L’Ennui (Edgeworth)/22

L’Ennui (1809)
Librairie française et étrangère de Galignani (tome IIIp. 382-404).


CHAPITRE XXII.


À ce voyage-ci, je n’étois pas, comme autrefois, endormi dans ma voiture sur le tillac ; quand nous fûmes en vue des côtes de l’Irlande, je saluai avec délices la belle baie de Dublin. Dès que nous fûmes débarqués, au lieu de prendre de l’humeur contre tout ce qui m’environnoit à l’hôtel de la Marine, j’allai directement chez mon ami lord Y***. Je sortis de cet hôtel si brusquement, qu’un valet fut obligé de me poursuivre long-temps dans la rue avant de pouvoir m’atteindre, pour me remettre une lettre qui, depuis la veille, avoit été apportée pour moi par le paquebot d’Holyhead. C’étoit une méprise ; la lettre n’étoit point venue de-là. C’étoit de la part de Monsieur M’Léod, qui me félicitoit sur mon retour en Irlande, et qui m’avertissoit qu’il m’avoit retenu un logement commode ; il me donnoit en même temps un détail de ce qui se passoit au château de Glenthorn. Les extravagances de Mylady avoient épuisé les revenus, et elle ni son époux ne pouvoient emprunter sur leurs terres, ni les vendre, car elles étoient substituées à leur fils. Le pauvre Christy avoit, à ce qu’il paroît, fait d’inutiles efforts pour restreindre les folles profusions de sa femme, et pour décider Johnny à tâcher de prendre d’autres manières ; il l’engageoit inutilement à boire plutôt du Bordeaux que de l’eau-de-vie pure : le jeune homme s’appuyoit de l’exemple de ses parens, disant qu’il étoit fils unique ; que son père n’avoit la propriété que de son vivant, et qu’il espéroit qu’on auroit pour lui des égards ; il répétoit toujours, en parlant de sa vie, qu’il la désiroit courte et bonne. Monsieur M’Léod concluoit sa lettre en disant « qu’il ne connoissoit rien d’aussi ridiculement insensé que ce garçon ; que le château de Glenthorn offroit un spectacle si dégoûtant d’orgies et de crapule, qu’il ne pouvoit s’y souffrir un instant. » Je fus fâché de ces détails à cause de mon pauvre frère de lait, mais ils m’eussent fait une plus forte impression dans toute autre circonstance. J’avoue qu’en frappant à la porte de Lord Y*** j’avois oublié et la lettre et tous les gens dont elle me parloit.

Lord Y*** me reçut à bras ouverts ; et avec tout l’empressement de l’amitié, il prévint les questions que je brûlois et que je craignois de lui adresser.

« Cécilia Delamère n’est point encore mariée. Contentez-vous de ces mots pour le moment ; le reste, à ce que je crois, est en votre pouvoir ».

— En mon pouvoir ! délicieuse pensée ! Mais que cette espérance est éloignée ! Après tous mes travaux, j’allois seulement entrer au barreau ; j’avois à peine la perspective, pendant les premières années, de gagner quelques guinées, bien loin de faire fortune. Beaucoup de nos plus célèbres avocats avoient travaillé pendant dix ou douze ans avant de se faire un revenu de cent livres par leur profession, et j’étois alors âgé de trente-quatre ans. J’avouai à milord Y*** que ces réflexions m’alarmoient et me jetoient dans le découragement, mais il me ranima par cette réponse :

« Persévérez, rendez-vous digne du succès, et pour le reste reposez-vous-en non sur la fortune, mais sur vos amis. On n’exige pas de vous que dans un temps donné vous vous fassiez tel ou tel revenu ; mais prouvez que vous avez surmonté les habitudes de votre longue indolence. Donnez des marques de votre intelligence et de votre énergie. Quand vous m’aurez démontré que vous avez les connoissances et l’assiduité nécessaires pour réussir au barreau, je saurai alors qu’il ne vous manquera que du temps pour acquérir la fortune nécessaire à l’établissement de ma jeune et belle pupille. Quand ce temps sera venu, mon cher ami, je pourrai vous en dire davantage. J’ai promis à madame Delamère que jusqu’à ce moment vous ne feriez aucune tentative pour voir sa fille ; elle m’a déjà blâmée de vous avoir laissé trop de facilité pour vous voir mutuellement quand vous séjournâtes il y a quatre ans en Irlande. Peut-être j’agis en effet imprudemment, mais votre conduite m’a sauvé de mes propres reproches, qui sont les seuls que je redoute. Je vous répète ce que j’ai déjà dit de la persévérance, et puisse le succès qu’elle mérite la couronner un jour ! Si j’ai bonne mémoire, ce sont là les paroles expresses de mademoiselle Delamère le jour où elle vous fit ses adieux. »

