d’appendices et d’affiquets bizarres. C’est fort peu sculptural. Regardez, pour vous en convaincre, les statues de l’arc de triomphe du Carrousel — surtout le sapeur, dont un moulage au musée du Trocadéro nous permet de distinguer tous les détails — ou encore le Tambour de bronze, battant la charge, auprès de la colonne de Raffet, dans le jardin de l’Infante, au Louvre.

D’autre part, si la sculpture est impuissante à rendre l’espace qui est entre les combattans, le paysage, le feu, la fumée, quelles ressources la peinture n’y trouve-t-elle pas ? Ce qu’a été la peinture de batailles dans l’antiquité, nous l’ignorons et ce ne sont pas les descriptions de Pline ou de Pausanias ou un morceau de la mosaïque de la bataille d’Arbelles, qui peuvent nous dire si le combat d’alors prêtait beaucoup à l’interprétation par le pinceau. Mais assurément, il y prêtait moins que le combat moderne. L’union intime de l’homme et de la nature, celle-ci servant à celui-là non pour se promener, mais pour se retrancher ; non de décor, mais de défense ; celui-là n’étant plus pour celle-ci le « bonhomme qui fait bien dans le paysage », mais le héros qui lutte pour garder ce paysage à son pays, voilà le thème pittoresque par excellence ! Et quoi de plus pittoresque aussi que ces uniformes colorés, bigarrés, mille fois plus variés que les vêtemens de guerre des anciens, ces feutres empanachés, ces chabraques, ces buffleteries, ces musiques, tout cet attirail que le sculpteur s’épuiserait en vain à reproduire ? Dans la bataille antique le combattant était plastiquement beau. Dans le combat moderne, il est pittoresque. La peinture de batailles a paru.

La bataille est, d’ailleurs, pour l’artiste une occasion et, si l’on y réfléchit, peut-être la seule où il puisse montrer une masse en mouvement, animée d’un élan unique, vers-un but facile à percevoir. Elle lui permet de variera l’infini tous les mouvemens particuliers des hommes qui composent cette masse, et ainsi de nous donner une des plus grandes jouissances esthétiques : la sensation de la variété dans l’unité. Elle fournit une diversité d’attitudes qu’aucun sujet n’égale, de sentimens qu’aucun événement n’inspire, parce qu’elle ramasse et concentre en un point toutes les manifestations de l’énergie physique ou morale, — et de son contraire. Elle joint le calme au désordre, la souffrance à l’enivrement, l’inquiétude à l’espoir, la mort à la vie. Le geste modéré du chef qui prévoit, ordonne et désigne, s’oppose aux gestes outrés des soldats qui s’entraînent, s’excitent, et, selon l’énergique expression de Souvaroff, « fuient en avant ». La position droite ou agenouillée de celui qui tiraille tranche avec l’attitude courbée de celui qui marche à l’ennemi. Le blessé qui s’affaisse, le clairon qui sonne, l’ami qui relève et soutient un ami, le tirailleur à court de munitions qui fouille dans la giberne d’un camarade hors de combat, la recrue qui s’arrête épouvantée devant quelque horrible blessure, brisent la monotonie du mouvement général des têtes tendues et des bras dirigés vers le même but. Et lorsque l’artiste a employé toutes les expressions que lui fournissent la frayeur, la colère, l’exaltation, le désespoir, lorsqu’il a épuisé toutes les attitudes bondissantes, rampantes, provocantes, hésitantes, défaillantes, tous ces mouvemens réflexes qui révèlent la vie à ce moment où le cœur bat plus vite et où il semble que la vie atteigne son maximum d’intensité, il lui reste encore la ressource inépuisable et suprême du mouvement définitif de ceux qui ne feront plus de mouvemens, de l’attitude de ceux qui ne prendront plus volontairement aucune attitude, — des morts. Ainsi l’horreur de la guerre sert l’artiste, autant que sa beauté. Les victimes concourent à la joie de son œuvre comme les triomphateurs, parce que les unes et les autres, plus que des personnages de la vie ordinaire, lui offrent des poses contrastées et saisissantes. Et il y a vraiment une esthétique des batailles, parce qu’il y a une esthétique du mouvement.

Au début, le peintre ne s’en rend pas bien compte. Ni Paolo Ucello, dont une Bataille est au Louvre, ni Simone Memini et Luca di Tommé au palais public de Sienne, ni même beaucoup plus tard Vasari, au Palazzo Vecchio de Florence, ne parviennent à faire évoluer leurs masses. Puis, tout d’un coup, ils ne voient plus dans la guerre que la mêlée. Le type de cette conception du mouvement est la Bataille de Salvator Rosa (au Louvre). Comme lui Parrocel, Casanova, Wouwerman, Le Brun, le Bourguignon, s’imaginent que les escadrons se choquent, se pénètrent et s’embrouillent jusqu’à ne plus se reconnaître ; conception très musse, car dans la réalité, « jamais deux troupes de cavalerie ne s’abordent à la charge. L’une d’elles est toujours rompue avant que le choc se produise, comme si elle éclatait sous la puissance irrésistible de l’air comprimé[5]. » « C’est l’imagination des peintres et des poètes qui a vu la mêlée[6]. » Ils la voient presque exclusivement, jusqu’à Van der Meulen, qui, le premier, fait sentir, dans la bataille, comme Malherbe dans les vers, une « juste cadence ». Malheureusement le mouvement s’arrête, ou du moins se restreint aux personnages de premier plan, tandis que semblent immobiles, au fond du tableau, des milliers d’hommes rangés comme des soldats de plomb. C’est l’école tactique où Martin, Lenfant et Blaremberghe sont passés maîtres, dans le temps où triomphe la tactique prussienne et où il semble « qu’on ne puisse mener trois hommes de l’autre côté d’un fossé sans une table de logarithmes.[7] » Mais tandis que Blaremberghe continue, en ses gouaches laborieuses, à célébrer les victoires tactiques de Louis XV, un autre art militaire bouleverse le monde. Avec Bonaparte le mouvement des musses rentre dans la guerre, et avec Gros dans l’art. Ce n’est plus la mêlée de Casanova ni la tactique de Van der Meulen : l’idée de la masse en mouvement commence à l’Aboukir de Gros, inspire tous les grands peintres militaires et se fixe dans un vrai chef-d’œuvre : l’Assaut de Constantine d’Horace Vernet.

