L’Esprit scientifique et l’esprit religieux
L’ESPRIT SCIENTIFIQUE ET L'ESPRIT RELIGIEUX
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Mesdames, Messieurs,
S’il en est parmi vous que certaines de mes paroles doivent blesser, si légèrement que ce soit, qu’ils m’excusent en songeant : combien il est difficile d’exprimer à la fois ses convictions et le respect qu’on éprouve pour les convictions contraires. Qu’ils ne s’imaginent pas surtout que j’attribue à ma pensée une autorité plus grande qu’à la leur. Devant les grands problèmes de la vie et de la mort, il n’y a ni ignorants ni savants, ni riches ni pauvres, ni monarques ni valets il n’y a que des hommes. Si je parle ici, c’est comme une unité quelconque de ces générations humaines qui, depuis tant de siècles, s’exténuent désespérément vers la vérité, plus nombreuses qu’aux temps où le tremblant Ulysse les voyait surgir devant lui, par delà les mers brumeuses, dans les grandes prairies tristes d’asphodèles, de ces générations humaines que, si souvent, durant les nuits de travail, j’ai cru sentir en rangs pressés autour de moi et dont l’évocation m’a protégé tant de fois contre le découragement et l'égoïsme.
Les conflits de la science et des religions, vous le savez, remplissent l’histoire. Chez les Grecs eux-mêmes dont pourtant la religion fut presque toujours souriante, Socrate ne fut pas la seule victime de l’intolérance. Un des plus fameux astronomes de l’antiquité, Aristarque de Samos, faillit périr pour avoir enseigné, d’après Pythagore, que la terre tourne sur elle-même et autour du soleil, et risqué d’ébranler ainsi la solidité de l’Olympe et de ses dieux.
Au moyen âge, c’est sous la menace constante du bûcher et du chevalet que se développe la science. Il n’est guère de découvertes qui n’aient eu comme salaire, des souffrances, des angoisses et la mort. Le sang des Dolet, des Giordano Bruno, des Michel Servet, de tant d’autres glorieuses victimes, crie encore vers le ciel. De nos jours, si elle ne dispose plus de moyens si cruels, l’intolérance ne s’est pas soumise, elle n’a pas désarmé.
Récemment encore, n’avons-nous pas vu un historien éminent, contraint après une vie de travail de renoncer à son enseignement, de rétracter ses publications pour avoir énoncé sur des points d’exégèse biblique (avec quelle prudence et quelles preuves à l’appui) des conclusions qu’aucun homme raisonnable ne saurait contester de bonne foi?
Quand les adversaires de la science ne peuvent en arrêter les progrès, ils s’efforcent du moins de les ralentir en les décriant.
« Pourquoi, disent-ils, désespérer des âmes simples qui ne sont même pas capables de comprendre les vérités que vous prétendez substituer à leurs illusions? Si les savants ne peuvent résister à cette inquiétude qui les pousse à interroger sans cesse la nature, qu’ils travaillent entre eux, discrètement, sans sortir de leurs laboratoires, mais par grâce, qu’ils s’abstiennent de nous faire part de leurs découvertes.
« Quand le plus illustre des ascètes bouddhiques, l’austère Visvamitra, dont la vie s’était passée à méditer les mystères de l’univers, eut percé le néant de la vie, de la mort et de tout ce qui est, comme il ouvrait la bouche pour prononcer les suprêmes paroles que les Dieux attendaient en tremblant et qui devaient faire crouler les cieux, il aperçut auprès de lui une femme qui pleurait son enfant mort. Le sage mit un doigt sur sa bouche et mourut sans rien dire.
