L’Ennui (Edgeworth)/2

L’Ennui (1809)
Librairie française et étrangère de Galignani (tome Ip. 21-32).


CHAPITRE II.


Le jeu m’arracha à cette monotone langueur dont j’étois accablé. L’intérêt s’empara de moi, il me tint en agitation. Il m offrit un motif d’activité et je m’y livrai tout entier. Je me passionnai pour un exercice qui me procuroit de nouvelles sensations. Ma vie se consumoit auprès d’une table de jeu. Je me souviens qu’une fois je passai trois jours et trois nuits consécutifs dans une maison bien connue de Saint-James ; les jalousies étoient baissées, les rideaux soigneusement fermés, et pendant tout ce temps nous eûmes des bougies ; les chambres attenantes à celle où nous étions rassemblés étoient également éclairées de peur qu’en ouvrant la porte pour nous apporter des rafraîchissemens, un rayon du soleil ne fût venu nous avertir qu’il étoit temps de s’arracher à cet aimable séjour. J’ignore comment nous pûmes supporter tant de fatigue. À peine consentions-nous à faire une pause pour accorder à notre corps un peu de nourriture. À la fin un des garçons qui avoit assisté nos plaisirs pendant toute la séance, déclara qu’il n’y tenoit plus et qu’il alloit dormir. C’est avec beaucoup de peine qu’il obtint une trève d’une heure ; il n’étoit pas sorti de la chambre que le sommeil l’engourdit sur le seuil même de la porte. Selon les règlemens de la maison, il avoit droit à un trentième sur chaque coup, et durant ces trois jours il avoit prélevé au-delà de trois cents livres sterlings. L’avarice et le sommeil avoient lutté pendant long-temps ; mais selon l’usage le dernier l’avoit emporté. Les joueurs étoient tous éveillés. Je n’oublierai jamais la figure d’un de mes nobles compagnons qui, les yeux fixés sur sa montre, s’écrioit à chaque minute : Cette heure ne finira donc pas ! Il regardoit ensuite si sa montre n’étoit pas arrêtée ; il maudissoit ce misérable garçon, qui s’étoit laissé prendre par le sommeil, et juroit, pour sa part, qu’une autre fois il ne consentiroit jamais à une pareille perte de temps. La soixantième minute sonnée, il fit brusquement réveiller le traître, et l’on se remit à l’ouvrage. Dans cette séance l’on perdit trente-cinq mille livres. Je m’en tirai assez bien ; je ne perdis qu’une bagatelle, dix mille livres ; mais je ne pouvois pas me flatter d’être toujours aussi heureux. Mon histoire devint bientôt celle de tous les hommes ruinés par le jeu. L’usurier anglais, qui avoit ma pratique, déclara qu’il ne lui étoit plus possible de me prêter de l’argent. Mon agent irlandais, sur lequel j’avois tiré des lettres de change avec une infatigable assiduité, suspendit également ses avances, et abdiqua sa fonction, après avoir fait sa fortune à mes dépens. Je m’emportai, mais la colère ne paie pas des dettes d’honneur. Je maudis mon grand-père, qui m’avoit lié les mains impitoyablement ; je ne pouvois ni vendre ni engager mes terres ; mes domaines d’Irlande auroient été mis en vente à l’instant même, s’ils n’eussent pas été substitués à un M. Delamère. Je me dédommageai un peu en déclamant contre cet homme que je ne connoissois point, que je n’avois jamais vu, mais qui avoit l’horrible qualité d’être mon héritier. Il mourut, et ne laissa qu’une fille encore enfant. L’espoir de posséder mon bien comme un fief simple augmenta ; je profitai de cette chance heureuse pour obtenir quelques avances, que je perdis au jeu. Miss Delamère, peu de temps après, fut attaquée de la petite-vérole ; nouvelle espérance sur laquelle je fis des paris importans.

La jeune personne s’en tira heureusement. Alors plus de spéculation à faire de ce côté, et mes dettes me restoient. Dans cet embarras, je me rappelai que j’avois eu un tuteur, et que j’avois des comptes à régler avec lui. Crawley, qui continuoit d’être mon factotum et mon flatteur ordinaire et extraordinaire, m’avertit que j’avois un argent immense à réclamer de mon tuteur ; mais que pour l’obtenir il falloit avoir recours à des voies judiciaires. J’adoptai ce parti, et ce genre d’occupation auroit pu me tenir lieu du jeu ; mais comme Crawley géroit toutes mes affaires, je le priai de ne me parler de rien jusqu’à ce que la sentence eût été prononcée.

