L’Espion (Cooper)/Chapitre 18

Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne (Œuvres, tome 2p. 205-214).


CHAPITRE XVIII.


C’est un Daniel qui est venu pour juger ! Oui, un Daniel ! — Ô jeune et sage magistrat, combien je t’honore !
Shakespeare. Le Marchand de Venise.


Les Skinners suivirent avec empressement le capitaine Lawton vers le quartier qui avait été assigné à la compagnie de cet officier.

Le capitaine de dragons avait montré en toute occasion tant de zèle pour la cause qu’il avait embrassée, il méprisait tellement le danger, quand il s’agissait de combattre l’ennemi, sa haute taille et son regard sévère contribuaient tellement à le rendre terrible en de pareils moments, que bien des gens lui supposaient un esprit tout différent de celui du corps dans lequel il servait, et donnaient à sa bravoure le nom de férocité, à son zèle impétueux celui de soif du sang. Au contraire, quelques actes de clémence, ou pour mieux dire de justice impartiale, avaient valu à Dunwoodie, dans l’esprit de ceux qui le connaissaient mal, une réputation de tolérance coupable. C’est ainsi qu’il arrive souvent que l’opinion publique se trompe dans ses jugements en distribuant l’éloge ou le blâme.

Tant qu’il avait été en présence du major, le chef des Skinners avait éprouvé cette contrainte dont un homme souillé de tous les vices ne peut se défendre quand il se trouve dans la compagnie d’un être vertueux. Il se sentit plus à l’aise près de Lawton, dont il croyait l’âme à peu près semblable à la sienne. Dans le fait, à moins qu’il ne fût avec ses amis intimes, Lawton avait un air grave et austère qui trompait tous les autres, et c’était un proverbe dans sa compagnie, que le capitaine ne riait que lorsqu’il allait punir. S’approchant donc de lui avec un sentiment intérieur de satisfaction, le Skinner entama la conversation ainsi qu’il suit :

— Il est toujours bon de savoir distinguer ses amis de ses ennemis.

À cette sentence servant de préface, le capitaine ne répondit que par un son inarticulé qui semblait en reconnaître la justesse.

— Je suppose que le major Dunwoodie est dans les bonnes grâces de Washington ? continua le Skinner d’un ton qui semblait exprimer un doute plutôt que faire une question.

— Il y a des gens qui le pensent, répondit Lawton avec un air d’insouciance.

— Les vrais amis du congrès et du pays, reprit le Skinner, voudraient que le commandement de la cavalerie fût confié à un autre officier. Quant à ce qui me concerne, si j’étais couvert au besoin par une troupe de bons cavaliers, je pourrais rendre des services bien plus importants que la capture d’un espion.

— Vraiment ! dit le capitaine en prenant un ton de familiarité, et quels services ?

— Quant à cela, l’affaire serait aussi bonne pour l’officier que pour nous-mêmes, ajouta le Skinner, en jetant sur Lawton un regard expressif.

— Mais encore, quels services ? demanda le capitaine avec un peu d’impatience, en pressant le pas pour que les autres ne pussent entendre cet entretien.

— Tout près des lignes de l’armée royale presque sous le canon de ses batteries, il y aurait d’excellents coups à faire si j’avais une troupe de cavalerie pour nous protéger contre celle de Delancey, et pour empêcher qu’on ne nous coupât la retraite par Kings-Bridge.

— Je croyais que les Vachers ne laissaient rien à faire aux autres.

— Ils ne s’oublient pas, ma foi ; mais ils sont obligés de ménager un peu les gens de leur parti, dit le drôle avec toute confiance. Deux fois je suis entré en arrangement avec eux : la première ils ont agi honorablement, mais la seconde ils nous ont trahis, sont tombés sur nous et se sont emparés de tout le butin.

— Les infâmes brigands ! s’écria Lawton avec gravité. Je suis surpris que vous entriez en arrangement avec de tels coquins.

— Il faut bien pour notre sûreté que nous nous entendions avec quelques-uns d’entre eux ; cependant un homme sans honneur est pire qu’une brute. Pensez-vous qu’on puisse se fier au major Dunwoodie ?

— Vous voulez dire d’après les principes d’honneur ? dit Lawton.

— Sans contredit. Vous savez qu’Arnold jouissait d’une bonne réputation jusqu’à la capture de certain major de l’armée royale.