De nos jours, les peintres ont compris de même où était l’intérêt esthétique des batailles. Ils ont gardé le mouvement mais ils ont abandonné la masse. C’est l’épisode mouvementé qui les a tentés et c’est lui que de Neuville et Détaille ont peint. Les exemples en sont présens à toutes les mémoires. Ecrasée dans les actions en masse, la France s’est rejetée, dans son art, comme elle l’avait fait dans sa campagne de 1870, vers les glorieux petits faits épisodiques. Ses artistes font de la peinture de francs-tireurs. Ils montrent une embuscade, une surprise, une escarmouche, un contact d’avant-postes, le mouvement individuel comme d’autres ont montré le mouvement en groupes ou en masses. Ils font voir la bataille par tout petits morceaux, non en Clausewitz ni en Jominis, mais en Marbots et parfois tout simplement en capitaines Coignets. Mais combien, par ailleurs, ils diffèrent des Marbots et des Coignets, des Le jeunes et des Parquins, de tous ceux qui, comme le général du Barail, n’ont rien connu de plus beau que « de s’en aller dans la vie, bercé sur un bon cheval, en entendant le bruit du fer qui choque les routes sonores et le cliquetis du sabre sur les éperons, » il suffit pour s’en apercevoir de regarder ces pages navrantes qui furent le Siège de Paris de Philippoteaux et la Bataille de Nuits de Poilpot, le Champigny de Détaille et de Neuville ; les charges de M. Morot, le Cimetière de Saint-Privat, le Bourget. Car si au point de vue esthétique, toute la bataille tient au mouvement qu’elle imprime à des masses, on peut y considérer, au point de vue humain, un autre côté : le sentiment qu’elle fait naître en nous : horreur ou admiration, plaisir ou souffrance. Ce sentiment c’est lui que nous allons étudier maintenant pour nous rendre compte de l’évolution de la peinture, car, autant que l’idée du mouvement, ce sentiment a changé.

Tout d’abord nos peintres actuels ont serré de plus près la réalité navrante du champ de bataille et y ont découvert ce qu’avant noire époque on n’y avait jamais soupçonné : la souffrance. Jusqu’à de Neuville et Détaille, tous, sauf un seul, Callot, l’ont ignorée. On n’avait quasi jamais représenté les blessures ni les agonies, ou, si on les avait représentées, c’était pour faire ressortir l’énergie surhumaine des blessés ou des agonisans. Dans la Bataille d’Eylau de Gros, le jeune Lithuanienne pense pas à sa jambe fracassée, mais uniquement à prêter à l’Empereur un serment de fidélité. Dans le Hohenlinden de Schopin, le geste du blessé est le même et le serment semblable. Ce sont les frères de ce sergent des gardes-françaises qu’on apportait mourant au camp et qui dit : « Ce n’est rien, le régiment s’est bien montré ! » ; de ce soldat d’Austerlitz qui ne pouvait se tenir immobile pendant que les chirurgiens l’amputaient d’une jambe et qui criait radieux : « Voyez donc comme ils avancent ! » ; de ce canonnier qui, ayant le bras coupé par un boulet, le ramassa, le mit dans la gueule du canon et l’envoya à l’ennemi. Regardez à Versailles tous ces tableaux représentant les guerres du premier Empire : il y a fort peu de blessés dans ces images d’une époque qui en vit tant. Dans les combats de Wertingen, d’Aïcha, d’Hollabrunn, de Hanau, de Montmirail, on n’en trouve presque pas. Ceux du Combat de la Corogne, par Lecomte, ont l’air parfaitement satisfait. Ceux de la Bataille d’Austerlitz, de Gérard, sont des ennemis qui ne se plaignent visiblement que de la défaite ; ils témoignent d’une douleur patriotique, non physique. A Lutzen, de Raffet, comme à Würtchen, comme à Loban, de Meynier, s’il y a des blessés, c’est pour acclamer l’Empereur qui passe. Ils sont là « pour l’enthousiasme », comme ces pauvres diables, transis, les pieds dans la boue, que le général Thiébault rencontra, attendant sur une route la calèche de Napoléon[8]. Dans le Frédéric II saluant le régiment d’Anspach-Bayreuth après Hohenfriedberg, par Camphausen, on ne voit que trois blessés. Un grenadier atteint à la main gauche, qu’il repose sur son fusil, rit de plaisir en voyant les drapeaux conquis et les ennemis prisonniers ; un autre, la tête entourée d’un linge, acclame le roi en souriant. Personne ne pense à ces bagatelles. Ce sont toujours, à ce point de vue, les successeurs de Vander Meulen, et Van der Meulen n’a rien vu dans la guerre que de gracieux. On y va comme à une fête, ayant seulement noué sa cravate peut-être un peu plus vite que de coutume. On caracole, on cause, on sourit et l’on dîne. Il n’y a guère de différence entre le Repas de chasse, de Van Loo, qui est au Louvre et le Camp entre Saint-Sébastien et Fontarabie, de Martin, qui est à Versailles. Les airs des gardes-françaises sont gais comme le cliquetis des verres. Le devoir patriotique n’a pas une autre figure que le plaisir.

Il n’y avait donc pas alors de blessures hideuses, de misères, de cris de désespoir et peut-être de reproches pour les auteurs de toutes ces tueries ? — Non, il n’y en avait pas. N’en croyons pas les historiens armés de statistiques, croyons-en ces peintures ! L’art est plus vrai que la vie. Non, il n’y avait pas de plaies hideuses puisque les yeux des artistes n’en voyaient pas, ni de cris de désespoir puisqu’ils n’arrivèrent pas aux oreilles des poètes. Non, il n’y avait sans doute pas de récriminations contre le souverain, puisque l’artiste a pu, sans soulever de protestations indignées, peindre des sourires jusque sur les lèvres blêmissantes des mourans. Non, il n’y avait pas de regrets de la vie qui s’écoulait par ces blessures, de la nature qui verdissait dans ces rameaux, de l’avenir qui brillait dans ces yeux jeunes d’enfans, de ces villes qui hérissaient l’horizon de leurs clochers conquis. Il n’y avait surtout pas dans les âmes de ces interrogations pédantesques et sociologiques : Pourquoi la guerre ? pourquoi la lutte entre les pauvres, qui y trouvent un supplément de souffrances, tandis que seuls quelques chefs y trouvent un supplément de prospérité ? Non, ces sentimens ne sont venus que plus tard à des gens qui, ne se battant plus par plaisir ni par carrière, ne se battant plus que par devoir, étaient bien plus près de ne plus se battre du tout. Il n’y avait alors que la joie : joie du jeu, joie de la gloire, joie d’entrer en courant dans les villes, de passer en chantant les fleuves, de planter sur les bastions des drapeaux étoiles de balles, et de revenir conter ces choses entre deux représentations de Quinault ! Gardons-nous d’imaginer chez ces ancêtres poudrés des idées et des sentimens qui ne nous sont venus qu’après eux, de vouloir qu’ils souffrissent de nos maux, eux qui ne jouissaient pas de nos plaisirs ; et, de même que nous ne pouvons raisonnablement espérer qu’ils eussent ressenti nos enthousiasmes pour la Walkyrie ou pour le Petit Eyolf, ne les plaignons pas d’être morts, un jour de victoire, en voyant passer le Roi !

