Ollendorff (p. 170-189).

X

Au matin le facteur me remit une lettre de Geneviève, la seule qu’elle m’ait écrite. La voici devant moi. Sur un bout de papier arraché à une formule de télégramme, trois lignes bondissent, haletantes, perdant des syllabes en route, s’éclaboussant les unes sur les autres. C’est aussi lamentable qu’un cri de terreur. On devine l’entrée éperdue dans un bureau de poste, la main qui se crispe, le cerveau qui se dérobe, les épaules qui s’effarent sous la menace de la porte, la politesse obséquieuse envers les employés, tout le drame de la lettre furtive dans une ville de province. Et je lus :

« Venez, nous sommes trahis, il ne faut plus nous voir… à moins que demain… là-bas… vous m’attendrez… je suis folle. »

Ne plus nous voir ! Quel péril imaginaire avait pu lui dicter de tels mots ? Quand elle arriva, chancelante et pâle, je la sentis si découragée qu’un mouvement d’impatience m’échappa.

— Eh bien quoi ? qu’y a-t-il ?

— Une bonne que Philippe a renvoyée et qui l’a averti…

Elle suffoquait, j’avais du mal à la comprendre.

— Qui l’a averti…

— Que je ne dînais jamais lorsqu’il s’en allait à Bellefeuille.

— Tu as soutenu le contraire ?

— Oui, mais il n’a qu’à s’informer… et puis il ne te voyait pas non plus à Bellefeuille… et l’histoire de ta mère… cette dame que tu retrouvais justement le samedi…

— Puisque je la retrouvais aux environs de Bellefeuille, matériellement ce ne pouvait être toi.

— Non, mais y croit-il à cette fable ? tu t’absentais, voilà le plus clair.

— C’est tout cela, m’écriai-je exagérant ma sécurité, sois tranquille. Demain samedi, il va à l’usine… s’il a des soupçons et qu’il essaye de les éclaircir, je m’en charge.

Elle se cacha la figure entre ses mains.

— Et puis, tu ne sais pas… il a eu un accès de jalousie, oui, pour la première fois… et alors, Pascal, il a voulu me prendre de force.

Je me roulai à terre, je mordis les fauteuils, je cognai du front contre les meubles et je poussais des plaintes rauques. Et, me ruant sur elle, j’appliquai mes mains à sa bouche.

— Pas un mot… je te défends.. tais-toi.

Et la suppliant, les yeux dans les yeux :

— Parle tout de même… vite, raconte… je n’ai jamais eu le courage de te demander… j’arrivais à oublier. pourtant est-ce que… ? Oh ! ne dis rien… je ne veux pas savoir, j’aime autant douter… si tu allais ne pas mentir !

— Depuis que je suis à toi, il n’y a rien eu, Pascal, je te le jure, c’est pour cela qu’il est jaloux.

Le froid de la mort venait de passer en moi. Geneviève étreinte par d’autres bras que les miens ! J’en restais tout pantelant, la chair, le cœur en lambeaux.

— Cela ne sera jamais, n’est-ce pas, Geneviève ?

— Jamais, Pascal… mais comment faire ? je me disais malade jusqu’ici… il n’y croit plus… quel prétexte ?

— Des prétextes ! j’en trouverai vingt, trente, et si graves qu’il n’osera même plus t’implorer. Des prétextes contre lui, mais je ne sais pas de quoi je suis capable pour t’en fournir !… Viens dimanche, nous aviserons.

En résumé j’avais deux buts à poursuivre simultanément, rendre à Philippe sa confiance et m’enquérir de certains détails de sa vie. Ces deux opérations exigeaient de l’argent. À la fin de la journée, je dis à mère :

— Tantôt j’ai perdu mille francs au jeu, veux-tu me les avancer ?

— Ah ! fit-elle, l’air content, tu as joué ? le jeu t’amuse donc ?