— Ma foi, je ne crois pas que Dunwoodie voulût vendre son pays comme Arnold était disposé à le faire ; et je ne crois pas qu’on puisse avoir en lui une entière confiance dans une affaire aussi délicate que celle dont vous parlez.

— C’est précisément ce que je pensais, répliqua le Skinner d’un air satisfait de lui-même, et content de sa pénétration.

Ils arrivaient alors à une grande ferme dont les bâtiments étaient en assez bon état, vu les circonstances du temps. Les dragons, tout habillés, étaient couchés dans les granges, et les chevaux, sellés, bridés, en un mot, prêts à être montés au premier signal, mangeaient tranquillement leur fourrage sous un grand hangar qui les mettait à l’abri du vent piquant du nord. Lawton, priant les Skinners de l’attendre un instant, entra dans son logement. Il en revint bientôt tenant en main une grande lanterne d’écurie, et il les conduisit vers un grand verger qui entourait les bâtiments de trois côtés. La bande suivit son chef en silence ; celui-ci s’imaginant que le dessein du capitaine était de le conduire dans un endroit où ils pussent causer de cet objet intéressant, sans courir le risque d’être entendus.

Se rapprochant du capitaine, et voulant tâcher de gagner la confiance de Lawton, en lui donnant une opinion plus favorable de son intelligence, le chef des maraudeurs s’empressa de renouer la conversation.

— Croyez-vous que les colonies l’emporteront sur le roi ? demanda-t-il avec l’air d’importance d’un politique de profession.

— Si je le crois ! s’écria Lawton avec impétuosité ; mais reprenant aussitôt son sang-froid, sans doute je le crois, dit-il. Si la France nous donne de l’argent et des armes, nous chasserons les troupes royales en six mois de temps.

— Je l’espère aussi, dit le Skinner, qui se souvenait pourtant qu’il avait plus d’une fois formé le projet de joindre les Vachers ; alors nous aurons un gouvernement libre, et nous qui combattons pour lui, nous en serons récompensés.

— Vous y aurez des droits incontestables, et ces gens qui vivent paisiblement chez eux seront couverts du mépris qu’ils méritent. Êtes-vous propriétaire de quelque ferme ?

— Pas encore ; mais j’aurai bien du malheur si je n’en attrape pas quelqu’une avant que la paix se fasse.

— C’est bien songer à vos intérêts, c’est songer à ceux de votre pays. Faites valoir vos services, criez contre les tories, et je gage mes éperons d’argent contre un clou rouillé que vous finirez par devenir tout au moins un clerc de comté.

— Ne croyez-vous pas que les gens de Paulding aient fait une sottise en refusant de laisser échapper l’adjudant-général de l’armée du roi ? dit le brigand mis hors de garde par le ton que prenait le capitaine en lui parlant.

— Une sottise ! s’écria Lawton en souriant avec amertume ; oui sans doute, le roi George les aurait mieux payés, parce qu’il est plus riche. Il les aurait enrichis pour toute leur vie. Mais, Dieu merci, il règne dans le pays un esprit qui semble miraculeux. Des gens qui n’ont rien agissent comme si toutes les richesses des Indes devaient être le prix de leur fidélité. Nous serions encore bien des années esclaves de l’Angleterre, si tous nos concitoyens étaient des misérables comme vous.

— Comment ! s’écria le Skinner en faisant un pas en arrière, et en portant la main à son fusil pour coucher en joue le capitaine ; suis-je trahi ? Êtes-vous mon ennemi ?

— Scélérat ! s’écria Lawton en détournant le fusil d’un coup de son sabre, dont la lame résonna dans son fourreau d’acier ; fais encore un mouvement pour diriger vers moi ton fusil, et je te fends le crâne jusqu’aux épaules.

— Ainsi donc vous ne nous paierez pas, capitaine Lawton ? dit le drôle tremblant, en voyant un détachement de dragons entourer sa troupe en silence.

— Vous payer ? si vraiment. Je compte bien vous payer tout ce qui vous est dû. Tenez, dit le capitaine, en jetant par terre un sac de guinées ; voici l’argent envoyé par le colonel Singleton pour ceux qui arrêteraient l’espion. Mais bas les armes, coquins, et vérifiez si la somme est bien comptée.