Car ils voyaient leur chef, ces soldats des anciens tableaux de bataille. La patrie se présentait à eux non comme une impersonnelle entité, un ensemble de forces concomitantes dont la longue définition exige la collaboration de plusieurs Académies, mais sous les traits d’un homme beau, dispos, alerte, splendidement vêtu, le même homme qu’à ce moment on invoquait là-bas, au pays, dans les chaumières, et ils avaient tout dit, ils avaient tout rappelé, de leur famille, de leur clocher, de leur pays, quand ils avaient crié : Vive le Roi ! Dans la bataille antique, le chef est tout. Ramsès sur son char représente à lui seul l’armée égyptienne, et seul il vient à bout de cent ennemis de taille lilliputienne, ou même d’une ville fortifiée, dont les défenseurs, criblés par ses flèches, implorent sa merci. Dans les batailles de la Renaissance, le chef est toujours au milieu de la mêlée, et sur les murs du Vatican, Constantin charge Maxence avec le même entrain qu’Alexandre le satrape dans la mosaïque d’Arbelles. Avec Van der Meulen et toute son école, le roi absorbe toujours le premier plan. Ordinairement bien campé sur un cheval cabré, il montre du bout de sa cravache la bataille à un aide de camp qui reçoit, chapeau bas, l’ordre de la gagner. Dans le Fontenoy de Lenfant, Louis XV est là au moment où le duc de Richelieu accourt et à cette question : « Quelles nouvelles ? » répond : « La bataille est gagnée, si l’on veut. » Au loin, on voit bien les pièces d’artillerie qui ont ébranlé la colonne anglaise et la Maison du roi chargeant par cette brèche, mais on sent que toute la bataille est dans cette noble attitude du roi, refusant de désespérer et de reculer derrière l’Escaut. A-t-on besoin de rappeler que Napoléon, chez Gros, chez Gérard, joue le premier rôle et que chez Vernet il représente, comme Ramsès, toute la bataille ? A Iéna, on ne voit que lui, se retournant furieux, des cris intempestifs des jeunes soldats. A Friedland, peint d’après un croquis d’après nature du grenadier Pils, on ne voit que lui, donnant à Oudinot l’ordre de terminer l’affaire. A Wagram, on ne continue à ne voir que lui, maniant la lorgnette d’une main et tendant de l’autre, à son page Gudin, une des cartes de Bacler d’Albe. Mais cette grande figure une fois disparue des tableaux de bataille, personne ne prendra plus sa place. On ne croira plus qu’un seul homme représente une nation et gagne une bataille. On ne croira plus à Ramsès. Delaroche nous montre bien encore le duc d’Angoulême, assistant à la prise du Trocadéro, appuyé contre les gradins de franchissement, et Horace Vernet donne une assez bonne place au maréchal Bugeaud dans la bataille d’Isly, mais c’est la fin. Avec Meissonier, on ne voit Napoléon III, à Solférino, qu’au second plan. Avec Détaille et de Neuville, il a disparu tout à fait, et ses généraux aussi. Ce n’est même pas le fantôme tragique qui, chez M. Zola, cherche la mort à la Rapée. Regardez les tableaux, non seulement de Neuville et Détaille, mais de MM. Morot, Armand-Dumaresq, Berne-Bellecour, la figure du chef y manque presque toujours. On dirait à les voir que les généraux n’ont joué aucun rôle dans la guerre de 1870, — les images sont parfois cruelles, — et que ce fût là une guerre de hasard et de soldats. Jusqu’à nos peintres, on a toujours montré la guerre, vue du côté du roi. Avec eux on la voit du côté du peuple.

Le chef disparaissant, les regards qui étaient tenus levés vers lui et comme distraits par cette incarnation de la patrie ont mieux aperçu les misères et les dégoûts de la guerre. Les anciens peintres montraient un chef rayonnant de joie et pas de blessés, les contemporains ne nous montrent pas le chef, mais ils insistent sur les meurtrissures de la chair à canon. Toute joie est tombée. Evoquez ces pages lugubres de Neuville, de Berne-Bellecour, de Morot, ces soldats harassés, hâves, maigris, couverts de givre ou de poussière ; les routes défoncées, les talus ensanglantés, les blessés grattant la terre de leurs doigts crispés, les ambulances, les bouillies de chairs vives, ces tas de débris de maisons môles de débris d’hommes, dont les premiers plans de ces tableaux sont encombrés. Et ne dites pas que ces peintres ont vu la guerre si laide parce qu’ils l’ont vue du côté de la défaite, semblables à ces blessés qu’on emporte du champ de bataille, qui peignent toujours la journée sous les plus noires couleurs parce qu’elle n’a pas été heureuse pour eux. M. Vereschaguine, qui est venu après eux, a peint la victoire ; il a vu les Puisses entrer à Plevna ; et ses tableaux sont à ce point navrans qu’un critique anglais disait qu’un seul d’entre eux « annulerait l’éloquence du plus persuasif des sergens recruteurs qui se tiennent au coin de Parliament Street[9] ». — Le panorama du siège de Paris, dont on se souvient sans doute, fut la première grande révélation de cet aspect de la guerre. On n’y voyait pas d’assauts brillans et héroïques, pas de luttes à gestes sculpturaux, pas de corps à corps, pas de ces mouvemens d’ensemble qu’on prête à une foule, et qui pour dix mille corps ne révèlent qu’une âme ; on n’y voyait même pas l’ennemi. La mort ne montait pas sur les remparts, comme une hydre magnifique, aux mille têtes étincelantes, ni avec des chants entraînans, des écharpes déployées, flottant au vent. Non. Çà et là, un homme s’affaissait comme pris d’un mal subit. On voyait des brancards, des civières, des linges ensanglantés. Les uniformes avaient pâli à ce point qu’on ne distinguait plus un militaire d’un civil, — c’est dire l’homme vêtu de bleu, de rouge et d’or, qui s’offre à la mort dans la force et la beauté de son âge, comme ce colonel de Vérigny qui réservait ses plus belles tenues pour les jours de combat[10], — et l’homme qui, lugubrement habillé de noir, semble porter toute sa vie le deuil d’une fin médiocre et d’un destin inutilement évité. Les officiers n’avaient plus en main le sabre qui jolie des éclairs, mais la lorgnette du touriste ou de l’abonné de l’Opéra. Ils ne brandissaient pas de drapeaux, comme Bonaparte à Arcole. Immobiles, dans les bastions, à la musique des balles, ils attendaient le danger froidement, sans excitation du corps ni de l’esprit, comme un médecin au lit d’un cholérique.

