L’Entrevue de Biarritz (1865)
Le premier don de l’homme d’Etat est d’écarter les apparences, de ne pas tenir compte des bourdonnemens superficiels, et d’envisager les situations telles qu’elles sont réellement en elles-mêmes. Bismarck déploya cette qualité à un degré supérieur dans le conflit sur les Duchés de l’Elbe.
Depuis des années, le Danemark et l’Allemagne se les disputaient. Maintes fois assoupie, la querelle renaissait sans cesse. Elle recommença en 1864, à propos d’une Constitution de Frédéric VII et, ensuite, à la mort de ce prince. À l’intronisation du prince Christian de Glucksbourg, auquel un traité, conclu à Londres en 1852 avait assuré la succession au détriment du duc d’Augustenbourg, le plus proche agnat, elle se compliqua d’une question de succession.
Bismarck vit, en premier lieu, que ce conflit à explosions intermittentes arrivait, après tant de replâtrages et d’atermoiemens, à ce point où, les finasseries et les transactions épuisées, la guerre doit inévitablement avoir le dernier mot. Il vit non moins clairement que cette guerre amènerait la séparation complète des Duchés et du Danemark, et qu’il ne s’agirait plus que de savoir qui recueillerait le morceau détaché. L’idée de le laisser prendre par Augustenbourg lui était intolérable : il avait négocié la troisième renonciation et n’estimait guère le personnage ; s’il lui permettait de s’installer comme duc dans les Duchés, « ce pleutre, disait-il à Talleyrand, notre ambassadeur, tremblant d’être absorbé par son puissant voisin, augmenterait d’une voix la majorité fédérale hostile à la Prusse et dont l’Autriche disposait le plus souvent. » Il aimait mieux Kiel entre les mains du Danemark que dans celles d’un nouveau principicule suspect ou ennemi. Mais il pensait qu’il avait une solution meilleure : annexer les Duchés à la Prusse.
Des obstacles formidables s’élevaient contre ce dessein. Le Roi, la Reine, le Prince héritier, d’accord en cela avec le parlement prussien et la Diète, voulaient établir la souveraineté d’Augustenbourg dans les Duchés délivrés ; les puissances européennes, conduites par l’Angleterre, manifestaient leur intention d’exiger le respect du traité de Londres. Bismarck avait donc à lutter contre son souverain, contre son parlement, contre la Diète, contre l’Europe.
Le plus orgueilleux et le moins vaniteux des politiques, il avait conscience de sa force, et sentait que son habileté ; dans l’allaire de Pologne et du Congrès l’avait considérablement accrue. Il y avait gagné ce que Napoléon III y avait perdu. L’Empereur s’était séparé de la Russie, sans avoir trouvé une compensation dans l’amitié de l’Angleterre. Lui, avait su obtenir les bonnes grâces des Anglais et conserver l’amitié russe en acquérant par-dessus le marché celle de Napoléon III. En réalité, la sottise polonaise n’avait profité qu’à lui. À l’intérieur, son influence sur le Roi s’était fortifiée à mesure que s’était exaspérée l’hostilité du parlement ; il était l’homme nécessaire encore plus que le jour où le Roi avait déchiré son acte d’abdication. Par toutes ces raisons, il crut qu’il pouvait oser beaucoup et aucun obstacle ne lui parut insurmontable.
Son audace excluait rarement la prudence. Il en manqua pourtant au premier moment et éventa trop tôt son projet. Dans une réunion des ministres prussiens, il dit au Roi : « Chacun de vos aïeux, sans excepter votre frère, a agrandi l’Etat. Frédéric-Guillaume IV a acquis Hohenzollern et le territoire de la Jahde, Frédéric-Guillaume III la Province rhénane, Frédéric-Guillaume II la Pologne, Frédéric II la Silésie, Frédéric-Guillaume Ier la vieille Poméranie antérieure, le Grand-Electeur la Poméranie postérieure avec Magdebourg et Minden. Faites comme eux : prenez les Duchés danois. » Les ministres gardaient un silence de stupéfaction ; le Prince royal levait les mains au ciel. Le Roi ordonna qu’on rayât ces paroles au procès-verbal, pensant qu’il serait agréable à Bismarck que de tels propos ne fussent pas conservés, mais celui-ci exigea qu’on les réintégrât.
Il ne fut pas plus circonspect avec notre ambassadeur. Talleyrand lui ayant dit pour le sonder : « Le Sleswig réuni au Holstein, voilà un beau morceau ; je ne pense pas que vous le laissiez au prince d’Augustenbourg. — Oh ! non, répondit-il vivement. Et, en cas de réunion, ajouta-t-il, nous exigerions des conditions qui nous rendraient les maîtres des Duchés. » En Autriche même, il laissa plus d’une fois entrevoir que l’adjonction d’un million d’habitans, si toutefois il y arrivait sans mettre l’Europe sur pied, ne serait pas à dédaigner pour un pays aussi maigre que la Prusse.
Ses confidences n’avaient pas eu de succès ; elles lui donnèrent du moins plus clairement conscience des difficultés que son ambition allait rencontrer. Il ne renonça pas, mais changea de méthode : il poussa les événemens vers son but en cessant de le montrer ; il ne partit pas en guerre à la fois contre toutes les oppositions, qui, réunies, l’eussent mis à terre ; il ne les affronta que l’une après l’autre. La Diète ne pouvait être matée et congédiée qu’avec le concours de l’Autriche : il l’obtiendrait. Le traité de Londres ne pouvait être déchiré que moyennant la complaisance de Napoléon III : il se l’assurerait. Les Duchés arrachés au Danemark, à la Diète, à l’Europe, l’Autriche les refuserait-elle à la Prusse ? il l’exécuterait à son tour, comme le Danemark, comme la Diète, comme l’Europe. Son roi résistait, mais il lui mettrait le morceau à la bouche, et il ne le lâcherait plus. Voilà le plan inouï de hardiesse qu’il conçut dans les derniers jours de 1863. Pendant trois ans, il le poursuivit au milieu des incidens les plus compliqués, sans se laisser détourner par aucun mécompte, avec une sûreté de vue imperturbable et une inépuisable fécondité de moyens. Il ressemble vraiment pendant cette période à un magicien qui fait tomber ses adversaires à ses pieds en les touchant d’une baguette toute-puissante.
Le 1er octobre 1864, il a exécuté triomphalement la première partie de son plan : il a éconduit et bafoué la Diète, entraîné l’Autriche à une guerre en commun contre le Danemark ; il a, dans la Conférence de Londres, amené les Anglais eux-mêmes à déchirer le traité de Londres et, au milieu de l’abstention de l’Europe, il a fait signer un traité par lequel le roi Christian renonce à tous ses droits sur les duchés de Sleswig-Holstein en faveur de Leurs Majestés le roi de Prusse et l’empereur d’Autriche. Et on relève à peine dans le monde la contradiction d’une guerre commencée contre Christian « parce qu’il n’avait aucun droit sur les Duchés, » et terminée par une acquisition de ces droits dits inexistans ; d’une guerre commencée au nom du principe des nationalités, et terminée par l’application la plus brutale du principe de conquête.
L’histoire n’aura pas assez d’étonnement de la conduite de l’Autriche dans cette querelle des Duchés. De la part de la Prusse, la nation de Frédéric, aucun procédé risqué ne surprenait personne. Si on ne pensait pas non plus l’Autriche au-dessus des tentations, on la supposait avisée, et on ne comprit pas qu’au lendemain de la perte de la Lombardie, alors qu’elle refusait chaque jour d’écouter le vœu des populations de la Vénétie, elle fût allée au Sleswig comme le champion de la révolte d’une nationalité contre un souverain : eût-elle obtenu de la Prusse, avant de se mettre en route, la garantie de sa dernière possession italienne contre une agression de la France ou de l’Italie, la contradiction n’en subsistait pas moins.
On a dit qu’elle s’était unie à la Prusse pour la contenir : ainsi avait fait la bonne Marie-Thérèse au partage de la Pologne ; elle en avait gémi et, tout en gémissant, elle avait pris sa part. On a dit encore que Rechberg avait été décidé à ce pas scabreux par l’annonce du congrès de Napoléon III, qui signifiait perte de la Vénétie : sur les conseils de l’Angleterre, il aurait ajourné sa querelle avec la Prusse, se serait rapproché d’elle pour parer au péril prochain, et le signe de la réconciliation avait été la campagne dans les Duchés.
Une certaine part doit être faite à chacune de ces raisons ; mais François-Joseph fut surtout déterminé par ses sentimens personnels de confiance, d’affection et de respect à l’égard du roi de Prusse : revenu de sa petite révolte du Congrès des princes, l’Empereur autrichien était alors convaincu de ne pouvoir mal faire en suivant cet oncle expérimenté et qu’on devait croire loyal, tant il parlait volontiers de la Providence. Aucun sacrifice ne lui paraissait trop lourd pour conserver à son État et à lui-même cette assistance précieuse. Dans la crainte que son ministre ne la compromît, il avait dirigé lui-même toute cette diplomatie, et Rechberg ne fut qu’un instrument passif.
On a reproché à Napoléon III de n’avoir pas apporté au Danemark le secours de ses armes, de concert avec l’Angleterre, et on fait remonter à cet abandon la cause de tous nos malheurs. « Ç’a été une lâcheté, a dit Michelet, et d’autant plus incompréhensible que l’Angleterre offrait de s’unir à nous dans une action coercitive. » L’Angleterre n’a jamais proposé sérieusement une action contre le Danemark. Russell et Palmerston y eussent été par momens disposés, mais non l’opinion publique ; et la Reine se déclarait prête à abdiquer plutôt qu’à consentir à une guerre contre sa chère Allemagne.
En trois circonstances, Russell interpella l’Empereur. D’abord, avant l’ouverture des hostilités Cowley lui demanda en termes vagues si, en certaines éventualités, il serait prêt à accorder son aide matérielle. L’Empereur fut, comme il était chaque fois qu’il consentait à s’expliquer, d’une entière sincérité : « Il ne pouvait nier, dit-il, qu’il eût reçu un gros soufflet de la Russie à propos de la Pologne ; en recevoir un autre de l’Allemagne sans le ressentir était plus qu’il ne pouvait faire sans tomber dans le mépris public. Il ne pouvait, par conséquent, s’associer aux sommations anglaises, n’étant pas disposé à la guerre contre les Allemands. La question ne louchait ni la dignité, ni les intérêts de la France et n’y causait aucune excitation. Le Corps législatif représentait fidèlement l’opinion, qui était pacifique, maintenant que la France avait acquis assez de gloire pour se défendre de l’accusation portée contre Louis-Philippe d’être servile envers l’étranger. Une autre raison l’empêcherait de faire la guerre, savoir : que la France semblerait chercher un dédommagement sur le Rhin et que cela mettrait toute l’Europe contre elle. L’opinion générale qu’il voulait étendre ses frontières de ce côté le rendait doublement prudent. La politique des nationalités était populaire en France et chère à lui-même. Il ne pouvait, par conséquent, aider à remettre les Holstein sous le joug du Danemark qu’ils détestaient, tandis qu’il cherchait à arracher la Vénétie à l’Autriche pour la rendre à l’Italie ; il ne voulait pas être accusé de suivre sur l’Eider une autre politique que sur le Pô. »
Russell n’insista pas.