La troupe intimidée obéit à cet ordre, et tandis que les Skinners étaient agréablement occupés à voir leur chef compter les pièces d’or, quelques dragons arrachèrent secrètement les pierres de leurs mousquets.

— Eh bien ! demanda Lawton, le compte y est-il ? Avez-vous la récompense promise ?

— Il n’y manque rien, répondit le chef, et maintenant, avec votre permission, nous allons nous retirer.

— Un moment ! répliqua Lawton avec sa gravité ordinaire. Nous avons été fidèles à nos promesses ; maintenant il s’agit d’être justes. Nous vous payons pour avoir arrêté un espion, mais nous vous punissons comme voleurs, meurtriers et incendiaires. Saisissez-les, mes braves, et traitez-les conformément à la loi de Moïse : quarante coups d’étrivières moins un.

Un tel ordre était une fête pour les dragons. En un clin d’œil les Skinners furent dépouillés de leurs habits, et attachés avec des courroies chacun à un pommier. Une cinquantaine de branches furent coupées à l’instant à coups de sabre, et les dragons eurent soin de choisir les plus souples pour s’en servir. Lawton donna le signal pour qu’ils se missent à l’ouvrage, leur recommandant de nouveau avec humanité de ne pas excéder le nombre de coups prescrits par la loi de Moïse ; l’on entendit s’élever dans le verger des cris comparables au tumulte de la tour de Babel. La voix du chef s’élevait par-dessus toutes les autres, et il y avait de bonnes raisons pour cela : le capitaine avait averti le dragon chargé de lui administrer cette correction, qu’il avait affaire à un officier supérieur, et qu’il devait songer lui rendre les honneurs convenables. La flagellation fut infligée avec beaucoup d’ordre et de célérité ; la seule irrégularité qui s’y glissa, fut que les dragons ne commencèrent à compter leurs coups qu’après avoir fait l’essai de leurs baguettes, afin, comme ils le dirent, de reconnaître les endroits où ils devaient frapper. Cette opération sommaire étant terminée à la satisfaction du capitaine, il ordonna aux dragons de laisser les Skinners remettre leurs habits, et de monter à cheval, attendu qu’ils formaient un détachement qui devait s’avancer plus loin dans le comté.

— Vous voyez, mon cher ami, dit le capitaine au chef de la bande, quand celui-ci fut prêt à partir, que je suis en état de vous couvrir au besoin ; et si nous nous rencontrons souvent, je vous promets que vous serez couvert de cicatrices qui, si elles ne sont pas très-honorables, seront du moins bien méritées.

Le brigand ne répondit rien, et, ramassant son fusil, il pressa ses compagnons de partir. Dès que tous furent prêts ils se mirent en marche en silence, se dirigeant vers quelques rochers à très-peu de distance, et près desquels était un bois épais. La lune se levait en ce moment, et il était facile de distinguer les dragons qui étaient encore au même endroit. Tout à coup les Skinners firent volte-face, les couchèrent en joue et lâchèrent leur coup. Ce mouvement fut aperçu ; on entendit le bruit des chiens frappant contre les platines ; les soldats y répondirent par de grands éclats de rire, et le capitaine s’écria :

— Ah ! scélérats, je vous connais, et j’ai fait retirer les pierres de vos fusils.

— Il fallait donc aussi prendre celle qui est dans ma poche s’écria le chef, et presque au même instant il fit feu. La balle siffla aux oreilles de Lawton, qui secoua la tête, et dit en souriant qu’il n’avait été manqué que d’un pouce. Un dragon avait vu les préparatifs que faisait, pour tirer un second coup, le chef des Skinners, resté seul, toute sa bande ayant pris la fuite après avoir vu échouer un projet inspiré par la rage et la vengeance. Le soldat venait de faire sentir l’éperon à son cheval à l’instant où le Skinner avait fait feu. La distance jusqu’aux rochers n’était pas grande ; mais la nécessité d’éviter la vitesse supérieure du cavalier fit que le brigand, dans sa précipitation, laissa tomber son fusil et même le sac de guinées. Le dragon s’en saisit et voulut remettre l’argent au capitaine. Mais Lawton refusa de le reprendre, et lui dit de le garder jusqu’à ce que le Skinner vînt le réclamer en personne. Il aurait été assez difficile à aucun des tribunaux existant alors dans les États de faire mettre à exécution une ordonnance de restitution de cette somme, car elle fut peu de temps après très-équitablement distribuée par le sergent Hollister entre tous les soldats de la compagnie. Le détachement se mit en marche pour sa destination, et le capitaine retourna lentement vers son logement, dans l’intention de se coucher. En ce moment son œil vigilant aperçut sur la lisière du bois, du côté où les Skinners avaient disparu, une figure marchant d’un pas rapide parmi les arbres. Tournant aussitôt sur le talon, le capitaine s’en approcha avec quelque précaution, et à son grand étonnement il vit la vivandière en cet endroit solitaire à une pareille heure.