Effectivement je ne les avois pas oubliées, et la voix encourageante de mon ami qui me les répétoit, fit dès ce moment évanouir de devant mes yeux toutes les difficultés et toutes les craintes que m’offroit l’avenir. Je fis ma première tournée ; je gagnai douze guinées et fus content puisque lord Y*** l’étoit. Mais quoique mes bénéfices n’eussent pas été considérables, j’acquis parmi mes confrères la réputation d’un homme instruit et éclairé. Ils avoient pu me juger par ma conversation et par les remarques que j’avois faites sur les procès que j’avois vu plaider. Les plus âgés d’entr’eux avoient été prévenus en ma faveur d’abord par M. Devereux, ensuite par ma docilité à suivre leurs conseils pendant mes études à Dublin. Ils s’aperçurent que je n’avois pas perdu mon temps à Londres et que mon jugement s’étoit formé. Tous ils me prédirent que du moment où je pourrois me montrer, ma réputation feroit de rapides progrès ; l’occasion, disoient-ils, est tout ce qui vous manque, et il faut l’attendre patiemment. Je l’attendis en effet avec résignation. Les amis ne me manquoient pas ; j’en avois parmi les juges, et surtout dans la classe plus puissante des avoués. Je devois les uns à M. Devereux et à lady Géraldine, les autres à lord Y***, et, j’ose le dire, quelques uns à moi-même. Cependant, les efforts réunis de protecteurs plus puissans et plus nombreux que les miens n’avoient pas réussi à faire parvenir plusieurs hommes de loi plus anciens que moi. Dans cette profession, le patronage ne sert que médiocrement au candidat. Quand il s’agit d’affaires, chacun place sa confiance en celui qui lui paroît le plus habile. Ce qu’un tribunal peut faire de mieux pour un débutant, c’est de lui fournir l’occasion de se distinguer : c’étoit là tout mon espoir, et il ne fut pas trompé. En effet un procès très-important que j’avois suivi avec beaucoup d’attention dans une des tournées de notre arrondissement, fut porté, par appel, devant la cour supérieure de Dublin. Heureusement j’avois pris l’habitude d’assister à toutes les audiences des assises. L’avocat chargé spécialement de cette affaire tomba subitement malade, de sorte qu’il ne put la poursuivre. Le juge me désigna : les avoués et les autres conseils applaudirent à ce choix, parce qu’ils savoient que j’étois au fait de la question et que je la pouvois traiter. C’étoit le lendemain même que cette cause devoit être jugée en dernier ressort. Je passai toute la nuit à me pénétrer de la teneur de mes documens et à bien préparer mes moyens. Aurois-je prévu, dix ans plutôt, que je dusse jamais passer mes nuits de la sorte ?

La cause est appelée : je me lève pour prendre la parole. Que je fus heureux de ne pas savoir que lord Y*** fût présent à l’audience ! Certes, je n’aurois pu prononcer trois phrases si mes yeux l’eussent aperçu dès l’exorde de ce premier plaidoyer. Tout homme sensible (et quel autre pourroit devenir orateur !) sait qu’il est plus difficile de parler devant un seul ami d’un goût délicat et qui tremble pour vos succès, que devant des milliers d’auditeurs inconnus ou indifférens. Ignorant quel personnage fixoit son attention et son plus vif intérêt sur moi, je parlai avec confiance et facilité, car je traitois un sujet dont j’étois pleinement maître, et j’en étois tellement rempli que je m’occupais peu de la manière dont je m’exprimerois. Cette assurance et le bon droit de ma cause décidèrent mon succès. J’entendis autour de moi le murmure flatteur de la reconnoissance et de l’éloge : la sentence nous fut favorable. Dans cet instant, je me ressouvins de mon traité avec mon maître, et de la dette que j’avois contractée envers lui. Mais dans un clin-d’œil j’oubliai et traité, et dettes et maître, car la foule s’ouvre, lord Y*** apparoît devant moi, et me saisit par la main ; en me félicitant, il répand des larmes de joie, me mène à sa voiture et ordonne à son cocher de nous conduire au plus vîte à son hôtel.

