L’Esprit de la session de 1838



ESPRIT
DE
LA SESSION DE 1838.

Les faits qui remplissent la session de 1838 ont laissé dans la mémoire du public une empreinte toute récente, et depuis un mois aussi ils ont été reproduits, classés et commentés par les diverses opinions qui se partagent la presse. Il n’y aurait donc pas d’à-propos à recommencer ce récit, mais peut-être ne sera-t-il pas inutile, en s’abstenant tant de statistique que de passion, d’essayer un jugement précis et calme sur les six premiers mois de cette année, sur un passé qui, hier encore, était le présent, et qui n’a disparu de la scène que pour appartenir à l’examen de la raison publique.

Quand la dissolution fut prononcée l’année dernière, le pays fut satisfait et les partis un peu surpris. Cette décision d’une hardiesse judicieuse congédiait une chambre fatiguée, qu’une plus longue existence aurait mortellement embarrassée ; elle provoquait le corps électoral à faire du parlement qu’il allait élire l’expression des nouvelles dispositions de la France ; elle prenait au dépourvu les partis, et leur ôtait le temps de mettre en jeu leurs combinaisons passionnées. En agissant ainsi, le pouvoir exécutif usait de ses droits et faisait son devoir. Des élections générales sont toujours, pour un pays, une émotion forte, quelquefois périlleuse, que tout gouvernement doit s’attacher à tempérer, loin d’en augmenter les ardeurs et la véhémence. Quelques regrets qu’aient pu avoir les opinions et les partis sur des pertes éprouvées, ou sur des noms nouveaux inutilement espérés, il faut reconnaître la liberté et la sécurité des élections de 1837. Ce que les électeurs ont fait, ils l’ont voulu faire. Pouvaient-ils mieux faire ? C’est une question qu’on peut adresser, tant à l’esprit de la loi électorale qu’aux lumières des électeurs, mais non pas au gouvernement qui a étendu sur toutes les opinions l’impartiale exécution des lois.

Il est si vrai que les élections ont été indépendantes, qu’on ne les a vues systématiques de part ni d’autre. Excepté trois ou quatre noms que l’extrême gauche et l’extrême droite se sont attachées à conquérir à tout prix, et sans compter aussi quelques illustrations parlementaires dont le retour était infaillible, les élections n’ont pas eu le caractère d’une lutte politique ; elles ont été plutôt une affaire de convenance locale et d’intérêts matériels. En maint endroit on s’est plutôt proposé l’établissement d’une route et d’un pont que le triomphe d’un droit ou d’une idée : non-seulement toutes les élections ont été libres, mais plusieurs ont été naïves.

La chambre nouvelle arrivait donc dénuée, non-seulement de toute passion, mais même de toute intention politique ; elle arrivait songeant aux affaires, à l’administration. On put clairement reconnaître cette disposition dès les premiers momens de la discussion de l’adresse, quand on entendit M. Dufaure, un des membres de la commission, prononcer ces mots : « Nous n’avons été ni les critiques, ni les apologistes du passé. Le passé appartient à l’histoire ; il a eu ses gloires, ses mérites, ses torts. Nous avons cru qu’il n’appartenait pas à la chambre nouvelle de s’engager dans toutes les discussions qu’il a fait naître, et nous avons reculé devant les divisions qu’un retour sur le passé pourrait introduire dans son sein. Je le répète, le projet a été rédigé dans cette pensée unanime de n’adresser au passé ni un éloge ni un blâme. Voilà quelle a été toute la pensée de la commission[1]. » Jamais assemblée politique n’avait manifesté davantage le désir de rester étrangère aux œuvres de ses devanciers, et n’avait opposé une neutralité plus systématique aux passions qui pouvaient encore rester ardentes et armées.

