L’Espion (Cooper)/Chapitre 19

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 2p. 214-226).


CHAPITRE XIX.


Ô soleil levant, dont les joyeux rayons invitent ma belle à des jeux champêtres ! dissipe le brouillard, rends au ciel tout son azur, et ramène mon Orra devant mes yeux.
Bannis donc cette irrésolution qui te tourmente ; quand les pensées sont un supplice, les premières sont les meilleures. C’est une folie de partir ; mais c’est une mort de rester. Allons vite, allons trouver Orra.
Chanson lapone.


Tandis que le sommeil faisait oublier à ses camarades les fatigues et les dangers de leur profession, Dunwoodie n’avait goûté qu’un repos souvent interrompu par l’agitation de son esprit. Dès que les premiers rayons de l’aurore commencèrent à succéder à la douce clarté de la lune, il quitta le lit sur lequel il s’était jeté tout habillé et se leva plus fatigué que lorsqu’il s’était couché. Le vent était tombé, et le brouillard se dissipant, tout promettait un de ces beaux jours d’automne qui dans ce climat si variable succèdent à une tempête avec une rapidité magique. L’heure à laquelle il avait dessein de faire changer de position à son corps n’était pas encore arrivée, et voulant laisser à ses soldats autant de repos que les circonstances le permettaient, il s’avança vers le lieu qui avait été témoin du châtiment des Skinners, réfléchissant sur tous les embarras de sa situation, et ne sachant trop comment concilier sa délicatesse et son amour. Une autre de ses inquiétudes était la situation dangereuse de Henry Wharton. Il n’avait pas le moindre doute que les intentions de son ami n’eussent été parfaitement pures, mais il n’était pas également sûr qu’un conseil de guerre partageât la même opinion, et indépendamment de son amitié pour Henry, il sentait que si le frère venait à périr, il fallait renoncer à tout espoir d’union avec la sœur. La soirée précédente il avait envoyé un officier au colonel Singleton qui commandait les avant-postes, pour lui faire part de l’arrestation du capitaine Wharton, l’informer de l’opinion qu’il avait lui-même de son innocence, et lui demander ce qu’il devait faire de son prisonnier. Les ordres du colonel pouvaient arriver à chaque instant, et plus il voyait approcher le moment où Henry ne serait plus sous sa protection plus ses inquiétudes redoublaient.

L’esprit troublé par de semblables réflexions, il avait traversé le verger et était arrivé jusqu’au pied des rochers qui avaient protégé la fuite des Skinners la nuit précédente sans savoir où sa promenade l’avait conduit. Il allait retourner sur ses pas pour rentrer à l’hôtel Flanagan, quand il entendit une voix s’écrier :

— Arrêtez, ou vous êtes mort !

Dunwoodie se retourna avec surprise, et vit sur la pointe d’un rocher à peu de distance de lui un homme tenant un mousquet et le couchant en joue. Il ne faisait pas encore assez grand jour pour distinguer parfaitement les objets au milieu de l’obscurité produite par les arbres, et il lui fallut un second coup d’œil pour s’assurer, à son grand étonnement, que c’était le colporteur qui était devant lui. Comprenant sur-le-champ le danger de sa position et ne voulant ni demander merci ni prendre la fuite, quand même elle eût été possible, il s’écria avec fermeté :

— Si vous voulez m’assassiner, faites feu, car je ne me rendrai jamais prisonnier.

— Non, major Dunwoodie, répondit Birch je n’ai dessein d’attenter ni à votre vie ni à votre liberté.

— Que voulez-vous donc, être mystérieux ? demanda Dunwoodie pouvant à peine se persuader que ce qu’il voyait ne fût pas un jeu de son imagination.

— Votre bonne opinion, répondit Birch avec émotion. Je voudrais que les honnêtes gens me jugeassent avec indulgence.

— L’opinion des hommes doit vous être fort indifférente, dit le major en continuant à le regarder avec l’air de la plus grande surprise, car vous semblez posséder les moyens de vous mettre à l’abri de leurs jugements.

— Dieu sauve ses serviteurs quand il le juge convenable, dit le colporteur d’un ton solennel. Hier, vous me menaciez de la potence, vous étiez maître de ma vie ; aujourd’hui la vôtre est à ma disposition ; je n’en abuserai pas ; vous êtes libre, major Dumvoodie ; mais à peu de distance sont des gens qui vous traiteraient tout différemment. À quoi vous servirait ce sabre contre un mousquet et une main bien assurée ? Écoutez l’avis d’un homme qui ne vous a jamais fait de mal, et qui ne vous en fera jamais : ne vous promenez jamais sur les lisières d’aucun bois, à moins que vous ne soyez en compagnie et bien monté.

