L’Ennui (Edgeworth)/15

L’Ennui (1809)
Librairie française et étrangère de Galignani (tome IIp. 196-224).


CHAPITRE XV.


Aussitôt que les premiers rayons du jour commencèrent à éclairer les objets, je m’aperçus qu’on entr’ouvroit ma porte avec beaucoup de précaution. J’étois pleinement éveillé, je regardai avec attention, la porte s’ouvrit très-lentement ; et comme j’avois la tête remplie de visions, je m’attendois à voir apparoître quelque spectre. Mais non, ce n’étoit qu’Ellinor.

Ellinor ! lui dis-je, est-ce bien vous ? Quoi de si grand matin ! — Paix, paix me répondit-elle, en fermant la porte avec la plus grande précaution : elle s’avance jusqu’auprès de mon lit sur la pointe du pied : « Au nom de Dieu parlez bas, et ne réveillez pas ceux qui dorment près et beaucoup trop près de vous. Personne ne sait que je suis venue ici. Quand là-bas on sera réveillé, je n’aurai peut être plus la facilité de vous parler, et l’on pourroit voir dans mes regards que je suis instruite de quelque chose. »

La terreur étoit peinte dans ses yeux ; l’impatience et l’étonnement s’étoient emparés de moi. Avant de vouloir dire un mot, elle visita les cabinets voisins, regarda derrière la tapisserie pour s’assurer que personne ne pouvoit l’entendre. Enfin sûre que nous étions seuls, elle me dit, mais d’un ton de voix si bas que j’avois besoin de toute mon attention pour la suivre.

« Si vous tenez à la vie, n’allez jamais vous promener le soir sur ce rivage solitaire. Il est étonnant que vous en soyez échappé, mais si vous y retournez, vous n’en reviendrez pas vivant ; car jamais ces misérables ne pourront obtenir de vous ce qu’ils veulent ; jamais ils ne pourront vous rendre semblable à eux.

— Qui donc ? De qui parlez-vous, je ne vous comprends pas, êtes-vous bien dans votre bon sens ?

— Certainement, et plût à Dieu que vous y fussiez aussi bien que moi. Mais grace au ciel, rien n’est encore perdu. De qui je veux parler ? De ces trois cents qui ont juré de vous avoir pour capitaine, ou de vous tuer cette nuit. De qui je veux parler ? Du plus scélérat de tous, qui vit dans la même habitation que vous et qui dort actuellement presque à vos côtés.

— Joe Kelly ?

— Lui-même : Depuis qu’il est dans le château, je l’aurois pris en aversion, si ce n’est que c’est lui qui a retardé votre départ pour l’Angleterre. Cela m’a aveuglée, car autrement je n’ai jamais pu le souffrir, et depuis long-temps je l’aurois surpris en faute.

— Et qu’avez-vous découvert sur ce qui le concerne ?

— C’est un révolté qui cherche à recommencer les troubles. Ils tiennent leurs assemblées dans la caverne où se cachoient autrefois les contrebandiers, sous le grand rocher, vis-à-vis la vieille abbaye. — Et de-là à l’abbaye il y a un chemin où vous aimez tant à vous promener.

— Juste ciel ! Cela est-il bien vrai ?

— Mon cher enfant, cela n’est que trop vrai.

— Mais Ellinor, comment avez-vous pu le découvrir ?

— Oh ! ce n’est pas moi ; jamais de pareilles choses ne me seroient venues dans l’esprit. Mais il a plû à Dieu que tout fût découvert par mon petit fils, par ce garçon à qui vous avez donné il y a long-temps un fusil pour tuer des lapins. Hier il chassoit un lièvre qui se dirigea vers la montagne, et se réfugia dans la caverne ; le garçon, le suivit, et comme il étoit à chercher, il trouva une vieille redingote qu’il apporta à la maison. Il nous la montra à son père et à moi, tandis que je faisois cuire des patates pour le dîner ; ayant fouillé dans une des poches, nous y trouvâmes un fer de pique brisé, et dans l’autre un papier tout écrit. Grace au ciel, je ne pus pas lire ces choses abominables ; ni le petit garçon non plus qui n’est jamais allé à l’école ; autrement tout le pays le sauroit déjà.

— Mais enfin que contenoit ce papier ? Est-ce que personne n’a pu le lire ?

— Pardonnez-moi, Christy l’a lu, mais Christy tout seul ; il n’a pas voulu nous dire ce qu’il y avoit dedans. Il nous a dit que cela n’en valoit pas la peine, et qu’il ne vouloit pas perdre son temps à lire de vieilles chansons. Nous n’y avons plus pensé, et aussitôt que nous avons eu mangé les patates, il a envoyé le garçon au château pour porter le mémoire des ouvrages de serrurerie ; et moi, comme un enfant, je n’ai pas pensé qu’il y eût le moindre mal. Le soir, Christy nous a averti qu’il alloit aux funérailles d’un voisin, et qu’il ne reviendroit que le lendemain matin de bonne heure. Il n’y a pas maintenant deux heures qu’il est de retour ; il n’étoit pas allé aux funérailles, mais dans la caverne où l’habit avoit été trouvé. Il y a remis l’habit avec le fer de pique, et le papier dans les poches tout comme ils y étoient. Le papier, c’étoit la liste des scélérats qui se rassemblent là, et une lettre disant qu’ils vouloient mettre milord Glenthorn à leur tête ou le tuer. Voici ce qu’a fait Christy pour en apprendre davantage. Il s’est caché dans un trou sur un des côtés de la caverne, et s’est recouvert de décombres, de manière à n’avoir juste de place que pour respirer. Il s’est tenu là jusqu’à la fin du jour, et même jusqu’à minuit ; les scélérats remplissoient presque toute la caverne. Il falloit qu’il eût bon courage, mais, grâce au ciel, il n’en a jamais manqué ; il a tout vu et tout entendu, et voici ce qu’ils disoient :

D’abord l’un déclara qu’ils ne devoient plus tarder à se montrer. Qu’il falloit faire une insurrection dans le pays ; il nomma ceux qui, dans d’autres endroits étoient disposés à se joindre à eux ; cette fois-ci on ne les dissiperoit pas aussi aisément que la première, car ils auroient de bons chefs. Quelques-uns vous donnoient de grands éloges, assurant qu’au fond du cœur vous étiez pour eux ; qu’on l’avoit bien vu par les sentimens que vous avez montrés lors de la dernière insurrection. D’autres soutenoient que l’on ne pourroit jamais rien faire de vous ; que vous étiez trop doux, que vous n’aviez point de caractère, et que vous n’étiez ni chair, ni poisson. Ceux qui étoient pour vous répondoient que vous vous montreriez bientôt ; les autres répliquoient qu’il falloit le faire tout de suite ou jamais ; que si vous ne vous mettiez pas à leur tête, on devoit vous fouler aux pieds ainsi que les autres, qu’il étoit inutile d’en parler davantage et de se laisser plus long-temps amuser par Joe Kelly ; qu’il étoit étonnant que lui-même ne fût pas présent à l’assemblée. Ils parlèrent ensuite de votre départ pour l’Angleterre. Si vous veniez à l’exécuter, que deviendroient-ils quand ils auroient affaire à cet Écossais de M’Léod qui étoit bien un autre homme que vous, qui ne dormoit jamais, qui seroit toujours à leurs trousses lui et les siens, et contre qui personne n’oseroit lever la tête. Pour ne pas vous ennuyer trop de tout ce qu’ils dirent, leur capitaine, ou quelque chose d’approchant, leur imposa silence. « Vous parlez de ce que vous ne connoissez pas. Joe Kelly et moi, nous avons tout réglé, il n’ira point en Angleterre, il trompe son maître, et quand celui-ci viendra se promener demain soir sur le bord de la mer ou du côté de l’Abbaye, Joe et moi nous le saisirons, nous le ferons entrer dans la caverne par la trape, et là il faudra qu’il promette de se mettre à notre tête, sinon nous le jetons dans la mer, et il ne sera plus question de lui ; nous dirons qu’il s’est noyé lui-même dans un accès de mélancolie, personne n’en doutera ; et on le prouvera en faisant trouver ses gants et son chapeau sur le rivage. » Mon Dieu ! Comment pouvez-vous rire, quand tout cela est vrai, puisque Kelly lui-même doit retrouver le corps après avoir fait semblant de chercher pendant long-temps. Voulez-vous maintenant leur promettre ce qu’ils demandent, vous mettre à leur tête et obéir à toutes leurs volontés ? