DE L’ESPAGNE
AU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE.

DERNIÈRE PARTIE.[1]

Il semble difficile d’admettre qu’en détruisant la loi salique pour rétablir l’ancien mode d’hérédité, Ferdinand VII ait cru n’opérer qu’une facile révolution de palais. Cette supposition serait peu compatible avec les noms des principaux membres du conseil de régence, choisis par lui au sein de l’opinion constitutionnelle, comme pour protéger par avance la faiblesse de sa fille contre un inévitable avenir. Cependant cette détermination fut suivie de déclarations tellement précises sur le maintien des vieilles institutions politiques, de contradictions si manifestes entre les personnes et les doctrines, qu’il devint évident qu’on était loin d’en avoir mesuré la portée, et qu’on s’en était remis plutôt au hasard qu’à la prudence du soin d’en conjurer les conséquences prochaines.

Depuis trois siècles, les usurpations de la couronne avaient tellement altéré le droit public dans la Péninsule, et l’on avait si constamment prêché aux peuples l’omnipotence royale, qu’on espéra faire accepter un changement dans l’ordre de successibilité au trône comme un corollaire de la doctrine d’après laquelle toutes les lois émanaient du souverain comme de leur seule source légitime. Et, de fait, on doit penser que si le nom de don Carlos n’avait pas été plus significatif que celui d’une infante au berceau, l’Espagne ne se fût guère émue de cette prétention nouvelle qui n’eût touché qu’un simple intérêt privé.

Si l’on devait attendre quelque sincérité des partis, ils confesseraient sans nul doute, que dans la querelle entre don Carlos et Isabelle II, pas plus que dans la lutte dynastique du Portugal, la question de légitimité, fort obscure en elle-même, ne se présenta jamais à eux avec l’hypocrite importance que l’un et l’autre affectèrent de lui donner. Ce problème était d’une solution trop délicate pour mettre les armes à la main. Tout en reconnaissant, en effet, d’un côté, que le droit des femmes avait été pendant des siècles le plus national en Espagne, comment nier, de l’autre, qu’un acte solennel n’eût, depuis plus de cent années, consacré un droit opposé, garanti par les plus hautes transactions diplomatiques ? Mais aussi, selon la doctrine pour laquelle les absolutistes avaient si long-temps combattu, qui pouvait contester à Ferdinand VII, assisté des muettes cortès de 1833, le droit que l’on avait reconnu à Philippe V, assisté de celles de 1713 ; comment lui dénier la faculté de promulguer souverainement une décision déjà rendue en principe sous le règne de Charles IV ? Questions ardues, qui auraient arrêté long-temps des publicistes, mais que les partis tranchèrent avec cet instinct prompt et sûr qui leur fait si bien deviner ce que valent les noms propres, et où vont les secrètes tendances des hommes et des choses.

Don Carlos, poussé par sa conscience, plus que par sa nature, à se dévouer pour ses convictions avec persévérance, sinon avec éclat, était depuis long-temps chef de parti, et ne pouvait se dérober à aucune des obligations qu’un pareil rôle impose. Quoique resté de sa personne étranger aux tentatives faites en son nom, durant le règne du roi son frère, il n’était pas moins l’espoir suprême de l’opinion nombreuse dont le symbole pouvait se formuler ainsi : conserver intégralement le passé, ne toucher à aucun abus de peur d’ébranler l’édifice, et ne donner en quoi que ce soit gain de cause à l’esprit novateur.

Ce parti ne s’arrêta point à la discussion théorique des droits plus ou moins fondés du prétendant ; en octobre 1833, à la mort de Ferdinand VII, il se groupa spontanément autour de son chef ; et dans ce jour décisif qui pouvait lui assurer la couronne, don Carlos manqua à ses partisans beaucoup plus que ceux-ci ne lui manquèrent. Cette opinion, à laquelle adhérait la majorité des populations rurales, disposait alors de trois cent mille volontaires royalistes, dont la moitié avait des armes ; la plus grande partie du corps diplomatique lui prêtait sa force morale. Sur quels élémens s’appuya d’abord la reine-gouvernante pour lui résister ; qu’opposa-t-elle à la coalition de tant d’intérêts, de tant de passions, de tant de hautes influences ?

Marie-Christine avait compris, en mettant le pied dans la Péninsule, qu’il était aussi impossible de ranimer le vieux génie castillan que de restaurer la splendide monarchie d’Espagne et des Indes ; elle jugea que ce pays, contraint de remplacer par l’ordre et la production ses richesses d’Amérique et sa puissance continentale, inclinait forcément vers le système français ; cette tendance, dans l’Europe moderne, domine à la fois et les antécédens historiques et les vieilles antipathies nationales. Elle s’entoura donc des hommes de l’école française auxquels l’avènement de don Carlos eût préparé une inévitable disgrace. Elle les appela au ministère, en remplit les principales administrations ; et, chose remarquable, ce fût entre les mains d’un magistrat de Joseph que les grands corps de l’état vinrent promettre foi et hommage à la royauté d’Isabelle[2] !

Mais une scission profonde existait entre ces hommes : les uns sympathisaient à la fois avec les méthodes et avec les idées françaises ; les autres entendaient appliquer celles-là, tout en répudiant celles-ci. On sait qu’à la tête de ces derniers était M. de Zéa-Bermudez, esprit fort éclairé, sans nul doute, mais qui avait eu le malheur d’étudier la France en Russie, et croyait pouvoir employer les puissans véhicules de notre centralisation administrative, sans l’impulsion morale qui les fait fonctionner chez nous.

C’est peut-être ici le cas de faire remarquer combien ce qui s’est accompli de progrès matériels dans le vaste empire des czars, combien ce qui s’opère chaque jour de progrès intellectuels et industriels en Prusse, a pu contribuer à répandre d’idées inexactes en Europe. De très bons esprits sont arrivés à croire que toutes les réformes utiles étaient possibles dans l’ordre civil sans atteindre l’ordre politique ; erreur qu’avant la fin du siècle l’expérience aura probablement démontrée pour la monarchie prussienne elle-même. Tant que le pouvoir y devance la société, celle-ci se borne à réclamer la continuité d’une action admirablement exercée par la royauté vraiment nationale qui en a été le principe : mais un jour viendra où la classe élevée par l’industrie et l’instruction générale voudra sanctionner en droit ce qu’elle possédera en fait ; où elle éprouvera le désir de substituer l’initiative de l’opinion publique à celle d’agens incontrôlables. L’habileté du pouvoir peut sans doute retarder cette révolution et en modifier le caractère ; mais elle n’en est pas moins inévitable.

Les monarchies du Nord ne présentent, d’ailleurs, aucune analogie, même éloignée, avec la situation de l’Espagne à la mort de Ferdinand VII. On aurait parfaitement conçu le despotismo illustrado sous le règne de Charles IV, si l’empereur Napoléon, comprenant alors sa mission envers l’Espagne, fût intervenu entre le roi et la nation, pour arracher un grand peuple à sa torpeur héréditaire. À cette époque les partis ne s’étaient pas encore classés dans la Péninsule ; la tribune et la presse, ces deux sens mystérieux des nations, ne lui avaient pas été révélées, et ceux qui aimaient déjà la liberté n’avaient pas encore souffert pour elle. On eût bien mieux compris encore le système inauguré par la célèbre circulaire de M. de Zéa[3], sous un roi jeune d’intelligence et d’années, monté au trône en vertu d’un titre incontesté, et dans le silence des factions ; le malheur de l’Espagne fut sans doute d’échapper en temps utile à cette bienfaisante tutelle. Mais en 1833, au moment où la mort de Ferdinand posait en principe les droits incertains de sa fille, on était en face d’un parti puissant, dont le chef, alors réfugié en Portugal, déclarait vouloir s’en remettre de ses droits à Dieu et au courage des siens. Dans une telle situation des esprits et des choses, quand la Navarre était déjà soulevée par Santos-Ladron, que Mérino put disposer un instant de vingt mille volontaires en Castille, alors que la révolte n’était contenue dans les provinces que par le dévouement des capitaines-généraux, et l’hésitation de don Carlos à se mettre à la tête des rebelles ; dans un moment où il fallait incorporer en masse, dans l’armée, tous les officiers impurifiés depuis 1823, et accepter les services de Jauregui, qui frayait la route à Mina ; comment, avec quelque sens politique, oser conseiller à la régente de se poser seule devant l’opinion libérale ? comment lui mettre à la bouche des paroles qui peuvent se traduire ainsi :

J’amnistierai vos hommes parce qu’ils me sont indispensables, mais je flétrirai toutes vos doctrines ; je ne repousserai pas seulement la faction démagogique, qui, par sa violence, a perdu la liberté, et dont l’Espagne a horreur, j’envelopperai dans la même réprobation toutes les nuances de l’opinion constitutionnelle, depuis Martinez de la Rosa jusqu’à Galiano ; en entrant dans la carrière des innovations administratives, je conserverai scrupuleusement toutes les vieilles formules pour faire illusion à l’Europe ; entourée d’hommes qui ne comprennent le gouvernement qu’avec une représentation nationale, je continuerai de m’appuyer sur la puissance absolue des rois d’Espagne, grossier mensonge historique, et d’invoquer le droit divin auquel le compétiteur de ma fille en appelle avec une foi plus énergique, parce qu’elle est plus sincère. N’est-ce pas là une insoutenable position, et pourtant cette étrange doctrine ne fit-elle pas le fonds du système ministériel pendant cette année, qui pouvait être décisive pour le sort de l’Espagne[4] ?

Immobile dans sa pensée et sa confiance, M. de Zéa ne parut prendre garde ni à la guerre de Navarre, conduite alors par Saarsfield avec une lenteur fort équivoque, ni au mouvement des provinces, où l’autorité, pour résister au parti carliste, avait dû susciter l’ancienne opinion libérale. Exclusivement préoccupé de concilier au gouvernement de la reine l’adhésion du corps diplomatique, il ne voyait pas qu’il était beaucoup moins urgent de retenir le ministre de Russie à Madrid que d’empêcher don Carlos d’y arriver, et répétait sa devise : pas de concessions, alors qu’il en faisait chaque jour aux plus impérieuses nécessités.

L’opposition de quinze ans, par son hostilité systématique et incessante, n’avait pas peu contribué à persuader aux royautés européennes que chaque concession était en même temps un acte d’inhabileté et de faiblesse, un pas gratuitement fait vers l’abîme, opinion que le gouvernement espagnol n’était pas alors en mesure de professer, et sur laquelle, d’ailleurs, il est bon de s’entendre. S’il est des temps où les concessions deviennent des armes pour l’ennemi, il en est d’autres où ce sont des armes que l’on s’assure, des positions où l’on s’établit. Louis XVI avant le serment du jeu de paume, Ferdinand VII avant l’insurrection du 7 mars 1820, pouvaient faire des concessions précieuses pour l’autorité royale ; après cette époque elles étaient devenues inutiles. Les sacrifices de Ferdinand à son retour d’Aranjuez, l’adhésion de Louis aux décrets contre les émigrés et les prêtres non assermentés, ne les dérobèrent pas à de nouvelles exigences, de même que Charles Ier, en sanctionnant l’exclusion des évêques de la chambre des lords, n’échappa point aux menaçantes réclamations des communes pour le bill de la milice.

Le pouvoir ne doit pas plus s’appuyer sur les couches molles de la société que l’architecte sur le sable ; il doit aller jusqu’au cœur des intérêts fixes et dominans pour s’asseoir imperturbablement sur eux. Qui peut douter, par exemple, que si la branche aînée des Bourbons, au lieu de revenir au 8 août sur les concessions faites au centre droit par la formation du ministère Martignac, les eût poussées jusqu’au centre gauche, essayant de M. Périer, au lieu de se livrer à M. de Polignac, rétablissant la garde nationale de Paris au lieu de préparer les ordonnances, qui peut douter que la restauration n’eût augmenté ses chances, au lieu de les amoindrir ? Il y a raison de penser également que si le ministère Martinez de la Rosa avait été formé à la mort de Ferdinand VII, au lieu de paraître arraché à la régente par l’attitude des provinces et les remontrances des capitaines-généraux, l’avenir de l’Espagne eût pu se présenter sous des couleurs moins sombres.

Le parti libéral déploya une véritable habileté durant l’administration transitoire de M. de Zéa. Se ralliant au seul nom d’Isabelle, il parut d’abord s’offrir sans conditions, assuré d’être promptement en mesure d’agir à son gré. Dominés par les circonstances, les capitaines-généraux, dans presque toutes les provinces, avaient dissous et désarmé les volontaires royalistes, sans attendre les ordres du ministère qui, après de longues hésitations, dut sanctionner un fait désormais consommé. En Catalogne, Llauder avait organisé vingt mille gardes d’Isabelle pour faire tête à l’insurrection ; dans le royaume de Valence, on dut, pour résister, recourir à une mesure analogue. Partout l’autorité se voyait contrainte de remettre les commandemens à des officiers libéraux, quelquefois à des émigrés rentrés de la veille : déjà Valdez, plus dévoué sans être plus heureux, avait remplacé Saarsfield en Navarre ; l’amnistie, d’abord limitée, avait été étendue à tous les proscrits, qui, en rentrant dans leur patrie, recevaient les avances du pouvoir, au lieu de lui donner des gages. Mais tout cela se faisait en vain : une idée fermentait dans toutes les têtes comme en 1808, comme en 1820, une idée, force irrésistible, dès qu’elle parvient à se formuler.

Llauder se charge de ce soin ; il lance sa fameuse exposition, déclare qu’il faut consulter la nation, et prononce le premier le nom retentissant des cortès. À ce mot répété par la plupart de ses collègues et que le conseil de régence avait déjà murmuré, le ministère Zéa s’écroule ; et un décret royal[5] remet le sort de la monarchie espagnole à M. Martinez de la Rosa et aux hommes du ministère de 1821, aux chefs de l’ancienne opinion bicamériste.

Ici nous devons cesser de suivre l’ordre des évènemens pour embrasser la situation de la Péninsule, qui va se dessiner enfin dans son ensemble et sa vérité. L’instant est venu de rechercher si des noms honorables, dont la signification politique nous est actuellement bien connue, expriment une opinion assez puissante pour se produire hautement et pour se défendre ; de se demander si nous avons enfin, après tant de vicissitudes, atteint cette couche solide jusqu’à laquelle il faut pénétrer pour résister au vent des révolutions. Nous n’hésitons pas à préjuger cette question par une réponse affirmative, et à déclarer qu’à nos yeux, un pouvoir exercé par MM. Martinez de la Rosa, Gareli et Toreno, dans le sens des idées constamment défendues par ces hommes politiques, est le seul instrument possible de la régénération de l’Espagne. Nous serons en mesure de démontrer plus tard que si ce pouvoir a succombé devant une minorité sans force réelle, on doit moins l’imputer à l’impuissance virtuelle de l’opinion qu’il représente, qu’à des circonstances extérieures et pour ainsi dire excentriques, incapables sans doute de fixer l’avenir des peuples, mais qui suffisent trop souvent à leur préparer de longues épreuves et d’indicibles douleurs.

Trois partis se partageaient et divisent encore l’Espagne : l’un se rallie au nom de don Carlos, les deux autres se rattachent à la royauté d’Isabelle II, celui-ci avec la constitution de 1812, celui-là avec le statut royal. Quelle est leur force matérielle et leur puissance morale ? que promettent-ils à la Péninsule, et que peuvent-ils pour elle ?

Si le sort des peuples pouvait se décider à la majorité numérique, et si nous appartenions sur ce point à l’école du général Lafayette, nous ne savons pas trop s’il serait possible d’échapper en Espagne à la légitimité de Charles V. En reconnaissant que cette opinion n’existe plus dans les masses à l’état de croyance exaltée, et que la source du dévouement est aussi manifestement tarie pour le parti de la foi que pour le parti révolutionnaire, il semble difficile de contester que le nom du prétendant n’obtint encore les plus nombreux suffrages, si on les comptait par tête, en plaçant l’élite de la nation sur le pied d’une parfaite égalité avec les montagnards des Pyrénées et les contrebandiers des Alpuxaras. Mais il se trouve que don Carlos, qui, par son droit salique datant du xviiie siècle, devrait représenter les idées modernes contre l’héritière des vieilles reines de Castille, est, par les plus étroits engagemens de sa vie, la vivante expression d’une nationalité qui se transforme, comme le czaréwitz Alexis le fut contre son père. Or, si dans les vastes domaines des Ivan, la solitaire pensée d’un homme triompha de l’énergique volonté des peuples, de leur histoire et de leur génie, si l’Asie recula devant l’Europe, l’Espagne reculera devant la France.

Dans la Péninsule, cette cause a pour elle mieux qu’un grand homme, elle est assise sur un parti qui n’a jamais plus avancé son œuvre que lorsqu’il a dû céder la place à d’ineptes adversaires.

Nous nous défions des formules où l’on encadre les destinées des peuples sans rien laisser à faire ni à Dieu ni aux hommes : comment ne pas admettre pourtant qu’il y a dans l’esprit français une force intime, un élément général et providentiel, base future d’une nouvelle unité ? Quel est le grand mouvement intellectuel ou social qui ne soit devenu européen ? L’unité romaine absorba les Gaules et l’Ibérie, et la pensée chrétienne a transformé le monde. L’organisation féodale, diversement modifiée, à son tour enlaça l’Europe, qui s’agite aujourd’hui sous des idées d’autant plus puissantes, que la France est parvenue à les contenir et à les régler.

Il n’est pas donné aux peuples modernes d’étouffer cette inspiration du moment où elle les a pénétrés ; et si je n’étais convaincu que le génie de l’époque contemporaine décide et fixe en définitive l’issue de toutes les révolutions, je n’hésiterais pas à envisager l’avenir de ce pays sous le point de vue développé par M. le baron d’Eckstein : je le verrais incliner vers une sorte d’organisation féodale[6]. Mais alors, plus assuré dans mes déductions que ce publiciste ne l’est dans les siennes, je trancherais sans hésiter la question actuelle en faveur de don Carlos ; car, quoique ce prince, par des idées de pouvoir absolu d’origine fort récente dans la Péninsule, ne corresponde pas certainement à tous les instincts de la démocratie rurale qui combat pour lui au-delà des Pyrénées, il est évident que lui seul serait en mesure de consacrer son triomphe et d’en profiter.

Mais quelles que soient les forces dont dispose en ce moment le prétendant, quelle que puisse être la faiblesse du triste pouvoir qui se débat contre lui, cette opinion est radicalement impuissante, car elle présuppose certaines conditions qui n’existent plus depuis que les idées modernes ont envahi l’Espagne, et que ses richesses métalliques lui ont échappé, depuis qu’il lui est interdit de se dérober à la loi divine du travail et à la vivifiante épreuve de la liberté. Don Carlos obtiendra des succès temporaires que son parti ne manquera pas de saluer comme décisifs ; il est militairement possible qu’il arrive à Madrid, il est politiquement impossible qu’il s’y maintienne.

Ces prévisions théoriques sont-elles contrariées par les faits ? La cause carliste s’est-elle jamais présentée avec cette foi profonde qui seule fixe la fortune ? Point. On dirait que l’infant est venu en Espagne pour l’acquit de sa conscience plutôt que par ambition ou dans l’espoir du succès, et que ses Navarrais ont regardé leur but comme à peu près atteint du moment où ils sont restés maîtres chez eux. Il semble, à voir comme va cette guerre, que le succès politique n’importe plus qu’aux banquiers pour écouler leurs coupons, et aux gazetiers pour faire leurs articles.

Ce fut, sans doute, une étonnante création que cette armée de Navarre, qui, formée de quelques centaines d’hommes à la fin de 1833, comptait à la mort de Zumalacarregui, en juin 1835, trente-six bataillons d’infanterie, douze escadrons de cavalerie, un parc d’artillerie de siége et de campagne[7] ; insurrection de paysans qui désarma quarante mille hommes, guerre à coups de bâton (a palos) qui fit successivement échouer la réputation de Saarsfield et de Quesada, de Valdez et de Rodil, de Mina et de Cordova. Mais y a-t-il dans tout cela quelque chose qui constate la vitalité de la cause au nom de laquelle s’opérèrent ces prodiges ? Nous ne le croyons pas, et l’attitude réservée de don Carlos semble attester qu’il partage sur ce point nos convictions.

Ne nous bornons pas à dire, pour les défendre, que les quatre provinces basques combattent pour leurs fueros menacés par le régime administratif et l’unité constitutionnelle ; assertion qui, toute fondée qu’elle soit dans un certain sens, pourrait être contestée dans un autre, car il est certain qu’on ne trouverait guère d’allusion aux fueros des provinces dans les proclamations navarraises, et que, dès son début, cette insurrection respirait un esprit de fidélité monarchique dans un sens tout vendéen. Mais tel était le drapeau sans que tel fût le mobile ; et si les Basques résistèrent comme royalistes, ce fut évidemment dans leurs institutions spéciales qu’ils puisèrent des forces pour rendre leur résistance efficace. Sa puissance fut tout entière dans les habitudes martiales et libres de ces populations de guérillas, dans leur organisation élective qui se trouva toute prête pour diriger le mouvement, dans l’absence de toute force armée pour s’opposer à la première tentative des volontaires royalistes[8] ; elle résulta surtout de l’exemption des charges publiques et du recrutement militaire qui avaient laissé sur le sol de ces provinces et leur jeunesse et leurs capitaux. L’insurrection n’a pas eu à renverser dans le nord le gouvernement espagnol : celui-ci n’était guère représenté dans ces provinces que par les agens du service des postes ; elle a trouvé sous la main des juntes, des députations, des administrations civiles et financières formées depuis des siècles, et qui sont restées les siennes. Ce fut ainsi que cette guerre prit, dès l’origine, le caractère d’une simple résistance contre l’invasion étrangère, sans affecter celui d’une lutte de parti avec ses espérances passionnées et conquérantes. Un grand tacticien, enfant de ces montagnes, est venu en aide à cette cause ; et quoique dans son orgueil triste et sauvage, Zumalacarregui ambitionnât l’insigne honneur d’entrer à Madrid le béret rouge sur la tête, la zamarra sur le corps et la cravache à la main, accompagné de ses guides de Navarre aux brodequins de chanvre et aux uniformes pris sur l’ennemi, quoiqu’il fût incontestablement royaliste dans le sens européen de ce mot, il dut subordonner tous ses plans militaires au génie du peuple dont il conduisait la résistance nationale. C’est pour cela qu’au lieu de s’ouvrir la route de Madrid, il périt sous les murs de Bilbao, le Madrid de l’insurrection vascongade, place que les ministres de don Carlos désirent si vivement posséder pour se procurer des ressources financières, et ses soldats pour constater leur victoire par l’occupation de leur véritable capitale. Il fut toujours dans l’esprit de cette guerre de se circonscrire sans s’étendre. Elle eut la sage ambition de chasser l’ennemi, non l’aventureuse ambition de le poursuivre. L’Espagne déclarerait renoncer à ses droits sur les quatre provinces, que la guerre finirait ipso facto, malgré la résistance du parti castillan : ceci ne semble pas avoir besoin de preuves.

