Ollendorff (p. 154-169).

IX

Les habitants de Saint-Jore-en-Houlme auraient pu remarquer le lendemain matin un fils Devrieux qui n’avait plus ses allures habituelles de chasseur à l’affût ou de sauvage sur la piste de guerre. Point d’arrêt subit devant les vitrines ou au détour des rues. Je marchais délibérément, la tête haute, en homme qui sait où il va. Au fond j’étais fou. Éclater de rire ou me mettre à crier : « Je suis l’amant de Mme Darzas » étaient les actes que mon esprit proposait comme les mieux appropriés à la situation. Jamais je n’ai vu tant de joie sur un visage que sur celui qui m’apparut dans la glace du confiseur de la rue Charlotte-Corday. Le Cercle n’était pas ouvert, sans quoi j’aurais été dire à ces messieurs : « Somme toute, vous avez raison. L’expérience m’a prouvé que la société est merveilleusement constituée, et qu’il ne faut toucher à rien de ce qui est, car tout est bien, tout est juste, tout est parfait. » Et cette abjuration de mes erreurs m’eût été facile puisque le destin avait réparé ses torts envers moi et remis les choses en leur ordre naturel.

Une charrette emplie de bagages m’annonça le retour de mère. Je souris à la maison familiale, aux fenêtres d’où j’épiais autrefois le passage de Geneviève, à la porte si souvent refermée sur mon désespoir. Claire me dit :

— On vient d’envoyer un mot à Mme Darzas, la priant d’être chez elle après déjeuner.

Au même instant mère entra dans la pièce où nous nous tenions. J’allai vers elle, les bras tendus, mais il y eut ceci d’étrange qu’à mon aspect elle s’arrêta court, me regarda un moment avec anxiété, et fondit en larmes : elle avait deviné.

Je ne songeai même pas à me défendre ; j’étais stupéfait, honteux de moi comme une personne qui accourt vers une autre pour l’embrasser et qui la blesse involontairement. Je n’osais bouger ni parler, par crainte d’une nouvelle maladresse, et, longtemps, sous mes yeux, elle pleura.

Elle pleurait l’avortement de ses efforts, l’opprobre de son fils, la tache imprimée à notre nom, le déshonneur de la famille, le scandale prochain ; et, une fois encore, mais avec d’autant plus d’intensité que le contraste s’affirmait davantage, je pouvais voir l’envers de mon bonheur. Il était fait de mes espoirs comblés et de ses illusions détruites, de mon triomphe et de sa défaite, et il ne subsisterait qu’en offensant ses croyances les plus sacrées et ses préjugés les plus légitimes. Me faudrait-il un jour ou l’autre choisir entre elle et moi ? N’y avait-il pas moyen que je fusse heureux et qu’elle le fût aussi ?

Je voulus baiser ses mains : d’un mouvement brusque elle les déroba aux lèvres qui avaient caressé la femme de Philippe.

Hélas ! une heure plus tard, à table, malgré sa tristesse et le silence où tombaient mes paroles, je ne réussis point à me contenir. Le son de ma voix me semblait une provocation tellement j’en devinais les accents victorieux, et néanmoins je riais, je plaisantais pour des niaiseries. Nous arrivons bien plus aisément à négliger la douleur des autres quand nous en sommes la cause.

Geneviève revint comme elle me l’avait promis. Et je sentis si profondément qu’elle revenait parce qu’elle était incapable de ne le point faire que j’eus confiance dans l’avenir.

Des années, pensais-je, il me faudrait des années, pour m’accoutumer à l’étonnement que me causait ce prodige extraordinaire, la possession de Geneviève. Était-ce bien vrai que Geneviève m’appartînt ? À chacun de ses sourires je m’estimais engagé jusqu’à la mort. Je la contemplais d’un air surpris, avec cette conviction inexprimée, mais très nette, que personne avant moi n’avait eu l’occasion de considérer un spectacle aussi magnifique. J’étais émerveillé de sa poitrine nue et de ses bras charmants, et, tout autant que si je ne les avais jamais vus, de son cou et de sa nuque et de la nuance de ses cheveux.

— Comme je suis heureux ! m’écriais-je. Avant, c’étaient de petits bonheurs semblables à ceux des autres, aujourd’hui c’est le bonheur qui m’était réservé, c’est mon bonheur. Dès les premiers jours où je t’ai connue, je n’ai pas cessé d’aller vers lui, et si, parfois, j’ai mal agi, c’est que je le voyais si clairement qu’il m’empêchait de voir ce qui se passait autour de moi.

