Texte établi par Ernest Flamarion,  (Tome II : 1916-1918p. 119-126).
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JUILLET 1917


— Le 4. Le soldat J… me montre son poignard de tranchée. Le fabricant — et non lui-même, je l’atteste — a gravé sur la lame, comme une marque de fabrique : « Le vengeur de 1870. » Ainsi, des exemplaires de ce couteau, pris sur des morts ou des prisonniers, témoigneront aux Allemands que nous voulions la Revanche !

— Le 5. Fête le 4, de l’Indépendence-Day. C’est-à-dire l’anniversaire du jour où les Américains s’arrachèrent dans le sang aux Anglais. Ceux-ci trouvent-ils cette cérémonie de leur goût ? En tout cas, elle souligne la polichinellerie des haines de races et autres balançoires.

— Il y a des gens pour vous dire : « Mais si on arrêtait la guerre maintenant, nous serions ruinés. » Infâme stupidité. Quoi ? tuer des hommes pour avoir de l’argent ? Quoi ? croire encore à des indemnités capables de compenser en partie les dépenses de guerre ?

Plus la guerre dure, plus l’idée d’indemnité s’efface. Une imposition peut payer une guerre courte. Quelle imposition paierait une guerre longue ? Les dépenses s’accroissent indéfiniment. La capacité de l’indemnité est limitée, surtout que tous les belligérants courent à l’épuisement.

— Échos du Comité secret commencé lundi 2. On conta le cas du soldat Lefèvre, 19 ans, deux citations, les parents fusillés par les Allemands et qui a menacé son commandant pendant les mutineries de Soissons. Vainement on tenta de faire commuer sa condamnation à mort. On cita le soldat dont un général dit : « Sa tête ou la mienne. » On cite un général de division qui admonesta les membres d’un Conseil de guerre pour leur indulgence en cette affaire de rébellion.

Painlevé, pour justifier les exécutions, déclara qu’à un moment il n’y avait plus qu’une division fidèle entre le front et Paris.

— Le 6. Anatole France a publié dans la Nation une lettre sur la suppression de la Censure politique. Cette lettre, par son objet, son auteur, sa tenue, devrait avoir un retentissement mondial. On l’ignore. Quelques maigres extraits ont paru dans des journaux d’avant-garde. On ne peut pas se procurer le numéro de la revue. Je ne sais pas d’exemple plus frappant d’oppression. Mais il faut, pour s’en rendre compte, se dégager de son moment.

— 20.000 Américains ont débarqué à Saint-Nazaire. Ils font, m’écrit mon frère, grand tapage dans le quartier des maisons closes et leur police les mène à la matraque.

— À Paris, aux terrasses des cafés des Boulevards, des matelots américains s’étalent. Ils font des signes à toutes les femmes. On les sent convaincus qu’ils n’ont qu’à tendre la main pour cueillir toutes les Françaises.

— La légende veut que leur général, Pershing, ait vaincu les Philippins sans effusion de sang, en démontrant à l’ennemi cerné qu’il ne lui restait qu’à se rendre. Que n’applique-t-il ce procédé à la guerre actuelle ! Et voyez la démence universelle : on ne pourrait pas développer ce thème, car nos grands chauvins veulent une guerre de sang. Souhaiter d’atteindre le but par un investissement avéré, cela les indignerait, les exaspérerait.

— Au banquet de l’Indépendance-Day, un notable américain proclame que le fait culminant de la troisième année de guerre, c’était la conquête de l’Amérique par le maréchal Joffre ! La salle croula d’enthousiasme. Viviani avait l’air empoisonné. Cependant l’orateur ajouta, se tournant vers lui : « …et par le maréchal de l’éloquence. »

— L’oppression de la Censure empêche de décrire le grand chauvin, le contraste effarant de sa vie confortable, pleine d’aises, de bons repas, de distractions de tous ordres, de cette sécurité ouatée du fond de laquelle il pousse les autres à la mort.

— La campagne contre ceux qu’on nomme maintenant les défaitistes continue plus âpre que jamais. Et toujours au nom de cette doctrine de démence : pour éviter la possibilité que nos petits-fils ne connaissent pas dans 50 ans cette tuerie, jetons nos fils à la certitude de la tuerie actuelle ! C’est surtout Viviani, retour d’Amérique, qui se fait le grandiloquent porte-voix de cette effroyable stupidité.

— Le 8. La séance publique qui suivit le Comité secret sur les offensives s’est achevée le dimanche vers 3 h. du matin. Ribot était las. Painlevé lut un discours. Le gouvernement eut contre lui 160 voix. À un moment, sur l’opportunité d’adjonctions à l’ordre du jour, il n’eut que 260 voix contre 240.

