L’Erreur du XVIIIe siècle
Quand je dis « l’Erreur du xviiie siècle, » il en a certes commis plus d’une, dont nous portons encore la peine, et qu’il y a lieu de craindre que l’avenir ne répare jamais. Dans l’histoire des peuples, il y a des erreurs irréparables, comme dans l’histoire des individus, et ce ne sont toujours ni les plus apparentes ni celles qu’on se reproche le plus : il arrive même quelquefois que l’on s’en fasse gloire ! Mais l’erreur que je veux dire, et que je considère comme l’une des plus graves, — parce qu’après les avoir engendrées, c’est elle qui commande la plupart des autres, — est celle qu’Auguste Comte a dénoncée jadis, dans un passage de son Cours de philosophie positive, que j’avais récemment l’occasion de citer[1], et dont je voudrais mettre aujourd’hui l’importance en lumière. Il y a plus de choses qu’on ne le croit dans la philosophie d’Auguste Comte : il y a surtout plus de lecture, plus d’érudition, plus de connaissances précises et concrètes que n’y en ont su discerner quelques-uns de ses critiques. « M. Comte n’entend rien aux sciences de l’humanité, parce qu’il n’est pas philologue : » c’est une phrase d’Ernest Renan, qui faisait infiniment moins de cas de « M. Comte » que de Victor Cousin. Je voudrais montrer ce qu’il y a d’injuste dans ce jugement ; et, pour le montrer d’une manière qui n’ait rien de philologique, je voudrais montrer de quelle vive lumière les affirmations générales et prétendues a priori du philosophe éclairent dans leurs profondeurs quelques-unes des réalités de l’histoire des idées.
Si l’erreur du XVIIIe siècle, traduite ou transposée dans la langue de nos jours, consiste essentiellement à croire que « la question morale est une question sociale, » une des premières expressions très nettes que j’en trouve est celle qu’en a donnée Vauvenargues, en 1746, dans son Introduction à la connaissance de l’esprit humain. « Afin, dit-il, qu’une chose soit regardée comme un bien par toute la société, il faut qu’elle tende à l’avantage de toute la société, et afin qu’on la regarde comme un mal, il faut qu’elle tende à sa ruine ; » et nous le lui accordons volontiers. Mais il ajoute : « Voilà le grand caractère du bien et du mal moral ! » et j’estime pour ma part qu’il n’y a rien de plus faux, mais, en attendant de le mieux faire voir tout à l’heure, je me contente ici de dire que rien n’était plus contraire à tout ce qu’on avait enseigné jusqu’alors. La même idée se précise dans le livre d’Helvétius. « Le bon, l’innocent Helvétius, » comme l’appelle quelque part Voltaire, n’est sans doute qu’un philosophe de boudoir ou d’alcôve, que le succès scandaleux de son livre, en 1758, a lui-même étonné. Il ne croyait pas avoir dit tant de choses ! ni surtout d’aussi fortes ! et de portée si lointaine ! Il les a pourtant dites, innocemment ou non, et l’effet du livre de l’Esprit a été considérable. « Les vices d’un peuple sont toujours cachés au fond de sa législation… On ne peut se flatter de faire aucun changement dans les idées d’un peuple qu’après en avoir fait dans sa législation, et c’est par la réforme des lois qu’il faut commencer la réforme des mœurs… C’est uniquement par de bonnes lois qu’on peut former des hommes vertueux… » Toutes ces maximes révolutionnaires, jetées par Helvétius dans la circulation, sont devenues presque banales, et, en vérité, je crains ici que plus d’un lecteur ne soit tenté de les trouver inoffensives. On verra plus loin quel en est le danger, quand on verra quelques-unes des conséquences qu’Helvétius en a tirées. Diderot, dans son Supplément au voyage de Bougainville, — qui est le plus déshabillé de ses écrits posthumes, — n’en a pas tiré de moins surprenantes, ni de moins monstrueuses. Aussi bien avait-il collaboré au livre de l’Esprit. Il est également pour quelque chose dans le Discours sur l’Origine de l’Inégalité. Et, après cela, si Jean-Jacques Rousseau, qu’un fond de calvinisme héréditaire a toujours plus ou moins retenu dans l’expression de ses paradoxes, est resté fort en deçà des Diderot et des Helvétius, il n’en partage pas moins leurs principes et leur commune erreur. Entre tant de témoignages qu’on en pourrait produire, bornons-nous à cet endroit de la Nouvelle Héloïse : « Tout concourt au bien commun dans le système universel ; tout homme a sa place assignée dans le meilleur ordre de choses ; il s’agit de trouver cette place et de ne pas pervertir cet ordre. » On ne saurait dire, je pense, plus clairement que « la question morale est une question sociale ; » et en effet, en ce même endroit, c’est encore ce que Rousseau nous dit quand il écrit : « Il n’y a point de scélérat dont les penchans mieux dirigés n’eussent produit de grandes vertus. »
Ces citations peuvent suffire. Qui voudrait y en ajouter d’autres, il n’aurait qu’à puiser dans les écrits de Morelly, de d’Holbach, de Mably, de Condorcet. Si différens qu’ils soient d’origine et de mœurs, grands seigneurs de lettres, comme Voltaire, plébéiens ombrageux et malades, comme Rousseau, laborieux et patiens ouvriers de leur monument inachevé, comme l’auteur de l’Esprit des Lois, ou improvisateurs désordonnés, à la manière de Diderot, nos philosophes du XVIIIe siècle sont tous tombés d’accord de ce point que, « si les lois sont bonnes, les mœurs seront bonnes, et elles seront mauvaises, si les lois sont mauvaises. » Divisés en tout le reste, et non seulement divisés, mais ennemis, ne se souciant guère les uns des autres que pour se contredire, Voltaire contre Montesquieu, Rousseau contre Voltaire, Diderot contre Rousseau, déistes contre athées, optimistes contre pessimistes, « économistes » contre « philosophes, » ils croient tous, ils sont tous convaincus que ce ne sont pas les mœurs qui font et qui défont les lois, mais au contraire les lois qui sont les ouvrières de la réformation ou de la formation des mœurs. Quid leges sine moribus ? disait-on autrefois. Eux, viennent précisément enseigner que « la morale n’est qu’une science frivole, si l’on ne la confond avec la politique et la législation. » Là est le mot d’ordre qu’ils acceptent tous, et là le principe de leur action commune. Interrogez-les sur la bonté de la nature ou sur le pouvoir de l’éducation, sur la religion, sur le gouvernement, sur la monarchie, sur la république, ils se contrediront entre eux et au besoin avec eux-mêmes, comme aussi bien ne voyant pas très clair ni très loin dans leur propre pensée. Remarquons même qu’à cet égard leur influence est un bel exemple du pouvoir des idées obscures sur les esprits des hommes ! Ils ne savent pas toujours ce qu’ils disent, et on ne les en écoute pas moins. Mais demandez-leur s’il ne conviendrait pas de regarder nos actions, toutes nos actions, « comme indifférentes en elles-mêmes ? » s’il n’appartiendrait pas à l’État « de déterminer celles qui sont dignes d’estime ou de mépris ? » §i le privilège et la fonction du législateur ne serait pas de « fixer l’instant où chaque action cesse d’être vertueuse et devient vicieuse ? « Et leur réponse à tous sera la même. Oui, « la question morale est une question sociale ». Il n’y a pas de vertu ni de vice, mais des actions utiles ou avantageuses, et des actions nuisibles ou dommageables à la société. Sommes-nous bons ? sommes-nous méchans ? La raison et la nature sont-elles ou ne sont-elles pas les mêmes en chacun de nous ? Jusqu’où va le pouvoir de l’éducation ? Ce sont des questions intéressantes, sans aucun doute ; mais, à l’application, la vérité est que « nous sommes des espèces de singes que l’on peut dresser à la raison comme à la folie ; » et tout dépend donc finalement de la nature de ce « dressage. » Ils sont d’ailleurs également unanimes à enseigner qu’on y procédera du dehors, comme on fait pour l’espèce des chiens ou celle des chevaux. De l’ordre physique ou naturel on déduira « l’ordre social, » et, de « cet ordre social, » à son tour, dirons-nous que l’on déduira « l’ordre moral ? » non ! car on n’aura même pas besoin de le déduire ! Il résultera sans nous du fonctionnement de l’ordre social ; et les vertus, comme les prospérités, s’engendreront spontanément de sa seule réalisation : ce n’est même pas assez de dire « spontanément, » et il faut dire : « automatiquement. »