Si l’on veut mesurer exactement la différence d’impression que les misères de la guerre font sur un artiste de notre temps et celle qu’elles éveillaient chez un artiste du temps de Napoléon, il faut comparer ceux-ci non pas traitant des sujets différens d’après des données diverses, mais traitant le même sujet, munis des mêmes renseignemens. On se rappelle peut-être le Maréchal Lannes à Essling, de M. Bouligny, exposé au Salon de 1894. Quatre-vingt-quatre ans auparavant, en 1810, le Salon contenait aussi les Derniers momens du duc de Montebello, par Bourgeois, et ce tableau a été gravé dans les Victoires et Conquêtes. Il y a de grandes analogies entre les deux. Napoléon entouré de sa garde est descendu de cheval et se jette sur son ami en lui prenant la main. Dans les deux, Lannes est représenté couché sur un brancard, le corps de trois quarts, la tête de profil, tournée à notre droite, vers l’Empereur. Mais dans le tableau de Bourgeois, il n’y a qu’un blessé, et encore parce que le peintre ne pouvait faire autrement : c’est le maréchal Lannes. Dans celui de M. Boutigny, en 1894, il y en a sept. Chez Bourgeois, la scène se passe en plein champ, au milieu des soldats, avec une éclaircie sur la bataille. La garde entoure le groupe formé par Lannes, ses porteurs et Napoléon. Les chevaux caracolent, les plumets jaillissent, les fumées tourbillonnent, les aigles impériales planent, les cheveux des têtes découvertes flottent en boucles au vent des batailles : c’est l’action à peine interrompue, c’est une halte humanitaire et l’occasion de gestes de sensibilité, dans une charge héroïque. Regardez le héros lui-même. Est-il blessé ? On ne le voit guère. Sa main droite gantée tient encore son épée nue ; sa main gauche place la main de l’Empereur sur sa poitrine découverte. La jambe emportée est dissimulée sous un large manteau. Larrey est là, en grand uniforme, fouillant dans une cassette, mais on ne voit point ce qu’il en retirera. En 1894, au contraire, la scène est vue dans une triste cour de ferme, aux bâtimens vermoulus, aux carreaux brisés, loin de tout spectacle entraînant. Çà et là, des blessés qui souffrent. Le maréchal est étendu sans geste théâtral ; sa jambe mutilée, enveloppée de linges, est la chose que le spectateur voit tout d’abord et avec un profond sentiment de répugnance. Les instrumens de chirurgie sont au premier plan : un bassin plein de sang y est aussi et Larrey, revêtu du tablier qui lui a servi pendant l’opération, semble encore s’essuyer les mains. Puis, contre un mur, bien en évidence, énormes, le sabre que la main ne brandira plus, le chapeau à plumes qui n’ombragera plus qu’un cercueil. Le premier tableau était une scène de fête guerrière : le second est une vue d’ambulance. Toute la différence entre la peinture de bataille d’hier et celle d’aujourd’hui tient entre ces deux mots.

En même temps que le spectacle des ambulances nous fait oublier la gloire de l’homme en attachant nos yeux sur ses misères, un autre spectacle va nous faire oublier l’homme même, ou du moins va le réduire à un rôle bien secondaire : c’est l’apparition de la Nature. Longtemps on l’a ignorée, dans l’art comme dans les récits. Montluc ne met jamais un coin de paysage dans ses Mémoires, et s’il nous parle d’arbres c’est à titre de potences, pour nous dire qu’il y a pendu les huguenots « sans dépense d’encre ni de papier » ; de telle façon qu’on pût suivre à ces « enseignes » le chemin par où il était passé[11]. Gallot fait de même. Les peintres de « mêlées » négligent d’ordinaire de nous montrer où elles ont eu lieu. Pour les peintres de l’école topographique ou indique, les bastions sont les seules montagnes, les tranchées les seules vallées. Si Martin, Lenfant, Blaremberghe nous montrent un arbre, c’est « l’arbre de mémoire » exigé par l’Académie au premier plan, arbre maigre et compassé comme on en voit dans les cours de collège. Van der Meulen ou Parrocel déploient un horizon académique sans émotion, sans intérêt, sans vie. Lisez les récits de guerre du grand Frédéric : le paysage y paraît moins encore. Mais voici que le XVIIIe siècle finit. Rousseau a tourné les regards des spectateurs et des acteurs eux-mêmes vers le fond de toutes les scènes de ce monde. Derrière les personnages éphémères, le décor éternel est apparu. Qu’y a-t-il dans ce décor, quels en sont les fils cachés et les mystères ? Jusque dans la bataille, cette préoccupation suit l’homme des temps nouveaux. Pendant le bombardement de Verdun, Gœthe, qui faisait partie de l’armée alliée, se promenant dans les vignes, avec le prince de Reuss, l’entretient d’un phénomène de réfraction des couleurs observé le matin même, et tous deux s’émerveillent, non de la tactique de Dumouriez, mais de ce que « l’atmosphère, les vapeurs, la pluie, l’eau et la terre nous offrent incessamment des teintes changeantes, et dans des conditions et des circonstances si diverses, qu’on doit désirer d’apprendre à les connaître d’une manière plus précise[12]. » Le général Lejeune éprouve les mêmes impressions en passant dans la forêt d’Amstetten, et fait admirer à Murat la terre et les arbres couverts de neige. « Le givre argenté adoucissait la couleur éclatante des feuilles mortes du chêne et le vert sombre des sapins. Cette enveloppe glacée dissimulait un peu les formes et les teintes que la vapeur rendait encore plus suaves et offrait un tableau charmant. Eclairés par le soleil, des milliers d’énormes glaçons, semblables à ceux de nos fontaines et des roues de nos fabriques, pendaient à ces arbres comme autant de lustres éblouissans. Jamais salle de bal n’avait reflété autant de diamans… » Mais voici que huit régimens autrichiens et hongrois viennent interrompre la rêverie. Il faut du canon… « Ces deux pièces chargées à mitraille culbutèrent toute la tête de colonne ennemie. Pas un seul biscaïen ne fut perdu. La commotion fit crouler sur nos têtes les amas de neige suspendus aux arbres et, comme par enchantement, les escadrons disparurent enveloppés dans un nuage[13]. » Voilà que le charme de la nature a éclipsé la vaillance de l’homme. Voici que, chez Gros, sa mélancolie recouvre et domine toutes les misères, comme la neige toutes les blessures, et que l’agonie de l’hiver a surpassé en horreur l’agonie des combattans. Regardez la Bataille d’Eylau, qui est au Louvre, et ne pensez pas que ce soit l’âme seulement des artistes ou des poètes qui ait senti la tristesse infinie de cette plaine. Parquin, qui n’était qu’un sabreur, en a eu le cœur serré. « Les forêts de sapins qui abondent dans ce pays et qui bordaient le champ de bataille le rendaient encore plus triste. Ajoutez à cela un ciel brumeux dont les nuages, paraissant ne pas s’élever au-dessus des arbres, jetaient sur toute cette scène une teinte lugubre et nous rappelaient involontairement que nous étions à trois cents lieues du beau ciel de France[14]. »