Ma vie, maintenant, reposait dans la certitude d’un acte accompli. Rien ne pouvait faire que je n’eusse pas eu Geneviève, et rien non plus que je ne l’eusse pas toujours. Pour ma part la lutte était terminée. Que le monde la continuât, je n’avais qu’à ne point m’en occuper et à suivre tranquillement mon destin favorable.

Époque bénie où tout en moi prospéra comme en une terre chérie du soleil. De mon cœur gonflé d’amour, la sève se répandait à travers mon âme, vivifiait mon intelligence et surexcitait l’énergie de mon corps. Le travail me plaisait. Chacun de mes efforts était récompensé par un résultat, pages écrites ou lues avec profit. J’aimai les heures graves et fécondes de la solitude. Un peu de sagesse me disciplina et, l’imagination satisfaite, le contentement de mes instincts dépouillant ma révolte de tout ce qu’elle avait d’intéressé, et par conséquent de mauvais, je pus asseoir mes opinions sur des bases meilleures. Elles perdirent ce caractère agressif qui les rendait insupportables. Elles ne me montaient plus au cerveau comme un vin capiteux. Plus mon droit à les avoir se fortifiait d’études et de réflexions, moins je cédais au besoin de m’en glorifier. J’avais passé cette période où l’on étaye sa conviction naissante à l’aide de paroles d’autant plus catégoriques. Une affirmation est comme un tuteur pour la pensée en train d’éclore. Mais un peu plus d’épanouissement vers ce que l’on croit être la vérité vous donne le désir du silence. Et l’on se tait par orgueil jusqu’au jour où l’on se taira par intelligence et par humilité.

Il me semble — tellement ont coïncidé le triomphe de mon amour et l’explosion subite de sensations et d’idées qui, sans doute, n’attendaient pour surgir, que la fin d’une lutte absorbante — il me semble que tout me vient de Geneviève. C’est depuis elle, n’est-ce pas ? que j’apprécie le charme du repos et du mouvement, de la rêverie et de l’action, des couleurs, des formes et des parfums. Si la bonté me trouble, c’est parce que Geneviève me fut miséricordieuse. Mes premiers tressaillements devant les spectacles de la nature sont du temps de nos étreintes. Et c’est en observant la grâce de ses seins et le sourire de ses lèvres que j’ai acquis la chose du monde la plus douce que je connaisse, le sens de l’admiration, par quoi se complète chacun de nos sens et se multiplient les contentements de notre esprit.

Il y a tant à admirer, les collines, les champs, les étoiles, l’harmonie des lignes, les vertus, les vices, la grandeur et la petitesse, la force et le génie ! Quelles sources inépuisables d’enthousiasme dans les livres que nous aimons, dans tous les livres ! Le rythme des phrases vous berce, les idées vous pénètrent, on a cette impression délicieuse que telle beauté renaît pour vous seul, et que c’est une découverte qui vous appartient en propre. Cela dormait entre les pages fermées d’un volume de Montaigne ou de Pascal, nul ne le connaissait, et notre intervention le sauve de l’oubli.

— Claire, appelais-je d’un bout à l’autre de la maison, viens vite… assieds-toi… écoute… hein ? est-ce admirable ?… Et ceci ?

Claire fut la compagne de ces mois merveilleux et la confidente d’une félicité dont il ne m’était pas nécessaire de lui dire la cause pour qu’elle en saisit les moindres effets. Mon bonheur respira devant elle comme un être qu’anime une vie large et puissante. Nous faisions de longues promenades après le déjeuner, montant de préférence sur le plateau boisé qu’entoure la boucle de l’Orne. Les jours de neige nous ravissaient, et la splendeur des horizons blancs remuait notre âme sincère. La mélancolie de la pluie nous plaisait également. Au printemps, nous vîmes avec émotion les premières feuilles s’essayer à la pointe des arbres.

Nous parlions beaucoup, et, presque toujours de moi ou de ce qui me préoccupait spécialement, Claire ne m’intéressant encore que par l’extrême déférence qu’elle accordait à mes discours de frère aîné.

— Regarde Saint-Jore à nos pieds… on a eu beau faire, on ne m’a pas empêché d’atteindre mon but. Ce que je voulais, je l’ai, et, malgré toutes leurs malices et leur intolérance, ils n’arriveront pas à me reprendre ce que j’ai.

Je la conduisis dans le Clos Guillaume.