Mais il revint à la charge, une seconde fois, d’une manière plus précise, au milieu de la guerre, quand les troupes prussiennes et autrichiennes entrèrent dans le Sleswig. — « Êtes-vous disposés, demanda-t-il à Drouyn de Lhuys, à vous joindre à nous dans une démonstration navale à Copenhague ? » Drouyn de Lhuys, c’est un point historique essentiel à bien constater, ne répondit point par un refus, mais par une interrogation : « Notre situation et celle de l’Angleterre, dit-il, ne sont pas égales. L’Angleterre n’a rien à redouter pour elle-même d’une démonstration navale dans les eaux du Danemark. Elle pourrait aisément bloquer les ports allemands et infliger à la Prusse une leçon qui laisserait le nom britannique redouté. Nous, au contraire, nous aurions en perspective une guerre, peut-être longue, avec une nation militaire de quarante millions d’hommes et la certitude, quel qu’en fût le résultat, de créer ou de raviver des haines avec lesquelles, pendant des années, notre politique aurait à compter. Etes-vous prêts à nous garantir contre ces éventualités ? Dans le cas où une attaque sur le Rhin répondrait à notre démonstration navale, êtes-vous décidés à nous assister, et voulez-vous dire comment et dans quelle mesure vous le feriez ? » « J’attends encore la réponse, » disait bien longtemps après Drouyn de Lhuys en racontant cet incident si honorable pour lui et si souvent travesti. Le fantôme du Rhin s’était de nouveau levé devant les hommes d’Etat anglais et ils lui sacrifièrent le Danemark.
Une troisième, et dernière fois Russell pourtant nous interpella, au milieu de la Conférence de Londres, qui sépara le commencement et la fin de la guerre. Le démembrement des Duchés venait d’être admis en principe ; la fixation de la frontière devenait la question capitale et, on peut dire, unique de la Conférence ; elle résolue, la paix était assurée. Mais Bismarck, qui ne voulait pas de la paix, s’arrangea de manière qu’elle ne le fût pas. Au tracé de Russell, Schlei-Dannewirk, il en opposa un, Apenrad-Tondern, qui, englobant les trois quarts du Sleswig, était inacceptable par le Danemark, qui en effet le refusa. Pour en finir, Russell offrit à Drouyn de Lhuys de s’entendre sur une ligne intermédiaire entre les deux tracés, par exemple celle de Kappel-Husum, et de la proposer aux deux parties par un ultimatum. Pour la troisième fois Drouyn de Lhuys reprit la même interrogation : « Si ce n’est qu’une démonstration, nous n’en voulons pas ; si c’est un prélude de guerre, à quelles conditions voulez-vous la faire avec nous ? Que devons-nous attendre de vous si nous sommes attaqués sur le Rhin ? » Pour la troisième fois, Russell fit une pirouette et ne répondit pas.
Palmerston se récria fort après la conclusion de la paix : « Cette conduite est honteusement mauvaise et les détails de cette guerre danoise laisseront dans l’histoire de l’Allemagne une page sur laquelle aucun Allemand honorable ou généreux ne pourra plus tard jeter les yeux sans rougir. S’il venait à l’esprit de notre excellent ami et voisin de Paris de priver la Prusse de ses provinces rhénanes, pas un doigt ne se lèverait, pas une voix ne se ferait entendre, pas un homme ni un shilling ne serait voté ; pour s’opposer à cette juste punition infligée au monarque prussien ; de même lorsque le moment sera venu où la France et l’Italie seront prêtes pour délivrer la Vénétie du joug autrichien, la joie avec laquelle le succès de cette entreprise sera acclamé dans toute l’Angleterre sera doublée par le souvenir du Sleswig-Holstein-Lauenbourg. » Il n’en vint pas moins porter au parlement les déclarations les plus pacifiques. Et, prévoyant le cas où « Copenhague serait exposé aux horreurs d’un assaut, à la destruction de la propriété, au massacre de ses habitans pacifiques, à la confiscation, au pillage, à la capture du souverain comme prisonnier de guerre, » son audace se borna à promettre que, « dans ce cas, il réfléchirait encore une fois mûrement sur le parti qu’il aurait à prendre. »
Ainsi, dans les trois circonstances où la France a demandé au Cabinet anglais : « Si je m’engage avec vous dans des démonstrations pouvant conduire à la guerre, me soutiendrez-vous complètement comme en Crimée ? » il n’a pas même répondu. Si la France avait fait la guerre, elle aurait dû la soutenir seule, et seule porter le poids de la Prusse, de l’Autriche, de la Confédération. Si elle avait été vaincue, ce qui était probable, pour ne pas dire certain, l’Angleterre ne serait pas venue la ramasser sur le champ de bataille ; si elle eût été victorieuse, la Russie, à cause de la Pologne, n’eût pas permis qu’elle s’avançât en triomphatrice dans l’Allemagne. Et l’Angleterre, redoutant que l’Empereur se dédommageât sur le Rhin de ses sacrifices, n’aurait pas tardé à oublier le Danemark et à joindre son intervention diplomatique à l’intervention militaire des puissances : la plus formidable des coalitions se serait nouée contre nous. Voilà donc à quels effroyables hasards un souverain français aurait dû exposer son pays pour contraindre quelques Allemands à demeurer soumis au joug danois où pour conserver 25 ou 30 000 âmes de plus au Danemark dans le Sleswig ; enfin, pour y maintenir un roi dont les sentimens hostiles envers la France étaient notoires ! Si l’Empereur eût joué les destinées de son pays pour un tel motif, il eût mérité une éternelle réprobation. Et qu’on ne parle pas de droit à sauvegarder ! Le droit n’était pas du côté du Danemark. Il n’avait d’autre titre que sa faiblesse et le traité de Londres. Mais la faiblesse ne constitue pas un droit et ne dispense pas d’avoir raison ; et le traité de Londres, traité simoniaque, illégitime, nul parce qu’il avait disposé des Duchés sans leur consentement et consacré l’asservissement des Allemands des Duchés aux Danois, ne méritait pas qu’on le défendît d’aucune manière. D’ailleurs, toutes les puissances d’Europe, et l’Angleterre autant que les autres, avaient établi que le Danemark avait lui-même rompu le traité de Londres en n’en remplissant pas les obligations et en s’affranchissant de ses stipulations essentielles.
En réalité, on a démesurément grossi cette affaire du Danemark en la présentant comme la source d’où sont sortis tous nos maux. Il n’y a aucun lien nécessaire entre 1864 et 1870, et ce démantèlement légitime[1] d’un petit État dominateur n’a été qu’un accident sans conséquence dans le développement général des faits européens.
Les professeurs et les politiques de la Diète, grands pourfendeurs au profit d’Augustenbourg, s’étaient imaginés béatement qu’imitant l’exemple désintéressé de Napoléon III en 1859, la Prusse et l’Autriche remettraient leur conquête entre les mains de l’Allemagne. Bismarck ne leur laissa pas leur illusion ; il notifia les conditions auxquelles il permettrait à Augustenbourg de s’installer dans les Duchés : à savoir de livrer à la Prusse son année, sa marine, ses forteresses, Kiel, Rendsbourg, tout l’essentiel de ce qui constitue un pouvoir souverain ; on lui abandonnerait le reste.
C’est ce qu’on a appelé « les conditions de février » (22 février 1865). Il n’y avait aucune différence, sauf un nom d’apparat, entre une telle suzeraineté et l’annexion ; le Sultan n’avait pas imposé aux hospodars des Principautés une telle sujétion : Mensdorff, le ministre des Affaires étrangères d’Autriche, se refusa à la prendre au sérieux. Augustenbourg, tout en témoignant son désir de concéder beaucoup, avait déclaré qu’on lui en demandait trop, et, le 31 mars, la Diète, soutenue cette fois par l’opinion révolutionnaire, qui lui était ordinairement hostile, adressait à la Prusse, sur la proposition de la Bavière, une espèce de sommation de donner à l’affaire un dénouement conforme aux droits de la Confédération (6 avril 1865), c’est-à-dire de reconnaître Augustenbourg.
« Comment le reconnaîtrais-je ? avait dit Bismarck. Il faudrait qu’il possédât des droits certains, et les siens sont loin de l’être. Ceux des Oldenbourg, derrière lesquels se dresse le fantôme de la Russie, me paraissent bien spécieux, et j’ai l’idée vague que la Prusse elle-même peut avoir des droits encore mieux établis. Je vais m’adresser aux Syndics de la Couronne pour qu’ils me renseignent. »
En effet les Syndics de la Couronne déclarèrent : « que le prince héréditaire d’Augustenbourg était dépourvu de tout droit, et que, en vertu du traité de Vienne, les droits incontestables du roi Christian avaient été transférés à la Prusse et à l’Autriche. » La Diète, l’Europe mises de côté, il restait à éliminer l’Autriche et à garder pour la Prusse seule ce qui avait été conquis de compagnie. Cette tâche était encore plus ardue que la première ; Bismarck s’y engage avec plus encore de résolution.
La situation intérieure de l’Autriche l’encourageait. Elle était des plus difficiles : le ministre d’Etat Schmerling déployait, pour soutenir son système parlementaire libéral, « tour à tour la grâce et la raideur, la bienveillance et la colère, la force et la faiblesse, l’ardeur et la patience », enfin, toutes les qualités d’une intelligence remarquable, et, néanmoins, il ne réussissait pas. Les Hongrois mécontens s’agitaient, les Slaves se tenaient à l’écart ; les Allemands murmuraient ; les finances étaient en désarroi. Un désaccord constant sur la politique extérieure existait entre les ministres ou plutôt entré Schmerling et François-Joseph : Mensdorff, son collègue aux Affaires étrangères, moins nerveux, plus calme que Bechberg, esprit juste et droit, d’une délicate élévation de sentimens, était un ministre sur le type d’Antonelli, avant tout, dévoué à son maître jusqu’au sacrifice de soi-même, donnant de bons conseils et prenant la responsabilité des mauvais, quand on ne l’avait pas écouté. Sous lui, plus encore que sous Rechberg, François-Joseph était le seul maître de sa politique extérieure, et c’est avec lui que Schmerling se heurtait à tout instant. Il voulait tout sacrifier à l’entente avec la Diète, les États moyens et l’opinion publique allemande ; François-Joseph, bien aise d’être d’accord avec la Diète et les États moyens, se préoccupait peu de l’opinion publique, et beaucoup de ne pas rompre irrévocablement avec la Prusse.
Il n’aurait pu sortir de l’impasse dans laquelle il s’était laissé acculer que par un de ces coups d’audace qu’ont seuls les hommes de génie. S’il eût été tel, ou s’il avait encore eu pour conseiller un Schwarzenberg, il eût vu qu’il ne réussirait pas à conserver à la fois sa domination en Vénétie et sa prépondérance en Allemagne. Sans s’arrêter aux objections, aux inconvéniens, et surtout aux considérations d’amour-propre militaire, il eût opté résolument entre les deux. Tenait-il avant tout à conserver sa possession italienne, il eût abandonné les Duchés à la Prusse moyennant une indemnité qui aurait rempli son trésor à sec, lui eût non moins résolument livré l’Allemagne jusqu’au Mein, moyennant une alliance offensive et défensive, non contre l’Italie, qui, réduite à ses propres forces, n’était plus à redouter, mais contre la France, au cas où elle recommencerait un 1859. Préférait-il sa prépondérance en Allemagne, il eût abandonné la Vénétie à l’Italie, moyennant indemnité, repris toutes les concessions de Rechberg, épousé, ouvertement et à tous risques, la cause d’Augustenbourg, rallié derrière lui les États moyens du Sud et du Nord, tenté de contracter avec Napoléon III une alliance offensive et défensive contre la Prusse, à laquelle ce souverain ne se serait pas refusé, au lendemain d’une cession de la Vénétie, dont il eût été l’intermédiaire. Et l’Autriche serait redevenue la suzeraine de l’Allemagne, comme elle l’avait été à Olmütz ; la lutte séculaire se serait terminée en sa faveur, et la nouvelle couronne d’Allemagne serait tombée sur sa tête, non sur celle du roi Guillaume.
François-Joseph n’adopta aucune de ces politiques énergiques ; il entra dans celle des demi-mesures, ne sachant pas ce qu’il voulait, résistant, puis se rendant à merci, ne contentant pas la Prusse, blessant la Diète, n’osant être ni pour ni contre Augustenbourg, revendiquant le droit de conquête, puis se rangeant sous l’égide du principe des nationalités : lent, incertain, contradictoire, aveugle, et cela en présence d’un adversaire décidé, résolu, clairvoyant, sachant nettement ce qu’il voulait et où il allait, ne concédant rien à personne que ce qui était indispensable pour cacher ou faciliter ses opérations offensives. Hommes d’Etat de l’avenir, si vous voulez apprendre comment on périt, méditez sur l’imprévoyante diplomatie autrichienne dans toute cette affaire des Duchés !
Bismarck s’installa dans la propriété commune, comme s’il en était le seul maître ; il augmenta démesurément les forces prussiennes, et organisa ouvertement l’annexion. Il promettait la remise des sommes considérables incombant aux Duchés pour frais de guerre, s’ils se réunissaient à la Prusse ; il menaçait de leur recouvrement impitoyable au cas contraire, d’où résultait ou la misère avec une dette énorme et un prince ruiné, ou la prospérité et la richesse avec le roi de Prusse comme bienfaiteur et souverain.
Chaque jour, par un coup de charrue, il empiétait sur le voisin et reculait la limite de son droit. Il amena la situation entre les deux alliés à ce point extrême où ils n’avaient plus en perspective qu’une reculade, déshonorante pour celui qui l’opérerait, ou la guerre.
Bismarck annonçait sa résolution de guerre à qui voulait l’entendre. Mais l’essentiel pour lui, avant de se lancer dans cette grosse aventure, était de s’assurer le bon vouloir de Napoléon III. Sans sa bienveillance, il n’eût pas pu mener à bonne fin la guerre contre le Danemark : à plus forte raison, lui devenait-elle indispensable pour la guerre, beaucoup plus sérieuse, contre l’Autriche. Des doutes inquiétans agitaient son esprit. Goltz à Paris était fort bien en cour, mais Metternich n’y était pas mal. Les dispositions de Vienne envers l’Italie devenaient plus conciliantes. On parlait d’amnistie pour les émigrés vénitiens, de traité de commerce, même de reconnaissance officielle du nouveau royaume. Supposant les autres aussi prompts que lui aux soubresauts utiles, Bismarck se préoccupait de l’éventualité d’un rapprochement subit à ses dépens entre la France et l’Autriche. Il n’entretenait notre ambassadeur qu’avec la pensée que ses paroles seraient rapportées à Vienne, et l’ambassadeur autrichien qu’avec le soupçon qu’on les redirait à Paris.
En vain il tournait et retournait Benedetti : il n’en pouvait tirer aucune information, non que cet ambassadeur fût un dissimulateur émérite, mais parce qu’il ignorait en réalité la politique des Tuileries ; n’ayant ni la confiance de Drouyn de Lhuys, ni les confidences de l’Empereur, il en était réduit à battre l’eau, à paraître ne pas comprendre, à couper court aux insinuations, à se réfugier dans les généralités inoffensives. Goltz n’obtenait pas mieux de l’Empereur, ni de l’Impératrice, ni de Drouyn de Lhuys, dont il observait les moindres mouvemens, recueillait les moindres propos, tout en restant lui-même sur ses gardes, car Bismarck lui recommandait « de ne jamais oublier que, si l’alliance française peut être la ressource des cas désespérés, elle est contre la nature des choses et que ni La France pour la Prusse ni la Prusse pour la France ne peuvent être un allié à toute épreuve[2] »
Le 9 avril, Bismarck manda Benedetti et lui dit : — « M. de Schmerling et ses amis songent à provoquer une sorte d’apaisement dans leurs relations avec l’Italie et à relever le crédit de l’Autriche en Allemagne, en s’appuyant sur les États secondaires. Si elle devait obtenir l’approbation de l’empereur François-Joseph, cette politique, qui, d’ailleurs, se concilie mal avec ses vues personnelles, créerait une situation dangereuse entre les deux grandes puissances germaniques… et pourrait amener une guerre devant laquelle je ne reculerais pas. Je désire connaître ce que je puis, dans ce cas, espérer ou craindre de l’Empereur. »
Drouyn de Lhuys, interrogé (14 avril), répondit par la note suivante : « Nous considérons sans aucun sentiment d’envie ce qui peut arriver d’heureux à la Prusse ; nous ne méconnaissons pas l’importance de l’intérêt qui lui fait ambitionner sur la Baltique et la mer du Nord un établissement plus en rapport avec sa situation politique, et il ne serait conforme ni au caractère de nos relations, ni à nos propres traditions, de nous opposer à ses efforts pour devenir une puissance maritime. M. de Bismarck n’ignore pas, au reste, comment nous envisageons en elle-même la question des Duchés. Nous attachons toujours le même intérêt à ce qu’il soit tenu compte du vœu des populations dans l’arrangement définitif. Il est difficile d’exprimer une opinion sur les éventualités prévues par M. de Bismarck. Mais le cabinet de Berlin est suffisamment édifié sur nos intentions pour savoir que, dans le cas où les événemens qu’il prévoit viendraient à se réaliser, nous examinerions la conduite que nous avons à tenir avec les mêmes sentimens qui nous ont guidés jusqu’ici à l’égard de la Prusse et avec le même désir de trouver nos principes et nos intérêts d’accord avec les siens. »
Bismarck affecta d’être très satisfait de cette note fuyante : il pria Benedetti d’en exprimer toute sa gratitude, parce qu’elle justifiait ses prévisions et la politique dont il s’était fait l’organe[3]. En réalité, il en fut dépité, car elle ne dissipait aucune de ses incertitudes.
Dans les premiers jours d’août, il chargea Goltz de poser de nouveau, en termes plus pressans, l’interrogation : — Si la guerre éclate entre l’Autriche et nous, que pensez-vous faire ?
Personne n’était à Paris. Quoique le moment fût critique, chacun avait pris son congé habituel : Benedelti avait remis les affaires à Lefebvre de Béhaine, Gramont à Mosbourg, tous les deux d’ailleurs très capables de les gérer ; Drouyn de Lhuys était en villégiature, l’Empereur à Fontainebleau, Goltz ne put causer qu’avec l’Impératrice. Dans une longue et confiante conversation, elle lui indiqua les intentions de l’Empereur : laisser faire, sans se lier par un traité de neutralité.
À son retour, Drouyn de Lhuys s’expliqua dans le même sens : « Nous ne sommes pas intervenus militairement pour défendre l’intégrité du Danemark et pour nous opposer à la cession du Sleswig, parce que nous avons cru qu’aucun grand intérêt français ne nous en faisait un devoir. Si la Prusse et l’Autriche prenaient les armes pour régler entre elles le sort des territoires détachés de la monarchie danoise, la situation resterait la même pour nous. Nous ne verrions aucun motif de sortir de la neutralité et de nous immiscer dans le débat, tant que la guerre ne soulèverait pas des questions nouvelles. Si elle venait à s’étendre, nous aurions certainement à examiner ce que nous conseilleraient les intérêts de la France, et nous serions naturellement amenés à nous décider d’après les nécessités de notre politique, en tenant compte des avantages que nous aurions en perspective. Nous pouvons donc attendre l’issue des négociations dans l’attitude que nous avons observée jusqu’ici. Le cabinet de Berlin connaît d’ailleurs les dispositions dont nous sommes animés envers lui, et nous avons la confiance qu’à cet égard, il n’a pas à se plaindre du gouvernement de l’Empereur. »
Cette réponse, autant et peut-être plus que les précédentes, était grosse de menaçantes surprises, de sous-entendus équivoques. Cependant, elle contenait une affirmation nette : « Nous resterons neutres tant que la guerre n’aura pour objet que le partage des territoires détachés de la monarchie danoise. » Toutefois, il n’y avait là qu’un engagement verbal. Bismarck désirait quelque chose de plus solide.
Goltz revint interroger et, cette fois, il demanda en termes formels une garantie écrite de la neutralité promise, suivant la maxime de Frédéric : obtenir des autres un écrit sans en donner soi-même. Drouyn de Lhuys ne donna pas décrit. Il fit observer que cette stipulation serait contraire à ce qu’il avait déjà déclaré, « car, si la question pendante entre la Prusse et l’Autriche venait à franchir le cercle où elle s’agite aujourd’hui, nos intérêts pourraient se trouver engagés, et nous ne saurions alors nous astreindre à demeurer neutres. D’ailleurs, si nous contractions cette obligation envers la Prusse, nous ne pourrions refuser à l’Autriche une garantie semblable, sans sortir des bornes de la neutralité. Or, un tel engagement bilatéral, incompatible avec les nécessités que peut imposer à la France la marche des événemens, ne serait pas assurément davantage dans les vues du cabinet de Berlin. »
« Goltz, dit Drouyn de Lhuys, parut frappé de la justesse de ces observations. » Oui, frappé, mais plus encore tourmenté. Pourquoi cette obstination à ne pas s’engager, à demeurer dans l’insaisissable, si l’on ne nourrissait pas d’arrière-pensée hostile ? Que veut donc l’Empereur ? Et Goltz ne réussissait pas à le pénétrer.
Cette incertitude sur la pensée de l’Empereur arrêta provisoirement Bismarck. Au moment même où il ne lui restait plus qu’à envoyer une déclaration de guerre à l’Autriche, il conclut avec elle à Gastein (14 août 1865) une convention par laquelle au condominium existant était substitué un partage des Duchés : L’Autriche prenait le Holstein, et la Prusse, le Sleswig.
La manière dont cette distribution des Duchés s’était opérée indiquait bien les arrière-pensées de Bismarck. Il n’avait pris que le Sleswig, le plus pauvre des deux Duchés, et avait laissé à l’Autriche le Holstein, une des provinces les plus riches et les mieux cultivées de l’Allemagne. Mais, en choisissant la province la plus éloignée de ses frontières, il enserrait le Holstein, dont il tenait déjà les clefs par Kiel et par les routes militaires, entre ses anciennes provinces et sa nouvelle possession, de manière à en exclure forcément l’Autriche, séparée de son duché par toute l’épaisseur de la Confédération germanique. En outre, le Holstein était rattaché à la Confédération, ce qui autorisait la Diète à regarder ce qui s’y passait, tandis que le Sleswig, ne relevant de personne, la Prusse y serait la maîtresse. Enfin, dans des dispositions intentionnellement obscures, relatives aux postes et aux télégraphes, il s’était réservé le moyen de soulever tous les conflits désirables. On a parlé d’articles secrets sur l’éventualité d’une rétrocession du Holstein à la Prusse ; il paraît certain qu’il n’en a été signé aucun. Bismarck a seulement prétendu que les plénipotentiaires autrichiens admirent oralement cette éventualité. Eux, l’ont contesté.