Une simple observation établit, d’ailleurs, tout ce qu’il y eut de spécial dans l’insurrection basque, et ne permet point à l’opinion carliste de s’en prévaloir comme d’un indice de sa force. Au moment où Ferdinand ferma les yeux, les tentatives insurrectionnelles ne furent pas circonscrites au nord du royaume. Pendant que la Navarre courait aux armes sans s’émouvoir du coup de foudre qui venait de frapper son chef[9], Mérino avait soulevé les volontaires royalistes entre l’Èbre et le Guadarrama. En Catalogne, des mouvemens avaient eu lieu sur divers points, et aux confins des royaumes d’Aragon et de Valence, les insurgés s’établirent d’abord dans le château de Morella d’où ils appelèrent aux armes les nombreux bataillons de volontaires. Néanmoins, dès le commencement de 1834, tous ces mouvemens étaient étouffés, toutes ces tentatives étaient reconnues impuissantes, et la guerre ne se maintenait qu’au-delà de l’Èbre, parce qu’ailleurs elle était guerre de parti, et que là seulement elle était guerre nationale. Du moment où les diversions tentées par don Carlos sur la Catalogne restaient sans succès, où cette terre des bandes de la foi, n’armait plus ses vieux somatènes et les restes épuisés de ses aggraviados, il était démontré que l’insurrection carliste, livrée à elle-même, viendrait échouer ou contre l’opposition ou contre l’apathie de l’Espagne.

Ces prévisions que tout homme connaissant la Péninsule pouvait former dès les premiers mois de 1834, n’ont point été infirmées par les évènemens. En vain l’anarchie a-t-elle massacré les moines, exercé ses proscriptions, proscrit les gens de bien, porté l’épouvante au cœur des hommes timides : aucun vengeur n’est sorti de ce sang qui crie encore, et les armées du prétendant n’ont pas plus recueilli les fugitifs de Madrid, que celles de l’émigration ne recevaient les proscrits de la Gironde. Le seul résultat qu’ait amené pour don Carlos cette complète dissolution du pouvoir qui suivit les évènemens du mois d’août, c’est l’expédition de Gomez, audacieuse maraude dont le caractère politique est assez vaguement indiqué.

Cette marche de quatre cents lieues n’a été signalée par aucun soulèvement populaire ; aucune junte locale ne s’est organisée sous la protection de ce chef, qui semble avoir moins eu pour but de tenter un appel à des sympathies comprimées, que de faire des fonds pour le quartier-général, en quoi ce fourrageur en grand a merveilleusement réussi. On en est arrivé en Espagne à ce point de lassitude qu’amis et ennemis ont mieux aimé lui livrer leur or que de prendre les armes soit pour le repousser, soit pour le défendre. La marche de Gomez a eu le résultat de constater en même temps et l’impuissance de la révolution et la faiblesse du parti carliste ; ou, pour parler plus vrai, ce fut une soudaine révélation que ce pays sembla donner au monde de toutes ses misères à la fois.

Il s’est trouvé qu’au xixe siècle, au sein d’un grand royaume européen, un chef militaire, avec une poignée d’hommes, a traversé dix provinces, pénétré dans toutes les capitales, rançonné les habitans, vidé les caisses publiques, comme ne le fit jamais chef de grandes compagnies durant les longs désordres qui précédèrent l’enfantement du monde moderne. Et, cette fois, le moyen-âge est dépassé, Froissart pâlit devant le Moniteur. Il demeure prouvé que l’Espagne est privée à la fois et de cette force régulière payée par les nations modernes pour les protéger dans le paisible cours de leur vie civile, et de ces vieux remparts où montait une brave bourgeoisie quand le beffroi sonnait, et que des brigands cuirassés se montraient au loin dans la plaine. L’expédition de Gomez n’est pas, d’ailleurs, un résultat spécial des circonstances actuelles ; il ne serait pas difficile de signaler d’autres indices de cette étrange situation, par suite de laquelle un des plus nobles peuples du monde se trouve dénué de toutes les conditions de sécurité qu’offrait l’organisation militaire du moyen-âge, en même temps qu’il reste en dehors de toutes celles que présente la hiérarchie pacifique de l’époque actuelle. Qu’on se rappelle l’expédition de George Bessières et d’Ulmann, lorsque dans les premiers jours de 1823, au moment même où l’armée de la foi était détruite et perdait ses derniers refuges, ils partirent du fond de l’Aragon avec moins de trois mille hommes pour s’emparer comme Gomez de Guadalaxara, et arriver aux portes mêmes de Madrid qu’ils faillirent surprendre et soulever : sorte d’entreprise qu’ailleurs on nommerait insensée, et qui, en Espagne, semble à peine jugée téméraire.

En donnant à ces indices graves la haute attention qu’ils méritent, en réfléchissant à l’audacieux génie de ce peuple, au sein duquel l’ordre social perd de plus en plus la force de se défendre, il n’est peut-être pas chimérique d’exprimer quelques conjectures sinistres. Si la Barbarie passait d’un côté à l’autre de la Méditerranée, si ce peuple se vengeait un jour sur l’Europe qui l’abandonne, si nos enfans devaient intervenir contre des brigands et des pirates, parce que leurs pères auraient refusé d’intervenir contre des partis, pense-t-on que notre politique eût beaucoup d’excuses à leurs yeux ?

Ce n’est pas à l’opinion carliste qu’il est donné d’arrêter cette effrayante décomposition. Pour apprécier ses chances de succès, il faut se rappeler que ce parti ne put rien par lui-même avant 1823, aidé du concours de la France et d’un crédit politique et financier qu’il n’a plus. L’intervention le releva seule d’une ruine déjà consommée, et cependant il disposait alors d’une immense force morale qui semble se retirer de lui. C’était la croix à la main que le trappiste escaladait la Seu d’Urgel, et les populations catalanes le suivaient au combat comme au martyre. De toutes les chaires du royaume partaient alors des appels à l’insurrection ; partout les ecclésiastiques dirigeaient les juntes locales et stimulaient les efforts d’un parti dont la dénomination religieuse révélait le caractère.

On n’entend pas contester l’identité de la cause carliste avec celle dont l’armée de la foi poursuivait le triomphe ; il est de plus manifeste que le clergé a autant et plus souffert, dans ses intérêts matériels, de la révolution actuelle que de celle de 1820. Néanmoins on ne saurait nier, de l’aveu de tous les hommes qui ont observé l’Espagne depuis l’origine de la lutte dynastique, que le clergé n’y soit resté généralement passif dans son action, quelles qu’aient été ses sympathies secrètes. Que celles-ci soient acquises à don Carlos, c’est ce que nous croyons sans peine, et la révolution ne s’est montrée ni assez juste ni assez grande pour avoir le droit de s’en plaindre. Mais il est certain, ainsi l’attestent les organes de toutes les opinions, que la conduite du clergé séculier a été presque toujours marquée au coin de la prudence et de la réserve, que tous les évêques, un seul excepté, sont restés dans leurs siéges épiscopaux, et que ceux d’entre eux appelés à la chambre des proceres ont implicitement concouru à légaliser la déchéance du prétendant et de sa famille. La lutte stratégique de la Navarre n’a rien d’une croisade ; et si les franciscains de Bilbao et d’autres monastères saccagés ont grossi les bataillons de don Carlos, c’est qu’ils ont trouvé à y vendre chèrement leur vie, au lieu de s’abandonner à la discrétion de leurs ennemis. Le clergé possède plus que nul autre corps le pressentiment de l’avenir ; il n’a le droit de le compromettre pour aucune pensée terrestre, et son premier devoir est de se séparer à temps des causes qui tombent. Aussi, voyez le clergé séculier dans la Péninsule : il paraît se résigner, quoique avec douleur, sans doute, à ne pas associer son sort à celui des ordres monastiques dont la résurrection devient de jour en jour plus impossible. Entre deux partis politiques en présence, il laisse se prononcer la fortune, certain de profiter de la victoire de don Carlos, et ne voulant pas se compromettre par sa défaite.

À cette attitude passive du clergé s’est jointe l’attitude hostile de la noblesse, que les partisans de l’infant n’ont jamais contestée. On comprend dès-lors que des succès obtenus dans l’épuisement de l’Espagne n’avanceraient guère la seule question vraiment importante, et qui, réduite à sa plus simple expression, devrait se formuler ainsi : Constituer la doctrine du pouvoir absolu sur la démocratie morale ; se soutenir sans crédit et sans armée régulière, les hommes et l’argent manquant également pour la former, et le premier vœu des Navarrais étant de retourner dans leurs provinces, si jamais ils consentaient à en sortir ; se placer en dehors de la classe élevée et de la classe industrielle, pour gouverner contre toutes les influences dominantes dans la société contemporaine. Tel est le problème que don Carlos devrait résoudre en Espagne, et cette solution serait moins facile qu’une victoire.

Que le prétendant s’installe au palais des rois catholiques, nous demandons ce qu’il fera le lendemain ? Ne parlons pas des insurrections libérales qui s’organiseront alors, avec moins de consistance, il est vrai, que le mouvement de Navarre, mais sur bien plus de points à la fois ; ne nous enquérons pas du sort de ces cités méridionales se déclarant indépendantes, comme Cadix a déjà plus d’une fois menacé de le faire ; ne nous arrêtons pas à faire remarquer l’évidente différence de cette situation d’avec celle de 1823, alors que Ferdinand, pour organiser un gouvernement et une armée, put disposer de toutes les ressources de la France, dont l’occupation se prolongea jusqu’en 1828 ; admettons que ces obstacles, devant lesquels aurait reculé le cardinal Ximenès, s’aplanissent devant l’évêque de Léon ; supposons la France et l’Angleterre impassibles, le traité de la quadruple alliance décidément déchiré, et nos maîtres de poste fournissant des relais aux ministres du Nord pour aller saluer à Madrid le représentant de la légitimité triomphante. Puis, quand nous aurons accumulé les hypothèses et les miracles, demandons-nous quels hommes seront près de Charles V pour soutenir sa couronne et la rajuster sur son front ? J’aperçois autour de lui des soldats navarrais et des généraux improvisés, pris, pour la plupart, au soc de la charrue, braves gens sans contredit, personnages de roman et de chronique, que j’aime à voir dans le livre du capitaine Henningsen, couverts de leur fourrure d’ours, comme des Klephtes de Thessalie : mais d’hommes d’état et d’administrateurs, pas un seul pour le cabinet ; de grands et de titrés de Castille, presque aucun pour les antichambres royales. Tout cela a courbé la tête sous le veau d’or ; tous les esprits ouverts aux idées du temps, toutes les grandes existences, fatiguées de leurs loisirs stériles, se sont tournés vers la vie politique, et ont reçu avec bonheur Isabelle et le statut royal. Les uns cédèrent au sentiment libéral, les autres à la volonté de Ferdinand VII exerçant sa puissance suprême : entraînement d’esprit ou faiblesse, un abîme les sépare de celui qu’ils ont proscrit.