« Que les savants modernes imitent la sagesse de leur grand ancêtre. Le meilleur service qu’attend d’eux l’humanité, c’est leur silence. »
Mais les savants ne prêtent pas l’oreille à de tels conseils. C’est par la vérité, non par l’illusion, qu’ils prétendent guider les hommes. La science est leur religion, ils la proclament, ils attestent leurs martyrs, ils célèbrent leurs victoires, « leurs défaites, plus glorieuses que des victoires ». Ils s’écrient avec le poète :
- Saturne, Jupiter, Vénus n’ont plus de prêtres ;
- L’homme a donné les noms de tous ces anciens maîtres
- A des astres qu’il pèse et qu’il a découverts,
- Et des dieux le dernier dont le culte demeure,
- A son tour menacé, tremble que tout à l’heure
- Son nom ne serve plus qu’à nommer l’Univers.
- Les paradis s’en vont dans l’immuable espace,
- Le vrai monde élargi les pousse et les dépasse ;
- Nous avons arrache sa barre à l’horizon,
- Résolu d’un regard l’empyrée en poussière,
- Et chassé le troupeau des idoles grossières
- Sous le grand fouet d’éclairs que brandit la raison.
Fières et éloquentes paroles, encore ardentes du combat, des conquêtes durement achetées Et comme les deux chœurs ennemis alternent ainsi et se répondent à travers les âges, il semble qu’ils doivent s’opposer toujours, que leurs enthousiasmes obéissent à des appels contradictoires, que jamais ils ne sauraient se fondre dans une commune harmonie.
Est-il donc vrai que cet antagonisme soit irréductible? L’esprit scientifique et l’esprit religieux sont-ils deux ennemis et l’un doit-il exterminer l’autre dans l’évolution de l’humanité ? Faut-il, si la science triomphe qu’elle connaisse le destin de ce héros homérique, Bellérophon, chargé de vertus et de hauts faits, mais qui mourut maudit des hommes et des dieux parce qu’il avait tué la Chimère ? Ou bien est-il fatal que la science soit vaincue et le monde dévoré par la superstition, livré sans défense aux crédulités les plus enfantines ? Ou bien enfin cette lutte qui dure depuis tant de siècles doit-elle se poursuivre éternellement, sans merci mais sans issue ?
L’idée que je voudrais développer ici, c’est qu’au contraire il n’y a aucune antinomie, mais bien une parenté profonde, entre le véritable esprit scientifique et le véritable esprit religieux.
Qu’est-ce en effet que l’esprit scientifique ? C’est essentielle ment le besoin de connaître la vérité sur l’Univers, quelle qu’elle soit, souriante ou terrible. Qu’est-ce que l’esprit religieux? C’est le besoin de connaître la vérité sur notre destinée, sur nos origines, sur notre place dans la nature.
Ce ne sont point là des sentiments contradictoires, ils ont la même origine, le frisson d’octroi et de mystère qui saisit l’homme devant le double infini du temps et de l’espace, devant le vaste monde où il se sent immergé. L’esprit scientifique et l’esprit religieux ne sont que les deux faces de l’anxieuse curiosité humaine, l’une fixement tournée vers les régions de l’inconnu qu’éclairent déjà les lueurs de notre intelligence et de notre raison ; l’autre orientée vers les ténèbres de l’inconnaissable, de ce qui pour nous est aujourd’hui l’inconnaissable, et s’efforçant par le rêve et l’intuition d’en percer l’épaisse nuit.
« Soit, nous diront certains adversaires. L’esprit scientifique et l’esprit religieux ont la même origine, mais ils n’en sont pas moins irrémédiablement distincts par leur objet. Vous autres savants, vous étudiez les lois apparentes de la matière, vous l’assujettissez, vous en faites une esclave, mais une esclave toujours prête à la révolte et dont l’âme vous demeure obscure. Vous accumulez des certitudes, ou tout au moins des présomptions fortement appuyées de faits, mais sur des sujets qui nous laissent indifférents vous vous taisez sur les questions qui nous tourmentent. Les temps sont passés où on s’imaginait que votre labeur patient et minutieux allait apporter leurs solutions aux problèmes éternels. La science a fait faillite à de tels espoirs et cette faillite, ce n’est pas nous qui l’avons proclamée, c’est vous-même, c’est votre philosophie, c’est votre positivisme... »
Ah! Messieurs, je proteste contre cette confusion de la science et du positivisme.