— Figure-toi ce jardin comme un grand espace fermé, en haut, en bas, de tous côtés… eh bien, tout cet espace est rempli de mon bonheur. Ces cailloux, ces brins d’herbe que je foule, en sont autant de parcelles… Et ce banc, Claire, ce banc… je ne puis m’en approcher sans frémir.

Admise en l’intimité de mes soirées studieuses, elle m’écoutait, faveur inestimable, déclamer mes tentatives littéraires, ou bien elle cherchait un livre qu’il me suffisait de corner à certains endroits pour être sûr qu’elle ne lirait que les pages permises. J’avais grand soin de ne jamais flétrir sa pureté de jeune fille par une lecture équivoque, un mot déplacé, ou une allusion quelconque à mes relations avec Geneviève. Mon rigorisme intraitable enchantait notre mère. Il est vrai que si les circonstances, les appréhensions toujours renouvelées de Geneviève, nous séparaient trop longtemps, je n’hésitais pas une minute — tellement ma peine prenait aussitôt des proportions dramatiques — à charger Claire de messages confidentiels. Mais que de détours, que de précautions pour que cette correspondance, qu’elle devait tenir secrète, parût le résultat d’événements tout simples ! Et comme j’étais mal à mon aise en donnant mes explications !

— C’est ta bonne qui te conduit à ta leçon de chant aujourd’hui ? Eh bien, si le hasard veut que tu rencontres Mme Darzas, tu lui diras que je n’ai pas le livre qu’elle me demande… ou plutôt, non… je vais lui écrire, ce sera plus commode… tiens…

Le hasard se présentait fatalement, Claire allant de ce pas chez Mme Darzas, et l’après-midi Geneviève, stimulée par mes reproches, venait. Que restait-il alors des scrupules qui m’avaient importuné le matin ?

Oh ! les rendez-vous de la rue des Arbustes ! ils illuminent mon existence comme des phares dont les rayons fouilleraient le passé et l’avenir. La vie semble souvent obscure ainsi qu’un ciel d’hiver à qui regarde en soi : moi, je ferme les yeux, et j’y vois dans ma vie comme en plein jour. Cela forme une grande lueur unie et sereine, où s’évanouit l’ombre de mes chagrins et où se fond même l’éclat de chacune des joies spéciales qui la composent. Aucun souvenir ne brille à part. Je ne pourrais distinguer tel rendez-vous de tel autre et dire : « Cette fois-là il nous advint ceci… Geneviève s’exprima de la sorte… » En réalité ce fut toujours la même chose. Le charme du bonheur est peut-être son uniformité. La seule récompense que promette le paradis, c’est de contempler Dieu indéfiniment. Ainsi, depuis l’instant où Geneviève se présentait au seuil de la porte jusqu’à son dernier baiser, je me perdais dans une extase monotone et divine. Je sais bien que j’ouvrais moi-même les plis de son corsage pour délivrer les trésors de sa gorge et que ma main touchait à sa chair sacrée, je sais que le frisson de la volupté remontait aux sources les plus lointaines de mon être, qu’il y avait entre nous d’ardents désirs, des caresses profondes, des larmes, de l’emportement, de la folie. Mais mon souvenir n’en est pas moins celui d’une contemplation muette et calme. Je la possédais avec une âme religieuse. Mon bon Dieu Geneviève, comme je l’appelais.

Est-ce pour cela qu’il me serait impossible de donner une idée quelconque de son caractère ? Entre la petite bourgeoise que mon enfance a connue et cette sorte de divinité qui se livrait à moi, je conçois difficilement la véritable Geneviève, c’est-à-dire, à ce que je suppose, une femme aimante dont les croyances se sont désagrégées au souffle de la passion, et qui m’a sacrifié des devoirs auxquels son éducation et ses instincts l’avaient fortement attachée. Les détails de ce combat, les révoltes et les remords, les espoirs et les découragements qui l’ont soutenue ou entravée, ses goûts, ses habitudes, son humeur ordinaire, ses défauts et ses qualités, je les ignore. En tant d’années de sincère amour, constatation mélancolique, nous n’avons pas eu le loisir de faire connaissance. Au Clos Guillaume, une demi-douzaine d’entrevues employées à la convaincre, puis, dans notre refuge, des rendez-vous espacés où nous ne songions qu’à nous prendre, voilà tout ce que j’ai pu arracher à l’âpre vie de la province.

Et combien d’autres, à ma place, pour qui ces quelques heures eussent été empoisonnées par les épouvantes de Geneviève, par cette peur qui la. clouait chez elle pendant des semaines ou l’obligeait à passer tout droit devant la rue des Arbustes, par cette peur qui rôdait autour de nous comme un esprit malfaisant, par cette peur irréfléchie en laquelle se résumaient toutes les faiblesses nerveuses et toutes les servitudes morales de la femme !