Ainsi définie, l’erreur n’est pas seulement l’erreur commune de tous nos philosophes, et de quelques-uns au moins de nos économistes ; elle est encore l’erreur intérieure, si je puis ainsi dire, qui corrompt ou qui vicie presque toutes leurs autres idées, en les exagérant d’abord en paradoxes, et de paradoxes en sophismes ; et, par exemple, c’est elle qu’on retrouve dans les théories de Voltaire sur « l’universalité de la raison ; » dans les déclamations de Diderot et de Rousseau sur « la bonté de la nature ; » ou dans le paradoxe d’Helvétius sur « la toute-puissance de l’éducation. »
Je ne pense pas que personne ait jamais sérieusement nié le pouvoir de l’éducation, et, quelque idée que l’on s’en forme, qu’on la réduise, comme Voltaire, à une sorte de « dressage. » ou qu’on la conçoive d’une façon, je ne dirai pas plus libérale et plus large, mais seulement plus humaine ou plus respectueuse de notre commune dignité, il est énorme. L’exemple n’est pas plus contagieux, l’autorité n’est pas plus agissante : ou plutôt, qu’est-ce que l’éducation, sinon précisément l’heureuse combinaison de l’exemple et de l’autorité ? Cependant, et si grand que soit le pouvoir de l’éducation, il n’est pas illimité. On ne peut pas raisonnablement soutenir, avec Helvétius, ni même sincèrement « que tout bomme médiocre, s’il eût été plus favorisé de la fortune…, eût été lui-même semblable aux grands hommes dont il est forcé d’admirer le génie. » Les circonstances n’ont pas tant d’empire ! Le contraire serait même plus vrai, comme étant plus fréquent dans l’histoire, et, par exemple, l’éducation de Rousseau, faite sur les grands chemins ou dans les antichambres, au hasard de la rencontre, ne l’a pas empêché de s’élever fort au-dessus d’Helvétius. Mais où ce fermier général achève de passer tout à fait la mesure, c’est quand il dénonce, dans la fausse persuasion que « le génie et la vertu sont de purs dons de la nature, » le principal obstacle qui « s’oppose aux progrès de la science de l’éducation. »
Et d’où vient ici son erreur ? Du désir, qu’il ne cache pas, d’étonner ou, au besoin, de scandaliser l’opinion, mais encore et surtout de ce qu’il ne voit dans l’homme, et de ce qu’il n’y veut voir, uniquement, que la créature de la société. « L’homme de génie, dira-t-il ailleurs, n’est que le produit des circonstances dans lesquelles il s’est trouvé. » Et, de peur qu’on ne se méprenne sur ce qu’il entend par « les circonstances, » il ajoute : « C’est dans cette vue qu’examinant ce que pouvaient sur nous la nature et l’éducation, je me suis aperçu que l’éducation nous faisait ce que nous sommes. » La conséquence est évidente ! Si nous perfectionnons l’éducation, ce ne sera pas seulement la société, c’est l’homme même, c’est l’espèce, que nous perfectionnerons. La question pédagogique devient à son tour une question sociale. La diffusion des lumières, de la vertu, du bonheur n’est plus qu’une allaire de programmes. C’est à la société qu’il appartient, comme y étant sans doute la première intéressée, d’établir ces programmes. Ils seront tyranniques, mais ils seront « moraux, » l’utilité sociale étant « le grand caractère du bien et de mal moral. » Et, grâce à cette erreur, c’est ainsi que la juste préoccupation du problème de l’éducation se changera en un souci de gouvernement, dont l’objet, quelle que soit la forme de ce gouvernement, sera toujours d’imposer et de maintenir son principe. Tout le pouvoir de l’éducation ne servira qu’à en fausser l’esprit, lequel est essentiellement de former, non des citoyens, mais des hommes. Le vice même, s’il est décrété, comme l’alcoolisme ou comme la prostitution, d’utilité publique, deviendra « moral » en devenant « légal ; » ou encore, d’une manière à la fois plus générale et plus moderne, on « moralisera » l’éducation en la « socialisant. » La modernité de cette formule aidera sans doute le lecteur à mesurer l’influence qu’exerce encore parmi nous la pensée d’Helvétius, et la gravité de l’erreur qui vicie ce que, d’ailleurs, on trouvera chemin faisant, d’observations justes et vraies dans le livre de l’Esprit, — et même sur l’article de l’éducation.
La même erreur ne vicie pas moins profondément les opinions de Diderot et de Rousseau sur « la bonté de la nature. » Car, après tout, de savoir, dans l’état de nos civilisations avancées, si l’homme de la nature est né bon ou méchant, c’est une question presque métaphysique ; et, pour nous en convaincre, il suffit de remarquer que le citoyen de Genève lui-même, après avoir sans doute travaillé plus que personne à répandre cette idée de la bonté de la nature, n’en a pourtant tiré, dans son Contrat social ou dans ses Considérations sur le Gouvernement de Pologne, aucune application pratique. Je la crois fausse, pour ma part, et, de fait, tout ce que nous savons des sauvages, du Canaque ou du nègre, comme aussi presque tout ce que nous voyons de l’enfant, la dément. Livrée à elle-même, je veux dire abandonnée à l’impulsion de ses instincts, la nature humaine n’est pas bonne, homo homini lupus ; et je ne puis concevoir la morale que comme la subordination de cette nature à quelque chose qui la dépasse, qui la règle, et qui la juge. Que ce soit la conséquence d’une faute originelle, dont nous continuons de porter le poids, ou que ce soit un reste et comme une trace en nous de notre origine animale, il n’importe ! et aucun de nos instincts n’est « moralement » ni même peut-être « socialement » pur. La langue usuelle le dit très bien : c’est nous « abandonner » nous-mêmes, c’est trahir en nous la cause de l’humanité, que de les suivre ; et je ne sache guère de vice ou de crime qui ne soit une conséquence de cet abandon.
On commet donc une première erreur, quand on enseigne avec Diderot « qu’il existait un homme naturel, au dedans duquel on a introduit un homme artificiel, » et de là « une guerre civile qui dure toute la vie. » Où est cet homme naturel ? En quel pays, ou en quel temps a-t-il vécu ? L’homme universel n’est qu’une abstraction des logiciens : l’homme de la nature n’est peut-être qu’une invention du libertinage. Mais, quand là-dessus on accuse « toutes les institutions civiles, politiques et religieuses, » d’avoir déchaîné cette guerre civile, si c’est une seconde erreur, on voit qu’elle revient, par un nouveau détour, à celle que nous essayons de mettre en lumière. Économique, si je puis ainsi dire, ou morale, toute notre misère, à en croire Diderot, ne procède que des institutions : « Examinez-les profondément et, je me trompe fort, ou vous y verrez l’espèce humaine pliée de siècle en siècle au joug qu’une poignée de fripons se promettait de lui imposer. » Qu’est-ce à dire, sinon que nous ne sommes mauvais que de ce que la civilisation a fait pour nous « moraliser ? » Renversons donc l’ordre accoutumé. Puisque ce sont les lois, toutes les lois, « politiques, civiles et religieuses, » qui nous ont fait ce que nous sommes, instituons d’autres lois, « qui ne seront que renonciation de la loi de nature. » Les moralistes sont les vrais corrupteurs de l’homme et de la société. Rétablissons contre eux l’homme naturel dans ses droits, lesquels n’ont de limite que dans les droits de la société. Il n’y a pas de questions morales, il n’y a que des questions sociales. Tel est le résultat où aboutit la combinaison de l’idée de la bonté de la nature avec celle du pouvoir du législateur ; et ainsi, ce qui n’était qu’une théorie, je le répète, presque métaphysique, — ou, dans la pensée de ceux qui l’ont professée les premiers, tout simplement antireligieuse, antichrétienne, renouvelée de l’antiquité pour faire échec à la doctrine du péché originel, — aboutit, comme le paradoxe de « la toute-puissance de l’éducation, » à une refonte entière de la morale par le moyen de la sociologie.
C’est d’une autre manière que l’idée se combine, dans l’esprit de Voltaire, avec sa théorie de l’« universalité de la raison. » Il y a, en effet, deux manières d’entendre l’universalité de la raison, dont la première consiste à croire, ou à feindre de croire, que l’étendue de la raison est la même en tous les hommes, en tous les temps, sous toutes les latitudes ; et rien n’est moins conforme à la plus simple observation. Mais ce qui est vrai, c’est que les enseignemens ou les révélations de la raison, dans la mesure où chacun de nous s’en trouve être capable, sont les mêmes pour tous les hommes. Ou, en d’autres termes, la géométrie d’Euclide ne saurait différer d’un homme à un autre homme, mais il y a des hommes qui n’entendent rien à la géométrie d’Euclide ; et il y en a bien plus encore qui n’en soupçonnent pas l’existence.
L’erreur de Voltaire, et du rationalisme, est de n’avoir pas voulu prendre parti entre les deux interprétations. « La multitude des bêtes brutes appelées hommes, — lisons-nous dans l’article Homme du Dictionnaire philosophique, — comparée avec le petit nombre de ceux qui pensent, est au moins dans la proportion de cent à un chez beaucoup de nations ; » et Voltaire en conclut qu’il faut répandre les lumières, mais il lui paraît « essentiel » qu’il y ait tout de même des « gueux ignorans. » Il sait parfaitement que les hommes diffèrent ; et « il appert, dit-il, par la comparaison du premier code chinois et du code hébraïque, que les lois suivent assez les mœurs des gens qui les ont faites. Si les vautours et les pigeons avaient des lois, elles seraient sans doute différentes. » Mais il n’en conclut pas moins « qu’il n’y a aucun bon code dans aucun pays. » Et, la raison en étant évidente, qui est « que les lois ont été faites à mesure, selon les temps, les lieux, les besoins, » il propose donc d’en faire d’autres, qui ne tiendront compte, précisément, ni des besoins, ni des temps, ni des lieux, ni des « mœurs, » mais uniquement de la raison. C’est qu’en effet la préoccupation sociale domine en lui toutes les autres : j’entends du moins quand il écrit. Si peu d’estime littéraire qu’il ait pour Helvétius, et quelque haine qu’il entretienne, le mot n’est pas trop fort, pour toutes les idées de Rousseau, parce qu’elles sont les idées de Rousseau, l’erreur commune est la plus forte, et son langage finit par devenir identique au leur. Les motifs ou les « considérans » diffèrent ; le « dispositif » des conclusions est le même. « On ne peut trop répéter que tous les dogmes sont différens et que la morale est la même chez tous les hommes qui font usage de leur raison. » Quel est donc le problème, sinon de pénétrer de raison, pour ainsi dire, toutes les institutions politiques, civiles, religieuses ? et, encore une fois, puisque c’est l’affaire des lois, qui sont l’affaire du gouvernement, la question morale est donc une question sociale.
On remarquera, là-dessus, que, comme elle se retrouve au fond de toutes les autres, c’est encore et toujours cette erreur commune qui donne à notre littérature entière du XVIIIe siècle sa physionomie générale, originale et distincte. La littérature du XVIIe siècle, considérée dans son ensemble, entre 1610 et 1720, est « psychologique et morale ; » la littérature du XVIIIe siècle est « sociale. » C’est ce qu’on a voulu dire quand on a fait observer qu’il y avait plus de connaissance de l’homme, et de la vie, — je ne dis pas dans les Caractères de La Bruyère ou dans les Sermons de Bourdaloue, — mais dans les Mémoires du moindre frondeur que dans l’Encyclopédie tout entière. Une autre comparaison n’est pas moins instructive à cet égard, et c’est celle que l’on pourrait faire, et que l’on n’a pas faite, entre la tragédie de Racine, Bajazet, par exemple, ou Phèdre, et la tragédie de Voltaire, sa Zaïre ou son Orphelin de la Chine. Le même changement d’orientation explique la pauvreté de l’éloquence de la chaire au XVIIIe siècle. Il explique aussi le choix des sujets : l’Esprit des Lois, l’Essai sur les Mœurs, le Contrat social. On ne s’intéresse plus désormais à l’individu qu’en fonction de la société, et en tant qu’être collectif. C’est également ce que Diderot veut dire, dans ses Entretiens sur le Fils naturel, quand il demande qu’on substitue, sur notre théâtre, la peinture des conditions à l’analyse des caractères. « C’est la condition, ses devoirs, ses avantages, ses embarras, qui doivent servir de base aux ouvrages… l’homme de lettres, le philosophe, le commerçant, le juge, l’avocat, le politique, le citoyen, le magistrat, le financier, le grand seigneur, l’intendant… » Et, en effet, le « caractère, » c’est l’homme moral, mais la « condition, » c’est l’homme social. Le « caractère, » c’est l’avare, c’est le jaloux, c’est le misanthrope, c’est le glorieux, c’est l’envieux ; mais la « condition, » c’est le commerçant ou le magistrat ; et notre « caractère » n’importe peut-être qu’à nous ou à nos proches, mais ce qui intéresse toute la société, c’est la manière dont nous remplissons notre « condition. » L’homme donc, en tant que déterminé, défini, et, si je l’ose dire, « universalisé » par sa condition, et par les rapports de sa condition avec les autres conditions, voilà le vrai sujet de l’observation du XVIIIe siècle. Et, aux environs de 1760, comme les économistes à leur tour ne l’envisagent plus qu’en tant que producteur et consommateur, les questions morales achèvent par eux de se transformer en questions sociales ; — et la physionomie de la littérature en est modifiée tout entière.
Si j’ai cru devoir insister sur ce point, c’est qu’en général on a omis de le faire, et, au contraire, on s’est efforcé de montrer que la philosophie du XVIIIe siècle était fille, et fille légitime, de l’esprit classique. Reconnaissons donc, en ce cas, que jamais fille ne ressembla moins à son père. De quelque manière que l’on définisse l’esprit classique, et que ce soit par le tour oratoire de ses œuvres, ou par son goût des idées générales ; quelque trait que l’on en choisisse pour le caractériser, — respect de la tradition ou défiance de ses propres forces, acceptation de la coutume, superstition de l’antiquité, — vous n’en trouverez presque pas un qui convienne aux philosophes du XVIIIe siècle. Leur originalité ne se manifeste que dans la mesure où ils se séparent de l’esprit classique pour s’en porter les adversaires. Mais la séparation n’est nulle part plus profonde, ou l’opposition plus manifeste que, précisément, dans la manière dont l’esprit classique et la philosophie du XVIIIe siècle ont conçu les rapports du « moral » et du « social. »
Si chacun de nous, dans la condition où le sort l’a placé, dans la sphère de son action naturelle, individuelle, familiale, professionnelle, ne se soucie d’abord et principalement que de faire tout son devoir, le « perfectionnement de la vie civile » en résultera de fait : voilà l’enseignement du XVIIe siècle et de l’esprit classique ; voilà ce qu’ont enseigné non seulement les Bossuet et les Bourdaloue dans leurs Sermons, mais un Molière même dans ses comédies, et un La Fontaine dans ses Fables. Mais, inversement, qu’aucun progrès ne se réalisera, si chacun de nous, plus soucieux de ses droits que de ses devoirs, et plus curieux de critiquer la conduite des autres que de diriger la sienne, ne commence par appliquer ses loisirs, et bientôt son activité tout entière, à refondre pour sa part une morale dont les lois ne sont qu’une inutile contrainte, tel est l’enseignement du XVIIIe siècle, et telle est bien la prédication, non seulement d’un Helvétius ou d’un Condorcet, mais d’un Diderot, d’un Rousseau, d’un Voltaire : je crains qu’on ne puisse ajouter d’un Montesquieu même. Je sais bien qu’il a écrit : « Si je pouvais faire en sorte que tout le monde ait de nouvelles raisons pour aimer ses devoirs, son prince, sa patrie, ses lois…, je me croirais le plus heureux des mortels. » On ne voit pas toutefois qu’il y ait réussi, et la manière qu’il en a choisie n’était certes pas la meilleure. Autant ou plus qu’un autre, son livre a propagé l’erreur que nous essayons de définir et de préciser. Il s’agit maintenant, et après en avoir vu l’origine et le progrès, d’en suivre et d’en montrer quelques-unes des conséquences.