« Maintenant, me dit-il, je suis satisfait ; vous avez gagné votre procès, vous m’avez convaincu de votre talent et de votre constance. Puissent les espérances de l’amour être accomplies comme celles de l’amitié l’ont été. Je consens de tout mon cœur à ce que vous adressiez des hommages à ma pupille, à ma parente Cécilia. Sa mère vous fera peut-être quelques difficultés ; mais elles ne seront pas au-dessus des forces d’un habile et savant avocat. Elle sait que comme mes biens ne sont grevés d’aucune substitution, et que je n’ai qu’un fils, je puis pourvoir à l’établissement de sa fille, comme si elle étoit la mienne. J’ai toujours été dans l’intention d’en agir de la sorte ; mais si vous épousez Cécilia, vous jugerez sans doute convenable de continuer votre profession, pour vous mettre à même de la maintenir dans l’aisance qui convient à son rang ; d’ailleurs les premières jouissances de la victoire doivent vous faire envisager le travail comme une source de bonheur de plus. D’après ce que j’ai entendu aujourd’hui, je suis persuadé qu’en peu d’années cet état vous mènera non-seulement à l’aisance, mais à la richesse et aux honneurs. Des honneurs dûs à vous-même ! Sentez-vous combien ils sont supérieurs à des titres héréditaires ! »

Arrivé chez Lady Y***, il me présenta à Cécilia que je revis pour la première fois depuis mon retour en Irlande. C’est de cette heure-là que je puis dater le vrai bonheur de ma vie. Qu’elle ressembla peu à cette vie de plaisirs que j’avois si follement appelée heureuse ! Lord Y*** employa sa puissante influence à plaider ma cause devant Madame Delamère, qui, bien que d’assez mauvaise grâce, finit par donner son consentement.

« Cécilia, dit-elle, a maintenant vingt-trois ans ; elle est en âge de juger par elle-même ; et la manière favorable dont Lord Y*** juge Monsieur O’Donoghoe, est certainement un argument bien fort. Il n’est pas douteux que Monsieur O’Donoghoe ne parvienne dans le monde, puisqu’il a déjà brillé au barreau. Enfin je ne puis pas m’opposer aux vœux de ma fille ni à ceux de Lord Y***, puisqu’ils sont si prononcés. Mais cependant c’est une terrible chose d’avoir une fille qui s’appelle Madame O’Donoghoe. Vous figurez-vous quand on entendra crier : Voilà la voiture de Madame O’Donoghoe ; faites avancer la voiture de Madame O’Donoghoe.

« Votre objection, répondit Lord Y***, est aussi solide, Madame, que celle d’une jeune femme de ma connoissance qui ne voulut jamais épouser un négociant du nom Sheepshanks. Il fut assez sage ou assez galant pour acheter cinq cents livres un autre nom. Je pense que votre gendre futur n’aura aucune répugnance à porter le nom et les armes de Delamère ; et j’ose me charger d’en obtenir pour lui la permission du roi. Permettez-moi de m’occuper personnellement de cette affaire. »

J’épargne au lecteur le journal détaillé des craintes et de l’espoir d’un amant. Cécilia bien convaincue par ma longue persévérance que ma vive affection pour elle ne seroit point passagère, ne me fit point subir les délais d’une coquetterie vulgaire. Elle pensoit qu’un homme capable de surmonter l’empire d’une longue indolence, n’étoit pas un homme d’un caractère foible, et qu’une femme pouvoit le rendre dépositaire de son bonheur.

On ne m’aura sans doute pas soupçonné capable d’avoir oublié dans ma prospérité celui qui, dans le malheur s’étoit constamment montré mon ami. Dès que je fus assuré de mon heureux destin, j’écrivis à M. M’Léod que ma joie seroit incomplète s’il ne venoit la partager. Certes, à ma noce, personne ne témoigna un contentement plus sincère, quoique d’une manière plus réservée. Nous sommes mariés depuis un an, et Cécilia me permet d’avancer qu’elle ne s’est pas encore repentie de son choix. On en peut, je crois, conclure que je ne suis pas retombé dans mes anciennes habitudes ; cependant j’ai constamment été dans une situation très-propre à me corrompre, car je n’ai pas formé un vœu qui n’ait été satisfait, à l’exception du vif désir que j’aurois de voir M. Devereux et Lady Géraldine venir partager le bonheur qu’ils ont les premiers préparé. Ce sont eux qui ont réveillé mon esprit affaissé, qui m’ont fait sentir que j’avois un cœur, et que j’étois digne de me donner à moi-même un caractère. La perte de ma fortune acheva mon éducation en me forçant à travailler et à chercher en moi un appui. Ma passion pour la charmante Cécilia me soutint pendant le cours de mes longs et pénibles travaux ; heureusement mon mariage m’a obligé à m’adonner aux devoirs de ma profession, et ces devoirs font une partie de mon bonheur domestique. Les riches, dit un moraliste, sont obligés de travailler, s’ils veulent être heureux et bien portans ; et ils appellent cela prendre de l’exercice.