— Eh quoi ! Betty, s’écria-t-il, vous êtes somnambule, ou rêvez-vous tout éveillée ? Ne craignez-vous pas de rencontrer le spectre de la vieille Jenny dans son pâturage favori ?

— Ah ! capitaine Jack, répondit-elle avec son accent ordinaire et en se dandinant d’une manière qui lui rendait difficile de lever la tête, ce n’est ni Jenny ni son spectre que je cherche, ce sont des herbes pour les blessés, et elles ont plus de vertu quand on les cueille au lever de la lune. J’en trouverai derrière ces rochers, et il faut que j’y aille bien vite, ou le charme perdra son pouvoir.

— Folle que vous êtes, dit Lawton, vous feriez mieux d’être dans votre lit que de courir ces rochers où une chute vous briserait les os. D’ailleurs les Skinners se sont enfuis sur ces hauteurs, et ils pourraient vouloir se venger sur vous d’une discipline que je viens de leur faire administrer. Croyez-moi, bonne femme, rentrez et reposez-vous : j’ai entendu dire que nous nous mettons en marche demain matin.

Betty n’écouta pas ses avis et continua à s’avancer de biais sur les rochers. Lorsque Lawton avait parlé des Skinners, elle s’était arrêtée un instant ; mais elle s’était remise en marche sur-le-champ, et elle disparut bientôt au milieu des arbres.

Lorsque le capitaine arriva à l’hôtel Flanagan, le factionnaire qui était à la porte lui demanda s’il avait rencontré Betty, et ajouta qu’elle venait de sortir en vomissant des menaces contre des insolents qui l’avaient tourmentée, et en disant qu’elle allait chercher le capitaine pour en demander justice. Lawton entendit ce récit avec surprise, parut frappé d’une nouvelle idée, retourna en arrière du côté du verger, revint sur ses pas, et pendant plusieurs minutes se promena rapidement devant la porte de la maison. Enfin il se décida à y entrer, se jeta sur son lit sans se déshabiller, et ne tarda pas à s’endormir.

Pendant ce temps les maraudeurs avaient gagné le haut des rochers, et s’étaient dispersés de tous côtés dans l’épaisseur du bois. Voyant pourtant qu’on ne les poursuivait pas ; et dans le fait la poursuite aurait été impossible à de la cavalerie, le chef se hasarda à rappeler sa bande par un coup de sifflet, et en très-peu de temps il réussit à la rassembler dans un endroit où ils n’avaient rien à craindre de leurs nouveaux ennemis.

— Eh bien ! dit un de ces brigands pendant que ses camarades allumaient un grand feu pour se défendre contre le froid glacial de la nuit, après cela il n’y a plus rien à faire pour nous dans le West-Chester. Il y fera trop chaud à présent que nous aurons à nos trousses cette cavalerie de Virginie.

— J’aurai son sang, s’écria le chef, quand je devrais périr l’instant d’après.

— Oh ! vous êtes vaillant, caché au milieu d’un bois, reprit l’autre en ricanant ; vous qui vous vantez d’être si bon tireur, comment avez-vous manqué votre homme à quarante pas ?

— Sans ce cavalier qui me poursuivait, j’aurais étendu le capitaine Lawton sur la place. D’ailleurs le froid me faisait trembler, et je n’avais pas la main ferme.

— Dites que vous aviez peur, et vous ne mentirez pas. Froid ! je crois qu’il se passera du temps avant que je m’en plaigne. Le dos me brûle comme si j’étais sur le gril.

— Et cependant vous ne songez pas à vous venger. Vous baiseriez volontiers la verge qui a servi à vous battre.