Cet oubli volontaire de tout ce qui s’était fait avant 1838, devait avoir, pour la chambre et la marche de l’opinion publique, un double résultat. De cette façon, on était à jamais affranchi de quelques lieux communs sur lesquels avaient vécu pendant plusieurs années quelques orateurs de tous les côtés de la chambre ; c’était leur annoncer qu’il fallait renouveler leur répertoire et leur vocabulaire. Mais aussi cette abdication de tous les souvenirs indiquait une indifférence politique devant laquelle pouvaient échouer les pensées hardies qui voudraient entraîner la chambre dans des voies imprévues. M. Thiers en fit sur-le-champ la douloureuse expérience. Avant de s’être donné le temps de reconnaître l’assemblée à laquelle il avait hâte de s’adresser, il parla à la chambre, comme à un sénat politique, comme à des patriciens de Westminster ou du temple de Mars qui pouvaient disposer à leur gré de la paix ou de la guerre. Erreur brillante que personne ne doit regretter, pas même l’éloquent vaincu du 13 janvier. Avec moins d’audace, M. Thiers eût moins fait éclater ses qualités heureuses, il n’eût pas imprimé comme il l’a fait, au début de la session, un caractère d’élévation et de dignité. Dans un pays où les questions de politique étrangère sont encore peu comprises et peu populaires, on aurait mauvaise grace à se plaindre qu’un homme comme M. Thiers ait prodigué son talent à l’éclaircissement d’un des plus graves intérêts de nos relations extérieures. Seulement il nous semble que, sur ce point, il n’a plus de sacrifices à faire : il a plus que payé sa dette à ses convictions ; il doit désormais se réserver tout entier pour les autres nécessités politiques qui pourraient le réclamer un jour.

Puisque la chambre ne voulait à l’intérieur entendre parler ni de la censure ni de l’apothéose du passé ; puisqu’à l’extérieur elle désirait maintenir le statu quo et ne rien changer à la direction persévérante qui menait les affaires depuis sept ans, quelle conséquence devait tirer de cette conduite le ministère du 15 avril, si ce n’est qu’il n’était pas désagréable à la chambre, et qu’il suffisait aux circonstances ? Il prit donc la résolution de ne céder la place à personne et de faire face aux affaires.

Ici commença une situation nouvelle. Tant qu’on avait pensé que le ministère du 15 avril ne considérait son existence que comme un intermède entre l’ancienne chambre et la nouvelle, qu’il ne se prenait lui-même que comme un maître de cérémonie chargé d’inaugurer et d’installer un autre ordre de choses et d’autres hommes, on avait patienté ; quelques éloges même avaient servi d’encouragement et de récompense à ce rôle modeste ; oui, tant qu’on crut que le ministère se bornerait à jouer les utilités, on le soutint ; mais quand on le vit prétendre à tenir les chefs d’emplois, on cabala.

MM. Molé et de Montalivet ont-ils eu tort de retenir leurs portefeuilles et de rester ministres devant la chambre de 1838 ? L’évènement a répondu ; car, à l’heure qu’il est, ils dirigent encore les affaires. Dans un temps où, plus que dans tout autre, l’éloge et le blâme se distribuent suivant la partialité des opinions, nous ne connaissons pas de témoignage moins récusable et plus flatteur que les faits. Le ministère du 15 avril est debout ; ses adversaires consentiraient à le louer s’il n’existait plus.

Lorsqu’on fut convaincu de la volonté du ministère de garder sa position, l’irritation des différens côtés de la chambre qui comptaient dans leurs rangs des candidats au pouvoir fut vive. On ne pouvait pardonner au cabinet de vouloir durer et d’y réussir en empruntant au centre droit ses tendances les plus raisonnables et les plus modérées d’ordre et de conservation, au centre gauche ses instincts généreux d’honneur et de dignité nationale. Cette ambition d’avoir à l’intérieur une politique libérale et ferme sans M. Guizot, à l’extérieur une attitude honorable et forte sans M. Thiers, souleva des tempêtes et fut appelée crime par les partis. S’étonner de ces colères serait se montrer surpris que les hommes aient des passions ; ce serait oublier aussi que le gouvernement représentatif compte parmi ses avantages celui de mettre en lumière les qualités et les travers des hommes, le mal comme le bien, les inconvéniens comme les aspects généreux de la nature humaine. Les ministres du 15 avril ont voulu garder leurs postes ; quelques hommes et quelques fractions de la chambre ont voulu les en déloger. L’opiniâtreté ministérielle est-elle plus coupable que la convoitise des assaillans ?