Mais je prévois la réponse ; je crois l’entendre venir de Saint Pétersbourg et de Vienne : Si don Carlos parvenait à Madrid, il aurait bientôt près de lui ces hommes de modération et de lumières pratiques, auxquels l’Espagne eût dû plus d’une fois confier ses destinées ; quoique principal instigateur de la pragmatique de Ferdinand, le parti afrancisado, dont toutes les vues réformatrices ont été dépassées, n’hésiterait pas à choisir entre la révolution et le roi légitime. Sait-on si ce choix n’est pas déjà fait, si des engagemens ne sont pas pris ? Don Carlos, de son côté, éclairé par les conseils des grandes puissances, ne pourrait manquer d’entrer dans la voie des concessions aux nécessités du temps ; il le promet d’ailleurs en échange des subsides qui lui sont transmis ; il ne pourra se dispenser de prendre leurs hommes, puisqu’il a pris leur argent.

Il n’est pas dans nos habitudes de trancher insolemment de hautes questions et de paraître initié à ce que nous ignorons. Mais on ne donne sans doute rien au hasard en affirmant que telle doit être, relativement à la question espagnole, la pensée des cabinets restés en dehors du traité du 22 avril 1834. Ce qui leurre aujourd’hui les cours hostiles à la royauté d’Isabelle, c’est évidemment l’espoir de constituer la restauration espagnole sur la base des améliorations administratives et d’une large amnistie ; elles sont assurément trop éclairées pour s’associer à une réaction dont les suites seraient si faciles à prévoir. Or, j’ose dire que c’est là une pure illusion pour qui se rend un compte sincère et de l’état de l’Espagne et du mouvement politique de ce pays depuis 1814. En admettant que don Carlos, sacrifiant ses répugnances aux conseils de ses alliés, faisant fléchir sa conscience politique sous les nécessités de sa position, consentît à s’entourer de ceux qui furent ses premiers proscripteurs, ne suffit-il pas de se rendre compte de la position de ce prince pour voir que ses promesses seraient illusoires, et que la modération lui créerait des dangers plus immédiats et peut-être plus redoutables que la violence ? Une restauration peut être modérée, à vingt ans de distance, et lorsque l’état des mœurs est tel que les partis ont appris à se vaincre sans s’exterminer ; mais en Espagne, où chaque moitié de la nation a voué l’autre à la mort et à la misère, qui oserait prendre au sérieux une promesse d’amnistie ou le programme d’un gouvernement réparateur ? Ferdinand même put à peine entrer dans ces voies, et ne les suivit jamais sans être contraint d’en dévier bientôt, lui qui avait la France pour alliée, au lieu de l’avoir pour ennemie, et que l’Europe entière entourait de son concours et de ses bons offices ; et l’on espérerait amener don Carlos à se compromettre avec ceux qui l’auraient fait roi pour suivre des inspirations contraires à sa conscience, et l’on s’imaginerait qu’une telle restauration est possible, sans imprimer à la cause monarchique de dangereuses flétrissures, sans faire peser sur elle une solidarité trop redoutable pour les temps où nous sommes ! Funeste croyance, dont l’effet fut d’égarer dès l’origine le sens habituel des cabinets, de les détacher d’une cause à laquelle leur appui aurait prêté une force efficace pour prévenir de grandes calamités : cause représentée par une enfant, et dont l’adoption était, ce semble, peu pénible au prix d’autres sacrifices que la prudence avait fait faire sans hésiter à la paix du monde et au bonheur des peuples !

Disons donc, en résumant ces observations réunies sans parti pris et dans le seul intérêt de la vérité, que, si le parti carliste est encore le plus nombreux en Espagne, il y est aussi le plus impropre à fonder un gouvernement, puisque toutes les fois que l’Espagne a été tant soit peu gouvernée depuis vingt ans, elle a dû l’être contre lui. Ajoutons que ce parti, incapable par lui-même de lutter en 1823, s’est, depuis cette époque, affaibli par le concours d’une foule de causes, au premier rang desquelles on doit placer l’incertitude du droit dynastique, qui, dès la pragmatique de Ferdinand, rallia autour de la jeune princesse des Asturies toute la noblesse de cour et la plus grande partie de celle des provinces. Dans une telle situation, s’il est permis de discuter les chances stratégiques du prétendant, il semble difficile de lui reconnaître des chances politiques, à moins toutefois que les puissances dont les secours lui ont été si utiles pour prolonger la lutte, n’obtiennent le transit à travers la France de cent mille hommes, plus précieux que leurs ambassadeurs pour maintenir don Carlos dans un système de modération dont, en Espagne surtout, la première condition, c’est la force.

En face de l’opinion carliste se présente l’opinion libérale, divisée en deux grandes fractions. L’une, qui s’appelle par essence l’opinion constitutionnelle, a pris l’acte de 1812 non pour symbole, mais pour drapeau. Quelle est sa force véritable dans la Péninsule ; avec quels hommes et quelles idées se produisit-elle dans la lutte actuelle ? sa victoire sur le système successivement représenté par MM. Martinez de la Rosa, de Toreno et Isturitz fut-elle l’expression d’un vœu national ou l’œuvre de circonstances transitoires ?

Le pouvoir est la pierre de touche des partis ; c’est au pouvoir seulement qu’ils donnent leur mesure. Il était donc difficile, en 1833, d’apprécier les ressources et l’avenir du parti qui se posait pour la première fois devant les deux autres, car l’opinion bicamériste n’avait eu jusqu’alors en Espagne ni corps de doctrines, ni organes avoués. Mais le parti de la constitution de Cadix avait possédé tout cela. Nous l’avons étudié en 1812 dans son orgueilleuse inexpérience, en 1820 dans sa brusque transformation militaire ; nous avons vu les théoriciens céder presque sans résistance la place aux hommes d’épée, l’intelligence s’abaisser devant la force, Arguelles devant Riégo. C’est à ce point que se trouvait amené, au moment de l’invasion française, le parti démocratique, et c’est à ce point qu’on le retrouve à sa rentrée en Espagne sous Marie-Christine ; et peut-être est-il digne de remarque que l’acte par lequel le ministère Mendizabal scella son alliance avec lui, fut la réhabilitation solennelle d’un homme dans lequel ce parti honorait moins la triste victime d’une réaction politique que le fougueux représentant de ses vœux et de ses rêves[10]. Pour apprécier la force réelle de l’opinion de 1820, n’oublions pas avec quelle promptitude elle laissa choir sans le défendre le code immortel de 1812, à l’apparition des premiers bataillons français ; reportons-nous surtout à l’universel enthousiasme qui sembla faire de l’invasion de 1823 une délivrance. Ce n’était pas en effet parmi les populations rurales seulement qu’éclatèrent ces témoignages d’adhésion, et les acclamations au roi absolu n’en étaient pas l’accompagnement nécessaire. Les villes les plus notoirement connues pour leurs idées libérales ouvraient sans résistance leurs portes à l’étranger ; elles contemplaient avec une ambition triste et jalouse ces soldats, heureux fils d’un pays où la liberté régnait sans violences : tous les vœux se tournaient vers la France, tous les regrets se reportaient vers l’Espagne. Les généraux en masse et la plus grande partie des officiers désiraient conserver des institutions libérales en modifiant leur action, en substituant des influences plus calmes et plus morales à celles qui avaient bouleversé le pays sans y exciter même un courage d’un jour. Les miliciens de Madrid, les insurgés de Las-Cabezas, peu nombreux, mais fort compromis, prolongèrent seuls quelques mois derrière les remparts de Cadix une résistance sans concours et sans espoir. Du jour où le premier soldat français eut passé la frontière, on put dire avec vérité que la constitution de 1812 avait cessé d’être en cause, et que l’avenir de l’Espagne ne se débattait plus qu’entre le vieil absolutisme et une charte à la française.

On a déjà vu que toutes les tentatives des réfugiés avaient été frappées d’impuissance sous la restauration, époque durant laquelle se développèrent simultanément dans les classes éclairées une tendance chaque jour plus prononcée vers les réformes politiques, et un repoussement qui allait jusqu’à l’effroi au seul souvenir de 1820. C’est à ce sentiment, partagé par l’armée elle-même, qu’il faut attribuer l’inquiétude avec laquelle l’Espagne accueillit la nouvelle des évènemens de juillet, sur la portée desquels personne ne se faisait illusion. On sait comment échouèrent dans les provinces du midi aussi bien que dans celles du nord des entreprises essayées sur des points à peu près sans défense. Il était évident, rien qu’à voir l’attitude du pays, qu’il hésitait à recevoir la liberté de mains qui menaçaient de la lui rapporter folle encore et sanglante.

Cette atonie se maintint jusqu’en 1832 : alors une perspective nouvelle s’ouvrit devant l’Espagne ; on la vit se précipiter avec autant d’ardeur dans la voie des réformes ouverte par la régente, qu’elle avait mis de réserve à y entrer lorsque les vétérans de la constitution de 1812 s’offraient à la conduire. C’est qu’une opinion nouvelle se produisait à cette époque pour la première fois, rappelant à divers égards ce juste-milieu qui l’emporte aujourd’hui en France, mais avec des différences qui ne sont pas moins manifestes que les analogies.

La force de l’opinion bourgeoise tient chez nous à la compacte unité des intérêts qu’elle représente ; en Espagne, au contraire, l’opinion moyenne, qui s’élève entre les deux autres, s’est recrutée dans tous les rangs depuis la cour jusqu’au commerce, selon que les hommes de lumière et d’expérience ont compris la vanité des espérances rétrogrades et l’absurdité des utopies révolutionnaires. Sur ce terrain nouveau se trouvèrent successivement amenés Quésada et le vieux Mina, le comte d’Ofalia et M. Isturitz, des grands et des industriels, des professeurs et des évêques. Toutes les classes de la société sont représentées sans exception, et presque dans des proportions égales au sein de ce parti d’éclectisme, qui ne se tient debout que par une idée politique, et non pas encore comme chez nous par la solide autorité, d’un fait matériel, la prépondérance sociale des classes moyennes appuyée sur la moyenne propriété.

Lorsqu’on affirme qu’il n’y a pas de juste-milieu dans la Péninsule, on a parfaitement raison, si l’on entend par là cette classe intermédiaire hostile à la vieille aristocratie terrienne en même temps qu’inquiète de la turbulence démocratique, redoutant les marquis à l’égal des prolétaires, et dont l’innocente ambition est de faire danser, une fois l’année, ses femmes et ses filles dans le grand salon du palais. Cette classe, représentée aux affaires par l’électorat à 200 fr., est fort loin sans doute, en Espagne, du degré d’importance qu’elle a chez nous ; comment en serait-il autrement en un pays où la presque totalité de la propriété foncière est restée jusqu’à présent grevée de main-morte ou de substitution ? Aussi n’y a-t-il pas à s’étonner que la bourgeoisie proprement dite, à peine parvenue, en France, après quarante ans, à se défendre énergiquement elle-même, ait manqué au gouvernement de la reine dans les terribles crises qu’il a traversées. La garde nationale, cette compagnie d’assurance mutuelle contre toute violence, ne saurait être appliquée au-delà des Pyrénées avec les garanties que cette institution peut offrir ailleurs ; et l’on comprend à merveille les hésitations qu’éprouva sur cette matière le ministère de 1834, et dont témoignent d’une manière si peu équivoque les décrets des 16 et 20 février et du 1er mars de cette année. Pour que le système français, vers lequel gravite l’Espagne, mais qu’elle est encore si loin d’atteindre, existe en ce royaume avec toutes les conditions de sa force, il faut que la révolution soit consommée dans ses effets civils, et que la sécurité publique ait imprimé à la richesse nationale un élan qui ne pourrait manquer d’être rapide ; alors seulement on sera en position d’attendre de la classe moyenne un dévouement dont son intérêt seul est la mesure et le gage.