Ou plutôt, et pour le moment, il me suffira d’en indiquer la plus générale de toutes, celle dont on pourrait dire qu’elle résume ou qu’elle enveloppe les autres, et qui ne tend à rien de moins qu’à la « dénaturation » ou à la négation même de l’idée de morale. Dire en effet de la « question morale » qu’elle n’est qu’une « question sociale, » ce n’est pas seulement, comme on le croirait d’abord, subordonner, et, par conséquent, sacrifier la première à la seconde, aussi souvent qu’il semblera qu’un conflit menace de s’élever entre elles, mais c’est dire, à proprement parler, que la question sociale importe uniquement, et que la question morale n’existe pas. Un mémorable exemple en est le chapitre, autrefois fameux, où Helvétius a entrepris l’apologie de la prostitution : « Si l’on examine politiquement la conduite des femmes galantes, — y dit-il assez crûment, — on verra que, blâmables à de certains égards, elles sont à d’autres fort utiles au public, et qu’elles font, par exemple, de leurs richesses un usage communément plus avantageux à l’Etat que les femmes les plus sages. » Diderot, lui, comme toujours, va plus loin, et son imagination luxurieuse ne répugne pas à l’idée de la communauté des femmes, s’il en doit résulter, comme il l’espère, « un accroissement de population. » Otez d’ailleurs ces préoccupations de polissonnerie qui sont, comme on le sait, l’un des caractères essentiels de la littérature du XVIIIe siècle, et peut-être, j’en ai peur, une des causes de sa popularité : il s’agit, dans le premier cas, de la question du « Luxe, » et dans le second de celle de la « Population, » questions « sociales » s’il en fut, questions « morales » en morue temps ; et vous voyez comment on les résout quand, au lieu de subordonner le « social » au « moral, » c’est, au contraire, le « social » qu’on essaie de transformer en « moral. »
Mais je n’insiste pas sur ces contradictions, ou ces oppositions. Elles sont nombreuses, et comment ne le seraient-elles pas, puisque, tous les jours, nous en voyons s’élever de nouvelles entre nos devoirs mêmes ? A plus forte raison entre le social et le moral. Mais, les unes et les autres, il faudrait d’abord prouver que ce sont bien des oppositions, et c’est ce que n’ont fait ni les Diderot, ni les Helvétius. Le luxe en soi n’a peut-être rien d’immoral : il ne l’est, ou ne le devient, que par la manière dont on se le procure et surtout dont on en jouit. Je ne vois pas pourquoi des saints ne mangeraient pas dans des plats d’argent. Et pour la question de la population, les économistes eux-mêmes ne savent pas encore très bien ce qu’ils en doivent penser au point de vue « social. » Aussi bien les faits sociaux se caractérisent-ils avant tout par leur complexité. Admettons donc qu’un jour, quand une analyse plus subtile, et surtout plus exacte, en aura débrouillé la complexité ; quand une science, — est-ce une science ? — qui n’en est encore qu’à ses premiers commencemens, aura reconnu son objet et trouvé sa méthode ; quand on aura surtout approfondi cette matière, plus neuve qu’on ne le croit, des rapports du moral et du social, admettons qu’il y ait rencontre ou coïncidence habituelle entre les exigences de « l’utilité sociale » et les « prescriptions de la morale. » Nous disons que, même en ce cas, si les exigences de l’utilité sociale sont évidemment changeantes, on n’y saurait donc subordonner la morale, qui n’est rien si elle n’est absolue.
- Qu’est-ce que tout cela qui n’est pas éternel ?
On ne peut concevoir la morale que sous la forme de l’éternité, sub specie æternitatis.
Je sais bien que c’est ce que l’on nie ! Mais, précisément, on ne le nie qu’en commençant par faire une confusion perpétuelle de la « morale » avec l’« histoire des mœurs. » On invoque la différence des temps, celle des races, la diversité des coutumes. On refait le chapitre de Montaigne ; on commente, à la lumière de l’anthropologie, le mot de Pascal : « Vérité en deçà des Pyrénées : erreur au-delà ; » on apporte à la discussion les usages des Indiens de l’Amazone ou des nègres de l’Afrique australe ! Et que croit-on avoir prouvé au bout de tout cela ? Que la morale varie d’âge en âge ? qu’elle se transforme ? et qu’elle « évolue ? » Non ! mais on a prouvé tout simplement que son caractère d’éternité ne s’opposait pas plus à son progrès que le caractère d’immutabilité des lois de la nature ne s’oppose au progrès de la science. C’est une mauvaise plaisanterie que de dire que, selon les temps ou les lieux, les mêmes actions ont été diversement jugées : aucune morale n’a jamais fait l’apologie de l’adultère, ou du vol, ou du meurtre. Il y a mieux, et ceux qui parfois ont essayé de les excuser ne l’ont fait qu’au nom de l’utilité sociale, d’ailleurs mal entendue. Salus populi suprema lex esto ! Mais ce ne sont pas ici les hommes politiques qu’il nous faut consulter, et ce ne sont pas non plus tant de philosophes dont l’intention n’a si souvent été que de nous étonner ou de nous scandaliser. Il faut de plus nous souvenir qu’à aucune époque de l’histoire de l’humanité, la « civilisation » et les « lumières, » — que ce soient celles de la science ou de la religion, — n’ont été partout également répandues. Il y a toujours eu des « barbares, » et on en trouverait encore parmi nous. Et ce qu’il faut surtout bien voir et bien entendre, c’est que, les hommes étant des hommes, c’est-à-dire de pauvres êtres, dont la conduite incertaine dépend moins de leur volonté que de l’impulsion de leurs instincts ou de la contagion de l’exemple, l’« histoire de leurs mœurs » est une chose, et la « morale » en est une autre, qui juge la première, bien loin de s’y soumettre ou de pouvoir s’y subordonner.
On altère donc, ou plutôt on intervertit les rapports éternels des choses toutes les fois que l’on subordonne la question morale à la question sociale. « Renversement du pour au contre » comme disait Pascal. De l’accessoire on fait le principal, et du contingent on fait le nécessaire. On attaque, ou plutôt on ruine la morale dans son principe même. De ce que le juste et l’utile coïncident quelquefois, on en conclut, avec une étrange légèreté, que le juste, c’est donc l’utile ; et, de ce que l’utile n’est pas toujours identique à lui-même, ni ne peut l’être, on en déduit que le juste est changeant comme lui. Justice hier, injustice aujourd’hui ! Les variations des mœurs en décident, et le caprice du législateur. La morale ainsi conçue se confond avec la politique. Elle est ce que Louis XIV, ou Robespierre, ou Napoléon ont décrété qu’elle serait. Ou, pour mieux dire, elle n’est plus elle, mais autre chose, et une chose à laquelle on ne sait le nom qu’il faut donner, jusqu’à ce qu’elle devienne son contraire, et que, comme on l’a vu trop souvent dans l’histoire, elle finisse par aboutir, sous prétexte d’ « utilité » politique ou sociale, à la justification de toutes les tyrannies. S’il n’y a pas de paradoxe qui n’ait été soutenu par quelque philosophe que faisait délirer l’ivresse de la pensée pure, il n’y a pas d’« institution » politique ou sociale, depuis l’esclavage ou la torture jusqu’à la prostitution, dont quelque homme d’État n’ait opposé la nécessité publique aux revendications de la morale.
Ce n’est pas seulement le principe de la morale que l’on ébranle, ou que l’on nie, quand on le subordonne à l’« utilité sociale, » c’est encore l’éducation de la volonté que l’on fausse, en la détournant de son principal objet. Prenons ici la volonté telle que l’entendent les déterministes, et supposons avec eux qu’il ne s’agisse, dans l’éducation, que de substituer, à des mobiles instinctifs, des motifs raisonnes d’action. Encore faut-il dire quels seront ces motifs, et, pour ainsi parler, de quelle source on les dérivera. On ne dresse pas, — puisque dressage il y a, — tous les chevaux ou tous les chiens de la même manière, et la manière de les dresser dépend du genre ou de la nature des services qu’on en prétend tirer. Faisons encore une concession, et, quand on nous dit, comme aujourd’hui, que l’objet de l’éducation est de former des « citoyens, » admettons que l’on soit parfaitement sincère. En fait, on ne songe guère à former que des électeurs ou des fonctionnaires : admettons cependant qu’on ne l’ait pas voulu ; qu’on les ait formés et disciplinés, comme sans le savoir ; et qu’on ne se soit proposé d’élever que des « citoyens. » Une conséquence en est résultée qui est, depuis tantôt cent cinquante ans, que l’on est « citoyen, » pour ainsi dire, avant d’être « homme ; » et, si c’est une autre manière de subordonner la question morale à la question sociale, voici l’un des effets que nous en pouvons voir.
Il n’est presque personne aujourd’hui qui n’impute au vice des institutions ce qu’en d’autres temps il eût considéré comme son erreur ou sa faute personnelle ; et tout le monde est en quelque sorte regardé par nous comme responsable et comme coupable de notre malheur ou de notre insuccès, excepté nous. Les exemples en abonderaient ! Nous faisons bien tout ce que nous faisons, et nous sommes toujours tout ce que nous devons être. — Si deux époux n’ont pas réussi à s’entendre en ménage, aucun d’eux ne s’en prend à lui-même, ni toujours à l’autre, mais à l’institution du mariage, qu’il déclare ; mal faite, et qu’il demande qu’on refasse pour lui. — Si des étrangers s’implantent dans nos colonies, et si nous sommes encombrés chez nous de non-valeurs intellectuelles, la faute n’est pas à notre amour un peu paresseux du coin de terre natal, ou au dévergondage de nos ambitions, mais à notre système d’instruction publique et à nos « programmes d’enseignement, » qu’on s’empresse donc de bouleverser. — S’il y a des pauvres parmi nous, aucun d’eux n’est la victime ou pour mieux dire la créature de sa propre imprévoyance, ni de sa prodigalité, ni de son incapacité, mais ce sont « les lois sociales » qui ne sont pas bonnes, et qu’il faut donc que l’on refonde, puisqu’elles l’ont empêché de faire fortune. — Si quelques « honnêtes gens » se sont laissé prendre aux filets de quelque gigantesque entreprise financière, ils n’en accusent jamais leur sottise, ou leur esprit de lucre et de cupidité, mais c’est le gouvernement qui ne les a pas avertis, et c’est de lui qu’ils attendent, par une protection plus efficace, des gains qui les consolent de leurs pertes. — Si nous sommes quelquefois malades, et même si nous mourons, ce n’est pas que nous soyons d’une petite santé, ni que nous ayons négligé quelque précaution, commis quelque excès ou quelque imprudence, mais nous ne connaissons pas assez les lois de « l’hygiène sociale, » et nous demandons à l’État de nous les enseigner. — Sur quoi je ne prétends assurément ni qu’il n’y ait pas d’« hygiène sociale, » ni que toutes les lois soient bien faites ! Je dis seulement qu’en nous déshabituant de chercher en nous-mêmes la cause de nos misères et de l’y trouver, nous nous déshabituons du sentiment de la responsabilité. Plus de contrainte ni d’effort ! Notre rôle à chacun n’est que de travailler au « développement de toutes nos puissances ! » Aucun besoin de distinguer entre elles ! C’est la loi qui s’en charge, la loi politique et sociale. Mais c’est ainsi que, perdant de vue son véritable objet, qui est sans doute la formation du caractère, l’éducation de la volonté n’aboutit finalement qu’au pire individualisme ; et, de la théorie de l’utilité sociale s’engendre en chacun de nous, par une étrange contradiction, la doctrine de la souveraineté du Moi.
En veut-on voir un bien curieux exemple ? Il est d’hier, et je l’emprunte à une discussion récente entre professeurs, sur ce que doit être « l’instruction civique » dans nos écoles et dans nos lycées. Quelqu’un avait insinué que peut-être, avant d’enseigner leurs « droits » à des enfans de douze ou quinze ans, serait-il sage de leur enseigner leurs « devoirs. » Quelle erreur ! lui a-t-on répondu. « En réalité, le devoir est la conséquence du droit ; c’est à inspecter le droit d’autrui que consiste le devoir ; c’est en apprenant à connaître son droit qu’on apprend à connaître et à respecter ceux des autres. » Je connaissais déjà cette autre formule, que « le mal est la douleur des autres ; » celle-ci la complète et l’achève. Elles reviennent à dire que le domaine du bien et du mal n’est ni plus ni moins étendu que celui de l’hygiène sociale ou de l’utilité publique. Nous n’avons plus d’obligations qu’à l’égard les uns des autres ; et le « devoir » ou la « vertu » n’existent que dans la mesure où nous les consentons. Et ces leçons assez neuves forment-elles au moins des citoyens ? Je ne sais. Mais, qu’elles ne forment pas des hommes, c’est ce que j’ose bien affirmer, si, tandis qu’il s’évertue à la réforme des institutions ou des lois, chacun de nous oublie de se réformer soi-même, nemo in se tentat descendere ; si la préoccupation d’un prétendu bien public nous détourne systématiquement de l’observation, de la surveillance, de la discipline de nous-mêmes ; et si, tout ce que nous pouvons avoir d’énergie, nous ne sommes enfin formés qu’à le déployer contre les autres et jamais contre nous. Tel est un autre effet de la subordination du « moral » au « social. » Il y va, comme nous le disions, de la saine et droite éducation de la volonté. Et, si nous montrons maintenant que cette subordination est l’un des grands obstacles que la morale rencontre nécessairement à son progrès, nous pourrons pour le moment nous en tenir à ces conclusions.
Car, nous l’avons dit, et nous le répétons, « l’utilité sociale » est mobile et changeante par définition. Les mêmes institutions, les mêmes lois ne conviennent évidemment ni à tous les temps ni à tous les lieux, puisqu’elles en dépendent ; et le « moment » tout seul, — je prends ici le mot dans son sens étymologique, momentum, movimentum, — suffit pour modifier dans le présent la physionomie du passé. Mais il n’en est pas moins vrai que, si quelque chose d’humain tend de sa nature à s’immobiliser, c’est précisément ce que les hommes ont une fois consacré sous le nom d’ « utilité sociale. » Dans les dernières années du XVIIIe siècle, quand Beccaria, dans son Traité des Délits et des Peines, s’éleva contre la torture, ce fut un grand scandale parmi nos jurisconsultes, et voici comment l’un d’eux entreprit de la justifier : « On pourrait, dit-il, apporter bien des exemples où l’expérience a fait voir l’utilité de la torture, si cette utilité ne se trouvait pas d’ailleurs justifiée, et par l’avantage particulier qu’y trouve l’accusé lui-même en ce qu’on le rend par là juge dans sa propre cause ; et par l’impossibilité où on a été jusqu’ici d’y suppléer par quelque autre moyen aussi efficace, et sujet à moins d’inconvéniens, et par l’ancienneté et l’universalité de cet usage. » Cette apologie de la torture nous paraît aujourd’hui monstrueuse ? Mais qu’on y fasse bien attention ! Supposons qu’au lieu de la « torture, » il s’agisse de « l’esclavage ; » et, jusque de nos jours, serons-nous embarrassés de nommer des « intellectuels » qui n’en repousseraient pas l’idée, des Prévost-Paradol, des Renan, des Nietzsche, d’autres encore, tous ceux qui croient, dans le fond de leur cœur, que la foule n’est faite que pour servir de marchepied à l’élite : humanum paucis vivit genus ? Prenez encore les lois qui régissent la condition de la femme, le mariage, la famille, le régime de la propriété. Vous ne trouverez guère ni de temps ni de peuple où, si l’on ne les considère que du point de vue de l’utilité sociale, on ne les ait considérées et, à ce titre même, comme « intangibles. » Elles sont le fondement de l’ordre social, qui est censé reposer sur elles comme sur sa pierre d’angle. Proposer de les modifier, c’est s’exposer au reproche de conjuration contre le bien de l’Etat. Les lois même « économiques » participent de ce respect superstitieux. On est un « mauvais citoyen » pour peu que l’on essaie d’en montrer l’injustice ; et un esprit public se forme dont on pourrait dire, en vérité, que la vraie morale est la pire ennemie, puisqu’en effet son objet, à elle, n’est que d’améliorer ou de perfectionner, en les rapprochant de leur principe éternel, des institutions toujours imparfaites, et des lois toujours inspirées de la circonstance et de l’opportunité.
Oserons-nous dire à ce propos que, si ce n’est pas ici la seule explication que l’on puisse donner de la diffusion des doctrines socialistes en notre temps, c’en est bien une, et non pas la moindre ? Le socialisme, en un certain sens, n’est qu’une protestation de l’éternelle morale contre le plat utilitarisme du XVIIIe siècle ; et la pire erreur que l’on pourrait commettre aujourd’hui, la plus grosse de dangers pour l’avenir, serait de ne voir en lui qu’un déchaînement d’appétits vulgaires ou de passions haineuses. Je ne nie pas qu’il soit cela ! Mais je dis qu’il est autre chose. Il n’est que cela, — et même moins que cela, — pour la plupart de ceux qui s’en font un instrument de fortune politique. Mais il est autre chose, dans l’âme confuse, indistincte et tumultueuse, des foules qui les suivent. N’essayons pas d’en préciser le « programme : » nous ne réussirions, dans le plan de la présente étude, qu’à brouiller toutes les idées. Il y a bien des formes du socialisme, et peut-être ne consiste-t-il essentiellement ni dans l’impôt progressif sur le revenu, ni même dans la « nationalisation des chemins de fer, » ou dans la « municipalisation du service des eaux. » Mais, autant que le permettent les exigences de la vie sociale ou nationale, si le socialisme se propose de compenser ou de réparer l’ « inégalité des conditions ; » si ses revendications, justes ou non dans la forme, et en fait, se fondent sur un sentiment de la justice qui en explique l’impatience et l’âpreté ; si sa chimère est de vouloir réaliser sur terre un « idéal » dont il semble bien que l’homme ne se puisse approcher que lentement, et peut-être sans y pouvoir jamais atteindre, n’est-ce pas là précisément l’objet de la morale, et quels autres sentimens dira-t-on qu’elle essaie de graver dans les cœurs, ou d’imposer aux volontés ? Fiat justitia, pereat mundus ! Toute doctrine est socialiste qui n’admet pas que l’utilité sociale soit à elle-même son objet ou son but, qui la subordonne à des exigences ou à des fins conçues comme plus hautes, qui travaille à établir par-dessus les intérêts matériels le triomphe de ces exigences. Et là même en est le danger, parce que, comme l’on dit, la justice n’est pas de ce monde, — l’humanité n’aurait pas eu besoin de s’en forger un autre ! — et tout ce que nous pouvons en réaliser ici-bas ne saurait s’y réaliser par la violence, même légale, encore moins par le fer et le feu, mais seulement à la longue, et eu détail, pour ainsi dire, dans les cœurs, par le consentement des consciences et l’accord des volontés.
Sommes-nous donc amenés à cette conclusion qu’entre « l’utilité sociale » et « l’idéal moral » il n’y aurait pas de commune mesure ? Je ne le crois pas et j’essaierai de le faire voir dans une prochaine étude, la dernière de cette courte série. Mais ce qu’il y a de certain, c’est que, de la subordination du « moral » au « social, « s’engendre pour la morale une difficulté de progresser qui équivaut tôt ou tard à une difficulté ou à une impossibilité d’être. Ce n’est jamais impunément que l’on inquiète les hommes sur leurs intérêts ; mais, quand on leur a persuadé que leurs intérêts et la morale même ne faisaient qu’un, c’est alors qu’ils deviennent terribles, et qu’ils traitent en « ennemis des hommes et des Dieux » les moralistes naïfs qui s’efforcent de faire pénétrer, dans le train des choses humaines, un peu plus de justice, d’égalité, d’humanité. Ce sont pourtant ceux-ci qui ont raison ! L’erreur de la philosophie du XVIIIe siècle, en renversant les tenues du problème, tel qu’il s’était posé jusqu’à elle, est d’avoir cru qu’elle le résolvait. De plus curieux examineront d’ailleurs si vraiment elle l’a cru, ou peut-être si les Voltaire, les Diderot, les Rousseau n’ont pas su ce qu’ils faisaient, et qu’en absorbant le « moral » dans le « social, » ils contribuaient moins efficacement au progrès du second qu’ils n’aidaient à la dénaturation du premier.
Si maintenant cette erreur, tout en produisant beaucoup de mal, n’en a pas engendré jusqu’ici davantage, on en peut donner des raisons, dont la première est celle-ci, que l’erreur n’a pu triompher, ni tout de suite, ni complètement, de la doctrine à laquelle elle s’opposait. C’est une loi de l’histoire des idées que la réaction, comme partout, y doive être, non pas égale, mais proportionnelle à l’action, et, non seulement l’opinion que « les questions sociales sont des questions morales » était au début du XVIIIe siècle universellement répandue, mais elle avait, depuis quinze ou seize cents ans, la force et l’autorité d’une vérité reconnue. Point de doute à cet égard, ni même de divergence, et, pour ne pas remonter au-delà du siècle précédent, nous l’avons dit, Pascal dans ses Pensées, Bossuet dans ses Sermons, La Rochefoucauld dans ses Maximes, et La Bruyère dans ses Caractères, La Fontaine lui-même dans ses Fables, orateurs ou poètes, moralistes ou philosophes, tous, ils n’avaient vu de moyen de « perfectionnement de la vie civile » que dans le perfectionnement des mœurs, et, par conséquent dans l’universel et constant effort de chacun sur soi-même. C’est encore ici l’un des caractères essentiels de la littérature française du XVIIe siècle : elle est « didactique » au sens large du mot, je veux dire « morale » ou « moralisante » autant que « psychologique, » ou plutôt encore, et plus exactement, elle n’est « psychologique » qu’en tant et parce que « morale. » Peu de philosophes ont sans doute mieux connu que Bourdaloue les plus subtils ressorts du cœur humain, les ont mieux anatomisés, d’une main plus délicate, plus experte, ou plus sûre, les ont mis plus impitoyablement à nu, mais jamais, ai-je besoin de le dire ? pour le plaisir un peu vain de les anatomiser, et toujours et uniquement pour en faire servir la connaissance à une meilleure direction de la vie.
- Faites votre devoir et laissez faire aux Dieux.
Les penseurs les plus libres d’alors, un Spinoza lui-même, par exemple, ne se sont pas dégagés de ce point de vue ; et, quelque interprétation que l’on donne de son Ethique, ce qu’elle est avant tout, c’est une règle de vie.