Avec Horace Vernet, Protais et tous les peintres de ce temps, la nature pénètre encore davantage le tableau de bataille. Le combat de l’Habrah est un paysage autant qu’un tableau de figures. La prise d’Alger, de Gudin, n’est qu’un paysage. Les compagnons de Bonaparte n’avaient vu en Égypte que les traces des hommes, des Pharaons. Ceux du duc d’Aumale voient en Afrique des paysages nouveaux et splendides. Devant Laghoual, avant de conter le bombardement, M. du Barail prend le temps de dépeindre : « L’aspect du paysage est d’une tristesse grandiose. En dehors de l’oasis, aussi loin que la vue peut s’étendre, on n’aperçoit pas un brin d’herbe. Partout du sable. Dans les profondeurs du sud, le désert paraît stérile et nu. Du côté du nord, le regard est arrêté par une ligne de rochers qu’un sable jaune, rutilant, plaqué dans leurs anfractuosités, fait paraître plus noirs et plus brûlés. Dans les grandes chaleurs de l’été, alors que l’air vibre autour de soi, on dirait voir des flammes léchant du charbon[15]. » A tout instant la nature vient ainsi prendre, dans les récits des officiers eux-mêmes, la place réservée autrefois aux héros et la beauté de son œuvre pacifique fait pâlir la beauté des œuvres de destruction. Ses lumières du matin brillent plus que les feux de salves ; ses nuages planent longtemps après que les fumées du canon se sont dissipées. — Chez les peintres de la guerre de 1870, l’impression sera la même, mais centuplée par l’éducation que nous a donnée notre récente école de paysage. Regardez, dans la grande galerie de Versailles, quel est, de tous ces champs de bataille, celui qui donne le plus profondément l’idée de la nature : c’est le Combat de la Plâtrière, d’Alphonse de Neuville. Dans la plupart de ses autres toiles : le Courrier intercepté, De Montbéliard à Strasbourg, A la recherche d’un gué, le Combat sur une voie ferrée, comme dans celles de Détaille : En retraite, la Colonne Vincendon en Tunisie, les Prisonniers, le paysage envahit et occupe les deux tiers, parfois les trois quarts de la composition. Les bois, les champs, les coteaux, les eaux fuyantes, les brumes, tout le décor où s’agite l’homme nous pénètre et nous émeut plus que ce qu’y fait l’homme même. Le stratège du XIXe siècle, fût-il M. de Moltke, ne peut plus considérer un paysage comme un simple terrain de manœuvres : malgré lui, une poésie s’en dégage qui, un instant, lui fait oublier tout le reste : « Le séjour de Creisau doit être fort agréable, écrit-il, de Ferrières, le 21 septembre 1870, à présent où l’automne donne aux feuilles des arbres leurs teintes rouges et dorées. Les pluies que vous avez eues il y a quelque temps auront été très favorables aux gazons et aux plantations d’arbres, et j’espère que la verdure sera bien fraîche tout autour de la chapelle… », et le 4 mars 1871 : « Les arbustes se couvrent de feuilles et je crois que dans une quinzaine, les cerisiers pourraient peut-être bien fleurir[16]… »

Nous ne savons ce qu’il est advenu des cerisiers de M. de Moltke, mais ce qui fleurira sûrement dans les âmes des hommes de guerre de l’avenir, c’est ce sentiment que nos conquêtes sont peu de chose auprès des prodiges de la nature et nos agitations au prix de sa sérénité. Elle est la grande charmeresse des âmes contemporaines ; dans les images que nos peintres nous font de la guerre, elle envahit, elle absorbe, elle résorbe tout. A mesure que le paysage augmente d’importance dans le tableau de batailles, voici que les splendeurs de l’uniforme, l’héroïsme des gestes, le théâtral des attitudes, tout ce qui faisait la beauté des tueries napoléoniennes diminue. Tant mieux. La nature envahissant le champ de bataille, c’est la vit ; prenant la place de la mort. C’est le travail sourd et incessant de Dieu pour le bien et pour la beauté à la place de notre ingéniosité pour le mal et de notre virtuosité pour le laid. Les mousses et les lierres réunissent et affermissent entre elles les pierres que nos obus ont divisées et brisées. Les arbres croissent et prodiguent des fruits là où les affûts prodiguèrent la mort. L’homme se lasse ; la terre ne se lasse pas. Elle donne le pain comme elle a donné le fer, mais son suc qui rouille les épées nourrit les plantes. Tous — même ceux que leur carrière incline à la guerre — éprouvent cet enseignement de paix et l’expriment. Je n’en veux pour preuve que ces mots d’un officier d’artillerie racontant qu’au milieu de ses manœuvres en plein champ il a pris pour point de direction un marronnier en fleurs : « Que de lieues on trace sur cette lieue carrée ! En avant, demi-tour, en arrière, et des déploiemens obliques et des défilés aussi ! L’herbe qu’on écrase rend une odeur de rêve épanchée et de la terre égratignée s’élève et nous grise doucement l’âme des germes endormis. Y a-t-il encore une guerre quelque part, dans l’espace ou dans le temps ? Non, la guerre est abolie de par la sérénité de la nature[17]. »


III

On aperçoit déjà comment finit la peinture de batailles, c’est-à-dire comment elle tend à n’être plus qu’une variété du paysage, — qu’un paysage animé. On l’apercevra mieux encore si l’on examine ce que seront vraisemblablement les combats de demain, non pas au point de vue de leurs résultats politiques ni même à celui des sentimens qu’ils éveilleront dans les âmes, mais au point de vue des spectacles qu’ils dérouleront devant les yeux. — Sera-ce un spectacle d’ensemble, comme celui qu’eurent les habitans de Tournay le 11 mai 1745, du haut des remparts de leur ville, tandis qu’entre Anthoin et le bois de Barry les essaims blancs et bleus des Français disloquaient l’énorme masse rouge de la colonne Cumberland ? Ou comme celui qu’eurent du haut des collines de Vienne les invités du prince de Ligne, le 5 juillet 1809, lorsque, dans l’immense plaine de Wagram, l’Empereur semblait débordé par les troupes autrichiennes, et que les mouchoirs de l’aristocratique assistance flottaient au vent, vers les armes allemandes, comme un appel et un espoir ? Non. À cette époque, les adversaires se rapprochaient assez pour qu’à Fontenoy les Français pussent faire aux Anglais la fallacieuse politesse de les engager à tirer les premiers, pour qu’à Essling les grenadiers décimés par le canon autrichien criassent en voyant mettre le feu aux pièces : « C’est pour moi »[18] ! On apercevait donc du même coup d’œil les deux armées se faisant face. Aujourd’hui que les fusils nettoient l’espace devant eux à plus de mille mètres et les canons à plus de quatre mille, des batailles entières pourront avoir lieu sans que personne, sauf les gens du service aérostatique, voient à la fois les deux côtés de la lutte, et si ceux-ci les voient, ce sera sous forme de lignes noires se mouvant sur une carte topographique. On pourra concevoir la bataille avec l’esprit ; on ne la verra plus avec ses yeux.