Pendant que les partis étaient dans leurs grandes colères, ils n’avaient ni assez de loisir ni assez de sang-froid pour remarquer la maligne indifférence du public et de la majorité même de la chambre. Quelle grande question politique était en jeu ? aucune ; quel homme était poussé au pouvoir par le flot de l’opinion ? personne. Or les passions politiques des majorités, tant dans le pays que dans les chambres, ne sont jamais émues que par des intérêts évidens et généraux, et c’est seulement alors qu’elles se mettent à soulever des questions personnelles. Mais il faut se féliciter des préoccupations qui ont empêché quelques hommes de juger quelle était la véritable température de l’atmosphère politique ; ils se sont découverts avec plus de franchise ; dans les emportemens de la lutte, ils ont laissé tomber le masque. Nous n’hésitons pas à compter parmi les résultats utiles de la session de 1838 la connaissance plus nette et plus intime que nous avons pu faire de quelques consciences politiques. Sans la persistance ministérielle, aurions-nous eu le spectacle des changemens de M. Guizot, qui, après avoir, le 9 janvier, accordé au ministère une approbation majestueuse, après s’être déclaré satisfait des paroles prononcées par M. Molé, n’est monté à la tribune, quelques mois après, que pour donner l’adhésion la plus explicite aux violences de M. Jaubert ? Le 9 janvier, M. Guizot espérait un retour prochain aux affaires ; plus tard, trompé dans son attente, il désirait se venger : d’ailleurs n’était-il pas obligé d’obéir aux passions de son parti, et de le suivre pour paraître toujours le commander ?

Quant au parti lui-même, ses adversaires n’auraient pu espérer, au début de la session, qu’il descendrait aux excès qui, depuis six mois, le déconsidèrent aux yeux du pays. Quel ton, quelle modération, quelle tenue politique pour d’anciens défenseurs de l’ordre et de futurs possesseurs du pouvoir ! Discours de tribune, conversations de couloirs, articles de journaux, tout a dépassé les limites que les hommes politiques et les gens du monde savent mettre à l’expression de leurs ressentimens les plus vifs. Il est vrai que les amis de M. Guizot estiment qu’ils ont le don de tout purifier et qu’ils innocentent, en daignant s’en servir, les moyens et les armes que chez d’autres ils seraient les premiers à déclarer coupables : ils nient qu’ils puissent jamais être inconvenans dans la forme, et factieux au fond, puisqu’ils sont doctrinaires. C’est le raisonnement d’un Américain qui, amené ivre-mort dans un corps de garde, soutenait le lendemain matin devant le magistrat, qu’il était impossible qu’il fût ivre, puisqu’il était membre d’une société de tempérance.

Nous pouvons prédire à M. Guizot que, s’il ne reprend assez d’autorité sur son parti pour le faire rentrer dans des bornes dont il n’aurait jamais dû sortir, il sera forcé de s’en séparer avec éclat, et de repousser une solidarité qui compromet non-seulement l’ancien ministre, mais l’homme même. Que M. Guizot veuille bien songer qu’il sera d’autant plus fort qu’il sera seul ; qu’il renonce à la manie d’une situation anglaise ; qu’il se contente d’être une individualité remarquable qui peut encore rendre tant au pays qu’au gouvernement de réels services. Le jour où il acceptera franchement cette transformation nécessaire, il échangera contre l’appui d’une coterie, l’appui du public.

Mais revenons à la session. Quand le ministère eut reconnu que, malgré le vote de l’adresse, les diverses fractions opposantes avaient résolu de remettre en question son existence et la volonté politique de la chambre, à chaque occasion qu’elles estimeraient favorable, il prit le parti de leur offrir lui-même un nouveau combat sur la question des fonds secrets ; il annonça qu’il n’accepterait aucune réduction du chiffre qu’il avait présenté, et il sortit vainqueur d’une lutte où il eut à répondre tour à tour à M. Jaubert, à M. Guizot, à M. Barrot. Cette fois les intentions politiques de la chambre ne pouvaient plus être mises en doute ; évidemment elle avait voulu le maintien du ministère du 15 avril, puisque par l’adoption de l’amendement Boudet, qui demandait une réduction de 300,000 francs, elle pouvait le renverser. Donc, en repoussant l’amendement à une grande majorité, elle déclarait adopter le cabinet qui recevait de la manière la plus éclatante le baptême parlementaire.