— Avez-vous donc quelques camarades qui ont facilité votre évasion, et qui sont moins généreux ?

— Non, non, s’écria Harvey d’un ton plein d’amertume et en roulant les yeux d’un air égaré, je suis seul, complètement seul, personne ne me connaît que Dieu et lui.

— Qui, lui ? demanda le major avec un intérêt dont il n’était pas le maître.

— Personne, répondit le colporteur avec tout son sang-froid ; mais il n’en est pas de même de vous, major Dunwoodie ; vous êtes jeune, vous êtes heureux, il existe des personnes que vous chérissez, et elles ne sont pas bien loin d’ici. Redoublez de vigilance ; un danger imminent menace ce que vous aimez le plus au monde ; ne négligez aucune précaution ; doublez vos patrouilles, et gardez le silence sur cet avis ; avec l’opinion que vous avez de moi, si je vous en disais davantage, vous craindriez quelques embûches ; mais encore une fois veillez à la sûreté de ce que vous avez de plus cher.

En finissant ces mots il déchargea son mousquet en l’air et le jeta aux pieds de Dunwoodie. Et quand le major, immobile de surprise, leva les yeux sur l’endroit où il avait vu le colporteur, il avait disparu.

Cette scène étrange avait jeté le jeune major dans une sorte de stupeur dont il sortit en entendant le son des trompettes et le bruit de la marche d’un détachement de cavalerie. Le coup de feu avait attiré une patrouille de ce côté, et l’alarme régnait déjà dans le corps. Sans entrer dans aucune explication, Dunwoodie retourna sur-le-champ à ce qu’on appelait le quartier-général, et y trouva toute sa troupe sous les armes, à cheval, et attendant son chef avec impatience. L’officier dont le devoir était de s’occuper de pareils détails avait déjà fait retirer l’enseigne de l’hôtel Flanagan, et le poteau qui la soutenait était arrangé de manière à servir de gibet pour l’espion. Le major, qui avait appris le châtiment que Lawton avait fait subir aux Skinners, mais qui ne voulait pas faire connaître l’entrevue qu’il avait eue avec Birch, dit à ses officiers qu’il avait trouvé un mousquet que ces misérables avait probablement abandonné en fuyant, et que c’était lui-même qui l’avait déchargé. On lui demanda si l’on ne ferait pas exécuter le prisonnier avant de se mettre en marche, et Dunwoodie pouvant à peine se résoudre à croire que ce qu’il venait de voir n’était pas un rêve, se rendit, accompagné de plusieurs officiers et précédé par le sergent Hollister, à l’endroit où l’on avait placé ce colporteur mystérieux.

— Vous avez sans doute bien gardé votre prisonnier, Monsieur ? dit-il au factionnaire qui était devant la porte.

— Il dort encore, répondit le dragon, et fait un tel bruit que c’est tout au plus si j’ai pu entendre les trompettes sonner l’alarme.

— Ouvrez la porte et amenez-le-moi dit le major à Hollister.

Le sergent obéit sur-le-champ à la première partie de cet ordre mais, à sa grande surprise, l’honnête vétéran trouva l’appartement fort en désordre. L’habit du colporteur occupait la place où il aurait du être lui-même, et une partie de la garde-robe de Betty était étalée en désordre par terre. La vivandière était étendue sur sa couche, tout habillée, et il ne lui manquait que le chapeau de paille noire qu’elle portait si constamment, et dont la forme était si brisée que bien des gens prétendaient qu’il lui servait la nuit comme le jour. Elle dormait encore profondément quand Hollister entra dans sa chambre ; mais le bruit de ses exclamations l’éveilla sur-le-champ.

— Qu’est-ce ? dit-elle en se jetant en bas de son lit, est-ce qu’on veut déjeuner ? Vous me regardez comme si vous vouliez m’avaler ! Patience, bijou, patience ; je vais vous faire une friture comme vous n’en avez jamais vu.

— Mille tonnerres ! s’écria le sergent, oubliant en ce moment sa philosophie religieuse et la présence de ses officiers, il s’agit bien de friture ! Nous vous ferons rôtir, drôlesse ; c’est vous qui avez favorisé l’évasion de ce maudit colporteur !