Le 10 août, Bismarck envoya de Gastein à Goltz deux dépêches. La première, très étendue, expliquait la portée réelle des négociations terminées l’avant-veille. Elles étaient conformes à sa politique immuable dans les Duchés ; il s’efforcerait d’y tenir compte des nationalités et du vœu des populations ; il se prêterait, lorsqu’il serait secondé par des circonstances favorables, à restituer au Danemark le plus grand nombre des districts du Sleswig septentrional, habités par des populations non allemandes ; mais la convention ne changeait rien à ses vues sur le reste des pays transelbins, elle en ajournait tout au plus la réalisation ; les manifestations dont plusieurs villes des Duchés venaient d’être le théâtre, organisées par des meneurs intéressés au maintien d’un état social et économique qui date du Moyen-Age, ne représentaient pas l’opinion réelle ; l’ambassadeur devait prémunir le gouvernement français contre la grande erreur d’y attacher trop d’importance ; il devait surtout insister sur les raisons de nature à amener un concert avec Berlin et sur les avantages considérables que l’Empereur recueillerait en retour de sa bonne volonté envers le développement des principes vitaux (Lebenskeim) de la Prusse et la formation progressive, d’une grande puissance de l’Allemagne du Nord. La Prusse, jusque-là englobée dans les liens de la Sainte-Alliance, avait vécu, pendant plus de quarante ans, sous la tutelle de l’Autriche, de la Russie, de l’Allemagne entière ; elle espérait être sortie pour toujours de ces erremens. Ce programme franchement exposé à Paris y devait être agréé, et l’Empereur ne voudrait pas, en créant des difficultés, en élevant des exigences impossibles à satisfaire, obliger la Prusse à revenir sur ses pas et à substituer la politique de la peur, dans laquelle elle avait vécu pendant quarante ans, à la politique d’ambition qu’elle poursuit aujourd’hui.
Dans la seconde dépêche, Bismarck donnait des éclaircissemens sur diverses clauses, sur celle notamment qui attribuait à la Prusse le Sleswig plutôt que le Holstein ; un système d’assimilation rassurant tous les intérêts procurerait assez promptement à la Prusse des succès bien plus sérieux que ceux que lui eût procurés l’acceptation des conditions de février. Il insinuait que l’Autriche semblait n’avoir exigé le secret de la convention que pour se donner, auprès du gouvernement français, les bénéfices d’une révélation prématurée, et il réitérait son intention de tenir compte du principe des nationalités et du vœu des populations.
Goltz, partisan de la politique de la Diète et non de celle de Bismarck, ne voulait pas entendre parler du partage du Sleswig, dont il désirait l’indivisibilité sous Augustenbourg. Il s’acquitta mal de sa commission, n’annonça pas la convention de Gastein, ne transmit pas les explications rassurantes de Bismarck qui l’atténuaient, de sorte que, l’Autriche ne l’ayant pas révélée malgré la supposition de Bismarck, elle tomba à Paris comme une bombe. L’Empereur, qui se croyait sûr de l’amitié de la Prusse, se crut joué, trahi : il ne supposait pas que, dans l’état d’irritation réciproque des deux puissances germaniques, un accord se fût subitement opéré sans de sérieuses concessions de la part de l’Autriche ; il craignit que le sacrifice de l’Italie ne lut la rançon de la paix en Allemagne, et il voyait emportées à la fois l’espérance de son Congrès œcuménique et la délivrance de la Vénétie. Il éprouva une de ces commotions intérieures que son visage ou ses paroles ne décelaient jamais, mais qu’il épanchait dans un écrit ou dans un acte. Il ordonna à Drouyn de Lhuys d’exprimer son mécontentement dans une circulaire, non destinée à la publicité, mais dont chacun de nos agens donnerait lecture aux ministres auprès desquels ils étaient accrédités.
Cette circulaire fut d’une belle allure : « L’Allemagne voulait un État indivisible de Sleswig-Holstein, séparé du Danemark et gouverné par un prince dont elle avait épousé les prétentions. Ce candidat populaire est mis de côté aujourd’hui, et les Duchés, séparés au lieu d’être unis, passent sous deux dominations différentes. — Est-ce l’intérêt des Duchés eux-mêmes qu’ont voulu garantir les deux puissances ? Mais l’union indissoluble des territoires était, disait-on, la condition essentielle de leur prospérité. — Le partage a-t-il au moins pour but de désagréger deux nationalités rivales, et de faire cesser une existence indépendante ? Il n’en est pas ainsi, car nous voyons que la ligne de séparation, ne tenant « aucun compte de la distinction des races, laisse confondus les Danois avec les Allemands. — S’est-on préoccupé du vœu des populations ? Elles n’ont été consultées sous aucune forme, et il n’est même pas question de réunir la Diète sleswig-holsteinoise. — Sur quel principe repose donc la combinaison austro-prussienne ? Nous regrettons de n’y trouver l’autre fondement que la force, d’autre justification que la convenance réciproque des deux co-partageans. C’est là une pratique dont l’Europe actuelle était déshabituée, et il en faut chercher les précédens aux âges les plus funestes de l’histoire. »
L’Empereur, dans un dîner en petit comité (28 août), à Fontainebleau, exprima lui-même à Goltz son pénible étonnement : « La question des Duchés, lui dit-il, a toujours été difficile à comprendre ; maintenant je n’y comprends absolument rien du tout ; votre nouveau traité est en contradiction flagrante avec les conséquences du programme que vous adoptiez jusqu’ici : il vous donne l’apparence de faire le contraire de ce que vous avez promis. » — Goltz se défendit en faisant ressortir le caractère provisoire du traité, dont le but était d’apaiser l’anarchie qui régnait dans le pays : le Roi avait préféré cet accord à une rupture dont on ne pouvait calculer les conséquences, d’autant plus qu’il avait fait savoir à Berlin qu’on pouvait compter sur la neutralité de la France tant qu’il s’agissait du conflit sleswigo-holsteinois, mais que cette neutralité n’était nullement assurée quand la guerre prendrait plus d’extension. — « Vous avez rendu un grand service à votre pays, dit l’Empereur, en écartant toutes les illusions à ce sujet, car je ne pouvais pas nie lier d’avance, m’engager à ne rien demander quoi qu’il pût arriver. Ecrivez à M. de Bismarck qu’au cas d’une guerre entre la Prusse et l’Autriche j’aurais observé une neutralité bienveillante, mais que je suis surpris, très surpris de ce qui est arrivé. »
Le mécontentement que l’Empereur avait manifesté à Goltz ne troubla guère Bismarck. Il répondit philosophiquement à son ambassadeur : « La pénible impression de Napoléon a étonné le Roi. Quel peut en être le motif ? Désirait-il notre rupture avec l’Autriche ? Cela devrait nous rendre doublement défians (1er septembre 1865). »
Dans ses premières conversations avec Lefebvre de Béhaine (du 9 au 12 septembre 1865), après son retour à Berlin[4], ignorant encore la circulaire de Drouyn de Lhuys, ne connaissant que les articles des journaux français ennemis de l’Allemagne, il s’expliqua familièrement et librement comme on fait avec un ami : — Il regrettait que la convention eût donné matière en France à des interprétations sévères. Il ne retirait aucune des déclarations qu’il avait faites plusieurs fois sur les Danois du Sleswig. Il désirait être le plus tôt possible en mesure de satisfaire à nos demandes en leur faveur : « La Prusse n’a nul besoin des districts purement danois du Sleswig du Nord. Une fois que nous aurons trouvé et fixé une bonne ligne de défense, rien ne nous serait plus agréable que de pouvoir, en nous entamant un bout de l’orteil, nous débarrasser, en les restituant au Danemark, de populations hostiles à l’Allemagne, et qui nous attireraient des difficultés que ne balancerait aucun avantage sérieux. » — Seulement, pour en arriver là, il a besoin d’être secondé par les circonstances propices. Il espérait qu’à l’aide d’une crise survenant dans la situation générale de l’Europe, le roi Guillaume pourrait, sur ce point en même temps que sur plusieurs autres, adhérer à des combinaisons que l’esprit public en Allemagne ne saurait accepter en l’état présent. Il s’étendit sur la convention, en triomphateur, ne s’attachant ni à amoindrir ses résultats, ni à dissimuler ses espérances prochaines : elle n’est qu’un premier pas dans la voie qui conduira la Prusse, non seulement à l’annexion complète des Duchés, mais enfin à l’accomplissement de ses projets d’hégémonie ; il ne permettra pas que Kiel devienne un port fédéral. Il se plut à étaler sa tactique : il avait par calcul introduit des dispositions ambiguës sur les postes et les télégraphes ; il avait évité de faire décider lequel des deux co-contractans serait admis à exercer le droit de recruter et de former un corps d’année, de convoquer les États ; il s’était ménagé ainsi le moyen de soulever une nouvelle querelle et de compléter sa conquête, dès que les circonstances générales en fourniraient l’occasion. Provisoirement, il allait s’occuper de modifier le régime intérieur des Duchés : « par exemple, les habitans des villes étaient exemptés du service militaire et de l’impôt dont tout le poids retombait sur les campagnes ; il allait les y soumettre. Il gagnerait ainsi les sympathies du plus grand nombre et renverserait les derniers obstacles à l’annexion. » Il s’attacha surtout à nous bien faire savoir que sa confia, ri ce était entière : « Il ne redoutait ni les associations libérales, ni les attaques de la presse, ni l’opposition parlementaire, ni les mécontentemens apparens de l’opinion publique. Les forces de la Confédération sont purement négatives ; ce sont des zéros placés avant l’unité. » Les manœuvres des États secondaires ne l’inquiétaient pas davantage. Le temps est passé où ils avaient une politique vraiment personnelle et indépendante. « En dehors des représentations solennelles et vaines, qu’ils sont tenus de donner à Francfort, il n’y a dans leur attitude rien qui indique une opposition efficace et sérieuse à la Prusse. Les offenser publiquement le moins possible, leur épargner l’obligation de se mettre trop souvent en scène, à Francfort, tel est le moyen d’en avoir facilement raison ; (ils sont comme ces chiens qui, laissés en liberté, sont doux et inoffensifs : attachés à leur niché, près de la maison de leur maître et mis pour ainsi dire en faction officielle, ils aboient au contraire d’une manière furieuse[5]. »
La connaissance de l’existence officielle de la circulaire de Drouyn de Lhuys, qu’il acquit au lendemain de ses effusions, le surprit d’abord et le troubla, car il était convaincu que les explications transmises par Goltz avaient préparé le gouvernement français à l’acte de Gastein. Il craignit un recul de l’Empereur le plaçant dans une situation fausse, vis-à-vis de son Roi, si difficile à convertir à l’alliance française et à l’hostilité contre l’Autriche !
En effet, le Roi fut douloureusement affecté de cette circulaire : il la considéra comme une manière d’outrage, et prescrivit à Bismarck de renoncer au voyage à Biarritz qu’il avait déjà annoncé.
Pendant que l’on était dans ces contrariétés à Berlin, le mécontentement de l’Empereur s’était dissipé : il avait acquis la certitude qu’aucune alliance n’était conclue contre lui, ni aucune garantie accordée à l’Autriche contre l’Italie. — « Comment voulez-vous, s’était écrié Mensdorff, que nous demandions à la Prusse de nous garantir ou de nous faire garantir nos possessions non allemandes ? M. de Bismarck en prendrait l’engagement que nous savons qu’il ne le tiendrait pas[6]. » — « Jamais, disait Bismarck à son tour avec une énergie et une hauteur ironiques, jamais, tant que je serai au pouvoir, je ne contracterai des engagemens de ce genre[7]. » À l’appui de ses affirmations, il donna lecture à Lefebvre de Béhaine des instructions dont Goltz n’avait pas fait usage et l’autorisa à en transmettre l’analyse à Paris.