Comme le vote de l’adresse avait amené, pour le ministère restant au pouvoir, une situation nouvelle, de même le vote des fonds secrets ouvrit une nouvelle série d’évolutions, de menées et d’intrigues. Les questions politiques furent désertées ; on se jeta sur les affaires. Depuis le 15 mars, jour où la majorité accorda au cabinet le chiffre demandé, jusqu’au 11 mai qui vit le rejet du projet sur les chemins de fer, les fractions opposantes se mirent à faire au ministère une guerre de détails, une guerre de buissons. L’examen des questions les plus inoffensives, des intérêts les plus positifs, devint un autre champ de bataille ; et sous prétexte d’améliorer les projets, on envahit l’ordre administratif, au risque de le désorganiser. Dans les premiers instans de cette phase nouvelle, la chambre se laissa surprendre et presque entraîner. Mais quand elle s’aperçut que cette sollicitude si vive pour les affaires était encore un déguisement des passions politiques, elle s’arrêta. Ainsi, dans la loi des armes spéciales, on vit la majorité renoncer à des amendemens auxquels elle eût pu donner son adhésion dans d’autres circonstances, quand elle eut reconnu que ces amendemens étaient eux-mêmes des armes entre les mains de la coalition. Dès le 11 avril, jour où fut adopté le projet du ministre de la guerre, la majorité reprit peu à peu possession d’elle-même et se tint en garde contre les surprises.

L’adoption de la proposition de M. Gouin, sur la conversion du cinq, n’était pas un acte d’hostilité contre le cabinet, mais le résultat des vœux émis sur ce point par les départemens. Devant un autre ministère les députés eussent témoigné les mêmes désirs. Si cette question est aussi chère au pays que quelques-uns le prétendent, elle saura bien assurer son triomphe en acceptant toutes les conditions constitutionnelles.

Dans le rejet du projet ministériel sur les chemins de fer, il y a une cause plus profonde qu’une opposition au cabinet. La chambre, sans peut-être s’en rendre tout-à-fait compte elle-même, a exprimé les instincts du pays désireux de s’associer à l’action du gouvernement dans les travaux de l’industrie qui ouvrent à l’activité de tous une nouvelle carrière. Le projet ministériel avait le tort de tout attribuer à la force du pouvoir central, sans appeler au partage de ces vastes entreprises l’aptitude et les capitaux des particuliers. Faut-il s’étonner au surplus de ces tâtonnemens au début d’un ordre de choses et de travaux si nouveau pour tous ? Le gouvernement et la société feront encore quelque temps un apprentissage nécessaire, avant de marcher sans hésitation dans des voies où l’Angleterre et les États-Unis nous ont devancés.

C’est précisément au moment où les fractions opposantes croyaient toucher au triomphe, que la chambre commença de prêter au ministère un appui plus ferme. Depuis le 11 mai jusqu’au 22 juin, la majorité ne manqua au cabinet, ni pour le budget, ni pour les crédits d’Afrique. Sur ce dernier point le gouvernement triompha des passions anti-françaises qui chaque année jettent l’alarme et sonnent la retraite.