— Drôlesse vous-même, monsieur le sergent, ainsi que votre chien de colporteur ! s’écria Betty dont l’humeur s’aigrissait aisément. Qu’ai-je de commun avec vos colporteurs et vos évasions ? Oui, sans doute, j’aurais pu être la femme d’un colporteur et porter des robes de soie si j’avais eu le bon sens d’épouser Sawny-Mac-Twill, au lieu de courir sur les talons d’un tas de chenapans de dragons qui ne savent ce que c’est de traiter décemment une honnête veuve.

— Le drôle a laissé ma Bible, dit Hollister en la ramassant par terre. Au lieu de passer son temps à la lire pour se préparer en chrétien à faire une bonne fin, il ne s’est occupé qu’à chercher les moyens de s’évader.

— Et qui voudrait rester pour être pendu comme un chien ? s’écria Betty, qui commençait enfin à comprendre de quoi il s’agissait. Tout le monde n’est pas né, comme vous, pour faire une pareille fin, monsieur Hollister.

— Silence ! dit Dunwoodie. Messieurs, cette affaire demande à être éclaircie. Il n’existe dans cette chambre aucune autre issue que la porte, et le prisonnier n’a pu en sortir sans que la sentinelle se soit laissée corrompre ou se soit endormie à son poste. Qu’on fasse venir tous ceux qui ont été de garde à cette porte pendant la nuit.

Ils étaient tous dans le corps-de-garde, et on les fit venir à l’instant. Tous soutinrent que personne n’était sorti de cette chambre pendant leur faction. Un seul déclara que Betty en était sortie, mais sa consigne était de la laisser passer.

— Tu mens ! s’écria la vivandière qui avait écouté avec impatience sa justification ; tu mens, brigand que tu es. As-tu envie de perdre de réputation une honnête femme en disant qu’elle court le guilledou pendant la nuit ? J’ai dormi ici toute la nuit aussi innocemment que le veau qui tette sa mère.

— Monsieur, dit Hollister en se tournant respectueusement vers Dunwoodie, il y a sur ma Bible quelque chose de griffonné qui n’y était pas auparavant car, n’ayant pas de famille[1], je n’ai jamais souffert qu’on écrivît quoi que ce soit sur ce saint livre.

Un officier lut tout haut ce qui suit :

« Ceci est pour certifier que, si je parviens à m’échapper, ce ne sera que par l’aide de Dieu, au secours duquel je me recommande. Je suis forcé de prendre quelques vêtements à la femme qui est couchée ici, mais elle en trouvera une indemnité dans sa poche. En foi de quoi j’ai signé.

Harvey Birch. »

— Comment ! comment ! s’écria Betty ; le brigand a-t-il volé à une pauvre veuve tout ce qu’elle possède ? Il faut le poursuivre, major Dunwoodie ; il faut qu’il soit pendu, s’il y a de la justice dans le pays.

— Fouille dans ta poche, Betty, dit un jeune cornette qui s’amusait de cette scène sans s’inquiéter beaucoup de l’évasion du prisonnier.

— Sur ma foi, s’écria la vivandière en y trouvant une guinée, c’est un bijou que ce colporteur. Puisse-t-il vivre longtemps et prospérer dans son commerce ! Il est le bien-venu à se servir de mes haillons. S’il est jamais pendu, il y a de plus grands coquins qui échapperont à la potence.

Dunwoodie se retourna pour sortir de l’appartement, et vit le capitaine Lawton, debout, les bras croisés, contemplant cette scène dans un profond silence. Cette manière d’être, si différente de son zèle et de son impétuosité ordinaires, frappa le major par sa singularité. Leurs yeux se rencontrèrent ; ils sortirent ensemble, et se promenèrent quelques minutes en causant avec vivacité. Dunwoodie revint alors, et envoya tous les dragons rejoindre leurs camarades. Le sergent Hollister resta pourtant tête à tête avec Betty, qui, s’étant assurée que les vêtements qui avaient disparu étaient plus que payés par la guinée qui lui avait été laissée, était alors d’une humeur charmante. Depuis longtemps la vivandière regardait le sergent avec des yeux d’affection, et avait résolu in petto de se mettre à l’abri des dangers du veuvage en le donnant pour successeur à son premier mari. Elle croyait avoir remarqué qu’il répondait à sa préférence, et craignant que la colère à laquelle elle s’était emportée ne changeât ses dispositions favorables, elle voulut chercher à l’amadouer. Remplissant donc un verre de sa liqueur favorite, elle le lui présenta en disant :

— Quelques mots prononcés dans la chaleur de la conversation ne sont rien entre amis, comme vous le savez, sergent ; combien de fois n’ai-je pas cherché noise à mon pauvre défunt Michel Flanagan ! Et cependant il n’y avait personne que j’aimasse tant au monde.