D’autres soucis auraient pu m’assombrir également. Malgré la contrainte que je m’imposais auprès de mère, je ne vis pas Geneviève une seule fois sans que l’expression de mon visage ne la renseignât. Et de même, il me suffisait de l’observer pour suivre sur le sien le cours des événements. Chaque potin s’y incrustait en rides. Geneviève, l’enfant qu’elle avait élevée, l’épouse qu’elle avait offerte à cet honnête et loyal Philippe, Geneviève était la maitresse de son fils ! On en jasait, on associait leurs deux noms, On souriait aux propos qui couraient la ville… Quelle honte !

Bien entendu les conseils pleuvaient : « Si j’étais vous, j’aviserais, Lucienne… Certes je fais la part de l’exagération, mais il n’y a pas de fumée sans feu… des mesures énergiques sont nécessaires… il faut couper court… » On s’offusquait de sa mansuétude et, pour un peu, on l’eût rendue responsable de ma conduite. S’imagina-t-elle point d’ores et déjà remarquer, dans l’accueil de celles qui ne se permettaient pas de prendre voix au chapitre, comme une nuance de réserve, comme une intention de froideur ?

Mme Lambriey n’a pas été aimable avec moi aujourd’hui… je ne lui ai cependant rien fait… Il en est de même de Mme Lucien Brol, on croirait qu’elle a quelque chose à me reprocher.

Et elle courbait le front ainsi qu’une coupable.

À l’entrée des vacances, elle me proposa un séjour à Bellefeuille, ajoutant, toute rouge :

— Tu viendrais à Saint-Jore selon tes occupations… seulement, en t’arrangeant bien… peut-être qu’on ne t’y verrait pas… on est très monté ici…

— Je ne te quitterai pas, mère, m’écriai-je en l’embrassant, partons.

Durant deux longues journées, je me cramponnai à Bellefeuille, mais au début de la troisième je m’en allais à Saint-Jore.

Un peu de détente tout de même se produisit en elle dès que l’action du monde l’opprima moins directement. Elle avait des répits où ma présence continue la rassurait et, d’autres fois, au retour de la ville, je tâchais de calmer son inquiétude par des allusions à ma prudence.

— Ce n’est vraiment pas aujourd’hui qu’on pourra se vanter de m’avoir vu. S’ils s’amusent toujours à me surveiller, ils en sont pour leurs frais. On est bien plus tranquille comme cela.

Sa figure s’éclairait. Encore un péril de conjuré ! Et des semaines s’écoulèrent dans ces alternatives de paix et d’agitation.

Un samedi, comme je me dirigeais vers la gare de Bellefeuille, mère accourut, une dépêche à la main.

— Philippe ne vient pas, j’ai trouvé ce télégramme à la direction.

— Eh bien quoi ?

— Comment, quoi ? tu vas quand même…

Je compris. Elle avait noté la régularité de mes voyages le samedi, jour que Philippe passait à Bellefeuille, et Philippe ne venant pas, elle s’effrayait de ce changement d’habitude. Ma pauvre mère ! Le papier tremblait entre ses doigts. Je fus sur le point de céder. Mais Geneviève ?

Je saisis la main glacée.

— Je te demande pardon du fond du cœur, et je te demanderai pardon souvent encore, car je ne peux pas ne pas te faire souffrir… Je suis horriblement cruel avec toi, mais ce n’est pas de ma faute… non, il faut que j’agisse ainsi. Écoute, là-bas, ce qui m’attend, c’est du bonheur, un bonheur surnaturel, illimité, infini, qui est à moi peut-être pour très peu de temps et que je ne retrouverai plus… Et tu veux que j’y renonce ? En admettant que ce soit mon devoir, c’est au-dessus de mes forces… même pour une fois, pour une seule fois… Et cependant je t’aime bien, mère.

Une sonnerie annonça l’approche du train. Je partis. Elle me rappela :

— Moi aussi, je t’aime bien, Pascal… Embrassons-nous.

Ses yeux étaient pleins d’indulgence. Les mains jointes, hésitants l’un et l’autre, nous avions l’air de chercher une solution au douloureux problème qui nous divisait. Peine perdue ! Elle dit simplement :

— Comme tout cela est triste !

Plusieurs samedis de suite, Philippe ayant prévenu sa femme qu’il ne rentrerait à Saint-Jore que le soir, Geneviève et moi nous dinâmes dans notre chambre. Et. il arriva qu’au retour d’un de ces rendez-vous, je croisai Philippe à Bellefeuille.