Aussitôt les relations intimes avec Goltz avaient été non seulement reprises, mais resserrées. On le conviait à Biarritz[8], en compagnie de l’attaché Radowitz, et on l’admettait dans les réunions les plus étroites. Il s’y montra « brûlant, a dit un des familiers de la maison, Mérimée, des mêmes ridicules feux. » Ridicules, non pas ! même s’ils n’eussent pas été sincères, car ces ridicules feux l’aidaient fort à s’insinuer, à pressentir, à s’informer. De là il mandait à Bismarck qu’il pouvait reprendre son projet de voyage et venir en toute confiance : la première mauvaise impression était complètement effacée.
L’Empereur ne se contenta pas de faire baisser le ton très élevé des journaux officieux. Il voulut que Drouyn de Lhuys envoyât à Berlin un témoignage direct de son apaisement d’esprit et lui fit télégraphier à Lefebvre de Béhaine : « J’ai quelque peine, je l’avoue, à m’expliquer l’émotion et l’espèce de surprise qu’aurait causées à Berlin ma dépêche du 29 août ; cette dépêche n’est, en effet, que le résumé de toutes nos déclarations antérieures. Nous ayons toujours réservé noire assentiment au mode de solution qui tiendrait compte des vœux et de la nationalité des populations. Or, la convention de Gastein ne présente évidemment pas ce caractère, et nous ne pouvions laisser ignorer à nos agens diplomatiques l’impression que nous avons dû eu ressentir ; au surplus, j’ai lu avec satisfaction, dans vos lettres, que M. de Bismarck insiste sur la nature provisoire des arrangerons dont il s’agit. Il est permis d’espérer que nous trouverons, dans le règlement définitif, des raisons pour exprimer notre adhésion complète aux vues de la Prusse, ainsi qu’une occasion de resserrer encore les liens qui nous unissent à cette puissance (23 septembre 1865)[9]. »
Lefebvre de Béhaine vint immédiatement lire ce télégramme à Bismarck qui parut en éprouver un grand soulagement. Il devait rencontrer, le soir, le Roi à l’Opéra. Il demanda à Béhaine de lui confier le message télégraphique « pour le mettre, au plus tôt, sous les yeux de Sa Majesté. » À onze heures du soir, il le fit prier de passer chez lui, et lui annonça que cette communication avait produit l’effet le plus salutaire et qu’il reprenait son projet de voyage à Biarritz[10].
Bismarck n’allait pas à Biarritz pour s’entendre répéter ce que Goltz lui avait maintes fois transmis sur la neutralité bienveillante de l’Empereur, sur ses sympathies envers la Prusse ; pas davantage pour apprendre ce qu’il savait à satiété : que, par l’Italie, il y avait un moyen sûr de lier la France à son action. Il voulait pénétrer le mystère du « que veut donc l’Empereur ? » Avant son départ de Berlin[11], Lefebvre de Béhaine, qui lui inspirait, comme à tous, estime et sympathie, l’ayant pressenti sur les combinaisons qui pourraient intervenir entre la France et la Prusse dans certaines éventualités, il s’était prêté avec aisance et bonne grâce à satisfaire sa curiosité. Après avoir eu soin de lui dire que leur conversation allait, dès lors, prendre un caractère exclusivement académique, il lui accorda que, s’il risquait une crise pour obtenir les agrandissemens de territoire qu’il ambitionnait pour son pays, la France ne saurait se renfermer dans une neutralité absolue sans compromettre le rang qu’elle entendait conserver ; il reconnut que la plupart des périls que l’Empereur avait voulu conjurer en 1863, en proposant un Congrès de souverains, subsistaient tout entiers. La défaite de l’insurrection polonaise, les succès des armées austro-prussiennes en Sleswig-Holstein étaient sans doute des faits considérables, mais il n’était pas douteux, et cela par la volonté calculée de la Prusse, qu’il restait une question allemande très compliquée. Les intérêts Scandinaves s’agitaient ; rien de stable n’était encore édifié dans les Principautés unies ; partout ailleurs qu’à Vienne, il était évident qu’il y avait une question brûlante à régler tôt ou tard sur les bords du Mincio. Il n’était donc pas plus possible de se faire illusion sur la gravité d’un pareil étal de choses que prudent à la Prusse de s’imaginer que seule en Europe elle réussirait à se transformer et à modifier les conditions de son existence. Ces prémisses posées, il ouvrit un atlas placé ; sur sa table, et traça avec un crayon la ligne dont la Prusse se contenterait comme frontière dans le Sleswig. Cette ligne partirait un peu au-dessus d’Apenrad à l’Est, remonterait en courbe arrondie vers le Nord et s’infléchirait à l’Ouest vis-à-vis à peu près de la petite île de Romoe. « Dans cette mesure, continua-t-il, il nous serait facile de satisfaire aux sollicitudes qu’inspirent à la France les populations danoises. Maîtres de Duppel, de l’île d’Als, d’un côté, de l’île de Sylt, de l’autre, nous serions en position non seulement de défendre les nouvelles frontières de l’Allemagne, mais encore de dominer, selon nos convenances exclusives, les parages maritimes à la défense desquels nous nous demandons en ce moment si les grands établissemens projetés à Kiel sont bien appropriés. » Continuant à feuilleter son atlas, après avoir jeté un coup d’œil rapide sur la Valachie, vers laquelle l’Autriche devrait se laisser entraîner à vau-l’eau, par le courant du Danube, il examina avec un soin particulier la configuration de la péninsule italienne : la ligne de l’Isonzo serait une bonne frontière pour l’Italie rentrée en possession de Venise, mais il faudrait, pour l’obtenir, entamer le territoire fédéral germanique et risquer de voir une partie de l’Allemagne se compromettre à la remorque de l’Autriche ; la ligne du Tagliamento, ou même celle de la Piave, vaudraient donc mieux, à la condition pourtant qu’aucun point du quadrilatère ne resterait au pouvoir de l’Autriche. Telles étaient quelques-unes des combinaisons dont la France et la Prusse pourraient, le cas échéant, poursuivre l’accomplissement. Le cabinet de Berlin, cependant, s’exposerait, en procédant ainsi, à mécontenter la Russie, toujours soucieuse de ses intérêts sur le Danube ; il fallait donc que l’amitié de la France reposât sur des bases solides et que le gouvernement de l’Empereur, « auquel la Prusse reconnaîtrait le droit de s’étendre éventuellement, partout où on parle français dans le monde, consentit à garantir, par un bon vouloir constant, la Prusse contre les dangers, dont elle serait menacée d’un autre côté. »
Drouyn de Lhuys ne laissa pas tomber cette importante confidence. Il y répondit textuellement : « Avant de quitter Berlin pour se rendre en France, M. de Bismarck a bien voulu vous faire part des vues que la situation générale lui suggère sur nos rapports avec la Prusse, et il est entré avec vous à ce sujet dans des développemens que vous m’avez transmis. J’ai trouvé, dans les idées exposées par M. le président du Conseil, un témoignage de confiance dont j’apprécie toute la valeur et auquel je suis très sensible. Mais vous avez bien compris que vous n’aviez point d’opinion à exprimer sur des combinaisons purement éventuelles et dont le caractère demeure entièrement hypothétique. »
Bismarck nous avait dit, à propos de la rétrocession au Danemark des Danois du Sleswig : « Je ne demande pas mieux, mais, n’étant pas Dieu le père, je suis obligé d’attendre l’heure de la marée. » À la veille de son départ pour Biarritz il fut fort contrarié par un incident qui dévoilait trop tôt ses intentions réelles.
Le commandement du Sleswig avait été confié au général Manteuffel, chef du cabinet militaire du Roi. C’était une figure fort originale que celle de ce général. Espèce de chevalier-moine, il unissait à ses fonctions militaires celles de chanoine prébendier de Mersebourg (Westphalie). Ses idées politiques n’étaient guère compliquées : opposer la croisade des rois à la croisade des peuples ; les souverains devaient s’entendre pour renverser le même jour d’un vigoureux coup de pied leurs ridicules constitutions et chasser leurs Chambres insolentes ; il n’y avait qu’un seul moyen pratique, la guerre, et la guerre chez les autres. « On part à la tête de son armée et on va prendre chez ses voisins ce qu’il faut à son armée et à son pays. Cela s’est fait de tout temps, et c’est le seul moyen de ramener en Allemagne l’ordre et le repos. » Il vivait dans une retraite presque impénétrable, ce qui augmentait son prestige sur le Moi, dont il était le conseiller irresponsable, presque toujours écouté. Roon avait fini par s’impatienter de la lu telle qu’il prétendait exercer sur lui. Manteuffel le sentit et demanda lui-même un commandement dans le Sleswig, que le Roi, habitué à lui, eut grande peine à lui accorder.
En prenant possession de son commandement, il notifia dans un discours aux employés sleswigeois, que l’heure de la marée attendue par Bismarck n’arriverait jamais. « Quiconque nourrit la pensée d’une cession de territoire commet une offense envers le Sleswig-Holstein, et sera, en quelque sorte, coupable de trahison envers ce pays. Les soldats de mon Roi ont pris Düppel et Als au prix de leur sang. Ils y construisent, aujourd’hui, avec leurs bras, des ouvrages de fortification qui leur permettront de défendre le pays jusqu’aux confins de la Königsau. Pour moi, je couvre de mon corps chaque espace de terre de sept pieds, avant de souffrir qu’il soit cédé. Le second point sur lequel il importe d’appeler votre attention concerne la population mixte des districts du Nord : les habitans de nationalité allemande et danoise sont dans des positions hostiles les uns envers les autres. Je viens d’un pays où Albert l’Ours a fait prendre racine à l’élément germanique, et d’où l’Aigle a pris son vol pour le porter jusqu’au bord de la mer. C’est dans ce cercle que tournent sans cesse mes pensées. Mais l’Etat de Brandebourg n’aurait jamais atteint au degré de grandeur et de puissance où nous le voyons aujourd’hui, s’il n’avait pratiqué la justice envers ceux qui différent de foi et de langue. C’est donc la justice que les Allemands et les Danois doivent pratiquer les uns envers les autres. Entre les deux races, ce sera une lutte d’intelligence et de civilisation. Et celle qui l’aura emporté sur l’autre se montrera tolérante envers sa rivale. Il n’existe pas d’antagonisme sérieux entre elles, car elles trouvent leur point de contact mutuel dans la patrie commune, le Sleswig-Holstein (25 septembre). »
Sur ce discours indiscret, Bismarck dit à Lefebvre de Béhaine : « Je regrette de le dire, le langage que mon pauvre ami se croit obligé de tenir au public est aussi bote que superflu. Le Roi lui a écrit de moins parler, et de ne pas préjuger ses intentions sur une question comme celle de la restitution éventuelle du Nord du Sleswig, — question sur laquelle nous sommes prêts à profiter de la première occasion de discuter avec le gouvernement français. » Il se montrait désolé d’avoir à se séparer d’un homme qui lui avait toujours inspiré un sincère attachement, et qui lui avait prêté souvent un concours très utile pour triompher des tergiversations du Roi, « jusqu’au moment où Sa Majesté arrivait à prendre des résolutions qui alors devenaient inébranlables et se poursuivaient avec un courage léger et facile. » — « M. de Manteuffel est-il ennemi de la France ? demanda Béhaine. — Nullement. Le général est un conservateur irréductible à l’intérieur ; mais, dès qu’il s’agit de la politique extérieure, il a une liberté d’esprit qui contraste singulièrement avec ses passions de carliste. Et la perspective des agrandissemens de son pays, l’ambition qu’il a d’y concourir, passent avant tout. Le jour où une alliance deviendrait possible avec la France, il n’hésiterait pas à sacrifier l’intérêt des relations étroites qu’il entretient, depuis des années, avec la cour de Russie, avec l’archiduchesse Sophie, la Reine douairière de Prusse, et le parti de la Croix, dont il est actuellement un des chefs. Mais c’est un chef très différent de ceux qui subordonnent, à leur culte pour la gloire immaculée de la doctrine, les inspirations de leur patriotisme : celles-ci dominent tout à ses yeux. Et, pour faciliter à la Prusse l’acquisition d’une nouvelle province, il ne reculerait devant rien. Il serait prêt à commettre des crimes politiques[12]. »
Manteuffel, de son côté, accusait Bismarck de manquer d’énergie, de trop tergiverser. Un dissentiment entre gens qui voulaient la même chose ne pouvait durer. Ils se rencontrèrent à Hambourg, s’expliquèrent ; Manteuffel comprit qu’un peu de prudence était de mise, et il retint sa langue.