— Michel était un bon soldat et un brave homme, dit le vétéran après avoir vidé son verre. Notre compagnie couvrait le flanc de son régiment quand il tomba, et je lui passai deux fois sur le corps pendant l’action. Le pauvre diable ! il était étendu sur le dos, et il avait l’air aussi tranquille que s’il fût mort dans son lit après une consomption de deux ans.

— Oui, dit la veuve, Michel était un terrible consommateur. Avec deux personnes comme lui et moi, on trouve un fier déchet dans les provisions ! mais vous, monsieur Hollister, vous êtes un homme sobre et discret, et vous feriez un excellent mari.

— Mistress Flanagan, dit le sergent d’un ton solennel, je suis resté ici pour vous parler d’un objet important auquel je ne puis cesser de penser, et je vous ouvrirai mon cœur si vous avez le loisir de m’écouter.

— De vous écouter ? monsieur Hollister, j’en aurai le loisir, quand les officiers devraient se passer de déjeuner. Mais encore un verre. Cela vous encouragera à parler librement.

— Non, Betty, non, je ne manque pas de courage dans une si bonne cause. Dites-moi, croyez-vous que ce soit bien véritablement cet espion de colporteur que j’aie enfermé ici hier soir ?

— Et qui voulez-vous que ce soit, bijou ?

— Le malin esprit.

— Quoi ! le diable ?

— Oui, Lucifer lui-même déguisé en colporteur, et ceux qui l’ont amené ici et que nous avons pris pour des Skinners, étaient des démons à ses ordres.

— Si vous vous trompez sur le poids, sergent, ce n’est que de quelques onces : car s’il y a des diables dans le comté de West-Chester, a coup sur ce sont les Skinners.

— Mais j’entends de véritables esprits infernaux, mistress Flanagan. Le diable savait que nous ne garderions personne avec tant de précaution que l’espion Birch, et il a pris sa figure pour s’introduire dans votre chambre.

— Est-ce qu’il n’y a pas assez de diables dans le corps, sans qu’il en vienne du fond des enfers pour tourmenter une pauvre veuve ? Et qu’est-ce que le diable voulait faire de moi, s’il vous plaît ?

— C’est une merci pour vous qu’il soit venu, Betty. Vous voyez qu’il a pris votre forme pour s’en aller, et c’est un symbole du sort qui vous attend, si vous ne changez de vie. Si vous aviez vu comme il tremblait quand je lui ai mis en main le livre saint ! Et d’ailleurs, ma chère Betty, un chrétien se serait-il permis d’écrire sur une bible, à moins que ce ne fût pour y inscrire des naissances, des mariages, des décès ou d’autres choses semblables ?

La vivandière fut charmée du ton de douceur avec lequel son amant lui parlait, mais fortement scandalisée de son insinuation. Cependant elle conserva sa bonne humeur, et lui répondit avec la vivacité des gens de son pays :

— Et croyez-vous que le diable m’aurait payé mes vêtements ? oui, et plus que payé ?

— C’est sans doute de la fausse monnaie, dit le sergent un peu ébranlé par cette preuve d’honnêteté dans un être dont il avait si mauvaise opinion. Il a voulu me tenter par ce métal brillant ; mais le Seigneur m’a donné la force de résister à la tentation.

— Cette pièce m’a l’air bon, répondit la vivandière ; mais, quoi qu’il en soit, je prierai le capitaine Jack de me la changer aujourd’hui ; car pour lui il n’y a pas un diable dont il ait peur.

— Betty, Betty, ne parlez pas si légèrement du malin esprit ; il rôde toujours auprès de nous, et il aura de la rancune de votre langage.

— Bah ! bah ! pour peu qu’il ait d’entrailles, il ne se fâchera pas pour un moment de vivacité d’une pauvre veuve ; je suis sûre qu’aucun autre chrétien ne s’en fâcherait.