Il n’est donc ni exact ni équitable de dire que, durant la session de 1838, l’existence du ministère n’a pas été parlementaire. Le cabinet s’est soumis aux conditions constitutionnelles : trois fois en cinq mois il a mis aux voix sa durée ou sa chute. La coalition des fractions opposantes ne s’est pas aperçue qu’en adressant aux ministres du 15 avril le reproche de n’être pas parlementaire, elle ne faisait que reproduire les argumens dont l’opposition de gauche se servait il y a quatre ans. Ainsi, au début de la chambre de 1834, le ministère avait aussi à se justifier du tort de n’être pas parlementaire, et M. Guizot, chargé de ce soin, s’exprimait ainsi : « Il faut parler selon la vérité des choses et ne pas se repaître de fictions. Non, la majorité n’est pas servile, elle n’est pas dépendante, elle juge selon son opinion, et le ministère, de son côté, a son indépendance également. Quand habituellement ils sont d’accord, quand le système d’idées, de conduite, dans lequel agit le cabinet, est en même temps le système de la majorité, on a droit de dire qu’il est l’organe de la majorité, qu’il y a accord entre elle et le cabinet, quand même dans quelques occasions il se manifeste une dissidence qui n’a rien de radical et ne va pas au fond des choses. » On ne saurait décrire avec plus d’exactitude la position même du ministère devant la chambre de 1838. La majorité n’a pas été servile, le cabinet a eu aussi son indépendance ; il y a eu accord sur les principaux points politiques, et des dissidences qui n’avaient rien de radical et n’allaient pas au fond des choses. Le ministère du 15 avril peut donc répondre, comme le ministère du 11 octobre, et même en lui empruntant ses paroles, qu’il est parlementaire.

Si quelque chose cependant a pu revêtir d’une nouveauté spécieuse l’ancien reproche que les harangues de la tribune avaient tant usé, c’est que dans l’opposition figuraient pour la première fois quelques individualités remarquables. C’est sans doute un inconvénient pour toute administration d’avoir contre elle les agressions positives ou le silence improbateur de quelques talens éprouvés : mais c’est aussi une rude atteinte portée à l’influence de quelques hommes, que l’impuissance manifeste d’entraîner les autres après soi quand on s’est jeté en avant. Quelques personnages parlementaires ont pu cette année ressentir ce déplaisir : sans eux les affaires se sont faites ; sans eux, sans leur concours, soit à la tribune, soit dans les bureaux, des lois importantes ont été votées ; et on a su résister à leur action, aussi bien que s’en passer. Les individualités qui se croient les plus fortes doivent avoir la prudence de ne pas mettre le marché à la main aux majorités. Les sociétés vont vite aujourd’hui ; elles n’ont le temps de s’arrêter ni pour attendre, ni pour fléchir personne.

Le mérite et le caractère de la session de 1838 est d’avoir reflété fidèlement la situation du pays. La France déjà depuis deux ans éprouvait un dégoût complet pour les déclamations surannées et les exaspérations oratoires des vieux partis : la tribune de 1838 n’a pas retenti d’une seule tentative de ressusciter des lieux-communs impuissans. La France déjà depuis deux ans avait tourné son esprit et ses forces vers les grands travaux de l’industrie ; la chambre de 1838 a commencé de faire pénétrer ces tendances dans la vie constitutionnelle. Tout ce qui s’est fait depuis six mois a porté l’empreinte de la réalité ; on est sorti des agitations factices pour entrer dans une activité paisible et régulière. Tout atteste la sincérité de ce qui s’est passé dans la sphère parlementaire, jusqu’aux incertitudes et aux contradictions qui ont pu se manifester sur quelques points. Les pouvoirs ont usé, dans leurs rapports, de bonne foi et de liberté,

Voilà qui nous amène à considérer un instant la chambre des pairs. L’assemblée du Luxembourg n’a point à se plaindre de la session de 1838, car elle a su, durant ces six derniers mois, acquérir plus d’autorité morale qu’elle n’avait encore fait. Elle doit cet heureux progrès tant à elle-même qu’aux dispositions du public. Un peu plus d’animation et de vie a coloré la profondeur habituelle de ses délibérations ; les vivacités oratoires de quelques opposans ont formé un contraste brillant et utile, tant avec l’attitude grave de la majorité qu’avec les travaux solides et lumineux d’hommes souverains dans certaines matières. Ainsi, sur la conversion des rentes, le rapport de M. Roy et le discours de M. Humann ont certainement atteint les dernières profondeurs de la question dans ses deux faces. De son côté, le public s’est mis à prêter plus d’attention aux débats de la chambre des pairs ; il s’est inquiété davantage de ce qu’elle pouvait penser ; il a plus remarqué les divers talens, les aptitudes administratives, les mérites scientifiques, les services militaires, qui en font la force et l’honneur, et l’on peut affirmer que, pour la seconde chambre, commence dans le pays, une ère de justice et d’intelligence politique.

