L’Ennui (Edgeworth)/4

L’Ennui (1809)
Librairie française et étrangère de Galignani (tome Ip. 63-75).


CHAPITRE IV.


Un matin, le lendemain du jour où les médecins avoient prononcé que j’étois hors de danger, Crawley m’envoya par Ellinor un billet, dans lequel il me félicitoit de ma guérison, et me demandoit une entrevue d’une demi-heure. Je refusai de le voir, et répondis que j’étois encore trop foible pour m’occuper d’affaires. Le même matin, Ellinor vint, de la part de Turner, mon intendant, me présenter ses respectueux hommages, et demander un entretien de quelques minutes, pour communiquer des choses importantes. Je consentis à voir Turner. Il entra, la gaîté dans le cœur et la tristesse dans les yeux.

« Milord, je me vois forcé de vous apporter de mauvaises nouvelles. J’avois résolu, quoi qu’il arrivât, de ne point vous en parler jusqu’à ce que vous fussiez rétabli ; mais maintenant que je puis me réjouir de votre convalescence… »

— Oh ! M. Turner, laissons-là les félicitations, je vous en tiens quitte. — J’avois encore sur le cœur la scène du pavillon, et l’empressement que M. Turner y avoit montré pour mes funérailles. — Expliquez-vous s’il vous plaît, je n’ai que cinq minutes à vous donner ; et vous avez quelque chose d’important à me communiquer.

— Il est vrai Milord ; mais si vous êtes trop souffrant, ou que vous ne soyez pas disposé, j’attendrai l’heure de votre loisir.

— Non, tout de suite, ou jamais.

— Milord, il y a long-temps que j’aurois parlé ; mais je craignois de produire du mal : et puis j’en croyois à peine ce que l’on me disoit, et même ce que je voyois. Maintenant je crois que ce seroit un crime de ma part de ne point vous parler. Cependant, c’est mal choisir son temps, lorsque vous ne faites que sortir de maladie.

— Expliquez-vous, une fois pour toutes, M. Turner, car je n’ai pas le courage de supporter ces lenteurs.

— Je vous demande pardon, Milord ; eh bien ! le capitaine Crawley !…

— Ne me parlez jamais de cet homme-là.

— Je le veux bien, Milord ; mais tout le monde ici ne le voit pas du même œil que vous.

— Eh bien ! hypocrite, finirez-vous ?

— Milady, Milord, voilà tout, doit s’évader avec lui cette nuit, si on ne l’en empêche pas.

Ma surprise et mon indignation furent aussi grandes que si j’avois été le plus tendre et le plus attentif des époux. Je fus réveillé de cette apathie et de cet engourdissement où j’avois vécu plongé ; je fus déchiré par la douleur, en apprenant que j’allois perdre une femme que je n’avois jamais aimée. L’étonnement, la rage, l’humiliation, tout m’enflammoit contre le perfide parasite qui m’avoit trompé. Je fus assez maître de moi pour dire à Turner de me laisser seul et pour lui recommander un silence absolu. Personne, me répondit-il, ne saura et ne pourra rien soupçonner.

Étant resté abandonné à mes réflexions, dès que le premier feu de ma colère fut apaisé, je ne pus m’empêcher de me repentir de ma conduite à l’égard de mon épouse. Je considérai qu’elle s’étoit unie à moi dans un âge où sa raison étoit encore trop foible pour la guider ; que depuis le jour de notre mariage je n’avois pas fait le moindre effort pour diriger sa conduite, ou pour gagner son affection ; que je lui avois, au contraire, témoigné une constante indifférence, pour ne pas dire de l’aversion. Je lui avois laissé croire que, pourvu qu’elle me laissât dépenser en liberté les vastes revenus en échange desquels je lui avois donné le titre de comtesse de Glenthorn, je lui laisserois une entière indépendance. Je voyois enfin les funestes résultats de mon insouciance. L’immense fortune de lady Glenthorn avoit servi pendant deux ans à payer mes dettes, à satisfaire mes fantaisies et mes profusions ; il en restoit peu de chose. À peine dans sa vingtième année, elle alloit être exposée au mépris public, et tomber dans les mains d’un homme sans vertus et sans honneur. Sa destinée me fit pitié, et je résolus aussitôt de la sauver du malheur qui la menaçoit.

Ellinor qui surveilloit tous les mouvemens de Crawley, m’avertit qu’il étoit allé dans une ville voisine, en annonçant qu’il ne seroit de retour qu’après le dîner. Lady Glenthorn se tenoit alors dans un cabinet de toilette fort éloigné de la partie de la maison que j’habitois. Depuis ma maladie je n’avois pas quitté ma chambre, et je n’étois sorti de mon lit que pour me mettre dans un fauteuil ; mais dans ce moment, l’indignation me donna une telle force, qu’au grand étonnement d’Ellinor je me levai, et que, sans lui permettre de me suivre, je gagnai un escalier dérobé qui conduisoit à l’appartement de lady Glenthorn. J’ouvris brusquement la porte secrète du cabinet de toilette qui étoit fort en désordre. Une femme étoit sur ses genoux, occupée à faire un paquet. Lady Glenthorn assise devant une table avoit sous les yeux des lettres ouvertes, et tenoit à sa main un collier de diamans, elle fut effrayée comme si un fantôme étoit apparu ; la femme de chambre poussa un cri, et courut brusquement vers une porte pour fuir, mais la porte étoit fermée. Lady Glenthorn resta pâle et immobile, jusqu’à ce que j’approchasse, alors elle rougit, et renferma ses lettres dans le tiroir de la table. La suivante, au même instant, saisit une cassette de bijoux, et les jeta avec des vêtemens en désordre dans une malle qui n’étoit encore pleine qu’à moitié.