Je n’arrive pas à concevoir à quoi obéit Ribot en parlant d’une paix actuelle comme d’une paix allemande, honteuse, et qu’aucun Français, dit-il, ne peut admettre. Ainsi, il crie aux Allemands que nous sommes défaits ! Imagine-t-on notre allégresse si le chef du gouvernement allemand proclamait du haut de la tribune que la paix actuelle serait la paix de l’Entente, une paix honteuse, etc.

Et, pour comble d’incohérence, dans la même séance, on proclamera que la situation est bonne, qu’on n’a reculé nulle part, qu’on a avancé partout… Alors ?

Voici comment fut qualifiée la paix à cette séance, d’après l’Officiel du 9 juillet (Séance du 7) :

« Paix honteuse qu’on n’ose pas concevoir, qu’aucun Français ne peut entrevoir à cette heure… Paix que l’Allemagne nous dicterait… Paix qui serait pour la France un déshonneur… Paix qui serait la pierre du tombeau sur nos espérances… Paix humiliante ou criminelle… Humiliation… Abdication… Le plus pesant, le plus odieux, le plus dégradant des servages… (tous les députés se lèvent). La flotte allemande attaquerait et ruinerait ses adversaires d’hier… Nos ouvriers seraient écrasés… Des immigrants avides achèteraient à vil prix le sol et les débris de nos pays dévastés… (tous les députés se lèvent). Le militarisme prussien mettrait le talon sur la nuque des nations libres… »

— Dans cette même séance, on a beaucoup remarqué les spirituelles allusions du député Jobert « au génie malfaisant qui mène la France », c’est-à-dire Poincaré, allusions accueillies par la Chambre et tolérées par son Président dans la bonne humeur.

— Encore le Comité secret. On y lut une lettre d’un jeune caporal, condamné à mort pour rébellion, après tirage au sort parmi dix camarades. Il y clamait son innocence. La lettre erra dans les bureaux. On exécuta le caporal. Painlevé, qui ignorait la lettre, pleurait en l’entendant lire. C’est à ce moment que Lasies proposa une amnistie.

— J’ai omis de noter qu’à la première réunion, le 28 juin, d’une Ligue républicaine destinée à lutter contre le cléricalisme et le césarisme, Caillaux demanda l’insertion dans le manifeste d’une phrase spéciale sur la « réintégration des Alsaciens-Lorrains dans la famille française ». Il laissait le champ libre aux modalités du retour. Il insiste et l’emporte, rappelant l’émotion soulevée à la Chambre, l’après-midi même, par la naissance de la Ligue, et montrant l’opportunité d’affirmer les sentiments qui animaient les ligueurs.

— Les catholiques allemands, avec Erzberger, s’unissent aux socialistes pour demander une paix sans annexions ni indemnités. Le Conseil de la Couronne s’assemble et démissionne certains ministres. Ces nouvelles émeuvent. On y voit un craquement, peut-être l’abdication du Kaiser. Mais Capus veille. Dans Le Figaro, il jette à nouveau la suspicion sur les réformes possibles. Le danger lui apparaît. Dans un récent discours, Lloyd George n’a-t-il pas dit qu’on traiterait plus volontiers avec une Allemagne démocratisée ? Elle va donc feindre de se démocratiser !

— Quand on fait évoquer à des gens les grands faits récents de la guerre, quand on leur demande avec insistance de bien se les remémorer, ils ne mentionnent jamais le repli allemand, qui libère cependant 400 communes envahies sur 2.500, environ le cinquième de la surface occupée, et qui fut représenté par la presse comme une victoire guerrière… N’est-ce point cependant un événement énorme, surtout quand en songe au prix attaché à ces gages territoriaux ? N’y a-t-il pas là, comme pour la mainmise sur les colonies allemandes, un parti pris de ne pas faire état de nos avantages, de conclure à la défaite, pour renforcer la résolution de continuer indéfiniment ?

— Chez un grand banquier juif. On y adopte le dogme gouvernemental, sans fissure. On ne discute pas, on n’examine pas, on ne réfléchit pas. On ne se demande pas où on va. On ne tient nul compte des deuils ni des pertes. On est résolu à continuer indéfiniment.

— Chez un marchand de primeurs, une affiche : « Défense de prononcer des paroles de critique ou de contrôle qui pourraient affaiblir notre confiance dans les chefs. »

— Le Congrès de la Ligue pour la Société des Nations (Société des Nations dont le principe figure dans un ordre de jour récent de la Chambre), qui devait se tenir de 14 au 16 juillet, est interdit. Vive la Liberté !

— Le fils B…, cavalier, rapporte qu’on a fusillé 200 hommes parmi les troupes mutinées près de Soissons et cernées par 15 régiments de cavalerie. On les aurait exécutés sans jugement régulier, et c’est pour couvrir cette illégalité, l’absence de leur pourvoi, qu’on aurait rapporté le décret, aujourd’hui rétabli, sur le recours en révision.