Le village de Roncelet, lieu de mes rendez-vous supposés avec l’inconnue, est à trois kilomètres de Bellefeuille, J’y dinai dans une salle particulière de l’auberge, en compagnie du patron, gros homme cupide avec lequel il me fut facile de m’arranger. Ma requête dut lui sembler assez bizarre, et quelque peu obscurs les motifs que je lui en donnai, mais il ne m’en promit pas moins son concours discret.

Des investigations minutieuses me retinrent toute la matinée du samedi aux abords de l’usine. Je fis bavarder deux ou trois ouvriers, et j’appris ainsi que l’on avait jasé cinq ans auparavant d’un caprice que Philippe aurait eu pour la fille d’un contremaître. Que ce fût vrai ou non, Alice Brun avait fui la maison paternelle et menait à Saint-Jore une existence irrégulière. À trois heures je frappais à la mansarde d’Alice Brun, et, vingt minutes après, j’en sortais, muni d’une lettre que Philippe avait écrite jadis à cette femme.

Le soir, je me dissimulais à Roncelet derrière les rideaux de l’auberge. Philippe viendrait-il ? Je le souhaitais, en récompense de tant de peine. Un roulement de voiture… un cabriolet traverse la place, quelqu’un en descend, c’est lui. Il s’adresse au patron qui fume devant sa porte. On sert des consommations. Les deux hommes causent. Et, à la lueur de la lanterne suspendue au-dessus de Philippe, je vois sa figure souriante pendant que l’aubergiste lui confie à l’oreille le récit de mes frasques hebdomadaires et montre du doigt les fenêtres de la salle. Je soulève le rideau. Il m’aperçoit.

Le dimanche Geneviève était radieuse, son mari lui avait demandé pardon.

Je la questionnai : croyait-elle qu’il l’eût trahie ?

— Peut-être, dit-elle, il y a cinq ans le bruit en a couru, parmi les ouvriers. On accusait la fille du père Brun, le contremaitre, mais je n’en ai pas eu de preuves.

— Je l’ai, cette preuve, Geneviève, j’ai retrouvé la femme à Saint-Jore, et j’ai obtenu d’elle une lettre de Philippe. S’il t’ennuie, tu auras de quoi te défendre.

— Tu veux que je me serve de cela, Pascal ?

J’eus un instant d’embarras. C’était un acte vil, je le sentais, une délation que n’excusait point l’état de fureur jalouse qui m’y avait incité, Elle reprit :

— Je m’en servirai si tu l’exiges.

— As-tu d’autres moyens à me proposer ?

Elle ne répondit pas. Alors je m’écriai résolument :

— Eh bien, montre-lui cette lettre, je le veux, tant pis pour lui !

Les heures sont brèves et rares où l’on se juge en toute sincérité, non point que je misse de l’orgueil à me considérer comme au-dessus des reproches, mais le flot des actes qui se succédaient m’emportait trop rapidement pour que j’eusse le temps d’en connaître la valeur. Ce fut, cette fois, comme si j’étais inopinément jeté sur le sable par une vague plus forte et exposé en pleine lumière. Je me rappelle : je descends à la station qui précède Bellefeuille, je marche quelques minutes, puis je me couche au rebord d’un talus, en répétant la phrase que mère avait prononcée :

— Es-tu bien sûr de ne pas te tromper, Pascal, et que la route que tu suis est la bonne ?

Et voici que se dégage de l’amas de faits et de combinaisons sous quoi, depuis deux jours, je l’ai enseveli, le souvenir de Claire et de la nuit anxieuse que j’ai passée après ma découverte. Si le remords d’avoir dénoncé Philippe à Geneviève et préparé pour elle une arme contre son mari, fut si spontané, c’est qu’il germa dans une âme déjà mécontente. Il ne m’avait point fallu un grand effort de loyauté pour apercevoir combien j’étais responsable envers Claire. Mes théories, mes allures et mes discours de révolté, mon exemple, les missions dont je la chargeais auprès de ma maîtresse, toutes ces causes démoralisantes s’étaient présentées si soudainement à mon esprit que j’avais reculé devant une explication, tellement toute réprimande me paraissait mieux appropriée à moi-même. Elle aussi s’en remettait au conseil de ses instincts et obéissait à ce que mère eût appelé son bon plaisir. Qu’avais-je à récriminer ?