Dans le calme les masses sont toujours justes. De profonds ressentimens ou des exaltations, même généreuses, peuvent les entraîner, dans des temps d’orage, loin de l’équité ; mais dans les époques paisibles et normales, le public retrouve toujours le sens du vrai. Alors, par un singulier contraste, il arrive parfois qu’au milieu de la tranquillité générale, quelques individualités s’exaspèrent : silencieuses ou modérées quand la tempête grondait, elles éclatent et s’emportent au sein du calme universel : on les dirait plus remuées par de petites choses qu’elles n’ont été par de grandes ; et on pourrait les croire plus préoccupées d’elles-mêmes que des autres.

Ceux qui désirent sincèrement le développement naturel de nos institutions, doivent se féliciter du crédit croissant de la chambre des pairs ; car les progrès que fait la seconde chambre, tant dans la gravité de ses débats que dans l’opinion publique, complètent la constitution ; et ce n’est pas un des moindres fruits de la session de 1838, que d’avoir entamé sérieusement cette œuvre nécessaire. L’esprit de la charte est de faire siéger, à côté de l’assemblée démocratique, une seconde chambre qui représente l’élément conservateur dans l’ordre social, sans aucun mélange de tendance contre-révolutionnaire. Quand le pays sera convaincu, et cette conviction commence à se former, que la chambre des pairs n’est pas moins dévouée que la chambre des députés à l’ordre politique fondé par la révolution de 1830, et que ses résistances ou ses ajournemens constitutionnels sont purs, comme ils le sont, de toute intention contre-révolutionnaire, alors il donnera non-seulement son approbation, mais sa faveur, à ses travaux, à ses actes, parce qu’il comprendra qu’il y a plusieurs manières de le servir, et qu’il lui importe qu’à côté des hommes qui proclament ses volontés, même ses fantaisies, il y en ait d’autres qui ne craignent pas de l’avertir et de le modérer. Quant au dévouement de la chambre des pairs à la révolution de juillet, il est réel ; il y a trop d’esprit politique dans cette assemblée, pour que la moindre pensée contre-révolutionnaire puisse y être caressée : quand on a vécu, quand on a traversé les affaires en s’y mêlant, on ne saurait avoir la folle idée d’imprimer aux destinés de son pays un recul violent qui n’engendrerait que des tempêtes. C’est le propre de l’esprit politique de se proposer le maintien et l’affermissement du présent, la préparation de l’avenir, mais jamais la résurrection du passé ; et aussi de reconnaître dans les révolutions qui savent durer, de véritables légitimités.

En résumé, de la vérité dans les faits politiques, un reflet fidèle de l’état social dans la sphère constitutionnelle, des rapports à la fois libres et réguliers entre les trois pouvoirs, des améliorations positives introduites dans les affaires publiques, des lois nécessaires au commerce et à la justice, conçues avec maturité, votées avec conscience[2] ; un ministère vraiment parlementaire, repoussant avec bonheur et fermeté les assauts passionnés de quelques capacités mécontentes ; l’autorité morale de la chambre des pairs s’établissant dans les esprits, voilà l’histoire de la session de 1838. On pourrait, dans nos annales représentatives, en montrer de plus dramatiques et de plus oratoires, mais peu d’aussi pratiquement utiles et vraies.