Quoique l’opinion générale des villes fût favorable au système représenté par M. Martinez de la Rosa, si ce n’est peut-être dans quelques cités maritimes du midi, il est certain que les intérêts bourgeois n’offraient pas par eux-mêmes une base large et solide pour le trône constitutionnel d’Isabelle, et qu’au rebours de ce qui se passe chez nous, il fallait chercher dans la noblesse la principale force du juste-milieu espagnol. Mais pour apprécier avec justesse l’état politique de ce pays, il faut se rappeler qu’en acceptant le statut royal et en se ralliant au gouvernement de la régente, la noblesse n’agit point dans un intérêt spécial, en tant que corps aristocratique. La noblesse espagnole, on le sait, était à peu près sans privilége, et l’espèce d’égalité établie dans ce pays par les habitudes, si ce n’est par les institutions, la dérobait à la jalousie des autres classes, aussi bien qu’à la nécessité de se défendre contre elles. Si la noblesse a fourni de plus nombreux adhérens au système du statut royal, c’est que l’éducation politique était plus avancée dans ses rangs, et qu’encore une fois le juste-milieu espagnol, si l’on veut lui donner ce nom, est une affaire de progrès intellectuel beaucoup plus que de position sociale.

Là est le secret de sa force dans l’avenir, en même temps que de sa faiblesse dans le présent, faiblesse dont il serait néanmoins inexact d’arguer pour contester à ce parti une supériorité politique, au moins relative, sur les deux autres. S’il est moins nombreux que celui-ci, ou moins entreprenant que celui-là, seul, du moins, il est en mesure, hors certaines circonstances passagères, d’exercer dans le pays une action gouvernementale, interdite au parti carliste aussi bien qu’à la faction militaire. Quoiqu’il n’y ait en Espagne ni centre, ni point de ralliement pour les forces nationales ou pour les idées, quoique les provinces, les villes et les citoyens vivent à part les uns des autres et dans un état en quelque sorte passif en face des factions, il est certain que, depuis trois années, chaque fois que ce malheureux pays a pu exprimer sa pensée avec quelque liberté, il s’est instinctivement rapproché de cette opinion moyenne, qu’il sait désireuse de le défendre contre des violences qu’il redoute, sans avoir par lui-même le moyen de s’y dérober.

Ainsi l’on vit, en 1834, la majorité des procuradores, arrivés à Madrid sous le coup des souvenirs et des préjugés de l’époque constitutionnelle, se lier étroitement, sur presque toutes les questions, au système du statut royal ; et plus tard, malgré le mouvement des juntes et les pratiques de M. Mendizabal, elle tenta de se séparer d’un ministre compromis pour revenir aux hommes de son estime et de sa confiance politique. Et, si l’on peut juger des vœux de la nation par l’issue des élections si hardiment affrontées par M. Isturitz, sous l’empire d’une loi très libérale, et où se rendirent avec un empressement inaccoutumé des milliers de citoyens, concours inoui pour l’Espagne ; cette chambre, choisie sous les menaces d’une faction et dans le feu de la guerre civile, eût représenté, à un degré plus éminent encore, cet esprit constitutionnel qui allait recevoir un éclatant hommage, lorsque l’insurrection de Saint-Ildephonse vint, non pas changer le cours de l’opinion publique, mais en entraver la manifestation. Enfin, il suffit de suivre les travaux des nouvelles cortès pour comprendre la puissance de ces idées adoptées aujourd’hui par leurs plus vieux adversaires, et desquelles on est réduit à attendre désormais, contre les progrès du parti carliste, une force si vainement demandée à la faction dont le courage semble s’être épuisé dans les émeutes sanglantes de Barcelone et de Malaga.

On comprendrait assurément fort mal ces observations, si l’on en concluait qu’à mes yeux le statut royal fût une œuvre de haute sagesse politique, propre à satisfaire tous les vœux de l’Espagne, et à fixer irrévocablement son avenir. Les institutions ont, en général, bien moins d’importance par leur valeur théorique que par les sympathies qui s’y rattachent, et pour les esprits sérieux, il s’agit moins d’en juger le mécanisme que de savoir quels intérêts et quels hommes elles sont destinées à mettre en scène. À ce titre seulement, l’acte royal du 10 avril 1834 résolvait d’une manière heureuse le problème social pour l’Espagne, car c’était un drapeau franchement arboré contre les apostoliques et les exaltés, il pouvait dès-lors devenir la base d’une transaction pour l’élite de tous les partis. Sous ce point de vue, la chambre des proceres était une heureuse institution, non qu’une telle chambre fût précisément dans les mœurs de l’Espagne et qu’elle dût exercer une grande influence sur son gouvernement, mais parce qu’il est important de faire concourir à une révolution toutes les classes que celle-ci doit atteindre par ses effets civils et politiques. De nos jours, avec les tendances unitaires qui travaillent la société en Europe, une pairie se conçoit moins comme contre-poids pour les intérêts que comme position pour les personnes : elle n’empêche rien, mais elle assure à tout ce qui se fait un assentiment plus unanime.

Il faut bien reconnaître, du reste, que les dispositions du statut étaient vagues, incomplètes et timides. Elles entraînaient quelques conséquences qu’il eût été plus habile de consacrer que de se laisser arracher par la logique, cette arme si dangereuse dans la main des passions. Il y avait, d’ailleurs, de graves inconvéniens à se placer sur le terrain de l’octroi royal, d’où venait de choir la plus vieille monarchie du monde. Rien n’irrite plus les assemblées délibérantes qu’une pareille prétention : elle les contient beaucoup moins qu’elle ne les excite, et ôte au pouvoir bien plus de force qu’elle ne lui en donne.

M. Martinez de la Rosa se flatta d’échapper à ce danger en présentant le statut royal comme une simple restauration des antiques lois de l’Espagne[11], innocent mensonge destiné à caresser le naïf orgueil d’un peuple dont l’héroïsme surpasse chaque matin celui de Sparte et de Rome, lieu commun de tribune, qui n’empêche pas, nous aimons à le croire, l’éloquent rédacteur du statut d’y voir tout modestement une simple contrefaçon mutilée de la charte de 1814. Qu’on ait jugé utile de dissimuler à la plus fabuleusement vaniteuse de toutes les nations l’origine étrangère de son code politique, je l’admets ; mais, d’une part, M. Martinez de la Rosa n’a pu prendre le change sur ce point, et, de l’autre, les faits ont bientôt démontré que l’origine exclusivement monarchique du statut était loin d’avoir eu pour la royauté les résultats qu’en attendaient ses honorables rédacteurs. Le cercle si rigoureusement tracé autour de la représentation nationale n’eut pour effet que de la rejeter vers ces discussions de principes, qui ne sont jamais plus séduisantes et plus dangereuses que lorsqu’elles paraissent interdites. On sait qu’à l’ouverture de la session, une déclaration des droits fut proposée[12], et sanctionnée, malgré l’opposition du ministère, sous l’empire de ces préoccupations inquiètes, qu’il eût été plus habile de ne pas faire naître. Dans la situation des esprits en Espagne, à l’avènement d’Isabelle, il y eût eu bien moins d’inconvéniens que d’avantages à faire participer les chambres législatives à la confection de la loi fondamentale. Les dispositions du statut royal auraient été indubitablement sanctionnées par une adhésion presque unanime, et l’on enlevait par avance aux hommes de 1820 leur principal champ de bataille. En proclamant le principe de l’octroi royal, M. Martinez de la Rosa, comme avant lui M. de Zéa, songea moins à l’Espagne qu’à l’Europe ; et c’était donner à ses adversaires une position dont ils ne pouvaient manquer de profiter à la première chance favorable. La révision du statut, à raison de son origine, devint en effet le programme des juntes et du ministère Mendizabal.

Quoi qu’il en soit, nonobstant une réserve dont la responsabilité ne leur appartient pas tout entière, MM. Martinez de la Rosa et de Toréno se sentaient soutenus par cette force intime qui gît toujours au centre des véritables intérêts nationaux. Leur modération et leur sens politique, leurs intentions droites et leurs lumières, cette attitude d’un pouvoir croyant en lui-même et en son œuvre, avaient vite rallié ces opinions flottantes qui, en Espagne plus qu’ailleurs, demandent à être protégées et conduites. Bientôt l’entrée dans l’estamento des procuradorès de MM. Argüelles et Galiano, immobiles représentans de la constitution de 1812, rendit la majorité ministérielle plus compacte et plus décidée. D’utiles réformes furent essayées, d’autres plus importantes étaient en projet, et malgré bien des erreurs inséparables d’une situation aussi grave, on pouvait dire qu’un pouvoir doué de prévoyance et de quelque dignité présidait enfin aux destinées de l’Espagne.

L’opinion publique semblait se former à cette école si nouvelle. Malheureusement cette opinion était trop faible encore pour soutenir efficacement un ministère contre les complications que les évènemens de Navarre allaient bientôt susciter. M. de Zéa-Bermudez était tombé devant une révolution qu’il s’obstinait à méconnaître ; tout entier à la lutte parlementaire, son successeur tomba devant une guerre civile, dont il se dissimula d’abord la gravité.

L’inconvénient des convictions fortes est parfois de faire illusion sur les obstacles, et tel semble avoir été le principal tort du ministère espagnol en 1834. Voyant l’insurrection carliste céder dans toutes les provinces presque sans résistance, il se persuada que celle de Navarre s’épuiserait également elle-même, sans qu’il fût nécessaire de recourir à ces mesures énergiques dont l’emploi répugne à tout gouvernement placé entre deux partis extrêmes. Il lui échappa que la guerre de Navarre était une guerre de peuple à peuple, plutôt que de parti à parti, et que ces provinces riches, libres et guerrières, possédaient plus de moyens pour se défendre que l’Espagne n’en avait alors pour les réduire. D’ailleurs un fait nouveau allait apporter à cette insurrection des ressources nouvelles : l’infant don Carlos, échappé aux deux polices de France et d’Angleterre, moins d’un mois après son arrivée de Portugal, avait sans obstacle franchi les Pyrénées[13]. Peu de jours après, ce prince passait en revue à Onate un corps d’armée de seize mille hommes ; son généralissime écrasait deux divisions christines, et l’armée de Rodil, démoralisée par ses défaites, abandonnée par ses officiers, sans équipages, sans solde et sans pain, recourait au pillage et au meurtre pour vivre et pour se venger.

Relevée par cette extrémité, sans être devenue plus populaire, la vieille opposition libérale comprit que toutes ses chances étaient là. Ne pouvant se dissimuler que ses doctrines étaient en baisse, le parti de 1820 voulut au moins faire prendre ses hommes, auxquels s’attachaient quelques nobles prestiges. Le ministère aima mieux transiger pour un nom propre que pour un principe, et prit Mina. Mais en l’envoyant dans le nord, on fut loin de lui prodiguer les moyens de vaincre ; car par suite de soupçons que sa conduite a démentis, on le redoutait à l’égal des ennemis qu’on l’envoyait combattre. L’autorité militaire fut scindée, et l’armée divisée en deux corps opérant sous des généraux différens ; la vice-royauté de Navarre fut distraite du commandement militaire ; enfin, pour compléter ce système de précautions, qui pouvait paraître prudent, mais qui en réalité était funeste, Llauder, l’antagoniste personnel de Mina, fut appelé au ministère de la guerre.