Le positivisme est un moment remarquable, nécessaire, dans l’évolution scientifique, mais il ne faut ni le confondre avec la science, ni en faire une religion.
A une époque où, dans l’enthousiasme des découvertes nouvelles, l’homme rêvait d’aborder tous les problèmes à la fois, il était éminemment utile de délimiter par une frontière précise le champ immédiat de son activité, de lui interdire les régions où son effort trop hâtif risquait de se perdre. Ce fut le rôle vraiment fécond du positivisme, et sa doctrine reste excellente si elle signifie qu’à chaque époque correspond un domaine provisoire de recherches scientifiques, domaine chaque jour plus vaste, mais en dehors duquel il est encore téméraire de s’aventurer.
Quant au positivisme religion, ce serait une doctrine néfaste, si par malheur elle était vraie. S’il était démontré que les mystères profonds de l’univers sont hors de l’atteinte des tâtonnements des savants, jamais coup plus funeste n’aurait été porté à la science. La cause véritable de la stagnation intellectuelle du moyen âge, c’est que les hommes croyant posséder la vérité absolue, trouvaient inutile de chercher. Aujourd’hui que leur curiosité s’est ranimée, si la science devait avouer qu’elle sera toujours incapable de leur fournir aucune réponse, ils se détourneraient d’elle pour solliciter une réponse ailleurs. On ne ferme pas l’inconnu comme on ferme une boutique.
Mais rassurons-nous, autant la méthode positiviste est raisonnable, autant le positivisme orthodoxe est illogique. Que nous dit, en effet, un positiviste intransigeant « Je ne connais que des faits ; je relie des faits à des faits ; je veux ignorer tout le reste. » Le voici donc, s’il est logique avec lui-même, devant la table rase de Descartes les seuls faits qu’il connaisse ce sont ses propres sensations et encore ses sensations immédiates. II y est emprisonné.
Comment pourrait-il sans sortir des faits affirmer que ses sensations ont une cause autre qu’elles-mêmes et que l’univers existe en dehors de lui. Si comme Stuart Mill positiviste vraiment logicien, il ne croit pas à la réalité du monde extérieur, que signifient alors des expériences précises, des mesures sur des fantômes de sa sensibilité ? Que signifie ce fameux principe de cause et d’effet, ce déterminisme universel, « les mêmes circonstances reproduisant toujours les mêmes phénomènes », si causes, phénomènes, circonstances sont choses plus vaines que les rêveries d’un fumeur d’opium ?
Au contraire, s’il affirme l’existence du monde extérieur, n’est-ce point là une affirmation métaphysique! Et dès qu’il a fait un pas dans la métaphysique, comment refuserait-il d’en faire un second ?
D’une manière générale, on peut dire qu’il n’est pas une loi naturelle qui ne dépasse les faits dont elle est sortie, pas une loi qu’on eût pu découvrir ou énoncer en restant positiviste au sens pédant du terme. Quelques exemples d’ailleurs vont vous montrer combien sont fragiles et changeantes les barrières soi-disant infranchissables qui séparent le domaine scientifique du domaine de l’inconnaissable.
Au moyen âge, vous le savez, les recherches sur la physiologie humaine étaient en interdit ; la dissection d’un cadavre était punie de mort. Au début du XIXe siècle, malgré les multiples découvertes de la circulation du sang et du jeu des organes, quelque chose de cet interdit pesait encore sur les phénomènes de la vie. C’était une idée courante, même parmi les savants, que ces phénomènes obéissent à des forces mystérieuses dont les caprices déjouent les lois inflexibles de la matière inorganique. Claude Bernard eut la gloire de montrer que la matière vivante n’offre pas plus de miracles que la matière inerte, que le même déterminisme les gouverne, que la même méthode expérimentale s’applique à l’une et à l’autre.