Tous les détails de cette heure douloureuse me sont familiers. Le ciel est gris. Des saules se hérissent au-dessus de moi. Un martin-pêcheur joue sur une mare voisine. Et je pense à la situation équivoque où je me trouve, au mal que j’accomplis à mon insu, au ménage détraqué des Darzas, à Geneviève qui s’épouvante et à Philippe qui s’inquiète, à l’égarement de ma sœur et surtout aux tourments de ma mère. Certes j’ai le droit d’aimer et d’être heureux, mais à quelles décisions inconcevables ai-je abouti en usant de ce droit ! Certes je me conforme à ma nature, mais si elle se déforme, elle, sous la pression des événements ? Et n’en est-il pas ainsi ? Est-ce dans ma nature d’être cruel, opiniâtre et emporté ? Est-ce bien moi, moi dont on louait autrefois la franchise, qui me plie aujourd’hui à tous les mensonges, me retranche derrière les ruses et les hypocrisies, ai recours à la complicité d’un aubergiste et d’une fille publique ?

— Ma conscience me dirige, ma conscience m’absout, avais-je riposté aux blâmes de ma mère.

Quelle conscience ? Ce mot que j’ai toujours à la bouche, que représente-t-il ? Où se cache ce personnage invisible et muet que je ne cesse de prendre à témoin ? La seule réalité qu évoque ce terme si vague, c’est l’ensemble des opinions, des croyances et des préjugés que l’on m’a inculqués, c’est la vieille conscience chrétienne sur qui le monde repose. Celle-là je l’ai détruite. Ce que je nomme ma conscience ce n’est déjà plus cette voix où résonnent tous les échos du passé, et ce n’est pas encore la voix hardie et puissante de l’homme libre et sûr de lui-même, sage et raisonnable, que mon rêve imagine. C’est tout au plus le souvenir de ce à quoi j’ai cru et l’intuition de ce vers quoi je marche, en somme un murmure intermittent et lointain. De temps à autre, cela balbutie, forme des ébauches de mots, essaye péniblement de se forger un langage avec des matériaux empruntés de droite et de gauche. Mais, comme principe de direction, est-ce suffisant ? Mère a vu juste : ma conscience résulte du cri individuel de chacun de mes instincts. Ils sont mes chefs, je les suis aveuglément, je vais au hasard des commandements qui se croisent dans le mystère de mes organes et de mon cerveau. Si la destinée propice ne m’avait point favorisé de bons instincts, que fussé-je devenu ?…

Oh ! comme je compris à quel point un guide avait manqué à mes premiers pas ! Il ne faut personne pour nous aider à détruire, mais un secours est indispensable à qui veut rebâtir. Ayant renversé tous les obstacles qui nous maintiennent si commodément dans le chemin ordinaire, j’aurais eu besoin que l’on me désignât les écueils de ma route personnelle, jusqu’à ce que mes yeux les eussent discernés par eux-mêmes. Pas une parole intelligente ne m’avait dirigé. Mes livres ? Les convictions acquises ? les systèmes élaborés ? quels pauvres auxiliaires ! Est-ce que mes actes s’accordaient jamais avec mes idées ? N’avais-je point un exemple humiliant de ces contradictions dans la peine que m’infligeait l’aventure de Claire ? Moi qui me targuais de mon indépendance, moi, l’affranchi, rebelle aux façons communes d’envisager les choses, n’étais-je pas justement atteint dans mes préjugés les plus étroits, dans ces vieux préjugés héréditaires que je croyais morts et qui manifestaient leur vitalité quand il ne s’agissait plus de moi ?

Nos crises intérieures ne se déroulent pas évidemment avec autant de logique et d’aussi exactes périodes, Mais parmi l’incohérence des réflexions qui se choquent, et le tumulte des mots, et les vides soudains de la pensée, tels sont bien les doutes qui m’ont assailli. Que ce fût par un cri formulé ou par une prière indécise, ardemment j’ai désiré l’appui d’une conscience plus ferme que la mienne, et souhaité un juge dont l’arrêt intelligent mit de l’ordre en des aveux que je devinais un peu excessifs.