Que le mauvais succès du vieux guerillero ait tenu à ces circonstances ou à la nature même de cette lutte, c’est ce que pour nous, Français, il est peu intéressant et très difficile de décider. Toujours est-il qu’après des désastres multipliés, dont l’effet fut de porter au plus haut degré l’irritation populaire, sans qu’il en sortît une énergique résistance ; les choses en arrivèrent bientôt au point que les généraux de cette armée, réduite de quarante-trois mille hommes à moins de dix mille combattans, consultés officiellement par le général Valdez, successeur de Mina, sur les moyens de sortir d’une position aussi critique, reconnurent à la presque unanimité que le concours de la France était indispensable pour terminer la guerre de Navarre.

Le général Llauder, pendant le cours de son ministère, ne s’était pas dissimulé ce résultat, auquel l’apathie de l’opinion publique et l’épuisement de ses ressources ne donnaient à l’Espagne aucun moyen d’échapper. Mais comme il reste toujours quelque chose du poète dans l’homme d’état, M. Martinez de la Rosa avait repoussé avec une vive indignation cette idée, fort douloureuse sans doute au cœur d’un patriote, mais que le premier ministre d’un grand pays n’avait pas le droit de rejeter péremptoirement, si c’était désormais son seul moyen de salut. Malheureusement la ferme volonté de l’Espagne de terminer par ses propres efforts, et sans recourir à ses alliés, une lutte engagée contre un petit nombre de factieux, avait été pour M. Martinez de la Rosa un de ces lieux communs de tribune, que tous les orateurs tiennent en réserve. Celui-ci le servait d’autant mieux qu’il réduisait au silence l’opposition, dont la tactique était de prêter au gouvernement une arrière-pensée toute différente. L’intervention, en effet, était alors présentée, par la presse périodique de Madrid et de Paris, comme le vœu secret du cabinet du 11 octobre, pour contenir le mouvement révolutionnaire dans la Péninsule ; et la plus complète impopularité s’attachait à une idée autour de laquelle on multipliait à plaisir des obstacles, qu’on n’est guère en droit de contester après avoir tant contribué à les faire naître. Le premier ministre espagnol se donnait donc beau champ, et s’assurait à bon marché les applaudissemens du journalisme, en protestant chaque jour contre la pensée d’appeler jamais les baïonnettes étrangères au secours de la plus glorieuse des régénérations.

Son opinion, passionnée sur ce point, avait été, entre lui et le ministre de la guerre Llauder, le motif d’une scission presque scandaleuse qui commença dans les journaux pour finir devant la reine. Cependant le capitaine-général de Catalogne avait à peine quitté le ministère, que M. Martinez de la Rosa, dominé par une triste évidence, en vint, dans les derniers jours de sa vie politique, à embrasser la distinction fameuse entre l’intervention et la coopération. Mais soit qu’elle répugnât à sa droiture, soit qu’il se sentît sans autorité pour solliciter de la France et faire agréer à l’Espagne une mesure qu’il avait trop légèrement condamnée, il dut céder à M. le comte de Toréno la pénible tâche de ramener la presse et l’opinion à une plus exacte appréciation des choses ; et ce dernier reçut mission de fixer avec la France et l’Angleterre le sens d’un traité qui n’avait guère été jusqu’alors qu’un instrument sans valeur[14].

Cet homme politique, d’un esprit plus souple et moins prompt que son éloquent collègue, ne s’était pas compromis comme lui sur la question qui allait décider de sa fortune politique et de l’avenir de l’Espagne. Il mit de prime-abord tout son enjeu sur cette carte chanceuse, comprenant que c’en était fait du système dont il était le dernier représentant, s’il ne parvenait à éclairer la France sur la véritable situation de la Péninsule. Le refus d’une intervention officiellement demandée entraînait, en effet, et la chute du cabinet, et le triomphe du parti exalté qui se présenterait dès-lors comme la dernière espérance de la révolution compromise.

Pour faire accepter avec moins de défiance par ce parti une mesure qu’il pouvait envisager comme prise contre lui-même, M. de Toréno s’adjoignit, en qualité de ministre des finances, M. Mendizabal, alors à Londres pour une négociation difficile, se prévalant ainsi de son nom sans avoir de long-temps à craindre sa présence. D’un autre côté, afin de donner à la France et à l’Europe un gage de l’esprit dans lequel devait s’exercer l’intervention réclamée, il désira pour collègue au ministère de la guerre le membre le plus influent du conseil de régence et de la chambre des proceres, M. le marquis de Las-Amarillas, récemment créé duc d’Ahumada.

L’intervention, qui jusqu’alors n’avait été qu’un thème de publiciste, se produisait donc en ce moment avec une haute autorité politique. Le ministère espagnol déclarait qu’à ses yeux l’avenir de la monarchie constitutionnelle reposait sur cette négociation, déclaration que les évènemens sont loin d’avoir infirmée. Arrivés à ce point, nous devons donc aborder une question qui, depuis, a dominé toutes les autres, et dont ces études ont eu pour but spécial d’éclairer la solution.

On n’avait pu manquer de voir avec faveur, à Paris, l’avènement au trône de la jeune reine. Il était évident, en effet, que l’infant don Carlos serait dominé par des influences anti-françaises ; et ce danger, dans la situation de l’Europe, était plus grave, sans nul doute, que la préoccupation éventuelle de voir un archiduc régner un jour à Madrid. Personne n’ignorait que les affinités politiques ou l’identité des intérêts sont désormais les seules bases d’alliance ; aussi, notre gouvernement, renonçant avec raison et sans hésiter au bénéfice des stipulations d’Utrecht, fit-il transmettre à la reine-régente des protestations solennelles et empressées. Elles parvinrent à Madrid au moment même où M. de Zéa y faisait l’essai de ce despotisme éclairé dont le premier tort fut d’être un anachronisme. Cette circonstance, jointe aux déclarations irréfléchies de la presse semi-officielle, fit penser en Espagne, et même en Europe, que la France prenait sous un même patronage et le trône de la reine et le système de son ministre, politique fort naturelle en temps de paix, mais qui devenait plus que hasardeuse en face d’une guerre civile. À Paris comme à Madrid, on semblait avoir négligé de tenir compte des obligations résultant de cette guerre, qui entraînaient forcément vers l’opinion libérale, et l’on aima mieux se mettre à la remorque des évènemens que d’essayer de les conduire. Aussi, par suite de la position qu’on s’était faite, et de la solidarité qu’on avait assumée, la chute du ministère Zéa parut-elle un coup des plus graves porté à l’influence française, et le traité du 22 avril ne put suffire à l’atténuer.

Ce traité, baptisé d’un nom pompeux, et dont les résultats ont été si modestes, fut conçu, on doit le croire, dans des vues hautes et précises. Penser autrement, ce serait admettre que la politique française, si clairvoyante dans la question belge, s’engageait à l’aventure, pour la stérile satisfaction d’inquiéter les puissances naguère représentées à München-Graëtz, dans de vagues stipulations dont elle laissait au hasard le soin de fixer le sens. Quoi qu’il en soit, à ne juger de cette alliance que par l’acte patent qui la consacre, elle semble d’abord avoir eu pour but exclusif de sanctionner, par l’adhésion à peu près inutile de la France, un fait déjà en cours d’exécution, la coopération d’une division espagnole en Portugal pour en chasser don Miguel et don Carlos, et y rétablir l’autorité de dona Maria.

Exclusivement relatif au Portugal, quoique le préambule rappelle « l’intérêt que les hautes parties contractantes prennent à la sûreté de la monarchie espagnole, » ce traité ne contient aucune stipulation applicable à l’Espagne elle-même ; et le but put en être considéré comme parfaitement atteint par l’expédition de Rodil, l’affaire d’Asseiceira et l’embarquement simultané des deux infans.

Mais quand la guerre de Navarre eut atteint un développement sur lequel le traité du 22 avril prouve évidemment qu’on n’avait pas compté, quand don Carlos eut pris en Biscaye la position qu’avait naguère don Miguel en Portugal, une convention nouvelle[15] vint appliquer au gouvernement de S. M. C. le bénéfice des dispositions dont avait joui celui de S. M. T. F., et le Portugal dut rendre à l’Espagne l’assistance militaire qu’il en avait reçue. De plus, l’Angleterre s’engageait « à fournir au gouvernement espagnol des secours en armes et munitions de guerre, et à l’assister de ses forces navales si cela devenait nécessaire. » La France, enfin, s’obligeait à « prendre les mesures les mieux calculées pour empêcher qu’aucune espèce de secours en hommes, armes, ou munitions de guerre, fussent envoyés du territoire français aux insurgés en Espagne. »

Il suffirait certainement de ce texte pour établir qu’en droit la France n’a nullement méconnu les obligations du traité, et qu’elle les aurait bien plutôt excédées par l’envoi non prévu de forces auxiliaires, car les prescriptions de l’acte du 18 août ne se rapportent qu’à la contrebande de guerre, et celle-ci fut toujours sévèrement réprimée. Aujourd’hui même, où la coopération paraît avoir cessé, notre gouvernement est resté dans les termes rigoureux de ses engagemens. Mais si l’Espagne et les partis ne sauraient lui adresser aucun reproche en partant de la lettre du traité, en est-il ainsi lorsqu’on se place à un autre point de vue ?

Toutes limitées que soient les stipulations du 22 avril et du 18 août, il est visible que si elles ont été prises avec la réflexion qu’il est si naturel de supposer, elles n’ont pu avoir qu’un seul but : celui de réserver formellement à la France et à la Grande-Bretagne les questions péninsulaires, selon le droit que la France exerça antérieurement en Belgique, l’Autriche dans les états d’Italie, droit dont les puissances co-partageantes de la Pologne ont récemment usé pour la ville libre de Cracovie. Cette faculté, mesurée selon les intérêts et le soin de la sécurité intérieure, semble passer en principe dans le droit public européen. Dès-lors n’est-il pas de la dernière évidence que si, après en avoir solennellement réclamé l’application (car aux yeux du monde la quadruple alliance aura toujours cette valeur-là), la France voit se résoudre sans elle et contre elle le conflit élevé en Espagne, elle sera aussi moralement affaiblie que si elle avait laissé s’opérer l’arme au bras la restauration de l’ancien royaume des Pays-Bas ? Le traité de 1834 ne servirait qu’à constater plus authentiquement ses vœux et son impuissance ; ce serait le témoignage le plus éclatant et le plus maladroit de sa déchéance politique.

Tant que l’intervention ne fut pas invoquée par le ministère espagnol et par les chambres, il n’y avait pas à la discuter. Lancer une division de cavalerie aux trousses de don Carlos, comme on le proposa, dit-on, était un de ces moyens à la Bonaparte que le succès aurait pu couronner, mais qu’un gouvernement qui respecte ses alliés n’avait aucunement le droit de prendre. Mais du jour où notre concours, sous une dénomination ou sous une autre, était instamment réclamé par la législature et le gouvernement espagnol, c’est-à-dire à partir du mois de mai 1835, cette affaire ne se présentait plus que sous deux rapports : l’intérêt de la France et ses engagemens envers l’Europe.

Les avantages de l’intervention au point de vue national étaient manifestes, et le bon sens public y fût revenu malgré les déclamations de la presse ; car il importait aussi bien au gouvernement français de prévenir le triomphe des hommes de violence, dont son refus allait inaugurer le règne, que d’empêcher une restauration que cette fois avec justice M. Fox aurait appelée la pire des révolutions.