— La baiser ! cela serait difficile, car je crois qu’on l’a usée jusqu’au dernier brin sur mes épaules, et qu’il n’en reste pas un fragment assez grand pour le baiser. Au surplus j’aime mieux avoir perdu quelques lambeaux de ma peau que de l’y avoir laissée tout entière, et peut-être mes deux oreilles. Et c’est ce qui nous arrivera si nous nous mettons encore à dos cet enragé Virginien. Je lui donnerais volontiers de quoi faire une paire de bottes de mon cuir, pour sauver le reste. Si vous aviez su profiter de l’occasion, vous vous seriez adressé au major Dunwoodie qui ne connaît pas à moitié si bien toutes nos œuvres.

— Silence, bavard ! s’écria le chef avec fureur ; il y a de quoi devenir fou de vous entendre déraisonner ainsi. N’est-ce pas assez d’avoir été volés et battus sans que nous soyons encore étourdis de vos sottises ? Allons qu’on fouille dans les havre-sacs et qu’on voie ce qu’il y reste de provisions. Le moyen de vous fermer la bouche c’est de la remplir.

On obéit à cet ordre, et tous les Skinners, au milieu des plaintes et des contorsions occasionnées par leurs dos entamés jusqu’au vif, se préparèrent à prendre leur repas. Un grand feu de bois sec brûlait dans une fente de rochers, et enfin ils commencèrent à se remettre de la confusion de leur fuite, et à recouvrer leurs sens égarés. Leur appétit apaisé, ils se dépouillèrent d’une partie de leurs vêtements pour panser leurs blessures, et ils commencèrent en même temps à se livrer à des projets de vengeance. Ils passèrent une heure de cette manière, proposant divers moyens de représailles ; mais, comme il fallait que chacun payât de sa personne pour les exécuter, et que tous exposaient à de grands périls, tous furent successivement rejetés, il était impossible d’attaquer les dragons par surprise, car leur vigilance n’était jamais en défaut, et il y avait encore moins de probabilité de rencontrer le capitaine Lawton seul ; car il était toujours occupé de ses devoirs militaires, et ses mouvements étaient si rapides que le hasard pouvait le faire croiser leur chemin. D’ailleurs il n’était nullement certain que le résultat de cette rencontre dut être à leur avantage. La dextérité du capitaine était bien connue, et quoique le West-Chester fût un territoire inégal et montueux, l’intrépide partisan avait appris à son coursier à faire des bonds extraordinaires, et des murs de pierre n’offraient que de légers obstacles à une charge de la cavalerie virginienne. Peu à peu la conversation prit une autre direction, et la bande finit par adopter un plan qui semblait devoir assurer en même temps vengeance et profit. L’affaire fut discutée avec soin ; le temps et le mode de l’exécution furent fixés ; il ne manquait plus rien aux arrangements préalables de ce nouvel acte de scélératesse, quand ils tressaillirent en entendant quelqu’un s’écrier à voix haute :

— Par ici, capitaine Lawton ! par ici ! voilà ces coquins qui soupent tranquillement assis près du feu. Par ici ! Tuons les brigands avant qu’ils aient le temps de changer de place ! Vite ! descendez de cheval et armez vos pistolets.

Ces paroles effrayantes mirent en déroute la philosophie de toute la bande. Ils se levèrent précipitamment, s’enfoncèrent plus avant dans le bois, et comme ils étaient déjà convenus d’un lieu de rendez-vous pour leur expédition projetée, ils se dispersèrent vers les quatre points cardinaux. Ils entendirent certains sons et différentes voix de personnes qui s’appelaient les unes les autres ; mais comme les maraudeurs avaient le pied léger, ils furent bientôt à une assez grande distance pour ne plus rien entendre.

Il ne se passa pas longtemps avant que Betty Flanagan sortît du sein des ténèbres, et elle prit possession fort tranquillement de ce que les Skinners avaient abandonné dans leur retraite, leurs provisions et les vêtements qu’ils avaient quittés. La vivandière s’assit avec le plus grand sang-froid, et commença par faire un repas dont elle eut l’air satisfaite. Elle resta ensuite pendant une heure la tête appuyée sur sa main, livrée à de profondes réflexions, puis elle choisit dans les vêtements des Skinners tout ce qui pouvait lui convenir, et enfin elle s’enfonça dans le bois, laissant le feu jeter sa clarté sur les rochers voisins, jusqu’à ce qu’enfin la dernière étincelle se fût éteinte et eut laissé ces lieux livrés à la solitude et à l’obscurité.