— Mais l’esprit de ténèbres n’a d’entrailles que pour dévorer les enfants des hommes, reprit Hollister en regardant autour de lui avec horreur ; et il est bon de se faire des amis partout, vu que nous ne savons ce qui peut nous arriver. Mais, Betty, aucun homme n’aurait pu sortir de cette chambre et passer devant toutes les sentinelles sans être reconnu : profitez donc de…

Le dialogue fut interrompu par un dragon qui vint avertir Betty que les officiers demandaient leur déjeuner, et les interlocuteurs furent obligés de se séparer, la vivandière se flattant secrètement que l’intérêt que prenait à elle Hollister avait quelque chose de plus terrestre qu’il ne se l’imaginait, et le sergent résolu à ne rien négliger pour sauver une âme des griffes d’un malin esprit qui rôdait dans le camp pour y chercher des victimes.

Pendant le déjeuner plusieurs ordonnances arrivèrent successivement. Un message contenait des détails des forces et de la destination des troupes anglaises qui étaient sur les bords de l’Hudson un autre chargeait le major d’envoyer le capitaine Wharton au poste le plus voisin sous une escorte de dragons. Ces dernières instructions ou plutôt cet ordre, car il était impossible de ne pas l’exécuter à la lettre, mit le comble aux tourments de Dunwoodie. Le chagrin et le désespoir de Frances étaient constamment devant ses yeux, et cinquante fois il fut tenté de sauter sur son cheval et de courir au galop jusqu’aux Sauterelles ; mais un sentiment irrésistible de délicatesse l’en empêcha. Obéissant aux ordres qui lui avaient été transmis, il y envoya donc un officier et quelques dragons pour conduire Henry Wharton au lieu qui avait été désigné, et remit au lieutenant chargé de cette mission une lettre pour son ami, lui donnant les assurances les plus consolantes qu’il n’avait rien à craindre, et qu’il allait faire les plus grands efforts et employer tout son crédit en sa faveur. Il laissa Lawton avec une partie de sa compagnie pour garder les blessés, et dès que les soldats eurent déjeuné, le camp fut levé, et tout le corps se mit en marche vers l’Hudson. Dunwoodie répéta mainte et mainte fois ses injonctions au capitaine Lawton, appuya sur tous les mots qu’avait laissé échapper le colporteur, et se livra à toutes les conjectures que son imagination put lui fournir pour deviner le sens secret de ses avis mystérieux. Enfin il ne lui resta aucun prétexte pour rester plus longtemps, et il partit. Cependant, se rappelant tout à coup qu’il n’avait donné aucun ordre relativement au colonel Wellmere, le major, au lieu de suivre la marche de sa colonne, céda à sa passion, et prit le chemin qui conduisait aux Sauterelles, suivi de son domestique. Le cheval de Dunwoodie était léger comme le vent, et il lui sembla qu’il n’y avait qu’une minute qu’il était en route, quand du sommet d’une hauteur il aperçut la vallée solitaire ; et tandis qu’il en descendait pour y entrer, il entrevit à quelque distance Henry Wharton avec son escorte dans un défilé conduisant au poste qui était sa destination. Cette vue le fit encore redoubler de vitesse, et après avoir tourné une autre montagne, il rencontra tout à coup l’objet qu’il cherchait.

Frances avait suivi de loin le détachement qui emmenait son frère, et, en le perdant de vue, il lui sembla qu’elle était abandonnée par tout ce qu’elle avait de plus cher au monde. L’absence inconcevable de Dunwoodie, le chagrin de voir partir son frère dans de telles circonstances, avaient totalement abattu son courage ; elle s’était assise sur une grosse pierre sur le bord de la route, et elle pleurait comme si son cœur eût voulu se briser. Dunwoodie sauta à bas de son cheval, dit à son domestique de marcher en avant, et fut, le moment d’après, à côté de la jeune fille tout en larmes.

— Frances ! ma chère Frances ! s’écria-t-il, pourquoi cette désolation ? que la situation de votre frère ne vous alarme pas. Dès que je me serai acquitté du devoir qui m’occupe en ce moment, j’irai me jeter aux pieds de Washington, et je lui demanderai la liberté de Henry. Le père de son pays ne peut refuser une telle faveur à un de ses élèves favoris.

— Major Dunwoodie, répondit Frances à la hâte, en se levant avec un air de dignité et en s’essuyant les yeux, je vous remercie de l’intérêt que vous prenez à mon frère ; mais certainement il n’est pas convenable que ce soit à moi que vous adressiez un tel langage.