On comprendrait fort bien que la monarchie de 1830, placée entre les démagogues et les carlistes, traitât avec ces derniers, si le pouvoir du prétendant pouvait s’établir dans ces conditions normales de force et de durée qui permettent de contenir toutes les imprudences. Quelles que soient les dissidences de principes, on s’arrange, en effet, de tous les gouvernemens assez solidement établis pour pouvoir être modérés ; et la monarchie nouvelle n’en est pas à ignorer pour son propre compte ce qu’elle a sur ce point si utilement enseigné à l’Europe. Malheureusement ceci ne saurait s’appliquer à l’Espagne, et les illusions qu’on a pu se faire à cet égard seront éternellement regrettables. On devait voir la position telle que l’ont faite l’histoire, les mœurs et les circonstances locales, et comprendre qu’il s’agissait de l’anarchie sous le drapeau de la foi comme sous celui de 1820 ; il fallait voir dans un prochain avenir l’agonie d’un grand peuple exploité par toutes les mauvaises passions, devenant pour la France une source de précautions ruineuses, pour l’Espagne d’horreurs sans fin, pour le monde de scandales à se voiler la tête.

Notre concours aurait-il prévenu ces dangers, sauvé la vie à de nombreuses légions de martyrs, épargné aux armées de l’Europe l’exemple de la Granja, qui, après avoir eu ses parodistes à Strasbourg, peut avoir autre part ses imitateurs ? Une intervention, même très limitée quant aux forces militaires, aurait-elle suffi pour maintenir le gouvernement aux mains des hommes honorables que la nation entourait d’une adhésion manifeste, quoique timide, pour pacifier la Navarre, et rendre à la sécurité le pays du continent qui, depuis un siècle, a offert à notre commerce les débouchés les plus constamment favorables ? Questions graves, sans nul doute, mais auxquelles j’ose répondre affirmativement, en déplorant qu’une gloire si digne d’elle n’ait pas été acquise à la France, et qu’on ait espéré sortir par des expédiens d’une crise qu’il fallait embrasser dans toute sa gravité.

Les adversaires de l’intervention, qui affectaient de redouter pour notre armée les résistances matérielles, ont dû se convaincre par ce qui s’est passé depuis, de la faiblesse égale des deux factions, et de l’adhésion certaine de ce pays à une mesure qui l’arrachait à de si effroyables calamités. Lorsque déjà en 1823 tous les partis se réfugiaient avec bonheur sous notre égide protectrice, l’Espagne n’avait pas vu ses généraux devenus la risée de l’Europe, ses meilleurs citoyens massacrés, ses provinces au pillage, son gouvernement, comme les partis, tombé dans une atonie radicale et honteuse. Et comment craindre en 1835, une explosion de ces haines de 1808, remplacées depuis par de si vives sympathies ? Préoccupation qu’on ne s’arrêtera pas, du reste, à discuter trop sérieusement, car elle ne pouvait s’exploiter que dans quelques journaux, ou bien encore dans les couloirs de la chambre. Quant à la Bourse, l’adversaire le plus prononcé de l’intervention, parce que cette mesure représentait une baisse de quelques francs, elle ne pouvait ignorer qu’il ne s’agissait, cette fois, ni d’armer cent mille hommes ni de dépenser trois cents millions.

Si, au moment où l’on consulta l’Angleterre, en lui laissant deviner une intention déjà fort arrêtée, on avait résolu cette entreprise d’une manière aussi loyale, mais aussi ferme en même temps que le siége d’Anvers, qui doute que le succès n’en eût été aussi sûr que rapide ? Quelques bataillons débarquant à Portugalette, sous le pavillon de l’alliance anglo-française, durant ce premier siége de Bilbao, si fatal à l’armée carliste ; une division filant sur l’Èbre, pour en occuper les principales places, et rendre les garnisons espagnoles disponibles ; une force navale britannique secondant ces opérations pour en bien fixer le caractère : voilà pour la partie stratégique. Quant à la partie morale, elle paraissait plus propre à ramener l’Europe continentale qu’à la froisser. Faire comprendre à l’infant don Carlos, qui ne pouvait manquer d’y être alors fort disposé, qu’il lui était donné de se retirer avec honneur et en conscience devant une force étrangère ; prendre des mesures pour assurer convenablement sa position personnelle, et peut-être les intérêts éventuels de sa famille ; déterminer l’évacuation temporaire des provinces insurgées, en leur assurant, pendant le cours d’une occupation qui eût été plus longue qu’onéreuse, le bénéfice d’un régime exceptionnel ; continuer enfin, dans la Péninsule, cette politique de modération et de prévoyance dont la France s’honorait à juste titre : telles nous apparaissaient alors ses obligations, telles elles n’ont jamais cessé de nous apparaître depuis[16].

L’intervention exercée avec opportunité détournait des chances dont il est impossible qu’on n’ait pas compris les dangers. Elle offrait au gouvernement français, pour son action intérieure, des avantages si réels, que des motifs de la plus haute gravité ont pu seuls prévenir une mesure, complément naturel de sa politique. Or, ces obstacles ne se rencontrant pas en Espagne, il faut de toute nécessité les chercher en Europe.

Ici la tâche du publiciste qui se respecte devient plus difficile ; il n’entend pas, comme d’autres, tout ce qui se dit dans les conseils des rois ; il ne lit pas, dans les portefeuilles des courriers, les correspondances les plus intimes, et se refuse à raisonner sur autre chose que sur les faits et les documens acquis à la publicité. Néanmoins il est un point de vue d’où l’on domine, à bien dire, les transactions les plus secrètes, et duquel il est licite, sinon de les juger en elles-mêmes, du moins d’apprécier leurs résultats avec quelque assurance. Ce point de vue est celui de la nature des choses.

L’école gouvernementale en fait trop souvent abstraction, disposée qu’elle est à se considérer comme le centre d’où partent et où viennent aboutir les évènemens. Peut-être la diplomatie ne voit-elle pas assez que, de notre temps, elle ne remplit guère dans la vie des peuples que l’office du notaire qui met en forme exécutoire des conventions arrêtées sans lui. Les arrangemens de cabinet, qui, au xviiie siècle, décidaient souverainement du sort des nations, sont désormais subordonnés à des intérêts avec lesquels il serait trop redoutable de se compromettre, là même où le contrôle de l’opinion ne s’exerce pas d’une manière légale. C’est pour cela que la perspicacité du publiciste peut, jusqu’à un certain point, suppléer aux notions précises de l’homme d’état.

Qui n’aurait pu deviner, en effet, en étudiant les tendances des idées ou les exigences des intérêts matériels, l’issue des principales transactions contemporaines ? N’était-il pas probable, par exemple, dès 1821, à voir la vive et universelle émotion de l’Europe, la sympathie religieuse et politique de la Russie, que la Grèce ne retomberait pas sous le joug ottoman, quoique, sous des impressions habilement suscitées, Alexandre eût d’abord dévié des traditions de l’empire ; et les cabinets, alors le plus hostiles à cette cause, n’ont-ils pas été conduits à signer, en 1827, l’émancipation de ce pays ? Pouvait-on croire également, en pesant les intérêts commerciaux de l’Angleterre et la nécessité où elle était alors de maintenir la paix continentale, qu’en 1823, lors de l’expédition française en Espagne, le cabinet de Saint-James se compromit sérieusement avec celui des Tuileries et avec toutes les puissances signataires des actes de Vérone ? N’était-il pas manifeste que, nonobstant les notes et les citations virgiliennes de M. Canning, l’intervention suivrait son cours sans obstacle ? Enfin, lorsqu’en 1830 les cabinets furent froissés dans leurs plus profondes croyances, ne se sont-ils pas, avec une haute raison, empressés d’offrir une ratification que leur principale crainte fut de ne pas voir demandée ; et lorsqu’à cette époque on a tremblé pour la paix du monde, ces appréhensions ne s’appuyaient-elles pas bien plus sur les exigences de la révolution que sur celles de la diplomatie européenne ?

Appliquant ce principe aux affaires d’Espagne, nous osons dire que si d’étroits engagemens ont été pris, si des mesures comminatoires ont été délibérées, ces mesures et ces engagemens seraient restés sans nul effet, au cas où l’intervention se fût opérée avec une sage modération et une invariable fermeté. Nous ne savons ce qu’on a pu dire, mais nous pressentons ce qu’on aurait fait, et, sur ce point, le passé révélait clairement l’avenir. À qui persuadera-t-on que l’Europe, après avoir laissé choir du trône de France trois générations royales ; après avoir assisté immobile aux deux campagnes de Belgique, entreprises contre un établissement et une maison qui lui étaient chers à tant de titres ; après avoir été jusqu’à souffrir le bris nocturne des portes d’Ancône ; associant son sort à la moins importante, sans contredit, des restaurations, venant tenter aux bords de l’Èbre ce qu’elle n’avait point essayé sur ceux de l’Escaut, dérivât tout à coup, par une incompréhensible fascination, des voies de prudence où elle s’était engagée avec de si notables avantages ? L’Autriche, d’ailleurs, a-t-elle donc un si grand intérêt au maintien de la loi salique en Espagne ? et le droit en vertu duquel règne Isabelle n’est-il pas celui-là même qui, au préjudice d’un frère aîné, fit monter l’empereur actuel au trône de toutes les Russies ? On ne se compromet à ce point ni avec la prudence ni avec la logique.

L’Europe continentale n’aurait pas fait la guerre pour l’intervention de 1835, plus que l’Angleterre ne la fit pour l’intervention de 1823. La France serait passée de la coopération à un secours plus efficace et plus digne d’elle, que les plaintes seraient devenues plus vives, sans être, au fond, plus sérieuses. Il en est de l’assertion contraire comme de celles déjà discutées plus haut : elle est bonne pour les couloirs de la chambre ; Dieu me garde de dire pour la tribune, car de là on parle à la France. Si l’on s’est lié sur cette affaire, c’est donc en toute liberté et par des considérations d’un autre ordre. Dès-lors une nouvelle question se présente, et celle-ci subsiste seule. En renonçant à l’intervention, n’a-t-on pas servi des intérêts plus précieux que nos intérêts en Espagne ? ne s’est-on pas créé des facilités pour des transactions importantes, et ne faut-il pas attendre l’avenir pour juger de ce qu’il y a d’obscur dans le passé ?

Sur ce point, j’accorde sincèrement au gouvernement de mon pays la confiance dont je le crois digne ; mais j’ai peine à comprendre, je l’avoue, quelle compensation la nation pourrait jamais attendre d’un abandon sur lequel elle devra tôt ou tard revenir ; et en reconnaissant que le sang de ses enfans n’appartient qu’à elle-même, je ne saurais détacher ma pensée de ces scènes de désolation qui accusent aux yeux du monde ou son indifférence ou sa faiblesse.

À la question d’intervention se lie celle de la coopération, comme l’accessoire au principal. On sait comment elle se produisit. Ayant été saisies, dans le courant de mai 1835, de la demande du gouvernement espagnol, l’Angleterre et la France répondirent que le moment ne paraissait pas venu de donner aux articles additionnels du 18 août une aussi complète extension, mais que de promptes mesures seraient prises pour répondre aux vues du gouvernement de la reine-régente. En vertu de cette déclaration, un ordre du conseil de sa majesté britannique, du 10 juin, permit les enrôlemens à l’étranger. La France, de son côté, dénationalisa sa belle légion d’Alger pour la faire passer sous les drapeaux espagnols. Comment ces secours furent-ils aussi complètement inefficaces contre une armée démoralisée par la mort de son chef et l’échec de Bilbao ? Comment la coopération, au lieu de finir la guerre civile, la rendit-elle plus cruelle et plus persévérante ? La force anglo-française était-elle insuffisante, et de nouveaux corps auxiliaires auraient-ils mené à fin la pacification des provinces basques ?