Aujourd’hui la physiologie humaine est sortie du domaine de l’inconnaissable pour devenir une des branches les plus importantes des sciences positives.
Mais voici un exemple bien plus frappant encore.
Parmi les problèmes qui, d’après lui, devaient échapper éternellement aux investigations scientifiques, Auguste Comte cite entre autres la nature des étoiles. Or, quelques années après la publication du livre d’Auguste Comte, la découverte de l’analyse spectrale nous permettait de discerner, avec une parfaite précision, la composition chimique du soleil et des étoiles. Nous la connaissons mieux que si nous avions pu transporter dans ces mondes lointains nos cornues et nos creusets nous la connaissons mieux que bien des phénomènes que nous touchons du doigt. Nous avons même découvert dans le soleil des corps simples qui ne se sont révélés que plus tard sur la terre. Les spectres des étoiles remplissent chaque année des volumes de publications astronomiques. Voilà un des inconnaissables d’Auguste Comte.
Dans un avenir prochain, combien de mystères que nous croyons aujourd’hui impénétrables, paraîtront lumineux à nos successeurs. Jusqu’à, quelle précision, par exemple, l'étude simultanée des phénomènes cérébraux et de la psychologie interne pourra-t-elle pousser la correspondance entre l’état physiologique du cerveau et la pensée ? Nul ne saurait le dire. C’est donc une entreprise chimérique que de prétendre délimiter aujourd’hui pour jamais les domaines où notre intelligence ne pourra pénétrer. C’est une illusion de prendre pour insurmontables des barrières qui seront renversées demain. Il n’y a pas dans notre curiosité de l’univers deux parties distinctes, l’une scientifique, l’autre idéale. On a dit de Littré qu’il avait passé sa vie à s’interdire de penser aux problèmes supérieurs et à y penser toujours. C’est ce qu’ont fait tous les positivistes qui ont vraiment servi l’avenir, et ils devaient le faire à moins de se réduire à l’impuissance on ne coupe pas en deux l’anxiété humaine.
Renan parle quelque part de ce héros d’un conte celtique, qui ayant vu en rêve une beauté merveilleuse, se mit à sa recherche à travers le monde et mourut sans la trouver. « Ainsi, dit-il, l’homme qui s’est assis un instant pour réfléchir sur sa destinée porte au cœur une flèche qu’il ne s’arrache plus ». Tous les penseurs, philosophes, savants ou religieux, qu’ils s’effraient de leurs propres visions ou qu’ils s’efforcent de les transpercer d'un regard clairvoyant, qu’ils soient Pascal ou Galilée, Kant ou Descartes, tous ont entendu le même appel auquel on ne résiste pas ; tous ils ont voulu voir la vérité, « dût-elle leur brûler les yeux ». Ils ont connu le même tourment, ils ont porté la même blessure, le même cœur transverbéré. Non, l’esprit scientifique et l’esprit religieux ne sont pas deux ennemis ce sont deux frères perdus dans la même forêt obscure.