— Comment ? il n’est pas convenable ! répéta le major avec surprise n’êtes-vous pas à moi du consentement de votre père, de votre tante, de votre frère, de votre propre consentement, ma chère Frances ?

— Je ne veux pas être un obstacle aux droits que quelque autre dame peut avoir à votre attention, major Dunwoodie, répondit Frances en reprenant le chemin de la maison de son père.

— Nulle autre que vous n’a aucun droit sur mon cœur, s’écria Dunwoodie avec chaleur ; je jure par le ciel que votre image seule le remplit entièrement.

— Vous avez tant d’expérience, et vous avez obtenu de tels succès, major Dunwoodie, qu’il n’est pas étonnant que vous réussissiez si bien à tromper la crédulité de mon sexe, répliqua Frances avec amertume, en essayant, mais en vain, de fixer un sourire sur ses lèvres.

— Que suis-je donc à vos yeux, miss Wharton, pour que vous m’adressiez un tel langage ? quand vous ai-je jamais trompée ? qui a pu abuser ainsi de votre cœur ?

— Pourquoi le major Dunwoodie depuis quelques jours n’a-t-il pas honoré de sa présence la maison de celui qu’il devait nommer son beau-père ? Avait-il oublié qu’il s’y trouvait un ami blessé et un autre dans un profond chagrin ? Sa mémoire ne lui rappelait-elle pas que cette demeure contenait celle dont il devait faire son épouse ? Craignait-il d’y rencontrer plus d’une personne qui eût des prétentions à ce titre ? Oh ! Peyton ! Peyton ! combien vous m’avez trompée ! Avec la folle crédulité de la jeunesse je vous regardais comme tout ce qu’il y a au monde de plus brave, de plus noble, de plus généreux et de plus loyal.

— Je vois ce qui vous a trompée, Frances, s’écria Dunwoodie le visage en feu, mais vous ne me rendez pas justice ; je vous jure par tout ce qui m’est le plus cher que vous êtes injuste à mon égard.

— Ne faites pas de serments, major Dunwoodie, répliqua Frances avec une fierté qui l’embellissait encore ; le temps de croire aux serments est passé pour moi.

— Miss Wharton, s’écria Dunwoodie, voudriez-vous faire de moi un fat, me rendre méprisable à mes propres yeux, m’entendre me vanter de ce qui pourrait me rendre votre estime ?

— Ne vous flattez pas que cette tâche soit si facile, Monsieur, répondit Frances en continuant à s’avancer vers la maison. Nous conversons tête à tête pour la dernière fois, mais mon père sera sûrement charmé de recevoir un parent de ma mère.

— Non, miss Wharton, je ne puis maintenant entrer chez lui, je me conduirais d’une manière indigne de moi. Vous me mettez au désespoir, Frances, je pars pour une expédition dangereuse, et il est possible que je n’en revienne pas. Si la fortune m’est contraire, du moins rendez justice à ma mémoire, et souvenez-vous que mon dernier soupir aura été un vœu pour votre bonheur.

En finissant ces paroles il avait déjà le pied sur l’étrier ; mais il s’arrêta en voyant sa maîtresse tourner vers lui un visage pâle d’émotion, avec un regard qui pénétra jusqu’au fond de son âme.

— Peyton, major Dunwoodie, lui dit-elle, pouvez-vous jamais oublier la cause sacrée que vous défendez ? Votre devoir envers Dieu et envers votre pays vous défend tout acte de témérité. Votre patrie a besoin de vos services ; d’ailleurs… La voix lui manqua, et elle ne put finir sa phrase.

— D’ailleurs ? répéta le major en retournant près d’elle avec vivacité et en cherchant à lui prendre la main. Mais Frances avait repris son sang-froid, et, le repoussant avec froideur, elle se remit en marche vers les Sauterelles.

— Miss Wharton ! est-ce ainsi que nous nous séparons ? s’écria Dunwoodie avec l’accent du désespoir. Suis-je un misérable pour que vous me traitiez avec tant de cruauté ? Vous ne m’avez jamais aimé, et vous cherchez à cacher votre propre légèreté en me faisant des reproches dont vous me refusez l’explication.