Je rentrai lentement. J’étais las et désemparé. La fraîcheur de la nuit m’avait surpris, la campagne déserte et sombre ajoutait à ma solitude morale.

Quand j’ouvris la porte du salon, mère travaillait auprès du grand feu que l’on allumait aux premières veillées d’automne. La lueur de la lampe — une grosse boule de bronze que j’avais toujours connue — éclairait l’ouvrage de broderie qu’elle poursuivait depuis des années, le guéridon d’acajou qui lui servait à poser ses soies et ses aiguilles, et une petite chaise basse où elle appuyait ses pieds et où je m’asseyais autrefois pour dévider les écheveaux. Et ce spectacle me parut le plus doux et le plus grave qu’il me fût donné de voir. Y avait-il rien au monde de plus assuré que la tendresse de ma mère, de plus stable que ses vieilles croyances, et n’était-ce point dans ses bras qu’il fallait chercher un refuge à mes agitations ? J’allai m’y blottir. Ils se refermèrent sur moi, toujours accueillants.

— Qu’est-ce que tu as, Pascal, me dit-elle à la fin ?

Et, comme je me taisais, elle répéta sa question. Mais le silence n’était-il pas la condition indispensable de notre entente ? Le charme de l’intimité se rompait déjà. Nos pensées, nos bras se désunirent.

Je me levai. Je pris un livre et le rejetai. Un album me tenta, car j’y savais trouver la photographie de Geneviève. Je l’ouvris à la page habituelle. Le portrait n’y était plus.

J’éclatai de rire. La suave vision de famille, la lampe de bronze, le guéridon d’acajou, la petite chaise basse, tout cela s’évanouit. Quel accord espérer entre ma mère et moi, lorsqu’un tel abîme séparait nos idées ?

Pour me soustraire à l’explication imminente, je quittai le salon. À ce moment Claire arrivait du dehors, vêtue de la mante qu’elle portait l’autre soir dans le parc.

— D’où viens-tu ?

Moi-même, l’accent agressif de ma voix m’offusqua, et j’eus honte de l’avoir interrogée à propos d’un fait que je connaissais. On ne doit jamais mettre à l’épreuve la sincérité de ceux que l’on estime.

— Allons dans ta chambre, veux-tu ?

Quand nous y fûmes, je fixai mes yeux sur les siens tout en cherchant les mots qu’il fallait dire, et, au contact de son regard, je sentis qu’il ne me serait point possible de la réprimander. Et ce n’était pas une sensation fugitive, s’appliquant à une situation passagère de notre existence, c’était la révélation très nette du mode de rapports qui s’établissait définitivement entre nous. Quoi qu’il advint, jamais nous ne pourrions, ni elle m moi, nous adresser l’un à l’autre le moindre blâme. Et en effet il en fut toujours ainsi, sans qu’aucune complaisance pourtant ne nous y inclinât, simplement par respect de notre liberté réciproque et de nos motifs secrets.

Et je lui dis, comme si j’eusse raconté la chose la plus naturelle :

— Je t’ai vue dans la soirée de jeudi, du côté de la rivière, tu rejoignais quelqu’un qui t’attendait auprès du pont, et vous avez causé assez longtemps… tu y es retournée depuis ? aujourd’hui peut-être ?

Malgré tout ma voix s’élevait. Une partie de moi, l’ancienne, celle qui se rattachait au passé par des liens dont je constatais chaque jour la force indestructible, me poussait à le prendre de haut, à faire montre de mon autorité légitime et à m’exprimer avec la rigueur d’un frère qui n’admet pas la plus légère infraction aux principes consacrés. Elle ne fut pas dupe de mon calme apparent, mais je devais souvent remarquer ce trait de son caractère, qu’elle ne semble jamais s’apercevoir de vos petitesses. Coupant court à une hésitation qui tenait beaucoup plus à la crainte de me chagriner qu’à l’ennui de répondre, elle me dit :

— C’est le frère de mon amie Catherine, tu sais, la fille du nouvel instituteur, avec laquelle je me promenais cet été. Il nous accompagnait toutes les fois. Nous nous sommes entendus tout de suite.