Pas davantage. Ce qui a perdu la coopération, c’est son inefficacité politique, et pas du tout son insuffisance militaire. Si les secours envoyés à l’armée de la reine pouvaient lui assurer quelques succès sur le champ de bataille, ils relevaient le moral de l’insurrection, bien loin de l’abattre. Ce concours, quelque développement qu’on essayât de lui donner, contribuerait à prolonger la lutte sans présenter aucun moyen de la terminer. Ce qu’il fallait en Navarre, c’était une force médiatrice, qui pût traiter avec le gouvernement espagnol et se porter garante des conditions de la paix ; ce qu’il importait surtout d’y présenter, c’était un drapeau qui n’eût pas été cent fois vaincu, et devant lequel des gens de cœur pussent sans honte abaisser leur épée.

Au lieu de cette occupation tutélaire que la Navarre aurait bénie sans doute, que lui a-t-on montré ? Des Français déshérités de leurs couleurs nationales, et n’ayant conservé qu’une bravoure inutile ; des aventuriers ramassés dans les docks et les tavernes de Londres, étalant aux yeux de ce peuple le scandale d’une intempérance que la victoire n’a pas même une seule fois honorée ? Ces condottieri sans patrie étaient aussi sans mission pour faire espérer aux provinces l’évacuation militaire et le respect de leurs droits, aux vaincus l’amnistie, aux hommes les plus compromis un exil sans flétrissure et sans misère. Comment n’a-t-on pas vu qu’il ne servait à rien d’envoyer des soldats là où il fallait des négociateurs armés, et qu’il s’agissait moins de vaincre la Navarre que de la rassurer ?

Là gît toute la faiblesse d’un système qui n’est ni dans nos mœurs, ni dans nos traditions nationales. La France fut toujours assez grande, et l’Europe la sait assez modérée, pour avoir le droit d’agir à la face du monde, et pour couvrir tous ses enfans de l’ombre de son drapeau, lorsqu’ils combattent pour elle. La coopération, telle que l’a conçue le ministère du 11 octobre, telle même que l’administration du 22 février voulait l’étendre, ne pouvait avoir pour effet que d’atténuer l’irréparable faute commise en juin 1835, et d’en retarder les inévitables conséquences. À ce titre, elle avait sans doute encore une véritable importance politique ; et l’on comprend qu’un cabinet, plutôt que de renoncer à cette dernière ressource, se soit dissous en face d’une telle responsabilité.

Cependant l’état des choses s’était compliqué à ce point, que la continuation du concours semblait nous compromettre désormais autant que l’avaient fait les refus antérieurs, et qu’il y eut peut-être sagesse à livrer au hasard des évènemens qu’on s’était rendu gratuitement incapable de maîtriser. Au fond, le ministère du 22 février et celui du 6 septembre restent en dehors de la véritable question espagnole ; c’était avant qu’il fallait la résoudre ; depuis on n’a guère eu qu’à choisir entre des fautes et des impossibilités.

Dissoudre le dépôt de la légion étrangère, abandonner l’Espagne à elle-même, était une marche fort dangereuse, car on semblait ouvrir la route de Madrid à don Carlos, et l’on acceptait aux yeux de la France la solidarité directe d’un tel évènement. Maintenir les enrôlemens, pousser nos soldats en Espagne, au moment où l’insurrection militaire y substituait les épaulettes de capitaine aux galons de sergent ; tendre une main empressée au pouvoir sorti d’une nuit de désordre, c’était courir des chances également redoutables, et se compromettre plus sérieusement avec l’Europe qu’on ne l’eût fait par l’intervention antérieurement exercée.

Les prévisions qu’inspirait, il y a si peu de mois, l’état de la Péninsule, semblent, à certains égards, il est vrai, avoir été trompées. Mais si don Carlos, au lieu de profiter des épreuves de l’Espagne et de notre tolérance, s’est maintenu dans ses lignes, revenant à Bilbao sans rien tenter sur Burgos, c’est là un dernier témoignage de prudence ou de faiblesse, sur lequel il est juste de reconnaître qu’on était fort loin de compter. D’un autre côté, si le mouvement révolutionnaire avorte, comme une traînée faisant long feu, si cette assemblée joue son rôle de convention nationale avec un sang-froid fort édifiant, ce n’est là ni ce qu’on croyait, ni ce qu’on annonçait chaque jour à la France ; or, en politique, les miracles ne dispensent pas de prévoyance.

D’ailleurs, soit que le prétendant gagne du terrain ou qu’il se borne à se maintenir ; soit que l’ardeur révolutionnaire, un instant contenue, reprenne son cours ou qu’elle s’éteigne, une question se reproduira toujours incessante, toujours sûre de triompher des hésitations et des retards. L’intervention deviendra une nécessité finale, à laquelle les évènemens acculeront les plus récalcitrantes volontés.

Si l’on ne reconnaît pas la convenance de prêter secours à Madrid à un système politique réclamant un tuteur, comme ces jeunes plants qui chassent sur leurs racines avant de les enfoncer dans le sol, un jour viendra où il faudra bien finir cette guerre de Navarre, si désastreuse pour nos provinces limitrophes. On a renoncé, je pense, à regarder l’Espagne comme étant en mesure de la terminer elle-même ; il est démontré qu’à cet égard le mouvement peut encore un peu moins que la résistance, et nul n’ignore que son gouvernement songe bien plus désormais à protéger son territoire qu’à reconquérir celui que l’insurrection paraît s’être irrévocablement acquis. N’est-il pas manifeste que si les provinces basques laissaient aujourd’hui de côté la question de parti, pour s’en tenir au fait consommé pour elles, leur indépendance serait presque aussi solidement fondée que le fut celle du Portugal au xviie siècle ?

Je suis fort loin de partager les vues de séparation politique émises dans ce recueil par un écrivain, du reste, fort compétent et fort éclairé ; un tel projet susciterait d’insolubles objections dans l’intérêt même des quatre provinces, outre que le mouvement européen incline bien plus à réunir les peuples qu’à les fractionner. Cependant, comment nier qu’il n’y ait là des droits historiques tout pleins de sève, avec lesquels la victoire oblige d’ailleurs à composer ? Le moment ne peut être éloigné où l’Europe elle-même comprendra l’urgence de maintenir à la fois, par une intervention diplomatique probablement inefficace sans une occupation militaire, et l’intégrité de la monarchie espagnole et une position exceptionnelle que le temps seul fera cesser.

Quant à l’avenir du pays dont on vient de s’occuper longuement, il serait problématique sans doute, si un peuple chrétien pouvait disparaître sous le ciel, sans invasion, sans catastrophe, et par le seul effet d’une irrémédiable décrépitude. Mais un tel exemple de la rigueur divine sur les nations ne s’est pas encore vu dans le monde. Que l’Espagne souffre donc pour tant de maux versés sur les deux continens, pour l’orgueil barbare de ses pères auquel le deposuit potentes est si sévèrement appliqué ; qu’elle expie le crime de s’être placée à part du mouvement du monde, et d’avoir mis l’héritage de la vérité sous l’exclusive protection du bras de chair ; qu’elle souffre, mais qu’elle espère, car déjà, malgré l’incertitude des évènemens politiques, ses idées se transforment et ses mœurs avec elles ; qu’elle espère surtout en la France, car la France la sauvera : c’est encore là l’une des fatalités glorieuses de sa destinée.


Louis de Carné.
  1. Voyez la livraison du 15 novembre.
  2. Don Francisco-Fernando del Pino, ministre de grace et justice.
  3. Circulaire du 5 décembre 1832 à tous les agens de sa majesté catholique près les cours étrangères, pour leur exposer les principes conservateurs du ministère formé par la régente.
  4. Voyez le manifeste de la régente, 4 octobre 1833.
  5. 16 janvier 1834.
  6. De l’Espagne, Considérations sur son passé, son présent et son avenir. Chez Paulin, vol. 1 in-8o.
  7. Essai sur les provinces basques et la guerre dont elles sont le théâtre. Bordeaux, 1836. — Mémoires sur Zumalacarregui et les premières campagnes de Navarre, par C.-F. Heningsen ; 2 vol. in-8o. Fournier à Paris.

    Nous recommandons vivement ces deux ouvrages aux personnes qui veulent étudier avec quelque soin les affaires de la Péninsule. L’ouvrage du capitaine Henningsen est jeune d’esprit et court de vues politiques ; mais les impressions en sont vraies, l’histoire y est sincère, et le drame s’y déroule, dans sa grandeur confuse, sans prétention et sans recherche. Je doute que l’auteur soit capable d’écrire le moindre article de journal ; mais à coup sûr la plupart des journalistes se tourmenteraient en vain pour atteindre à cette naïveté pittoresque.

    L’Essai sur les provinces basques est une œuvre de haute portée. Cet ouvrage, avec les fragmens publiés à diverses reprises dans la Revue de la Gironde, offre, sans contredit, ce qui s’est écrit de plus substantiel sur la question espagnole, que la presse périodique de Madrid est plus propre à embrouiller qu’à éclaircir.

  8. Au commencement d’octobre 1833, lorsque les bataillons de volontaires proclamèrent l’infant don Carlos à Vittoria et à Bilbao, il n’y avait pas, d’après les documens publiés par le gouvernement espagnol, un soldat dans ces places. De l’Èbre aux Pyrénées, on comptait deux régimens seulement, l’un à Saint-Sébastien, l’autre à Pampelune. Il y en avait quatre ou cinq dans les places de guerre de la Catalogne, et un seulement dans la Vieille-Castille.
  9. Santos-Ladron, ancien vice-roi de Navarre, et l’un des officiers de l’armée de la foi, fut arrêté près de Los-Arcos de la main même de Lorenzo, colonel du 12me, sorti de Pampelune avec cent hommes. Il fut conduit dans cette ville, et fusillé le 13 octobre.
  10. Un décret du 30 octobre 1833 a prononcé la réhabilitation de don Raphaël Riego, en disposant : 1o que ce général était réintégré dans sa réputation et dans son honneur ; 2o que sa famille jouirait de la pension et des droits à lui appartenant ; 3o que cette famille était placée sous la protection spéciale de la reine, et sous celle de la régente durant la minorité.
  11. Exposé du conseil des ministres à sa majesté la reine-régente, 4 avril 1834.
  12. 1er septembre 1834.
  13. Débarqué à Portsmouth le 18 juin 1834, don Carlos passait à Paris le 6 juillet, et se trouvait en Espagne le 10 du même mois.
  14. M. Martinez de la Rosa donna sa démission le 7 juin 1835 ; le ministère de M. de Toréno fut formé par décret royal du 13 du même mois.
  15. Articles additionnels du 18 août au traité du 22 avril 1834.
  16. L’auteur a peut-être le droit de faire remarquer qu’ayant eu occasion, dans le cours de l’année dernière, de traiter incidemment cette question dans ce même recueil, il la résolut dans les mêmes termes, en laissant prévoir des chances qui se sont trop tristement réalisées. Il est loin d’attacher de l’importance à ses idées ; mais il met quelque prix à établir qu’elles ont toujours été fixées sur un sujet qui a été pour la presse périodique le sujet des plus étranges et des plus déplorables variations. (Des partis et des écoles politiques en France, troisième article, Revue des Deux Mondes, no  du 1er novembre 1835.)