Frances s’arrêta tout à coup, et il y avait dans ses yeux tant de candeur et de sensibilité, que le major repentant au fond du cœur était sur le point de se jeter à ses pieds et d’implorer son pardon ; mais prenant encore la parole elle-même, elle lui dit en lui faisant signe de garder le silence :

— Écoutez-moi pour la dernière fois, major Dunwoodie. Quand on commence à découvrir sa propre infériorité on acquiert une connaissance bien cruelle ; mais c’est une vérité que je n’ai apprise que tout récemment. Je ne vous accuse pas, je ne vous reproche rien non, pas même volontairement en pensée. Quand j’aurais de justes droits à votre cœur, je ne suis pas digne de vous. Ce n’est pas une jeune fille faible et timide comme moi qui pourrait vous rendre heureux. Non, Peyton, vous êtes formé pour de grandes actions, pour des entreprises hardies, pour des exploits glorieux, et vous devez être uni à une âme semblable à la vôtre, à une âme capable de s’élever au-dessus de la faiblesse de son sexe. Je vous attacherais trop à la terre ; mais avec une compagne douée d’un esprit différent, vous pouvez prendre votre essor et vous élever jusqu’au faîte de la gloire. C’est en faveur d’une telle compagne que je renonce à vous librement, sinon avec plaisir, et je prie… ah ! combien je prie ardemment que vous soyez heureux avec elle !

— Aimable enthousiaste, dit Dunwoodie, vous ne me connaissez pas, et vous ne vous connaissez pas mieux vous-même… Ce n’est qu’une femme douce, sensible, faible comme vous l’êtes, qu’il m’est possible d’aimer. Ne vous laissez pas abuser par des visions de générosité qui ne pourraient que me rendre malheureux.

— Adieu, major Dunwoodie, dit Frances. Oubliez que vous m’ayez jamais connue, songez aux droits qu’a sur vous votre patrie déchirée, et soyez heureux.

— Heureux ! répéta le major avec amertume en la voyant entrer dans le jardin de son père, où elle disparut bientôt dans les bosquets ; oh ! sans doute je suis au comble du bonheur !

Il se jeta sur son cheval, piqua des deux, et eut bientôt rejoint son corps qui marchait au pas sur les routes montueuses du comté en s’avançant vers les bords de l’Hudson.

Mais quelque pénibles que fussent les sensations de Dunwoodie en voyant se terminer d’une manière si peu attendue son entrevue avec sa maîtresse, ce n’était rien auprès de ce qu’elle éprouvait elle-même. Frances, avec l’œil clairvoyant de l’amour jaloux, avait aisément découvert l’attachement d’Isabelle Singleton pour Dunwoodie. Douée d’autant de réserve et de délicatesse que les romanciers en ont jamais prêté à leurs héroïnes imaginaires, il était impossible qu’elle crût un instant qu’il possédât cet amour sans avoir cherché à l’obtenir. Ardente dans ses affections, et ne connaissant pas l’art de les cacher, elle avait attiré de bonne heure les yeux du jeune soldat ; mais il avait fallu la mâle franchise de Dunwoodie pour courtiser ses bonnes grâces, et son dévouement sincère pour les obtenir. Ce point une fois emporté, son pouvoir sur elle était durable et absolu. Mais les incidents extraordinaires des quelques jours qui venaient de s’écouler, le changement qu’elle avait remarqué pendant ce temps dans la physionomie de son amant, l’indifférence inusitée qu’il lui avait témoignée, et surtout la passion romanesque que nourrissait pour lui miss Singleton, avaient éveillé dans son sein de nouvelles sensations. La crainte que son amant ne manquât de sincérité à son égard avait fait naître en elle ce sentiment qui accompagne toujours une affection pure, la défiance de son propre mérite. Dans un moment d’enthousiasme elle avait regardé comme facile la tâche de céder son amant à une autre qui pouvait en être plus digne ; mais c’est en vain que l’imagination cherche à tromper le cœur. Dunwoodie n’eut pas plus tôt disparu que Frances sentit toute la misère de sa situation, et si son jeune amant trouva quelque soulagement à ses soucis dans les soins qu’exigeait de lui le commandement d’un corps militaire, elle ne fut pas aussi heureuse en s’acquittant des devoirs que lui imposait sa tendresse filiale. Le départ de Henry avait privé M. Wharton du peu d’énergie qu’il possédait, et il fallut toute l’affection des deux filles qui lui restaient pour le convaincre qu’il était encore en état de remplir les fonctions ordinaires de la vie.

  1. Un usage anglais, conservé en Amérique, est d’inscrire sur une page blanche de la Bible la date des mariages, naissances, décès et autres événements qui arrivent dans une famille.