— Que fait-il ?

— Il veut être professeur. En attendant, il remplace son père qui est malade.

— Et il t’aime ?

— Oui.

— Et toi, tu l’aimes ?

— Moi aussi,

— Mais pourquoi vous rencontrez-vous en dehors de sa sœur ?

— Catherine est une enfant de quatorze ans et son frère est gêné devant elle, c’est moi qui lui ai demandé de venir.

— Et si d’autres personnes vous surprenaient ?

— Tant pis, je n’ai que ce moyen pour savoir à quoi m’en tenir sur lui.

Quel mélange bizarre d’imprudence et de réflexion ! J’étais déconcerté. Elle affirmait sen amour avec ferveur et, en même temps, il y avait de l’ironie dans la lucidité qu’elle gardait à l’endroit de ce jeune homme.

— C’est la première fois que tu aimes ?

— Non, c’est la deuxième… ou la troisième plutôt.

Passions d’enfant, rêveries de jeune fille, soit, mais comme tout cela me choquait ! Claire avait aimé ! Claire aimait un homme dont nous ignorions l’existence, mère et moi, et elle l’avouait fort tranquillement !

— Sans doute il t’a parlé de mariage ?

— Oui, nous sommes d’accord… Dès que sa situation sera meilleure…

— Et si elle ne devient pas meilleure ? si vos projets n’aboutissent pas ?

— Eh bien, quoi ?

Que voulait-elle dire ? Quelle pensée se cachait en elle ? Quels étaient les desseins, les ambitions, l’âme de cet être qui avait grandi à mes côtés et vers qui la violence de ma vie avait empêché mes yeux de se tourner ? On la disait peu expansive, mais qui donc s’était jamais soucié d’elle ? Y a-t-il vraiment des êtres qui s’enferment en eux ainsi qu’en une prison ? et s’il y en a, n’est-ce point parce que personne ne s’est avisé de frapper à leur porte ? Au moindre signal ils ouvriraient, comme le fit Claire, lorsque après tant d’années d’affection nonchalante, le désir de la connaître m’envahit, irrésistible à la fois et peureux.

— Voyons, quels sont tes projets ? comment envisages-tu l’avenir ? Qu’exiges-tu du mariage ?

— Tu as l’air, répondit-elle, de me questionner comme s’il n’y avait que le mariage de possible ?

— Comment ? Qu’y a-t-il d’autre ?

— Je ne sais pas, moi… je consentirais à me marier si je trouvais ce que je veux, et c’est pour cela que je cherche par moi-même. Mais enfin je n’y tiens pas… il y a d’autres buts…

— D’autres buts ?… quoi ?

— Est-ce que je sais ? une femme peut être artiste, comédienne, chanteuse…

Je tressaillis : Claire chantait. Et mille détails accoururent, transformés aussitôt en preuves irrécusables de mon soupçon, l’accent qu’elle prêtait aux pires romances, ses ardeurs frénétiques, l’exagération de ses mouvements, les plaintes de mère à ce propos, les mines effarées de ces dames devant un tel excès de passion. Et comme s’élucidaient certains points de son enfance, ses manies de déguisement, son aplomb de petite fille dès qu’il s’agissait de réciter une fable, ses jeux, ses préférences…

— Non, m’écriai-je, tu n’aurais pas ce projet ?

— Pourquoi ne l’aurais-je pas ?

— Toi, actrice !

Elle défaisait ses cheveux devant une grande psyché qui la reflétait des pieds à la tête, et elle s’interrompait parfois pour aller et venir et se contempler profondément dans la glace. Et soudain, je me la représentai sur une scène, évoluant de la sorte et s’offrant en spectacle. Alors une chose me frappa que j’ignorais, c’était la grâce de ses gestes, l’harmonie spontanée, et cependant consciente, de ses poses, tout un côté extérieur auquel personne n’avait fait attention chez l’enfant réservée et timide que nous avions connue. Ma conclusion fut immédiate et cruelle. Son rêve pouvait se réaliser.