Elle le fut contre moi. Il fut prouvé en pleine cour sur la déposition des témoins produits par moi-même, que j’étois un extravagant ; mais comme aucun juge, jury ou chancelier ne pouvoit se faire une idée de ma folie et de mon insouciance au point où je les avois portées, mon tuteur fut absous par la cour d’équité, tout en laissant de lui l’idée d’un consommé fripon. Que devenir alors ? je me prononçai à moi-même mon arrêt. Comme un brigand se dit que tôt ou tard il faut finir par être envoyé au gibet, et règle sa conduite en conséquence, de même un jeune écervelé du bon ton sait qu’il faut après tout en finir par le mariage. Je sentois une horreur invincible pour cette catastrophe ; mais pouvois-je m’opposer à ma destinée ? je m’étois formé une opinion sur les femmes d’après les plaisanteries bannales de mes camarades, et d’après mes liaisons avec quelques femmes les moins estimables de leur sexe. N’ayant jamais éprouvé le sentiment de l’amour, je me figurois bien que quelque chose de semblable avoit pu exister dans les âges reculés, mais je n’en croyois pas l’existence possible au temps où je vivois, du moins parmi les gens du bel usage. Je partageois les femmes en deux classes : celles que l’on achète et celles qui sont assez riches pour choisir. Quoique la différence entre ces deux classes fût marquée par quelques égards, quelque cérémonie extérieure, je ne regardois pas cette différence comme très-grande. Quant à ce qui me concernoit personnellement, j’étois ennuyé des premières ; les secondes me faisoient peur, oui, réellement peur ; c’étoit avec ces opinions et ces sentimens, que j’allois me choisir une épouse. Pour me décider dans mon choix, je consultai une table de numération : unité, dixaine, centaine, mille, dixaine de mille, centaine de mille. J’étois enchanté de conduire à l’autel de l’hymen, pour parler le langage des gazettes, une beauté quelconque, mais dont la fortune figurât dans la sixième colonne. Mes dispositions ne furent pas plutôt connues, que les amis d’une héritière qui n’étoit pas fâchée d’acheter une couronne de comte, décidèrent un engagement entre nous. Ma femme eut dans son trousseau cent robes toutes plus belles les unes que les autres, et auxquelles avoient travaillé les plus habiles faiseuses de l’Angleterre et de la France réunies. La plus simple de ces robes, si je m’en souviens bien, coûtait cinquante guinées. On en admira une, surtout, estimée cinq cents livres sterling ; les juges compétens assuroient qu’elle étoit achetée à très-bon marché, puisque la dentelle en étoit si magnifique qu’aucune femme de Nabab n’en avoit promené une pareille, dans la poussière de Londres. On alla pendant plusieurs jours la considérer comme une curiosité chez la marchande qui assura qu’elle avoit veillé plusieurs nuits pour parvenir à former ce brillant assortiment, cette réunion parfaite de richesse et d’élégance. Les joailliers sollicitèrent aussi et obtinrent la permission d’exposer en public, les différentes parures de lady Glenthorn, qui étoient si nombreuses, qu’elle-même ne les connoissoit pas toutes. Peu de temps après notre mariage, quelqu’un lui demandoit à la cour, où elle avoit acheté de si beaux diamans ; je n’en sais en vérité rien dit-elle, j’en ai un si grand assortiment ! Je ne sais si ceux-là viennent de Paris, de Hambourg ou de Londres.

La pauvre créature ! je crois que son premier bonheur en m’épousant, fut de posséder de magnifiques joyaux et le titre de comtesse. C’étoit la seule espérance qu’elle pût réaliser en me prenant pour son mari. Je pensai qu’il étoit du bon ton et de la dignité de lui témoigner de l’indifférence, sinon du mépris ; je la considérois comme un embarras qui accompagnoit nécessairement sa fortune ; outre les idées désagréables, qui, dans mon esprit se joignoient à cette qualité d’épouse, j’avois des raisons particulières de ne point aimer lady Glenthorn. Ses amis, avant de me laisser entrer en possession de ses biens, avoient arraché de moi la promesse solennelle de ne plus jouer. Je fus obligé de renoncer non-seulement aux jeux de hasard, mais aux courses de chevaux, seule occupation qui donnât encore quelque mouvement à mon existence. Je soupçonnois ma femme d’avoir eu la barbarie d’exiger de moi ce fatal serment, aussi je conçus pour elle une haine plus forte que ne l’éprouvent communément les hommes qui font des mariages d’intérêt. Cette aversion pourtant s’adoucit. Lady Glenthorn n’étoit qu’une enfant, et moi j’avois un caractère facile. Je la trouvois bien ridicule, mais quel ennui de le lui répéter sans cesse ! j’en laissai passer toutes les occasions ; je ne pensai plus à elle, que lorsqu’elle se trouvoit précisément sur ma route. Elle étoit trop légère pour inspirer de la haine ; d’ailleurs ce sentiment eût été bien fatigant pour un esprit comme le mien. L’ennui habituel dont j’étois la proie, étoit plus fort que toutes mes passions ensemble.