— Toujours la paix prématurée après trois ans d’une guerre sans exemple ! Songez que les Allemands, d’après leurs textes officiels, eurent 28.600 morts en 1870. Ils en avouent officiellement, cette fois, jusqu’ici 1.300.000. Cinquante fois plus ! Une guerre cinquante fois plus sauvage que celle de 1870… Et la paix serait prématurée ! Nos descendants en crèveront de rire…

— Le croulant président du Sénat, Antonin Dubost, prononce un discours de distribution de prix, à Saint-Louis. Il met en garde les élèves « contre le poison pernicieux du pacifisme prématuré », qui nous est versé par l’Allemagne. Céder à ce « fatal vertige » ce serait « vouer la France à la plus irrémédiable déchéance, à une défaite sans revanche possible ». Et, dix lignes plus loin, ce néfaste gâteux ajoute qu’il faut voir, dans cette manœuvre de l’ennemi, « l’aveu indirect de sa défaite ». Alors, tout le monde est défait ? Eux ? nous ? Comprenne qui pourra ! Mais vraiment, les deuils une fois estompés dans le recul du temps, nos petits-fils s’amuseront bien de nous, quand leur apparaîtront les sinistres bouffons qui menaient notre pauvre troupeau.

— Il faut vraiment que nous vivions en démence pour que Hervé, l’homme du Pioupiou de l’Yonne et de l’antimilitarisme, puisse, sans malaise, injurier quotidiennement ceux qu’il appelle les « pacifistes bêlants ». D’un patriote professionnel, d’un vieux bellicocardier passe encore. Mais de lui…

— Le 16. Le chef du Cabinet civil à la Guerre me déclare qu’ils ne savent rien au Ministère. « Car on n’y reçoit que des rapports officiels. »

— Joseph Reinach, critique militaire au Figaro sous le nom de Polybe, déclare ce matin : « L’Allemagne est battue. » Soit. Alors, pourquoi nos dirigeants proclament-ils sans cesse notre propre défaite ?

— Le 18. Le Temps dénonce une « manœuvre allemande ». Le Kaiser proposerait le désarmement général, immédiat, et un tribunal d’arbitrage. Le Temps donne l’alarme avec une fougue désespérée, une abondance frénétique d’arguments.

— Le 24. Le Reichstag a voté le 19 une résolution de paix sans annexions ni indemnités, assez modérée, issue du Centre et des Gauches, par 216 voix contre 114. Naturellement, chez nous, toujours le silence sur ce document.

— Le général Percin, dans la Science et la Vie du 1er août 1914, calculait que la mort d’un homme dans la guerre moderne coûterait 100.000 francs. Trois ans de guerre confirment cette vue. Les Alliés ont dépensé 300 milliards pour tuer 3 millions d’ennemis…

— Le Sénat couronne le 22 d’une séance publique son Comité secret sur l’offensive d’avril. Clemenceau et Bibot ont sénilement accablé la « campagne immonde » qui veut la paix. Il y eut aussi duel oratoire entre Clemenceau et Malvy.

— Charles Bos, député, injurie les pacifistes anglais, qui demandèrent vainement aux Communes d’approuver la résolution de paix du Reichstag. Il termine ainsi son article : « Ils demandent la paix. Ils ne savent pas au juste pourquoi. » Voilà où nous en sommes après trois ans de guerre. D’un homme qui veut voir cesser cette abominable, cette incessante boucherie, on peut écrire : il ne sait pas pourquoi !

— Alertes d’avions dans les nuits des 27 et 28 juillet. La Censure interdit tous renseignements. On me dit que des bombes furent jetées sur Aubervilliers, La Chapelle, le Bourget. La presse du lendemain est niaisement fanfaronne : « On n’a pas eu peur, etc… »

— Le 29. Dans la séance du 28 sur la marine marchande, Ribot dit : « Nous venons de traverser cette semaine la période la plus critique de la guerre. » On ne sait pas à quoi il fait allusion.

— Le 30. Encore les mutineries. Une discipline nette régnait parmi les révoltés : ordre d’emporter des grenades, des mitrailleuses, de laisser les sacs, de vider et de renverser tous les bidons, afin qu’il n’y ait pas une goutte de vin, pas un ivrogne.

— Sur le conseil de Compiègne du 6 avril, où fut décidée l’offensive, Nivelle offrit sa démission écrite, ne se sentant pas soutenu franchement. On décida de reprendre la discussion après déjeuner. Mais Poincaré fila en auto dès le bec torché. Il n’y eut pas de séance l’après-midi. Nivelle remporta sa démission. L’offensive eut lieu et coûta 150.000 hommes pour rien.