On ne saurait donc s’étonner de la résistance que le paradoxe de nos « Encyclopédistes » a rencontrée d’abord ; et, en effet, si c’était bien une doctrine qu’ils se proposaient de renverser, c’était encore, et c’était surtout une manière générale de penser ou de sentir, c’était une habitude, et, si l’on le veut, une routine de vie, c’était une façon d’être héréditaire et quinze fois séculaire qu’il s’agissait pour eux de transformer. Et ils avaient sans doute bien des alliés avec eux ! Nous serons toujours tentés de croire ceux qui nous enseigneront que, quand nous sommes ivres, c’est qu’Auguste a trop bu, ou, pour parler sans métaphore, que nous ne sommes comptables à personne de nos vertus et de nos vices, du moment que nous n’en avons en notre pouvoir ni la conduite ni les commencemens. Nous nous consolons de nos misères, en nous rendant le témoignage de n’en être pas les auteurs ; et, si le moyen s’offre à nous d’en accuser les autres, combien sommes-nous qui ne le saisissions pas avec avidité ? Joignez à cela que, si l’obligation morale se présente presque toujours à nous sous la forme d’une contrainte que ne compense aucun avantage, nous nous flattons toujours de trouver notre bien, ou même chacun notre profit, dans la réalisation d’un objet d’ « utilité sociale. » « Ce qui fait que le criminel ne saurait être admis à se plaindre de la loi qui le frappe, a dit quelque part Montesquieu, c’est qu’elle a été faite dans son intérêt. » C’est ce que l’on peut dire de toutes les lois qui se donnent comme inspirées de l’ « utilité sociale ; » nos anciens jurisconsultes l’ont soutenu même de la torture ; et nous sommes tous capables d’entendre ce raisonnement. Mais, quoique nos pères le fussent comme nous, ils concevaient d’autres lois aussi, dérivées d’une source plus haute, des lois bonnes en soi, obligatoires de soi, sans égard aux conséquences qui en pouvaient résulter. Ce n’a donc pas été l’affaire d’un jour ni de quelques brochures que de subordonner le « moral » au « social. » Il a fallu que toute une génération de « philosophes » s’appliquât à la tâche, et, pour la faire aboutir, il a fallu que cette génération triomphât d’abord en elle-même d’un « préjugé » qu’elle partageait. Voltaire lui-même trouvait que Vauvenargues allait un peu loin, quand il définissait le bien moral par l’utilité publique ; et on pourrait dire de Rousseau qu’une moitié de son œuvre ne s’est employée qu’à déguiser ou à pallier les conséquences des paradoxes qui avaient fait la fortune et le retentissement de la première. Il nous suffit après cela qu’ils aient plus ou moins dénaturé le caractère de la loi morale, et qu’ayant une fois mis la notion du « bien » et du « mal » dans la dépendance de « l’utilité sociale, » ils aient travaillé systématiquement à la diffusion du sophisme.
Mais une autre cause a empêché l’erreur de produire tous ses effets, et, si je la signale, c’est que l’occasion me paraît bonne d’éclairer un point encore obscur de l’histoire des idées au XVIIIe siècle. Les historiens de la littérature ont-ils tort ou raison de ne s’attacher, pour en parler, qu’aux « ouvrages bien écrits ? » C’est une question que je ne voudrais pas décider en quelques mots. Mais ce qui n’en fait pas une, c’est que des ouvrages « moins bien écrits » aient exercé souvent beaucoup plus d’influence qu’ils ne conservent de réputation : l’Esprit d’Helvétius, nous l’avons vu, en est un éloquent exemple. C’est ce qu’il nous faut dire des écrits des « Economistes, » et notamment de ceux de Quesnay, du marquis de Mirabeau, — l’auteur de l’Ami des hommes et de la Théorie de l’Impôt, — de Mercier de la Rivière, de plusieurs autres encore. L’agrément y fait défaut, mais non pas toujours ce que l’on appelle de nos jours le « tempérament, » ni surtout les idées ; et, en tout cas, ils ont agi. On les a lus et médités. Ils ont fait école ; et, s’il a pu sembler d’abord que les enseignemens qui en ressortaient fussent analogues à ceux des « Encyclopédistes, » on n’a pas tardé longtemps à s’apercevoir du contraire. A dater de 1760 ou 1765, c’est-à-dire de l’achèvement de l’Encyclopédie, la division s’est mise entre économistes et philosophes. Ils ont cessé de s’entendre, s’ils ont continué de travailler diversement à l’œuvre commune ; et l’un des points sur lesquels ils ont cessé de s’entendre est justement la question des rapports du « social » et du « moral. »
Il faut lire, entre autres, pour s’en rendre compte, le curieux chapitre de l’Ami des hommes où le marquis de Mirabeau a traité précisément le problème « des mœurs et des lois. » « Les lois, y dit-il, ne sont que des rites particuliers des mœurs : celles-ci sont les premières des lois. Où les mœurs règnent, les lois les plus simples suffisent, et même sont rarement réclamées. Où l’on néglige les mœurs, les lois pussent-elles tout prévoir et se multiplier en autant de ramifications qu’en produit l’inépuisable corruption humaine, elles sont sans force et sans application : Corruptissima Respublica, plurimæ leges. » Il se propose, alors de définir les mœurs, qu’il fait essentiellement consister en trois points, lesquels sont le respect de la religion, l’ardeur du patriotisme, et l’observation des « vertus civiles. » Ce sont aussi trois points dont on n’eût pas fait aisément convenir Voltaire ou Diderot. L’idée religieuse elle-même n’a pas été plus étrangère à Voltaire, on le sait, que l’idée de patrie ; et, pour Diderot, on peut dire qu’elles le faisaient tomber l’une et l’autre en épilepsie. Mais le marquis de Mirabeau n’avait heureusement cure de l’opinion de Voltaire ou de Diderot, et, s’exaltant par la contradiction même, il écrivait encore : « Supposé que la religion soit une invention humaine tissue d’erreurs et de prestiges dans le droit, mais établie sur la plus antique convention dans le fait, je demande si parmi ces petits éclairs d’anti-prophètes, il en est un qui veuille soutenir de sang-froid que la société en serait plus heureuse, si l’on ôtait ce frein à l’humanité. S’il s’en rencontre un assez fou pour cela, vous le feriez convenir également que la patrie est une idée, que ubi bene ibi patria ; que le respect dû aux souverains n’est que la loi du plus fort civilisée ; que nos mères nous firent sans penser à nous ; que notre postérité est un mot ; que l’amitié n’est autre chose qu’une main qui frotte l’autre ; que la probité n’est que l’art de mettre de son côté les circonstances ; la pudeur qu’une attention aux bienséances ; la foi un lien pour les fous et un moyen pour les honnêtes gens ; qu’en un mot chacun n’est ici-bas que pour soi. » C’est la revendication des droits de la morale qui se fait entendre dans cette page assez éloquente, et d’une morale fondée sur un autre principe que celui de « l’utilité sociale. » L’Ami des hommes a très bien vu que, si l’utilité sociale pouvait à la rigueur être considérée comme étant à soi-même sa fin, elle ne pouvait être cependant ni son principe, ni même la sanction de ses commandemens. Il n’a pas moins bien vu que, si les lois ne sont assurément pas sans quelque action sur les mœurs, ce sont les mœurs qui cependant sont « mères, tutrices et protectrices des lois. » Et sans doute il a eu tort d’en conclure, à notre avis du moins, que « la superintendance des mœurs était donc le plus bel apanage, et le droit le plus sacré du Gouvernement : » ce serait retomber à la confusion de la morale et de la politique. Mais il a éveillé l’attention publique sur le danger de la subordination du « moral » au social, » et, en partageant l’erreur commune, du moins n’en a-t-il pas fait le tout de sa philosophie.
On doit autre chose encore aux économistes, si, les premiers, ils ont bien compris que l’arbitraire ou le caprice du législateur ne saurait aller à l’encontre des lois qui gouvernent l’évolution des sociétés. L’humanité n’est pas une argile dont la plasticité puisse docilement revêtir toutes les formes qu’un faiseur d’utopies essaiera de lui imposer, et nous sommes soumis à des nécessités dont nous ne pouvons éluder l’autorité contraignante qu’à la condition de commencer par nous y soumettre. C’est à Montesquieu que l’on fait généralement honneur d’avoir posé, si je puis ainsi dire, ce déterminisme historique. La vérité est qu’il n’a guère fait que l’entrevoir, et la conclusion dernière à tirer de son Esprit des Lois serait tout aussi bien, si l’on le voulait, que les hommes sont les maîtres des lois qui les régissent. Les lois du passé, celles du Latium ou du Malabar, de la Grèce ou de Bornéo, sont l’œuvre des circonstances, mais les lois de l’avenir, celles de la cité future, étant l’œuvre du calcul et de la raison, le seront donc aussi de notre liberté : voilà proprement ce qu’enseigne Montesquieu.