Sur un autre point, d’ailleurs, les impétuosités du général furent tout à fait du goût de son associé. Le prince d’Augustenbourg profita d’une absence momentanée du gouverneur du Sleswig, qui était allé à Mersebourg, remplir ses devoirs de chanoine prébendier, pour se rendre à Bordy et Erkernerfförnde ; il avait été reçu avec de grandes marques d’enthousiasme. Manteuffel avertit le prétendant que, s’il se permettait une récidive et reparaissait, sans la permission du Roi, sur le territoire sleswigeois, il serait arrêté et subirait les conséquences de ses manœuvres usurpatrices.
À sa traversée de Paris, Bismarck[13] visita Boulier et Drouyn de Lhuys. Boulier et son parti, par cela que Drouyn de Khuys penchait vers l’Autriche, favorisaient la Prusse. D’ailleurs, tout partisan de l’Italie (et le ministre d’État en était alors un des plus prononcés) était prussien, depuis que les intérêts de la Prusse et ceux de l’Italie tendaient à s’identifier. Il reçut donc Bismarck de son mieux et se montra très favorable à ses desseins. Drouyn de Lhuys ne fut qu’aimable, et il ne lui parla pas plus que ne l’avait fait Béhaine de la concession des territoires de langue française[14].
Quel serait l’accueil du maître, abandonné à ses réflexions sur la plage de l’Océan ? Cet accueil ne fut ni désobligeant, ni d’un empressement extraordinaire, mais simplement cordial et distingué de la part de l’Empereur, gracieux sans rien plus de la part de l’Impératrice, qui n’éprouvait pas pour Bismarck l’attrait que lui avait inspiré Cavour.
Que de récits fantaisistes n’a-t-on pas faits de cette entrevue de Biarritz ! Ainsi on a représenté l’empereur Napoléon se promenant lentement au bras de Prosper Mérimée ; le président du Conseil de Prusse suivant à distance respectueuse, pérorant, gesticulant et ne recevant d’ordinaire pour toute réponse qu’un regard terne et légèrement incrédule. De temps en temps, Napoléon III faisait sentir à l’auteur de Colomba, par une furtive pression au bras, combien il trouvait plaisant ce diplomate à l’imagination fertile qui dépeçait si lestement l’Europe : « Il est fou ! » aurait-il chuchoté à l’oreille de son compagnon de promenade. Il ne serait pas nécessaire d’avoir recours aux témoignages pour détruire cette invention impertinente d’un procédé que l’Empereur n’a jamais eu envers personne. Mais Mérimée l’a démenti lui-même. Voici tout ce qu’il écrit à son ami Panizzi : « Il y a eu entre l’Empereur et M. de Bismarck une grande conversation, mais dont ni l’un ni l’autre ne m’ont rien dit. Mon impression a été qu’il avait été poliment, mais assez froidement reçu. Il m’a paru un homme comme il faut, plus spirituel qu’il n’appartient à un Allemand, quelque chose comme un Humboldt diplomatique[15]. »
On ne se risque pas beaucoup en supposant que, dans leurs conversations, l’Empereur et son hôte se sont entretenus des Duchés, de l’Autriche, de la Confédération, de l’Italie et de Venise ; qu’ils se sont répété les assurances si souvent échangées par leurs agens : Bismarck, sur son désir de s’entendre avec la France et de donner, s’il le pouvait, satisfaction à son principe des nationalités ; Napoléon III, sur ses sympathies pour la Prusse, et sa résolution de lui laisser prendre les Duchés, sans exiger aucune compensation territoriale.
Mais, sur le mystère que Bismarck est venu éclaircir, que se sont-ils dit ? L’Empereur m’a raconté que ni d’un côté ni de l’autre il n’y eut engagement, promesse ou quoi que ce soit qui s’en rapprochât, pas même d’explication : « Il parla beaucoup, m’a-t-il dit, mais en des termes généraux et vagues ; je n’ai pu démêler au juste ce qu’il voulait, et il ne me fit aucune proposition formelle. De mon côté, je ne lui exprimai aucun désir personnel quelconque. » L’Empereur a répété la même affirmation à Duruy et à Randon[16]. . Bismarck a confirmé la version de l’Empereur dans une conversation avec Persigny, lors de l’Exposition de 1867. Il lui dit : « Je me sentais capable des plus audacieuses résolutions, et j’étais désireux de m’entendre sur toutes choses avec l’Empereur. Mais l’attitude de ce prince avait paralysé mes dispositions et étouffé mes aspirations vers une politique franco-germanique. » Et comme Persigny s’étonnait de ces paroles, et qu’il lui demandait si, en effet, il n’y avait pas eu à Biarritz des engagemens contractés de part et d’autre, ainsi que toute l’Europe l’avait cru, il l’assura qu’il n’y en avait eu d’aucune espèce ; que, bien loin de là, il avait vainement essayé de deviner la pensée de l’Empereur et de pénétrer dans son for intérieur, pour y chercher les élémens d’une entente entre les deux gouvernemens ; il en avait toujours été éconduit par le ton d’une conversation vague ou indécise dont il lui avait été impossible de percer le mystère. La seule allusion faite par l’Empereur à des combinaisons politiques avait été relative aux frontières du Rhin, mais pour ajouter aussitôt que celles-ci, désirées par la France, étaient si énergiquement refusées par l’Allemagne et seraient d’ailleurs si difficiles à gouverner par des Français, qu’il était impossible d’y songer sérieusement. Il avait affecté un désintéressement complet[17]. »
Il est donc constant qu’à Biarritz, non seulement rien n’a été conclu sur les éventualités imminentes, mais qu’on s’en est à peine entretenu. Qu’au premier moment d’une conversation sur un sujet d’une telle importance, on éprouve quelque embarras à en venir au vif des difficultés, c’est naturel ; mais on ne comprendrait pas qu’un esprit aussi résolu et en même temps aussi souple que Bismarck, avec les facilités d’un séjour à la campagne, n’eût pas réussi à amener des explications catégoriques, si la nature des circonstances n’expliquait cette surprenante impossibilité ; et cette impossibilité elle-même caractérise la situation des personnages et des peuples en présence.
À Plombières, on causa et on s’entendit, parce que chacun des interlocuteurs avait quelque chose de précis à demander et quelque chose de non moins précis à offrir. À Biarritz, on ne put pas même causer, parce que, si l’un des interlocuteurs avait à demander, il n’avait rien à offrir. Bismarck ne sollicitait pas, comme Cavour, l’appui matériel de la France : sauf en des circonstances extrêmes, il l’eût plutôt décliné, dans la crainte de blesser le patriotisme allemand par un appel à l’ennemi héréditaire ; il recherchait uniquement la certitude de sa neutralité, afin d’être libre, au moment décisif, de dégarnir les provinces rhénanes et de porter tout son effort en Bohême, car, quelque confiance que le Roi et Bismarck eussent dans leur belle année, ils n’avaient pas la présomption de la supposer de taille à tenir tête à la fois aux trois armées de l’Autriche, de la Confédération et de la France. Si, pendant qu’ils s’avançaient en Bohême, Napoléon III marchait sur le Rhin, ils seraient obligés de s’arrêter, de rétrograder pour couvrir, peut-être sans succès, Berlin, au lieu d’avoir la chance de menacer Vienne. En retour du service que leur rendait l’Empereur en ne les exposant pas à ce péril, que pouvait offrir Bismarck ? Il ne possédait pas de provinces françaises, telles que Nice et la Savoie, dont il pût nous promettre la cession. Ce qui était dans ses mains était allemand et voulait rester allemand. Pouvait-il inaugurer une unification dite nationale par une mutilation du territoire national ? Il a fallu une affligeante ignorance des sentimens du peuple allemand et des nécessités invincibles qu’ils imposaient au Roi et à ses ministres pour avoir cru un instant que Bismarck consentirait à céder un seul village, en Bavière ou ailleurs, même pour une imperceptible rectification de frontière. L’eût-il voulu, il ne l’aurait pas pu. Jamais on n’eût obtenu des populations abandonnées ce vote favorable auquel Napoléon III était obligé de subordonner toute annexion, grande ou petite.
Il ne pouvait proposer à l’Empereur de porter une main sacrilège sur les parties françaises de la Suisse, l’asile de son exil et de ses jeunes années. Une entente pour l’annexion de la Belgique était la seule combinaison qu’il pût offrir. Le projet était ancien. La Russie l’avait formé à la fin de la Restauration, et depuis quelque temps, en Europe, on en était en souci. « Qu’y aurait-il de plus facile, écrivait, dès le 6 octobre 1861, le prince Albert à lord Clarendon, pour la Prusse que de s’entendre avec la France pour la conquête de tous les États secondaires de l’Allemagne, en reconnaissant à cette puissance le droit réciproque de s’annexer la Belgique ? Ce serait un tour de force qui dépasserait ceux de Cavour, car ce serait payer un service rendu de la poche d’autrui, au lieu de le payer de la sienne. L’Angleterre aurait à se battre seule pour la Belgique. »
Bismarck a-t-il conçu ce projet et était-il venu à Biarritz avec l’intention de dire à l’Empereur : — Partage à deux, soyons brigands de compagnie, vous dans les Pays-Bas, et moi en Allemagne ? — Dans tous les cas, il n’a pas manifesté son intention. Il est assez délicat d’offrir le bien d’autrui à qui ne vous le demande pas. Il faut y être au moins encouragé. Et l’Empereur ne l’encouragea pas. Il connaissait les mauvaises dispositions constantes de Léopold à son égard ; il était mécontent de l’immunité que son gouvernement assurait à ses ennemis et à ses calomniateurs les plus acharnés ; mais il eût considéré comme un acte de brigandage digne d’exécration de fondre sur un petit peuple content de sa destinée. La Belgique n’en était plus aux désarrois de 1830. Sa vie propre s’était constituée, elle jouissait d’institutions libres, et elle n’avait aucun désir de venir incliner son cou sous le pouvoir personnel, les candidatures officielles et les avertissemens. Non seulement elle n’eût pas souscrit par ses votes à une annexion ; elle y eût résisté par les armes ; il eût fallu entreprendre contre elle une guerre de conquête, dans laquelle elle aurait eu certainement l’Angleterre à ses côtés, surtout alors que la mort de son premier roi Léopold venait de raviver l’unanimité du sentiment national autour du jeune héritier.