Il n’est donc point absurde de prévoir une époque peut-être moins lointaine que nous ne le pensons, où ces deux tendances de l’homme, au lieu de se heurter, collaboreront comme elles ont collaboré à l’aurore des civilisations l’esprit religieux précédant sans cesse la science dans les domaines qu’elle ne peut atteindre encore, stimulant ses découvertes, mais toujours prêt à lui céder de bonne grâce chaque position nouvelle qu’elle pourra occuper. En revanche, la science se devra à elle-même de ne point dépasser dans ses affirmations les limites des connaissances vraiment acquises, laissant à chaque savant la responsabilité de ses opinions individuelles sur les questions qui échapperont encore aux recherches positives. Mais si tout conflit est impossible entre le véritable esprit scientifique et le véritable esprit religieux, il peut y avoir confit, que dis-je ? il y aura nécessairement, il y aura toujours conflit entre la science et les hommes qui exploitent le sentiment religieux et prétendent, au lieu de le laisser évoluer librement au rythme de la vie, le styliser et le roidir dans une rigidité factice conforme à leurs intérêts, à leurs habitudes ou à leurs préjugés, Il y aura nécessairement conflit entre la science et toute religion qui prétendra lui imposer, en vertu de je ne sais quelle révélation, une astronomie, une géologie, une cosmogonie absurdes et puériles ; en un mot, il y aura conflit entre la science et toute religion dominatrice qui, ayant envahi jadis le terrain ouvert devant elle, refuse d’en abandonner une parcelle. C’est le caractère inévitable et permanent d’un tel conflit qui rend si générale la conviction qu’il existe une antinomie irréductible entre l’esprit scientifique et l’esprit religieux.
Une telle illusion s’explique d’autant mieux que la plupart des croyants s’imaginent sincèrement que quiconque n’a pas leur foi est dépourvu d’esprit religieux. Faut-il donc leur rappeler que des génuflexions machinales ne constituent pas une véritable religion ? On peut prier debout, dans l’action, dans le combat. L’homme qui dans son enthousiasme du vrai brise une fausse idole, accomplit un acte plus religieux que celui qui l’encense d’un geste ancestral et automatique.
Les anciens offraient aux dieux les entrailles de victimes égorgées : beaucoup de nos croyants modernes aiment à faire à leur divinité le sacrifice de leur raison. L’holocauste, pour être moins sanguinaire, n’en est pas moins cruel. Et quel triste hommage à faire à un dieu que celui d’un être humain mutilé du meilleur de soi-même, de ce qu’il y a en lui de clair et de lumineux, mutilé de sa raison.
Une croyance qui n’est pas pleinement acceptée par l’être intégral n’est plus une religion ; elle n’est plus que superstition ou hypocrisie elle porte en soi son germe de mort.
Il y a dans le Faust, de Gœthe, une scène que vous connaissez sans doute, une des plus belles et des plus émouvantes : c’est celle où Faust va mourir. Celui que sa volonté et sa fantaisie ont promené à travers toutes les sphères de l’activité humaine, celui dont le désir tout-puissant a fait surgir Hélène vivante du fond du noir néant, est étendu vieilli, brisé par l’âge, dans sa chambre solitaire. Le remords et le souci ont soufflé sur ses yeux ; il est aveugle. Et tandis qu’un choeur d’ombres et de lémures creuse près de lui les six pieds de terre où il va reposer pour jamais, il croit entendre la rumeur joyeuse d’un peuple nombreux, vaillant et libre, pareil à lui, créé par lui, fils de son idéal et de sa pensée. C’est alors que dans l’enthousiasme de son délire il dit les paroles qui d’après le pacte de jadis doivent le livrer à son guide infernal < Arrête-toi, instant, tu es trop beau. » Et dès qu’il a parlé, la mort le prend. Symbole saisissant de ces organisations humaines qu’un rêve puissant et généreux anima jadis, mais qui ont voulu fixer le temps pour l’éternité, plier pour l’éternité les hommes à leurs règles, à leurs dogmes et à leurs rites, et dont le bras débile esquisse encore un geste de domination et de menace alors qu’elles sont déjà dans le royaume des ombres.