— Et si tu échouais ?

— Je réussirais toujours assez pour vivre à ma guise, pour être libre, et c’est l’essentiel.

Être libre ! vivre à sa guise ! Elle aussi jetait ces mots que j’avais si souvent clamés en sa présence comme des cris de guerre ! Allait-elle également se prévaloir de sa conscience et des droits de sa nature ?

— Tu tiens donc à être libre ?

— Oui.

— Pour quelles raisons ?

— Pour les mêmes que toi, et pour d’autres que je ne m’explique pas bien, mais qui sont très anciennes déjà, qui m’ont toujours remuée. J’ai besoin de me manifester, dans un sens ou dans l’autre. Et puis on m’a trop comprimée jusqu’ici. Je veux être heureuse à ma façon, choisir ma vie et la choisir librement.

Les mêmes mots, les mêmes ! Elle aussi suivait sa propre route et comptait résoudre à elle seule le problème de sa destinée !

— Si tu te maries cependant… lui dis-je, effrayé de ces aspirations.

— Justement, je ne me marierai que si je suis sûre d’être indépendante dans mes actes comme dans mes opinions.

— Quelles sont tes opinions ?

Elle sourit.

— Les tiennes… jusqu’à présent.

Pourquoi ne les aurait-elle pas eues ? Les avais-je jamais dissimulées ? Pensais-je à ce que pourraient produire mes paroles, tombées dans ce jeune cerveau ? N’avait-elle pas été le témoin et le complice de mon amour ? Enfin n’étais-je point responsable de tout ?

La révélation de mon œuvre me fut pénible, et pourtant… pourtant une sorte de fierté se levait en moi. Il est si doux d’exercer une influence ! Le fait seul que quelqu’un adopte nos idées les consacre à nos yeux. Funestes peut-être, elles furent du moins fécondes. Et puis, que valent les opinions ! Ce qui importe, c’est la nature qui les accueille et qui, elle, est bonne ou mauvaise, noble ou médiocre ; ce qui est essentiel, c’est le rapport qui s’établit entre nos instincts et la vie, entre notre sensibilité et notre conduite. Quelle était la nature de Claire ? Sur quoi mon influence avait-elle agi ?

Toute la nuit se prolongea notre causerie fiévreuse, nuit mémorable pour elle et pour moi, heures considérables, dont je n’oublierai pas l’amertume — car chacune de ses paroles me blessait — et non plus le charme infini, car ma fierté croissait en proportion de la part que j’avais prise à son développement, et le sentiment de ma responsabilité s’allégeait de tout ce que je découvrais en elle de force primitive et de valeur personnelle. Oui, peut-être avais-je contribué à une éclosion plus facile et plus précoce, mais, en vérité, elle était de ces terres qui germent spontanément sans que la main de l’homme ait besoin de les ensemencer. Ce qu’elle pensait, elle l’eût pensé par elle-même, et elle n’avait rien accepté de moi qui ne la satisfît pleinement.

Toujours avec un malaise confus, comme si je commettais une vilaine action, mais aussi avec la certitude joyeuse d’accomplir un devoir, j’élucidai les points qui restaient obscurs pour cet esprit si neuf encore. Grâce au système des petites cachotteries destinées à conserver à la jeune fille une innocence morale qui n’a aucune signification, les réalités de l’amour et de la vie lui étaient inconnues. Je les lui exposai sans faux-fuyant. Toutes ses questions obtinrent des réponses catégoriques. Elle sut ce qu’il faut que l’on sache sous peine de faiblesse et de piétinement.

D’autres soirées de même enthousiasme suivirent cette première rencontre de nos âmes. On renonce difficilement à l’image que l’on se fait des autres, surtout si elle est conforme à un type convenu, mais, ma stupeur dissipée, mes préjugés vaincus, et dès que je concédai à Claire le droit d’être ce qu’elle était, notre intimité fut délicieuse. Je lui contai mon amour, elle m’initia à ses espoirs. Comment avait-on pu l’accuser de défiance ? Avide autant que moi de s’épancher, elle y mettait, n’ayant pas subi l’obligation du mensonge, une probité plus scrupuleuse et semblait reconnaissante d’une interrogation comme d’une faveur. Elle était de ces êtres qui livrent leur vie sur un mot de sympathie.