Sortez d’ici, lui dis-je d’un ton sévère. Elle ferma la malle, en prit la clef et s’en alla.

J’approchai une chaise à lady Glenthorn, et je m’assis moi-même. Nous étions tous deux également interdits, ses yeux étoient fixés vers la terre, et elle tenoit son front appuyé sur sa main, dans l’attitude du désespoir. Je pouvois à peine articuler un mot, mais faisant effort sur moi, je lui dis enfin :

Madame, je me reproche bien plus qu’à vous tout ce qui est arrivé.

Eh ! pourquoi répondit-elle, en essayant d’éluder mon discours, mais en jetant toutefois un regard inquiet sur le tiroir où étoient renfermées les lettres.

— Vous n’avez rien à me cacher.

— Rien me répondit-elle d’une voix mal assurée.

— « Non rien, car je suis instruit de tout. » — Elle fut saisie de peur. — « Et je suis disposé à vous pardonner tout ».

Elle me regarda d’un air étonné.

— Je conviens que j’ai eu des torts à votre égard ; vous avez le droit de vous plaindre de mon indifférence. C’est à cela que j’attribue votre erreur, mais oubliez le passé. Je vous en donnerai le premier l’exemple. Jurez-moi de ne plus voir ce misérable, et jamais dans le monde on ne saura rien de ce qui est arrivé.

Elle ne répondit rien, mais elle versa un torrent de larmes, elle sembloit incapable de se décider, et même de penser.

Je me sentis animé d’une nouvelle énergie…

Décidez-vous, lui dis-je, en lui présentant une plume, écrivez-lui de ne jamais revenir dans cette maison et de ne pas reparoître en votre présence. S’il se montre devant moi, je sais comment je le châtierai, et comment je vengerai mon honneur. Pour ménager votre réputation, je veux bien m’abstenir de lui témoigner en public tout le mépris qu’il mérite.

Elle fit diverses tentatives pour écrire, mais toujours inutilement ; enfin, repoussant le papier :

— Je ne sais que dire ; je suis incapable de penser, d’agir ; écrivez ce que vous voudrez, je le signerai.

Moi, écrire à Crawley ? écrire ce que je voudrai ; madame, c’est à vous, non pas à moi ; si cela ne vous convient pas, faites-le moi savoir.

Oh ! je ne dis pas cela. Donnez moi un peu de temps. J’ai été bien coupable, bien malheureuse ; vous êtes très-généreux, mais il est trop tard : tout sera connu. Crawley me trahira ; il racontera tout à madame Mattocks. Ainsi, de toute manière, je suis perdue. Oh mon Dieu ! que vais-je devenir ?

Après une heure passée dans l’indécision, le désespoir et les pleurs, elle écrivit quelques lignes, à peine lisibles, par lesquelles elle défendoit à Crawley de jamais la voir ou de s’occuper d’elle. J’envoyai le billet, et elle me témoigna vivement son repentir et sa reconnoissance. Le matin, à mon réveil, on me remit à mon tour une lettre d’elle, qui étoit conçue en ces termes :

« Depuis que je vous ai vu, le capitaine Crawley m’a convaincue que j’étois sa femme aux yeux de Dieu ; en conséquence, je demande le divorce ; votre conduite depuis notre mariage me prouve que vous le desirez, quelles que puissent être d’ailleurs vos raisons pour prétendre le contraire. Avant que cette lettre vous arrive, je serai hors de votre pouvoir ; ainsi ne vous donnez pas la peine de me poursuivre, elle seroit inutile. »

Signé, A. Crawley.

La lecture de ce message m’ôta tout desir de retrouver et de sauver lady Glenthorn. Je me prêtai au divorce avec autant d’ardeur qu’elle-même. Quelques mois après l’affaire fut entamée devant les tribunaux. Ma conduite négligente et la froideur de mes procédés envers ma femme parurent si extraordinaires, qu’on alla jusqu’à me soupçonner de collusion. Je n’eus pas besoin de m’en disculper aux yeux de tous ceux qui connoissoient mon caractère ; et je me disculpai en public avec une vigueur qu’on n’attendoit pas de moi. Ici je dois observer que ma santé fut parfaitement bonne pendant tout le procès, et au milieu des plus vives inquiétudes. Dès que l’affaire fut terminée et jugée en ma faveur, mes maux de nerfs commencèrent à se faire ressentir.