Pourra-t-on au moins, en ne montrant qu’un côté de l’action, en faire sentir la grandeur ? Figurer à côté des soldats qui exécutent le chef qui conçoit, la tête qui dirige, et qui apparaît, dans les luttes futures, comme le facteur principal, du succès ? On le pourra moins encore. Car la prodigieuse puissance des canons modernes ne rendra pas seulement intenable toute position trop rapprochée, elle obligera les ennemis même éloignés à ne pas se grouper entre eux. Les obus à mélinite en démolissant, les maisons, les obus à mitraille en répandant, comme un coup d’arrosoir, trois cents balles sur un petit périmètre feraient trop de ravages dans des bataillons serrés. Il ne faut donc pas seulement que les lignes s’écartent l’une de l’autre ; il faut que chacune d’elles s’espace. Une armée développée avec les effectifs dont on dispose aujourd’hui ne tiendra pas moins de dix kilomètres ; elle en tiendra davantage si elle est coupée par des obstacles naturels, des marais, qui viendront s’ajouter à cette longueur. Où sera le chef de cette masse d’hommes, le cerveau d’où partiront et auquel aboutiront toutes les libres nerveuses de cet organisme ? Évidemment assez loin en arrière. « On a reproché à l’Empereur son inaction à la Moskowa, dit Marbot, il faut cependant reconnaître que du point central où il se trouvait avec ses réserves il était à même de recevoir les fréquens rapports de ce qui se passait sur toute la ligne. Tandis que s’il eut été d’une aile à l’autre en parcourant un terrain aussi accidenté, les aides de camp, porteurs de nouvelles pressantes, n’auraient pu l’apercevoir ni le trouver. » Dans l’avenir, le chef fera de même. Il se tiendra en un point relativement équidistant de tous les points de la ligne engagée et il est aisé de comprendre que plus une ligne sera longue, plus ce point en arrière sera éloigné.

Il faudra donc choisir, représenter ou le chef ou l’armée. Le chef ? Quel spectacle pittoresque offrira-t-il donc ? Trop loin de l’ennemi pour le voir, trop loin de ses troupes pour être vu d’elles, ne correspondant avec ses lieutenans que par téléphone ou estafettes, il n’apparaîtra plus dans ces attitudes vigoureuses et significatives que lui prêtait l’imagination sans doute, mais aussi parfois la réalité. On a vu Lannes saisir l’échelle d’assaut à Ratisbonne, Ney prendre un fusil pour protéger la retraite, de Russie, Drouot défendre ses pièces contre une charge de cavalerie, à Hanau, Napoléon lui-même pointer un canon en 1814, Canrobert, enfin, à Saint-Privat, accourant tête nue, l’épée en main, au milieu de ses batteries. Notez d’ailleurs que c’est toujours dans la défaite, dans la retraite ou à des momens désespérés, que le chef, au lieu d’être à son poste, qui est au loin, près des réserves, — là où la vue physique de l’action lui est interdite, mais où la vue intellectuelle en est plus sûre et plus complète, — vient se mêler à ses soldats, faire un métier héroïque, mais qui n’est pas le sien. Dans la guerre à venir, il se tiendra calme et isolé, dans une méditation féconde peut-être, mais intraduisible aux yeux. Un monde de pensées et de sensations pourra rouler dans sa tête sans que rien n’en paraisse au dehors. « N’y a-t-il pas quelques mouvemens visibles dans les muscles de la figure ou de la main ? se demande M. Vereschaguine en observant Skobeleff au milieu d’une bataille dans les Balkans. — Non, répond-il, sa physionomie est calme et ses mains sont, comme à l’ordinaire, enfoncées dans les poches de son pardessus. »[19] Le romancier, le poète écriront peut-être sur ce calme leurs plus belles pages, mais que voulez-vous que le peintre fasse d’un général qui a les mains enfoncées dans les poches d’un pardessus !

Regardons les soldats. Eux aussi sont loin de l’ennemi. Ils ne peuvent le menacer ni du geste, ni du regard, ni de la voix. Ils en sont réduits à des mouvemens machinaux généralement prévus par la théorie. Quelques-uns d’entre eux jouent un rôle purement mécanique et tout ce qu’on leur demande c’est de garder assez de sang-froid pour l’exécuter mécaniquement. Autrefois le canonnier d’une place pointait lui-même sa pièce. Aujourd’hui il ne regarde même plus du côté de l’ennemi. Penché sur les graduations du niveau, attentif aux indications de l’officier, le collier est tout le champ visuel où son œil se meut. S’il se relève, fera-t-il des gestes de défi, d’encouragement ? Non, il demeurera immobile. Brandira-t-il une épée ? Non, il tiendra un goniomètre. La crainte se manifestera-t-elle au moins chez ces hommes par des mouvemens pittoresques ? Jadis, à Sébastopol, chaque coup de l’ennemi était annoncé par le veilleur qui criait : « Mor-tier ! » et tout le monde se jetait à terre, attendant que la bombe eût éclaté. Autant de poses curieuses et significatives. L’homme voyait distinctement le danger qui le menaçait : « Quoiqu’un le souleva par les épaules, il ouvrit les yeux avec effort et vit sur sa tête le ciel d’un bleu sombre, des myriades d’étoiles et deux bombes qui volaient dans l’espace, comme cherchant à se dépasser[20]. » Mais à l’avenir, avec une vitesse initiale de 500 mètres, le projectile vient trop vite pour qu’on en soit averti. Ce n’est plus la bombe qui prenait le temps de fumer avant d’éclater, faisant comme le voleur classique qui demandait, au lieu de frapper, la bourse ou la vie. L’obus fusant aura éclaté avant même d’avoir touché le sol. Avant d’avoir fait un geste de frayeur, le vivant ne sera plus qu’un mort.

Si au moins, à défaut de la signification des gestes et des attitudes, les batailles futures offraient le pittoresque des costumes et de l’armement ! Mais bien au contraire, toutes les armures, selon le mot de Musset, sont tombées pièce à pièce et toutes les broderies fleur à fleur. Nous ne reverrons plus les magnifiques parures d’autrefois : les pelisses, les brandebourgs, les « flammes » aurore ou jonquille, les tresses en cadenettes, les feutres brodés d’argent ; nous ne reverrons plus ni les « dragons chevelus » qui portaient de la peau de panthère au front, ni les carabiniers qu’on appelait les « chevaux noirs », ni les cuirassiers qu’on appelait les « corsets de fer », ni les grenadiers aux bonnets à poil qu’on appelait « les ruches à miel ».