— Ah ! c’est toi, s’exclama-t-il gaiement, on ne te voit plus ici, il est vrai que tu as des distractions plus séduisantes… allons, pas de cachotteries, je sais tout…

Et il me questionna sur la dame voilée qui me rejoignait chaque samedi à l’auberge d’un bourg voisin.

— Comment savez-vous ?

— Par ta mère… mais surtout pas un mot… elle serait furieuse de mon indiscrétion.

Et il ajouta :

— Je lui en veux à ta mère, elle m’a retenu malgré moi, alors que je voulais faire la surprise à Geneviève de revenir pour le diner ; elle a si bien manœuvré que j’ai manqué le train.

De toutes les marques de dévouement et d’affection que mère m’a prodiguées, je suis sûr qu’aucune ne lui coûta plus que cette comédie à l’égard de Philippe, que cette invention d’intrigues où elle dût persévérer afin de justifier mon absence régulière. Par quel héroïsme d’amour forçait-elle au mensonge sa généreuse nature ? Je devinais ses transes pendant les abominables journées. Elle ne quittait point les abords de l’usine, elle épiait les pas de Philippe, elle l’entrainait au château, l’étourdissait d’histoires invraisemblables sur mon compte, lui confectionnait ses plats favoris, riait, le taquinait, le consultait, tout plutôt que de le libérer avant l’heure annoncée !

Oh ! les petites complicités auxquelles le peu à peu de la vie vous amène, et qui, grâce à un enchainement de faits imperceptibles, deviennent presque des devoirs dans l’intérieur d’une famille, voilà ce qui répugne aux âmes rigides ! S’y abaisser prouve plus de grandeur morale qu’une intolérance farouche.

Mais le côté sublime des actions quotidiennes ne se révèle pas au moment où on les accomplit. Il faut qu’elles reposent et que le temps les dépouille des principes secondaires dont elles sont chargées inévitablement, pour que leur pureté véritable se dégage et enchante nos yeux. Aveuglé par mes passions, je profitai de cet état de choses et continuai mes voyages avec une entière assurance d’esprit. Qu’avais-je à redouter ? Mère veillait.

Elle me dit un jour :

— Es-tu bien sûr de ne pas te tromper, Pascal ? Tu refuses tout conseil, toute autorité… l’opinion publique, tu n’en as cure… tu n’as pas d’autre règle que ton bon plaisir…

— …Que ma conscience, mère.

— C’est la même chose, puisque ta conscience te permet tout ce qui te fait plaisir. Ne m’as-tu pas répété cent fois que l’on doit se conformer à sa nature et qu’elle vous indique, mieux que tout autre guide, la route à suivre ? Je te demande donc si tu es sûr que la route que tu suis est la bonne ?

— Je le crois sincèrement.

— Ta conscience, cette fameuse conscience, ne te reproche rien ?

— Oh ! j’ai dû faire bien des bêtises, et je les discernerai selon les progrès de mon jugement, mais ma conscience les absout toutes d’avance, parce que tout ce que j’ai fait jusqu’ici ne me semblait pas mal lorsque je l’ai fait.

— Alors voilà toute ta morale ? Et cela ne t’inquiète pas d’être seul de ton avis ?

— Mais je ne suis pas seul…

— Alors tu penses vraiment qu’on a le droit d’aller ainsi de l’avant sans souci des idées et des principes que personne ne discute autour de vous ?

— Je pense que j’aime, mère, et que, quand on est poussé par un beau sentiment, par un amour profond, une ambition noble, ou tout autre chose un peu grave, on ne risque guère de se tromper.

— Ah ! mon pauvre ami, soupira-t-elle, tu peux aller loin avec de pareilles théories.

Un des soirs qui suivirent l’échange de ces quelques phrases, je descendis dans le parc. La nuit lumineuse m’invitait à mon pèlerinage habituel vers les lieux où Geneviève m’avait jadis avoué son amour. Je contournai la pelouse et traversai le petit bois au pied duquel coule la rivière. Les premières feuilles tombées craquaient parmi la mousse. D’autres bruissaient de branche en branche. Et soudain passa devant moi, débouchant d’un sentier latéral, une forme de femme. Je reconnus Claire. Elle ne me vit point, et j’évitai de me montrer, désireux de solitude. Mais, comme je m’éloignais, un chuchotement de voix me fit rebrousser Chemin, du côté du pont. Debout, auprès de Claire, il y avait un homme.