Malgré la persistance d’un remords, auquel je ne m’attardais point d’ailleurs, ces entretiens me causaient un singulier apaisement. Auprès de Claire, mes actes prenaient aussitôt l’apparence la plus simple et la plus équitable, mes doutes se dissipaient, j’atteignais presque au calme de l’orgueil, cette vertu nécessaire qui commençait à m’abandonner et que le temps ne m’a point rendue. Serait-elle donc l’appui que j’avais souhaité en une crise de découragement ? Ce qu’elle dégageait de réconfortant provenait-il d’une organisation plus mûre que la mienne, d’un être plus formé, plus riche en sagesse, pour tout dire, plus conscient ? Mais comment admettre que, dans la solitude et sans aide, cette enfant se fût haussée à un état supérieur au mien ?

Entre les notes qui me servent à reconstituer fidèlement l’histoire de ces journées, je choisirai celle-ci, désagréable par son assurance dogmatique, mais écrite en l’une de ces minutes de discernement où s’imposent des solutions que vérifie la suite des faits.

« Il y a trois moyens de s’élever à un peu plus de conscience et de sagesse :

« Le conseil des autres : nous en fûmes privés…

« L’expérience qui est la leçon des événements — c’est le plus hasardeux puisque les événements échappent à notre volonté, et qu’il suffit qu’ils soient défavorables pour que nous soyons privés de leur secours — j’arrivai par ce moyen ; il présuppose de bons instincts…

« Et enfin la raison qui est le plus haut, le plus noble et le plus sûr, et qui fut le guide de Claire. »

C’était vrai. En dépit d’une éducation contraire au développement de toute personnalité, en dépit des soubresauts d’une nature où il entrait certainement plus de penchants au mal qu’en la mienne, et quoique la période de tâtonnement commençât à peine pour elle, il y avait déjà là une conscience, c’est-à-dire un centre de réflexions et de logique, un point fixe autour duquel pouvaient se rallier les drames intérieurs, et capable de repousser et d’absorber à sa guise les éléments étrangers. Et quand la vie est survenue avec ses tentations, ses mirages, ses tristesses et ses déboires, un être fort et bien armé l’attendait, qui s’est livré aux événements sans réserve et pour satisfaire à sa jeunesse, à sa curiosité, à un désir insatiable d’élargir son horizon, mais qui cependant gardait toujours, à travers les pires orages et les pires épreuves, sa raison, surveillante austère et lucide.

Est-ce là une chance de bonheur ? Non, car une telle conscience n’admet nul bonheur qui choque la raison. Elle choisit, elle étudie, elle rejette, elle essaye, elle modifie. Aussi ai-je été heureux plus tôt que Claire et généralement de façon plus aiguë, me ruant au besoin sur la plus mince occasion, la pressurant, la raclant, en exprimant jusqu’à la dernière goutte de joie. Claire a dû chercher. Les peines l’ont assaillie, le destin l’a torturée, elle a connu l’injustice, la haine, le mépris, la fureur : rien ne l’a rebutée. Elle a cherché obstinément et, quand elle eût trouvé, sa vie s’établit d’elle-même sur des bases aussi inébranlables que le permet la condition humaine.

Il est aisé d’être heureux, pour qui se contente d’un petit bonheur ou d’un bonheur inconscient, plutôt physique. Mais à celui qui veut être heureux noblement, purement, sans concessions, autant avec sa raison qu’avec son cœur et sa chair, avec sa pensée comme avec ses instincts, à celui-là il faut une grande force, un courage invincible, une foi superbe, et une âme « effrontée » qui regarde la douleur en face, droit dans les yeux.

Dès qu’il me fut possible de revoir Geneviève, je la priai de déchirer, sans en faire usage, la lettre que je lui avais remise.