Ni les rouges lanciers fourmillant dans les piques,
Comme des fleurs de pourpre en l’épaisseur des blés !


Ruskin voulait que, pour incliner les peuples au travail et au bien, l’on habillât de pourpre et d’or les laboureurs et les philanthropes et que, pour les détourner de la guerre, on vêtit les soldats de noir, comme le bourreau. Il doit être satisfait. L’égalité, comme le roi antique, fauche de son sceptre tous les plumets qui dépassent la mesure, et si l’on n’a pas encore réduit au noir les uniformes de nos soldats, c’est que cette couleur plus qu’aucune autre tranche dans la campagne et les désignerait aux coups ; les armes qu’ils manient sont aussi les plus disgracieuses qu’on puisse imaginer. Leurs formes ont perdu tout souvenir des choses naturelles qui les avaient inspirées. Depuis longtemps le chien du fusil n’était plus le véritable chien du début, tenant une pierre de pyrite entre ses mâchoires, et les coulevrines, serpentines ou dragonneaux, ornés de foudres, de flammes, de lions et d’amours, décorés de banderoles où on lisait velox et atrox, igné et arte, étaient allés, dans les musées, rejoindre le bomerang égyptien. Aujourd’hui on tue avec des bâtons sans grâce emmanchés dans une boîte et qu’on appelle des hotchkiss. Detaille encombre ses batteries de lunettes d’approche et de « caisses d’instrumens », et dans le tableau de M. Roll, exposé il y a quelques années sous ce titre : la Guerre, tout le premier plan était rempli par un appareil dont on ne savait trop s’il servait à la cuisine ou à la photographie et qui se trouvait être celui de la télégraphie optique !

Il restait encore au combat moderne un élément pittoresque et par momens poétique ; la fumée dont Tolstoï nous a décrit « les nuages lilas clair se déroulant et se développant tour à tour », dont les artistes de Tokio se servent pour voiler les aspects inesthétiques des villes ou des champs dans leurs illustrations de la guerre sino-japonaise. Lisez sur la fumée du combat de Prairial ces lignes de Moreau de Jonnès : « Le nuage qui nous enveloppait ainsi était produit par la combustion de 100 000 barils de poudre à canon ; il ne ressemblait pas à la brume océanique des jours précédens ; au lieu d’en avoir la couleur grise uniforme, il variait, selon une foule d’accidens, d’intensité, de formes et de teintes. Tantôt il était d’un noir opaque, fuligineux, brillante d’étincelles et envahi subitement par des flammes rougeâtres, et tantôt il était diaphane, donnant à la lumière du jour l’aspect d’un clair de lune, et effaçant les objets, par une sorte de mirage fantastique. Il était souvent parsemé de cercles brunâtres s’élevant dans l’air horizontalement, et qui rappelaient ceux que les peintres du moyen âge traçaient au-dessus de la tête de leurs personnages saints… Quand le nuage se déchirait, quelque vaisseau ennemi, ceint d’une double et triple zone jaune et rouge nous montrait son flanc hérissé de canons prêts à nous foudroyer[21]. » — Or ce dernier spectacle pittoresque de la guerre, la poudre sans fumée nous l’enlève. La foudre éclate dorénavant sans orage et ces petits flocons qui, dans les tableaux de Neuville, indiquent encore où est l’ennemi, disparaissent de la bataille à venir. On ne voit plus rien.

Ainsi la peinture n’est plus l’art qui pourra dégager le côté intéressant de la guerre. Sera-ce par hasard la musique ? Si le combat n’a plus comme dans les temps antiques un aspect sculptural, ni, comme hier encore, un aspect pittoresque, ne conserve-t-il pas un aspect auditif qu’on notera d’autant plus soigneusement que les autres auront disparu ? Les bruits du canon, des balles, les plaintes des blessés, les hourrahs des vainqueurs mêlés aux voix de la nature, n’ont-ils pas de quoi tenter un art nouveau ? Nul ne peut nier que cet aspect existe. Tolstoï a noté « les sifflemens des balles qui tantôt bourdonnent comme des guêpes, tantôt gémissent et fendent l’air en vibrant comme une corde d’instrument », et leur cri particulier, lorsqu’elles arrivent « par essaims comme passent au-dessus de nos têtes, en automne, des volées de petits oiseaux[22]. » C’est surtout la nuit, lorsque la pensée n’est plus accaparée par les impressions visuelles, que se révèle dans le combat l’aspect auditif. « Chaque soir, dit un canonnier de la batterie nord de Sébastopol, nous nous amusions à suivre le vol de la bombe et nous l’appelions « la colombe », car elle roucoulait comme un pigeon[23]. » Les soldats qui veillaient aux avant-postes pendant le siège de Paris, reconnaissaient bien les motifs principaux de cette symphonie de la guerre, les sons sourds des pièces allemandes se modifiant au loin, selon la distance, et la vibration en si bémol des pièces françaises une fois qu’elles avaient tiré. Et si vous lisez la description de la nuit qui précéda Inkermann, dans Camille Housset, vous y trouverez un tableau auditif très complet : « La journée du 4 novembre avait été sombre et pluvieuse ; la nuit vint vite. Aux tranchées d’attaque, arrivaient de la ville comme des bouffées de rumeurs ; on entendait des cris, des chants ; les chiens aboyaient plus fort et plus longtemps que de coutume. Après minuit, les cloches sonnèrent. Vers trois heures il y eut comme une salve d’acclamations, puis, de nouveau, le son des cloches, ensuite des bruits sourds, des roulemens de voitures et des grincemens de roues… A minuit, quand les cloches avaient sonné d’abord, c’était que, dans les églises, les prières commençaient pour les combattans du 5 novembre ; après trois heures, c’étaient leurs acclamations soulevées par les harangues énergiques de leurs chefs, puis le son des cloches qui annonçaient la solennelle bénédiction des prêtres ; enfin les bataillons s’étaient mis en marche et les grincemens des roues venaient de l’artillerie qui suivait le chemin raboteux de Karabelnaïa[24]. » N’a-t-on pas fait souvent de la musique imitative pour moins que cela ? Lulli n’a-t-il pas harmonisé dans son Alceste le combat d’Hercule assiégeant une ville ? Jeannequin ne reproduisit-il pas dans un choral le bruit de la bataille de Marignan, avec les cris des combattans et les détonations : tarata boum ! Beethoven n’a-t-il pas composé pour Wellington une Bataille de Vittoria où l’on entend les trompettes sonnant le réveil des Anglais, puis une grosse caisse figurant les coups de canon, et enfin une « machine à fusillade » indiquée dans la partition pour compléter l’illusion ? Et plus près de nous, pour peindre les sentimens qu’un combat agite dans le cœur d’un homme, — fût-ce un enchanteur, — Wagner n’a-t-il pas fait dire par Klingsor, au commencement du deuxième acte de Parsifal, toutes les phases de la lutte qu’il aperçoit par la fenêtre ! Mais il faut bien avouer qu’aucun de ces essais — sauf le dernier, — n’a été assez heureux pour qu’on puisse raisonnablement attendre quelque chose de leurs recommencemens. La plupart des bruits de la bataille moderne, les sifflemens stridens des balles surtout, excèdent de beaucoup notre puissance d’analyse auditive, et Berlioz a eu beau mettre un coup de canon dans une de ses symphonies, nous devons douter que les « colombes » de l’artillerie enchantent jamais nos oreilles. Ce sont là des bruits, ce ne sont pas des sons.