Maintenant s’ouvre pour le ministère une phase nouvelle. Le cabinet du 15 avril compte déjà dans son passé la fin de la session de 1837, l’amnistie, la dissolution, les élections générales, enfin, la première session d’une nouvelle chambre. Il a donc déjà fourni une carrière honorable ; et, quelles que soient les destinées qui l’attendent, les services qu’il a rendus lui assurent, dans l’histoire contemporaine, une place et un rôle. Voilà ce que devraient reconnaître même ses adversaires les plus ardens. Il n’y a d’avantage pour personne à nier ce que personne ne peut effacer : les faits accomplis. Les récriminations contre le passé sont toujours le signe d’une impuissante colère ; les hommes et les partis qui croient à leur force ne s’adressent qu’à l’avenir. Nous n’avons aucun goût à nous mettre en frais de prophéties sur les évènemens qui doivent se produire dans le cercle ministériel et dans l’arène parlementaire ; nous serons même très sobres aujourd’hui de conseils au ministère, parce que nous n’ignorons pas qu’entre une situation épuisée et une autre qui va commencer, il faut quelque répit pour reprendre haleine, pour se reconnaître, pour assurer et éclaircir de plus en plus son regard sur les choses et sur les hommes. Nous désirons seulement définir et marquer le point d’où doivent partir aujourd’hui tous les acteurs du monde politique.

La France est sérieusement constitutionnelle : elle veut sans réserve toutes les conditions du gouvernement stipulé par la charte de 1830. Elle entend que les formes de la monarchie représentative, où elle trouve à la fois organisation et liberté, soient l’instrument de ses destinées. Mais il est dans son génie de s’attacher surtout au fond des choses, d’être plus avide du but et de la réalité, que difficultueuse sur les moyens d’y parvenir. La France n’est pas formaliste, comme l’Angleterre ; elle ne se complaît pas, comme sa voisine et son alliée, dans les raffinemens de la procédure constitutionnelle ; elle se sert des rouages de la constitution, mais sans fanatisme pour la lettre, sans dilettantisme pour les précédens ; enfin, elle est à la fois plus démocratique et monarchique que parlementaire. Ce n’est pas à dire qu’il ne faille travailler à fortifier chez elle les saines habitudes constitutionnelles ; mais, pour assurer même le succès de ces efforts, on ne doit pas perdre de vue l’esprit du pays. Si l’on tentait de le passionner pour des subtilités ou des chicanes, on risquerait de le rebuter ; des tracasseries qu’il estimerait inutiles et misérables pourraient le précipiter dans une indifférence qui aurait elle-même ses dangers.

Ce serait un mauvais calcul pour les opinions opposantes, dans la décomposition qui les travaille, de substituer à des passions mortes des griefs factices. L’exagération ne se pardonne qu’à la force. Or, la session dernière a été pour les diverses oppositions comme une dissolution nouvelle. Tout le monde en tombe d’accord. Nous avons sous les yeux une brochure écrite par un député[3], où, répondant aux assertions de M. Guizot, qui énumère trois ministères possibles avec la chambre actuelle, un cabinet centre gauche, avoué par la gauche, un cabinet centre droit, un cabinet centre gauche et centre droit réunis ; l’auteur s’exprime ainsi : « quelle induction pouvons-nous tirer des possibilités dont il s’agit, si ce n’est celle-ci, qu’en principe et en bonne logique, il n’y a plus d’opposition dans la véritable acception du mot, plus de partis politiques en dehors des partis légitimiste et républicain, plus de drapeau qui, dans la réalité, représente un système, et qu’aujourd’hui la qualité d’homme d’opposition, d’homme de parti, centre gauche ou centre droit, n’est plus absolument qu’une manière de s’asseoir à la chambre. » Et c’est une personne ayant pratiqué la chambre qui parle ainsi, tant l’abdication des anciennes passions est manifeste ! Voici, au surplus, un fait qui la dénoncerait, si une nouvelle preuve était nécessaire. Dans l’administration du chemin de fer du Havre, MM. Jaubert et Odilon-Barrot se sont réunis ; M. Jaubert est directeur, et M. Odilon-Barrot membre du conseil. Que sont devenus les dissentimens, les inimitiés ? Tout s’est évanoui, tout est oublié pour les affaires. N’est-ce pas un singulier incident dans nos mœurs politiques ? Nous ne savons pas de symptôme qui révèle mieux la nouveauté de la situation et l’impossibilité pour tous de calquer la France sur l’Angleterre. Se figure-t-on, de l’autre côté du détroit, sir Robert Peel et lord John Russel se donnant la main dans la même entreprise ?