Si la fortune venoit à me sourire de nouveau, conserverois-je assez d’activité pour me livrer aux travaux du corps et de l’esprit, je n’oserois en répondre, et je ne désire pas être mis à l’épreuve. Bornant tous mes vœux à voir continuer les avantages dont je jouis, je puis terminer ces mémoires, en assurant bien à mes lecteurs, qu’après l’expérience par laquelle je suis passé, je n’accepterois pas les domaines réunis de Sherwood et de Glenthorn, pour traîner une année de douleur comparable à ce que j’endurois, quand j’étois torturé par le supplice d’un accablant superflu.



J’allois publier ces mémoires quand j’ai reçu la lettre suivante :

À C. O’DONOGHOE, écuyer.
Mon honoré frère de lait,

Depuis le jour que vous nous avez quittés, il ne m’est arrivé que des malheurs ; car j’ai été forcé d’obéir à ma femme qui a voulu absolument faire la dame, malgré tout ce que je lui disois. Mais c’est fini, on n’y peut rien changer ; toutes les raisons n’y feroient rien changer. Le château est brûlé jusqu’aux fondemens ; mon fils Jhonny est mort, et je voudrois être à sa place. C’est l’ivrognerie qui l’a tué ; il s’y est livré parce qu’il avoit trop d’argent, et rien à faire. Hier au soir en allant se coucher un peu ivre, comment s’y prend-il ? il pose la chandelle contre le chevet de son lit, comme il le faisoit contre les murs de la chaumière où il avoit été élevé ; mais la flamme se trouvant proche des rideaux du lit, tout s’est bientôt embrasé ; et lui, malheureux, qui avoit toujours eu le sommeil dur, endormi encore plus par l’ivresse, a sans doute été suffoqué et personne n’a rien entendu jusqu’à ce que le plafond de ma chambre et une grande portion de la corniche de bois tombèrent et m’éveillèrent par un horrible fracas. Autour de moi tout étoit flamme et fumée. Je prends ma femme sur mon dos, et me précipite de l’escalier qui s’écroule cinq minutes après. Elle poussoit des cris affreux, ainsi que la foule de ses parens qui l’environnoient ; chacun couroit pour son propre intérêt ; personne ne s’occupoit d’éteindre l’incendie. Il n’y avoit pas un domestique dans son bon sens. Après bien des difficultés, je m’empare à la fin d’une échelle ; me voilà dans la chambre de Jhonny, et quel spectacle pour moi ! un cadavre ! et comment le retirer des décombres ? Je n’en savois rien, j’étois hors de moi-même, et je ne sais pas comment on s’y prit pour me faire descendre. En revenant à moi, je me trouvai couché sur le pavé de la cour ; autour de moi tout étoit pleurs et confusion, et les flammes s’élevoient plus haut que jamais. Mais à quoi bon raconter tout cela ? En deux mots, il ne reste du château que des pierres ; et je m’en consolerois bien vîte, si l’on me rendoit mon Jhonny, tel qu’il étoit dans notre bon temps. Mais puisqu’il est mort, c’est fait de moi. Comme vous avez épousé mademoiselle Delamère, ce dont je vous félicite, et qu’elle est héritière par substitution, je vous invite à prendre possession sans délai, car s’est tout comme si j’étois mort, et aucun obstacle ne peut venir de moi. Je retournerai à ma forge, et, avec l’aide de Dieu en travaillant, j’oublierai tout ce qui s’est passé. Quant à ma femme, elle n’a qu’à retourner dans sa famille, si elle refuse de demeurer avec moi. Au reste je ne la gênerai pas long-temps. M. M’Léod est un excellent homme qui suivra toutes les instructions que vous enverrez. Puisse la bénédiction du ciel vous accompagner quand vous viendrez nous gouverner de nouveau, et vous me trouverez comme autrefois votre loyal frère de lait,

Christy Donoghoe.

On rebâtit actuellement le château de Glenthorn ; quand il sera achevé, et que j’y retournerai, je donnerai à mes amis, s’ils le désirent, l’historique fidèle de mes sentimens. J’espère ne plus retomber dans mon inertie ; mon intelligence a été cultivée ; j’ai conçu du goût pour l’étude, et l’exemple de lord Y*** me prouve qu’on peut être à la fois riche, noble, actif et heureux.

FIN.