Mais qu’avons-nous besoin de chercher plus longtemps la forme d’art qui exprimera le côté nouveau, suggestif, du combat moderne, et ne l’a-t-on pas trouvée ? N’est-elle pas dictée par la complexité des sentimens que les âmes contemporaines, moins fermes peut-être mais plus affinées, plus analystes que les autres, ressentiront au milieu du danger ? Dans le combat antique, l’homme était beau ; dans le combat moderne, jusqu’au milieu de ce siècle, il était pittoresque. Aujourd’hui, il n’est ni beau ni pittoresque, mais plus que jamais il est pensant. Ce n’est donc plus à la sculpture, ni à la peinture, mais bien à la littérature et à cette variété de littérature qu’on appelle psychologique, que le combattant ressortira désormais. Dire ses pressentimens, ses craintes, ses souvenirs ; noter ses colères, ses pitiés, ses dégoûts ; saisir ses sympathies obscures pour l’ennemi inconnu que son arme va étendre blême et sanglant ; mettre au jour ses réflexions confuses sur le profit qu’il retirera lui-même de ce meurtre ; peser les motifs déterminans de demeurer ferme au poste : l’amour-propre vis-à-vis de quelques camarades, le désir d’un galon, l’entêtement d’un parti pris, la lassitude d’avoir peur, et ceux de se mettre à l’abri : la sollicitation de la « carcasse, » comme disait Turenne, ou de « mon frère âne, » selon le mot de saint François ; l’idée de la famille, nombreuse là-bas, qui attend le retour ; peindre enfin le combat qui se livre en lui plutôt qu’autour de lui, et qui sera d’autant plus vif qu’on s’étourdira moins et qu’on réfléchira davantage, que les baïonnettes seront moins sanglantes et seront plus « intelligentes », n’est-ce pas la tâche exclusive de l’écrivain ?

Dans tous les pays il s’en acquitte, et le résultat est qu’il donne à tous l’horreur de la guerre, tandis que le peintre leur en donnait l’admiration. Faut-il s’en applaudir ? C’est une grande question qu’on ne saurait décider en peu de mots, à la légère, ni de sitôt. Nous observerons seulement, ici, que l’homme ne va qu’aux choses dont il se fait une image favorable, et si l’on ne peint plus, si l’on ne peut plus peindre de beaux tableaux de batailles, c’est un signe qu’on ne voit plus dans la guerre ce caractère de poésie ou de « divinité » qu’un de Maistre ou un Proudhon y voyaient encore il y a cent ans. Et Proudhon ou de Maistre n’avaient pas manqué de contradicteurs. Avant eux maint philosophe avait essayé de démontrer l’inutilité de la guerre. On les avait à peine écoutés. Pas plus au temps des Vernet et des Gros qu’au temps des Van der Meulen ou des Salvator Rosa, les nations n’avaient mesuré leur enthousiasme pour les victoires au profit qu’elles en retiraient, et les plus inutiles avaient continué de leur sembler les plus belles. On n’a permis aux philanthropes de plaider l’inutilité de la guerre que du jour où les peintres n’ont plus montré sa beauté.

Mais puisque aujourd’hui la tristesse des combats a remplacé leur éclat, puisque toutes nos forces vives se tournent vers le progrès industriel et social ou la recherche du bien-être, vers l’art de se conserver et d’augmenter ses jouissances et non de se détruire en supprimant la source de toutes les jouissances, nous non plus nous ne regretterons pas la perte de l’esthétique des batailles. Nous souhaiterons seulement que la Paix, reine du monde, ne soit pas le repos ou l’indolence, pires que la mort. Nous souhaiterons que ce ne soit pas la bride lâchée à tous les appétits et à toutes les fantaisies du « moi », désormais sevré d’émotions fortes, curieux d’émotions factices et débarrassé du seul correctif qu’on lui connût : le besoin de la solidarité dans un grand danger national. Que sous ce masque béni de la charité ne se cache pas précisément son contraire, l’égoïsme, qui ne chercherait dans la paix qu’une assurance contre la principale occasion de dévouement ! La guerre avait ses grandeurs ; la paix, pour l’égaler, doit avoir ses sacrifices. Elle doit n’être qu’un autre champ de bataille avec d’autres ennemis à combattre : le vice, qui endurcit l’âme plus que la lutte ; la misère, qui tue le corps mieux que les balles. Dieu veuille que dans la paix nous ne regrettions jamais ce qu’au milieu de la guerre on voyait parfois transparaître, malgré toutes les cruautés et toutes les tristesses : le grand frisson d’enthousiasme qui console des heures où il faut vivre et qui adoucit l’heure où il ne faut plus qu’espérer.


ROBERT DE LA SIZERANNE.

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  1. Aubier, Introduction aux Souvenirs de Parquin.
  2. Art Roë, Pingot et Moi.
  3. Colonel Ardant, du Pictj, Etudes sur le combat.
  4. Oscar Bie, Kampfgruppe und Kämpfertypen in der Antike.
  5. Général du Barail, Mes Souvenirs.
  6. Colonel Ariant du Picq, Etudes sur le combat.
  7. Colmar von der Goltz, Rosbach et Iéna.
  8. Baron Thiébault, Mémoires.
  9. Hilary Skinner, War Artists and war pictures.
  10. Commandant Parquin, Souvenirs et Campagnes.
  11. Montluc, Mémoires.
  12. Gœthe, Campagne de France.
  13. Général Lejeune, De Valmy à Wagram.
  14. Commandant Parquin. Souvenirs et Campagnes.
  15. Général du Barail, Mes Souvenirs.
  16. Comte de Moltke, Lettres à sa mère, édition française, par E. Jaeglé.
  17. Art Roë, Pingot et moi.
  18. Les Cahiers du capitaine Coignet.
  19. Vassili Vereschaguine. Souvenirs, Enfance, Voyages, Guerres.
  20. Léon Tolstoï, les Cosaques ; Sébastopol.
  21. Moreau de Jonnès, Aventures de guerre.
  22. Léon Tolstoï, les Cosaques ; Sébastopol.
  23. Souvenirs de Sébastopol recueillis et rédigés par Alexandre III. Traduction de M. Notovitch.
  24. Camille Rousset, Histoire de la guerre de Crimée.