Il ne fut donc pas plus question de la Belgique que des provinces rhénanes et que des pays quelconques où l’on parlait français. Bismarck eut beau s’ingénier, il n’obtint que des complimens et des paroles vagues. Il ne fut pas plus heureux quand, repassant par Paris, il revit l’Empereur, qui avait quitté Biarritz avant lui. — « Pour s’entendre sur l’avenir des relations de la Prusse et de la France, lui dit Napoléon III, il n’est pas indispensable de précipiter les événemens ; il faut les attendre ; alors nous y conformerons nos résolutions. » Le Roi pouvait lui écrire confidentiellement aussitôt que les circonstances paraîtraient exiger une entente plus étroite et plus spéciale ; il serait alors facile d’arriver à cette entente.
Le récit que fait Sybel de ces conversations est inexact. Ainsi, quand on a pratiqué l’Empereur et connu son calme, d’autant plus imperturbable qu’il était intérieurement plus agité, on ne le voit pas dans la pose mélodramatique que lui donne Sybel, demandant avec solennité et accueillant avec émotion une réponse sur la garantie de la Vénétie. Cette solennité et cette émotion eussent été hors de saison : l’Empereur avait appris de tous les côtés, d’une manière absolument sûre, que la Prusse n’avait pas garanti la Vénétie à l’Autriche, et c’est pourquoi il avait adouci la circulaire contre la convention de Gastein. Il est parfaitement impossible aussi qu’après avoir assuré qu’il ne se proposait de soulever aucun projet de nature à troubler la paix européenne, il ait ajouté : « que M. Lefebvre de Béhaine, dont il avait reçu les lettres sur ses entretiens avec Bismarck, était allé dans ses ouvertures plus loin que ne le comportaient ses instructions. » Béhaine n’avait fait aucune ouverture, et tout au plus aurait-on pu lui reprocher de s’être permis une interrogation indiscrète, reproche injuste, car le devoir du diplomate est toujours de s’enquérir, d’autant plus que l’investigation n’avait pas paru indiscrète à Bismarck, qui l’avait aimablement accueillie.
Le récit de Sybel eût-il été rédigé sur un rapport de Bismarck, mes rectifications ne subsisteraient pas moins, car, nous l’avons déjà constaté et nous le constaterons souvent encore, Bismarck est un narrateur suspect. Il se souvient mal : quand les faits sont réels, il les exagère et leur donne une couleur qu’ils n’ont pas eue ; il raconte l’histoire dont il a été le témoin ou l’acteur à la façon de Thiers, sans véracité.
Bismarck s’épancha encore moins avec Drouyn de Lhuys sur ses projets futurs ; il ne lui fit et n’en reçut aucune confidence ; des deux côtés, on resta boulonné. Son échec à Biarritz, lui rendait d’autant plus indispensable l’alliance de l’Italie, qui seule peut-être obtiendrait, de la bienveillance de l’Empereur, les assurances qui ne lui avaient pas été accordées. Il avait abandonné le traité de commerce prusso-italien après l’avoir provoqué ; il engagea Nigra à presser son gouvernement de le reprendre et de concéder au Zollverein le traitement de la nation la plus favorisée : cela lui rendrait propices les populations allemandes et faciliterait la reconnaissance du nouveau royaume par les États moyens. Il lui fit entendre que la guerre avec l’Autriche était inévitable ; il avait la confiance que la France n’y serait pas hostile et, pour exprimer combien la coopération de l’Italie pourrait y contribuer, il s’écria : « Si l’Italie n’était pas, il faudrait l’inventer ! »
Quoique se disant satisfait, Bismarck repartit désappointé de n’avoir appris que ce qu’il savait déjà, et roulant plus que jamais dans son esprit l’insoluble question : « Mais que veut donc l’Empereur ? »
Ce que voulait l’Empereur, ce qu’il a constamment voulu, du commencement à la fin de cette affaire, était d’une grande simplicité. Il croyait l’expédition mexicaine réglée par l’intronisation de Maximilien, celle de Rome définitivement close par la convention du 15 septembre ; il ne pouvait plus être question de la Pologne, ni du Danemark ; il avait pris son parti de l’appréhension des Duchés par la Prusse ; il ne se considérait plus comme obligé, pour terminer son œuvre internationale, qu’à une dernière lâche, la libération de la Vénétie.
S’il l’avait oubliée, les Italiens la lui eussent rappelée. Ils ne le laissaient pas respirer. Devant le palais de Fontainebleau, sur le grand étang, étaient diverses sortes d’embarcations. Nigra y fit arriver une gondole et, lui prêtant une voix, il chantait à l’Impératrice de petits vers attendris :
- Donna, se a caso il placido
- Tuo lago, a quando a quando,
- Teco verra solcando
- Il muto Imperator,
- Digli che, in riva all’ Adria,
- Povera, ignuda, esangue,
- Geme Venezia e langue,
- Ma vive — e aspetta ancora…[18].
Le muet Empereur n’avait pas à être réveillé par la plainte de la gondole : il ne cessait de songer à la libération de Venise. Après l’échec du Congrès, modifiant son idée première d’une vente en cette d’un échange contre les Principautés danubiennes, il avait autorisé l’ancien ministre Pasolini à aller solliciter, à Londres, le concours des ministres anglais. Russell se montra favorable. Palmerston, au contraire, jugea inopportun d’empêcher, par une proposition de ce genre, le rapprochement qui s’opérait avec l’Autriche dans les questions danoises. D’ailleurs la France et l’Angleterre, fussent-elles d’accord, se seraient heurtées à un refus invincible de l’empereur d’Autriche. « Le voulût-il, écrivait Ricasoli, son opinion publique ne lui permettrait pas politiquement d’abandonner Venise[19]. »
L’Empereur s’était convaincu qu’on n’obtiendrait rien de l’Autriche par des négociations amiables. Or, les forces italiennes ne suffisaient pas à une guerre heureuse, et lui-même était résolu à n’en plus entreprendre aucune. Il savait, au contraire, la Prusse impatiente de se mesurer avec l’Autriche : il y avait là une alliance tout indiquée pour sa protégée. Ce furent ses dernières paroles à Pasolini : « Tant que l’Autriche et la Prusse sont d’accord, il n’y a rien à faire. Mais leur accord ne durera pas. Elles viendront par nécessité à la guerre. Alors, ce sera le bon moment pour l’Italie[20]. » De même qu’il avait cherché autrefois une rupture entre la Russie et l’Angleterre afin de rendre possible la campagne de 1859, il poussait de son mieux à une guerre entre la Prusse et l’Autriche dans l’espérance de procurer à l’Italie le secours militaire dont elle avait besoin.
Lui-même escomptait un certain profit pour lui de cette guerre : non une acquisition territoriale, ni Mayence, ni Cologne, ni le Palatinat bavarois, pas même un territoire entre la Moselle et le Rhin ; son ambition était d’autre nature. On croyait généralement au succès de l’Autriche ; Thiers, le maréchal Niel, la plupart des généraux en Europe, y compris le négociateur italien, Govone, pensaient ainsi. Seuls La Marmora en Italie et quelques généraux en France avaient foi en la supériorité de l’armée prussienne. L’Empereur, sans être aussi affirmatif, la prisait beaucoup et estimait que la prépondérance de l’un ou de l’autre des combattans ne se prononcerait qu’après une lutte difficile, de laquelle ils sortiraient également affaiblis : il se réservait pour ce moment. Il interviendrait alors en médiateur pacifique ; il appellerait les belligérans et les puissances neutres à ce Congrès œcuménique après lequel il soupirait ; il y proposerait la confirmation des victoires des nationalités, en Italie et en Roumanie, essaierait d’obtenir l’organisation d’une Allemagne dans laquelle, entre la Prusse agrandie et l’Autriche indemnisée, se serait placée une Confédération des États moyens. À défaut de cet arrangement, il en imaginerait ou accepterait un autre que les circonstances auraient suggéré ; ce qui serait conservé du passé dans la nouvelle charte territoriale de l’Europe ne le serait qu’à une date nouvelle sous la signature d’un Napoléon. Il donnerait ainsi à la France, sans guerre et sans conquêtes, la revanche de Waterloo.
Contraint d’opter entre la Prusse et l’Autriche, il n’eût éprouvé aucune hésitation : l’alliance autrichienne, à cette époque encore, lui paraissait une rétrogradation ; il se rappelait les paroles de son oncle à Sainte-Hélène : « Mon assassinat à Schœnbrunn eût été moins funeste pour la France que ne l’a été mon union avec l’Autriche. » Au contraire, il avait la conviction très sincère « que la Prusse et la France étaient les deux puissances de l’Europe dont les intérêts s’accordaient le mieux, et que l’agrandissement de la Prusse ne nous serait pas une menace, parce qu’en s’affranchissant du servage de l’Autriche et de la Russie qui l’avaient faite notre ennemie, elle deviendrait une alliée précieuse. » Il avait recueilli cette politique, non seulement dans l’héritage de son père, mais dans celui de Napoléon Ier aussi : « On se demandera un jour, écrit Bignon, l’historiographe choisi par le grand Empereur, pourquoi, dans les six dernières années de son règne, Napoléon s’est montré sans pitié pour la Prusse : c’est que la Prusse aura été la puissance qui lui a fait le plus de mal en le forçant à la combattre et à la détruire, elle qu’il eût voulu étendre, fortifier, agrandir, pour assurer par son concours l’immobilité de la Russie et de l’Autriche. » Au fond du cœur, Napoléon III était toujours du côté de la Prusse, mais, si, en apparence, il n’avait pas tenu égale la balance d’une neutralité impartiale, la rupture d’où dépendait la réalisation de son plan ne se serait pas consommée, le rival sacrifié se serait soumis à une réconciliation même défavorable, et le « bon moment » ne serait venu ni pour l’Italie ni pour la France.
Voilà pourquoi, sans détourner son regard attentif des événemens, Napoléon III avait donné ses derniers soins à la Vie de César. Voilà pourquoi il éludait toute explication avec Bismarck et restait impénétrable à lui comme à Goltz et à Nigra. Voilà pourquoi il s’abstenait de tout préparatif militaire.
On a prétendu que cette immobilité militaire était obligée, que l’expédition du Mexique avait vidé nos arsenaux et nos coffres. Fable de l’ignorance ou de la mauvaise foi[21]. Au 31 décembre 1862, le corps expéditionnaire du Mexique comptait 28 000 hommes, 5 845 chevaux, 549 mulets, 8 pièces de douze de siège, 6 pièces de douze de réserve, 24 pièces de quatre de campagne, 12 pièces de montagne ; en tout, 48 bouches à feu. Les pièces d’artillerie étaient approvisionnées à 623 coups par pièce. L’infanterie avait à consommer 12 882 711 cartouches, l’équivalent à peu près de ce qu’elle eût consommé en exercices à feu en temps de paix.
Les dépenses totales de l’expédition ont été de 300 millions ; ce chiffre n’avait pas encore été atteint en 1865, et il fallait en déduire ce que le corps expéditionnaire eût coûté à entretenir en France, à raison d’un million par an pour mille hommes. Ainsi le riche trésor de la France aurait été épuisé par une dépense de 300 millions ! 48 bouches à feu auraient vidé des arsenaux dans lesquels il y avait 10 944 canons, 2 546 canons obusiers, 3 671 obusiers, 3 513 mortiers en bronze, sans compter près de 3 000 canons en fer, 1 800 000 fusils, et de la poudre pour faire la guerre pendant dix ans[22] ! L’absence de 28 000 hommes aurait anéanti une armée pouvant réunir par l’appel de la réserve, en un mois, 450 000 hommes, défalcation faite des armées d’Italie et d’Afrique, nombre qui, en quelques semaines, pouvait s’élever à 600 000 !