En réalité, ce sont les physiocrates, ce même Mirabeau, dont nous citions les paroles, c’est le chef de l’école, c’est Quesnay, qui ont introduit cette idée de « Loi naturelle » dans la philosophie politique du XVIIIe siècle, et on entend bien que la « Loi naturelle » des physiocrates est tout autre chose que la « Loi de nature » des Diderot et des Rousseau. Elle est même autre chose que « la Loi naturelle » de Voltaire. « Les lois naturelles de l’ordre des sociétés sont les lois physiques mêmes de la reproduction perpétuelle des biens nécessaires à la subsistance, à la conservation et à la commodité des hommes… Or, l’homme n’est pas l’instituteur de ces lois, qui fixent l’ordre des opérations de la nature et du travail des hommes… Il n’y a donc point à disputer sur la puissance législative quant aux premières lois constitutives des sociétés, car elle n’appartient qu’au Tout-Puissant, qui a tout réglé et tout prévu dans l’ordre général de l’univers : les hommes ne peuvent y ajouter que du désordre, et le désordre qu’ils ont à éviter ne peut être exclu que par l’observation exacte des lois naturelles. » C’est ici, comme on le voit, la méthode d’observation se substituant à l’absence de méthode qui caractérisait les déductions des « philosophes. » Dans la théorie des économistes, « l’utilité sociale » se détermine par des considérations qui lui sont extérieures ; qui ne dépendent pas de notre fantaisie, mais de notre connaissance des lois de la nature ; et auxquelles, quand nous les connaissons, nous ne pouvons donc que nous conformer. Ou, en d’autres termes encore, il y a subordination du point de vue social à un autre, et cet autre est le point de vue moral. « Les lois constitutives de la société ne sont pas d’institution humaine… La législation positive n’institue pas les motifs ou les raisons sur lesquelles elle établit ses lois… Les lois fondamentales des sociétés sont prises immédiatement dans la règle souveraine et décisive du juste et de l’injuste absolu, du bien et du mal moral ; elles s’impriment dans le cœur des hommes, elles sont la lumière qui éclaire et maîtrise leur conscience : cette lumière n’est affaiblie ou obscurcie que par leurs passions déréglées. » Ce langage ne ressemble plus à celui de nos encyclopédistes, et on pourrait même dire que, de la doctrine des Diderot et des Jean-Jacques, il forme la transition à celle des Bonald et des Joseph de Maistre. On sait que le rapprochement devait s’opérer un jour dans la pensée d’Auguste Comte, et lui-même nous a dit comment la philosophie de Condorcet s’était complétée pour lui par celle de Joseph de Maistre. Il entendait : l’auteur du Pape et de l’Essai sur le principe générateur des constitutions politiques.
Nous n’avons pas à discuter ici la philosophie des physiocrates. Si nous la discutions, il est probable, il est même certain que nous y trouverions, comme dans celle des encyclopédistes, plus d’un paradoxe à reprendre, Il y en a dans l’Ami des hommes, et il y en a dans le plus considérable des écrits de Quesnay, qui est son essai sur le Despotisme de la Chine. Ce qui est plus grave et plus dangereux qu’un paradoxe particulier, c’est leur tendance à croire que les lois constitutives des sociétés, plus faciles à saisir que celles de la nature, seraient en tout temps à la portée de nos intelligences, et qu’eux-mêmes les avaient découvertes, comme l’Amérique, une fois pour toutes et pour toujours. Leur complaisance à tous, — Tocqueville en a fait la remarque, — est étrange pour la Chine, dont ils admirent tous le gouvernement, et non point du tout par une intention satirique, mais, au contraire, avec le dessein formé de redresser « les idées peu favorables » que s’en faisait l’Europe de leur temps. Trois mille ans d’immobilité, pour ne pas dire de stagnation, sont précisément ce qui les en émerveille.
Il est possible aussi que leur morale du « produit net, » si l’on examinait les conséquences qui en résultent, ne laissât pas de ressembler à ce que l’on a de nos jours appelé « la morale de la concurrence, » qui n’est pas une morale, mais le contraire même de la morale. « Tout l’avantage physique et moral des sociétés se résume en un point : un accroissement de produit net : tout attentat contre la société se détermine par ce fait : diminution du produit net. C’est sur les deux plateaux de cette balance que vous pouvez asseoir les lois, les mœurs, les usages, les vices et les vertus. » Quand Mirabeau s’exprime ainsi, je crains qu’il ne retombe dans l’erreur commune, et je l’aime mieux quand il dit : « De ce qu’il importe, dans une société agricole, que chacun fasse librement ses affaires, et sans être détourné de son objet unique, qui est son intérêt particulier, il importe d’autant que chacun soit, le plus qu’il est possible, garanti de la nécessité de se mêler des affaires politiques. » Mais, je le répète, je ne discute point ici les opinions des « Economistes, » je me contente d’en noter quelques-unes ; et je choisis, pour les mettre en lumière, et les opposer à celles des « Philosophes, » les opinions dont on peut dire qu’elles sont comme une protestation du bon sens contre la subordination du « moral » au « social. » Elles seules aujourd’hui m’intéressent, comme introduisant dans l’histoire des idées du XVIIIe siècle une complexité qui la rend elle-même plus conforme à la réalité ; comme ayant fait obstacle au progrès de l’erreur dont j’ai tâché de montrer l’importance ; et comme démontrant en quelque manière cette importance même, puisqu’il a suffi de leur énonciation pour diviser une action jusque-là commune.
Pour des raisons du même ordre, je termine ici cette étude, qui changerait de nature et, d’historique, deviendrait théorique, si je la poussais aujourd’hui plus loin. Ce que l’on veut dire quand on dit que « la question sociale est une question morale, » j’essaierai de le montrer prochainement. Aujourd’hui, j’ai voulu tout simplement faire voir que le caractère le plus général de la philosophie du XVIIIe siècle était d’avoir envisagé « la question morale comme une question sociale, » et si j’ai noté quelques-unes des conséquences du sophisme, ce n’a pas tant été pour les combattre que pour me faire mieux entendre. J’ai voulu montrer aussi qu’en dénonçant le paradoxe, Auguste Comte avait su ce qu’il faisait, et qu’ici, comme en tant d’autres rencontres, ses « généralisations » n’étaient, pour ainsi dire, que des résumés d’histoire, des abrégés de son expérience, et, par conséquent, le contraire de ce que l’on insinue quand on lui reproche, comme Renan, de n’avoir pas été « philologue. » Et, en effet, qu’un « philologue » s’attarde à la critique des textes, à la pesée des mots et des syllabes, à la notation des nuances, il a raison, puisque aussi bien faut-il que ce travail soit fait ! Il n’est indifférent ni de savoir en combien de manières on peut dire les mêmes choses, ni de constater qu’elles deviennent autres selon la manière dont on les dit, ni de faire observer enfin que, de la manière dont on les dit, il en résulte que l’un est Voltaire et l’autre Rousseau. Mais on peut se placer à un autre point de vue, et, toutes ces choses étant accordées, connues et vivement senties, c’est le tour de la synthèse après celui de l’analyse. Tout différens qu’ils soient, les Montesquieu, les Voltaire, les Rousseau, les Diderot, — et les « moindres, » à plus forte raison, — ne laissent pas d’avoir entre eux quelques traits de communs, si, par exemple, ils ont vécu dans le même temps ; s’ils ont travaillé peut-être à la même œuvre ; s’ils ont livré les mêmes combats ; si, de leurs efforts individuels et en apparence contraires ou divergens, s’est « composée, » comme il arrive sur les champs de bataille, une action commune. Que de fumée ! Que de tumulte et que de désordre ! La confusion s’augmente d’heure en heure, et dans cette mêlée le hasard semble régner en maître. Il y a cependant une pensée qui la gouverne, et demain les vaincus s’en apercevront bien. On peut se proposer de ressaisir cette pensée. Car cela aussi est utile, cela est même nécessaire, si l’on veut que le présent ou l’avenir profitent un peu de la leçon du passé. C’est précisément ce qu’Auguste Comte a tenté dans sa critique de la philosophie du XVIIIe siècle, et après lui, d’après lui, c’est ce que nous avons essayé de faire dans les pages qui précèdent.
FERDINAND BRUNETIERE.
- ↑ Voyez la Revue du 15 juin.