Plus de la moitié de l’Europe se gouverne aujourd’hui par les principes et les conditions de la monarchie représentative. Mais cette ressemblance des formes extérieures ne saurait effacer l’originalité interne de chaque peuple. Dans le cadre des institutions et des chartes, doivent briller les traits individuels de chaque nation. La légalité anglaise n’a-t-elle pas été pour l’Amérique l’origine d’une civilisation dont les développemens ne sont pas une contrefaçon de l’histoire de la mère-patrie. De même, en France, nous n’avons pas entendu nous asservir à l’imitation de l’esprit britannique, parce que nous avons emprunté à l’Angleterre quelques-unes de ses formes politiques. Quand l’Allemagne méridionale aura vécu plus long-temps encore à l’école de la liberté constitutionnelle, on verra le génie germanique faire de ses qualités un contraste frappant avec les habitudes et les mœurs publiques de la France et de l’Angleterre. La pratique du régime constitutionnel n’implique pas pour les peuples l’abolition de leur caractère, et, apparemment pour être libres, ils ne se croient pas obligés de se copier les uns les autres.

Nous entrons enfin en France dans les développemens réguliers de notre constitution ; elle est écrite, elle a été sauvée il y a huit ans des violences insensées de l’esprit contre-révolutionnaire ; des crises inévitables après un grand changement dans l’ordre politique ont suivi ; nous en sommes sortis et nous allons commencer à pratiquer ce que nous avons su à la fois stipuler et défendre. L’ère constitutionnelle s’ouvre vraiment aujourd’hui, précisément avec le concours d’une administration que quelques-uns s’obstinent à ne pas reconnaître pour parlementaire. Dans cette nouvelle phase de nos destinées politiques, la prépondérance morale doit appartenir à ceux qui sauront reconnaître et exprimer l’esprit du pays, le servir dans ses instincts et ses besoins, comprendre que la vie constitutionnelle doit avoir en France ses développemens indigènes, et pour ainsi parler, un goût de terroir, sans engouement soit pour l’Angleterre, soit pour l’Amérique.

S’il était parmi nous quelques hommes qui, les yeux toujours fixés sur Westminster et sur Downing-Street, voulussent organiser ici une espèce d’oligarchie parlementaire, qui, prenant tantôt la couleur whig, ou le langage tory, eussent la prétention, malgré la multiplicité de leurs intrigues et de leurs palinodies, d’être toujours révérés comme les véritables docteurs de la loi, et les seuls hommes d’état que la France puisse reconnaître, nous oserions leur annoncer que, si haute que soit l’importance dont ils ont le bonheur de jouir à leurs propres yeux, ils ne parviendraient pas à substituer leur domination au gouvernement du roi et des véritables majorités.

Si une autre minorité, s’obstinant à considérer la monarchie et la liberté comme deux termes incompatibles, croyait la France engagée dans des voies rétrogrades parce qu’elle n’a pas le gouvernement républicain des pays transatlantiques, nous l’engagerions à étudier avec sincérité cette Amérique dont elle rêve ici l’importation, à reconnaître ses plaies, ses infériorités, son enfance, les dangers de son avenir, la pauvreté de son passé, le néant de ses arts, de sa littérature et de sa science. Quelques années de développement constitutionnel nous permettront de nous approprier ce que la législation américaine a sur certains points de sain et d’utile ; mais nous continuerons à avoir de moins l’esclavage et de plus l’unité qui fait la force.

Que ceux donc qui prétendent exercer quelque influence sur le pays sachent en être : les nationalités fortes veulent être servies et honorées pour elles-mêmes, et ne se laissent pas imposer comme des progrès, des imitations qui tendent à les pervertir.

  1. Moniteur du 9 janvier 1838.
  2. Loi sur les faillites, loi sur les justices de paix.
  3. De la situation parlementaire actuelle, par Renard Athanase, député de la Haute Marne.