Notre infanterie, il est vrai, n’était pas armée du fusil à aiguille ; mais, vigilant et attentif à ce qui se passait en, Prusse, le maréchal Randon avait chargé un attaché militaire très intelligent, M. de Clermont-Tonnerre, de suivre l’armée prussienne en Danemark et de se rendre compte de l’action du nouveau fusil. Cette arme, quoique adoptée en Prusse depuis 1849, n’avait pas été introduite dans les autres armées, à cause de ses nombreuses imperfections : complication du mécanisme, lourdeur, obturation très incomplète du tonnerre, portée efficace très faible, 400 mètres seulement. Nos fusils tiraient moins vite, mais avaient une valeur balistique bien supérieure ; la carabine des chasseurs, par exemple, donnait un tir juste et meurtrier jusqu’à 800 ou 1 000 mètres. Des études se poursuivaient pour obtenir un fusil ayant les qualités balistiques des nôtres et celles de rapidité du fusil prussien ; elles n’étaient point terminées. Quoi qu’il en soit, malgré ses imperfections et ses lacunes, notre armée était un instrument redoutable de guerre et nul n’en était plus persuadé et ne le disait mieux à son gouvernement que l’attaché militaire prussien, le colonel de Loe, qui l’étudiait d’un œil perspicace.
L’Empereur ne s’abstint donc ni par impuissance, ni par indécision d’esprit ou torpeur de volonté, mais de propos délibéré, parce que le moindre déploiement militaire de sa part eût rapproché les adversaires et prévenu la guerre, qu’il souhaitait.
Il n’a été indécis que sur la nature et l’étendue des arrangemens matériels ou moraux compensatoires, la seule partie de son plan qui dépendit complètement de circonstances impossibles à prévoir et à calculer.
Dans ces compensations il ne comprenait pas l’agrandissement de notre frontière. Kératry, attaché à la personne du maréchal Bazaine au Mexique, avait été envoyé par son chef à Paris afin de demander son rappel en France pour être à portée de servir plus efficacement sur le Rhin. L’Empereur avait répondu[23] : « Dites au général qu’il a toute ma confiance, que ses services me sont indispensables là-bas ; ajoutez bien que, malgré toutes les excitations intéressées, je ne me battrai point sur le Rhin. »
Comment. Bismarck aurait-il pu pénétrer de tels desseins ? On ne devine que ce qu’on est capable de concevoir. Pouvait-il entrer dans l’esprit d’un ministre de proie, décidé à ne rien faire gratis et à prendre toujours et partout, qu’un souverain français, le successeur du vainqueur d’Iéna et du vaincu de Waterloo, occupant en Europe la première place, seconderait l’agrandissement d’une nation militaire rivale, de taille au moins à contre-balancer sa propre puissance, peut-être à la surpasser, et cela sans convoiter pour lui aucune compensation matérielle qui maintînt la parité des forces, uniquement pour avoir la satisfaction d’élever sur un autre de ses flancs une nouvelle nation qui ne tarderait pas à devenir également redoutable ? Pouvait-il supposer que, non content de travailler à la constitution de ces deux puissances, ce souverain augmenterait leur valeur respective en établissant entre elles une amitié d’origine, de telle sorte qu’elles n’en formassent qu’une seule au regard de la France ? Si on eût révélé à Bismarck une telle naïveté, il eût éclaté en sarcasmes incrédules, et il ne pouvait la supposer de l’Empereur, qu’il jugeait un souverain avisé et habile. Aussi Napoléon avait-il beau multiplier ses déclarations désintéressées, il n’y croyait pas ; il y voyait un piège : ne vouloir absolument rien lui paraissait trop peu ; il le soupçonnait de méditer comme lui de prendre quelque chose quelque part ; il le comparait à ce dompteur qui se retrouvait chaque soir en présence d’un Anglais impassible attendant le moment de le voir dévorer par ses lions. Et il ne cessait de rouler dans ses calculs l’obsédante question : Que veut donc l’Empereur ?
Désormais, dans l’histoire de l’Empereur, va intervenir un élément invisible, mais toujours agissant, et dont, pour être juste, il ne faut pas faire abstraction : la maladie.
De tout temps l’Empereur éprouva des douleurs superficielles de la peau, des cuisses particulièrement, amenées ou exaspérées par le froid, et il était sujet au flux hémorroïdal. Les symptômes douloureux, à partir de 1863, se reproduisirent plus fréquemment. « Anémie, goutte, rhumatismes, » dit-on. On l’envoya à Vichy. Le bien momentané qu’il parut en éprouver fut suivi de récidives et quelquefois d’aggravations. Pendant tout le commencement de l’année 1863, à tout instant il fut empêché d’assister au conseil des ministres. Au camp de Châlons, il ressentit, pendant une nuit, de si cruelles souffrances qu’au matin, il fit appeler le docteur Larrey. « Pourquoi Votre Majesté ne m’a-t-elle pas fait venir plus tôt ? dit Larrey. — Vous avez beaucoup à faire, mon bon Larrey, et je n’ai pas voulu jeter l’alarme. » Bon, en effet, était Larrey, et de plus un praticien très exercé. Quand l’Empereur lui eut décrit les symptômes de son mal, il fut convaincu, il me l’a maintes fois répété, que ces symptômes ne pouvaient s’expliquer que par l’existence d’une pierre dans la vessie. Sans effrayer l’Empereur de son diagnostic, il l’engagea seulement à se soumettre, dans le délai le plus rapproché, à une exploration par la sonde (cathétérisme). C’était d’autant plus urgent que, si l’existence d’un calcul eût été constatée, on eût renoncé à l’usage des eaux de Vichy, qui, agissant dans le sens du mal, grossissaient le calcul en opérant un travail de pétrification. L’Empereur s’y refusa, et fit promettre à Larrey de ne parler jusqu’à nouvel ordre de ses accidens à personne, et surtout à l’Impératrice. Obéissant, Larrey resta muet. Les crises se renouvelèrent : « Rhumatisme, goutte, » recommença-t-on à dire, et les cures à Vichy de continuer[24]. La véritable maladie n’étant pas reconnue, et s’aggravant par le traitement employé contre la maladie imaginaire, l’Empereur continua à être miné sourdement. Sa volonté mollit et, aux momens de crise, disparut au point de le mettre à la discrétion de ses conseillers. D’après Michelet, il y a eu deux Louis XIV : celui d’avant et celui d’après la fistule. Il y a eu aussi deux Napoléon III : celui d’avant et celui d’après la pierre. La seconde période commence définitivement en cette année 1805. De plus en plus, ce qui était prudence devient incertitude ; ce qui était réflexion, tâtonnement ; l’audace s’arrête aux velléités ; il conduisait ses ministres : il va être remorqué par eux. Et cela, au moment où la mort venait de lui ravir Morny, le seul homme qui pût suppléer à sa volonté défaillante, au milieu de complications chaque jour grossissantes, exigeant plus que jamais la promptitude du coup d’œil et la fermeté de la résolution.
EMILE OLLIVIER.
- ↑ Si ce n’est en ce qui concerne les districts danois du nord du Sleswig.
- ↑ Bismarck à Goltz, 20 février. Sybel, IV, 73.
- ↑ Benedetti à Drouyn de Lhuys, 21 avril 1865.
- ↑ Il y était rentré le 7 septembre.
- ↑ Lefebvre de Béhaine à Drouyn du Lhuys (du 9 au 12 septembre 1865).
- ↑ Mosbourg à Drouyn de Lhuys (5 septembre 1865.
- ↑ Lefebvre de Béhaine à Drouyn de Lhuys (2 septembre 1865.
- ↑ L’Empereur s’y était rendu le 7 septembre 1865.
- ↑ C’est ce télégramme que Sybel a converti en une nouvelle circulaire destinée à effacer celle du 29 août.
- ↑ Lefebvre de Béhaine à Drouyn de Lhuys (25 septembre 1865).
- ↑ Il en partit le 30 septembre 1865.
- ↑ Lefebvre de Béhaine à Drouyn de Lhuys (29 septembre 1865).
- ↑ Il était parti de Berlin, le 30 septembre.
- ↑ La réponse au rapport de Lefebvre de Béhaine en est une preuve matérielle.
- ↑ Lettres à Panizzi, 13 octobre 1865.
- ↑ Notes et Souvenirs, t. II. p. 120. « Un jour, le prince me permit de lui demander si, à Biarritz, Bismarck lui avait fait véritablement cette ouverture (sur la Belgique). Il me répondit que « le comte s’était tenu dans les termes vagues d’une conversation d’où il n’y a rien à tirer. » — Le maréchal Randon, un autre ministre, dit de même : « Ni l’Empereur, ni le comte n’avaient voulu s’engager à fond, et le ministre du roi Guillaume était reparti, n’ayant rien promis et n’ayant rien obtenu. » (Mémoires, t. II. p. 129.)
- ↑ Mémoires, p. 376.
- ↑ « Dame, si parfois ton lac tranquille — berce avec toi — le muet Empereur, — dis-lui que, sur la rive adriatique, — pauvre, nue, exsangue, — gémit et languit Venise, — mais qu’elle vit et attend encore. »
- ↑ De Francfort (3 septembre 1863).
- ↑ 22 janvier 1864, Pasolini, Mémoires, p. 412.
- ↑ Ce ne sont pas seulement les ennemis de l’Empire qui ont accrédité cette légende de mensonge. Je lis dans les Mémoires de Persigny, p. 351 : « Les ministres avaient dissimulé à la Chambre les dépenses du Mexique, en les couvrant par des viremens de crédits dans le budget de la guerre. Ils avaient épuisé et vidé nos arsenaux sans oser demander aux Chambres les moyens d’y suppléer… ils avaient réussi à désarmer complètement le pays ! »
- ↑ Compte général du matériel de la guerre pour 1866, approuvé par la Cour des Comptes et par les Chambres. — Mémoires du maréchal Randon, t. Il, p. 219 et suivans. — On n’a jamais opposé à ces documens incontestables que des dénégations sans autorité ou sans preuve, ou des bavardages plus ou moins bien rapportés et suspects d’officiers frondeurs, comme dans tous les temps il y en a eu beaucoup trop dans notre armée, tranchant à tort et à travers sur ce qu’ils ignorent.
- ↑ Figaro du 24 janvier 1894.
- ↑ Carnets du maréchal Vaillant. — 7 janvier 1865. — À neuf heures et demie, conseil des ministres ; il se termine à dix heures trois quarts. L’Empereur est très souffrant de ses rhumatismes ; et 8 janvier, messe aux Tuileries : l’Empereur est souffrant et n’y assiste pas ; 21 janvier, l’Empereur souffre de ses douleurs.
6 mars. — L’Empereur va au spectacle, mais ne peut pas y rester ; il est souffrant.
7 mars. — Concert aux Tuileries : l’Empereur souffrant, retenu par ses douleurs, n’y vient pas.
8 mars. — Conseil des ministres, de neuf heures et demie à onze heures. Les mines sont longues. L’Empereur souffre de ses douleurs.
11 mars. — L’Empereur, incommodé, est dans un bain ; il ne préside pas le conseil des ministres.