Ah! Messieurs, respectons les hommes dont tout l’espoir est tourné vers le passé et qui gardent une fidélité obstinée au signe qui a vaincu une fois. Mais n’est-ce pas avec raison qu’on les a comparés à des enfants qui tournés vers l’occident pleureraient dans la nuit la chute du soleil, sans voir se lever derrière eux le soleil nouveau qui blanchit déjà le sommet des montagnes? Le monde que la science nous révèle est grandiose et merveilleux. Ce n’est pas vrai qu’il soit fermé au rêve. Se serait-il donc rapetissé en devenant infini ? Quel champ de méditation que cet espace sans bornes, constellé de soleils, traversé en tous sens par d’innombrables radiations qui relient entre eux les astres épars, dont chacune influe mystérieusement sur notre sensibilité et qu’en dépit de leur enchevêtrement le génie humain sait aujourd’hui analyser avec tant de finesse.
Sans doute, l’univers nous apparaît comme soustrait de plus en plus aux caprices individuels, fût-ce aux caprices d’un Dieu. Nous n’entendons plus de dryades siffler dans les arbres la chanson du passant nous ne constatons plus de miracles ; l’étoile des mages et des bergers ne se détache plus de sa route pour guider nos pas dans la nuit. Mais l’inflexible régularité du ciel étoilé au-dessus de nos têtes n’a-t-elle pas sa beauté ? Nous ne croyons plus à l’œuvre des six journées, mais n’est-ce pas un poème admirable que la lente formation des espèces, que cette évolution qui s’accomplit par l’effort collectif et millénaire de tous les êtres et où chacun laisse une trace ineffaçable? Qu’elle fut longue et mystérieuse la bienfaisante collaboration des cellules qui aboutit à ce prodige, l’œil! Combien de tentatives, d’échecs, d’avortements, avant que l’être humain surgît sur le sol et vît le ciel debout Quand on a compris cela, comment ne pas se sentir partie intégrante d’une grande œuvre en formation, comment ne pas vouer sa faible part de forces a l’œuvre tout entière!
Mais à côté de ses splendeurs, que de misères elle nous étale, cette puissante, maternelle et si diverse nature. Que de contradictions en elle qui nous semblent insolubles ! Comment nous a-t-elle doués d’instincts qu’elle révolte? Pourquoi tant de violences et de cruautés, à côté de tant d’exemples de solidarité et d’entr’aide? Notre sentiment de la justice n’est-il qu’une duperie, ou correspond-il à quelque vérité impérieuse et secrète? Ce sont là des questions auxquelles les hommes réclament des réponses immédiates.
Le savant est celui qui sait maîtriser sa curiosité pour la mieux conduire, qui s’oublie lui-même et se fait impassible pour étudier l’univers suivant une parole célèbre, « il se résout à ignorer pour que l’avenir sache ». Mais cet effort qu’il s’impose à lui-même, pourquoi l’imposerait-il a d’autres ? de quel droit dans quel but ?
D’ailleurs quel est l’homme, si maître soit-il de sa sensibilité, si résolu à ne lui rien concéder que sa raison n’ait d’abord consenti, qui, à certaines heures, n’ait tordu ses bras de douleur et d’angoisse devant son impuissance et tenté sur le vide une étreinte désespérée ? Que ces heures là laissent aux savants les plus austères quelque indulgence pour les explications incohérentes, hâtives ou puériles de ceux qui préfèrent se tromper que d’ignorer.
Soyons donc sans pitié pour le mensonge, l’hypocrisie et la méchanceté, mais n’ayons aucune colère contre les convictions sincères, lors même qu’elles nous semblent dangereuses et qu’elles nous méconnaissent. Que notre seule arme soit la persuasion, l’inlassable persuasion. Tout effort vers l’idéal que tente un être humain entre sa naissance et son agonie est admirable et participe à l’effort universel. Ne l’oublions pas, même dans la chaleur du combat, et sans que le regret du passé arrête ou retarde notre élan vers l’avenir, aimons et respectons toutes les manifestations de la pensée humaine, reflet de l’univers, miroir conscient du monde, miroir frémissant, miroir douloureux, miroir sublime.
PAUL PAINLEVÉ.
- ↑ Conférence faite le 11 novembre 1906, dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne, devant l’Assemblée genérale de l’Association philotechnique.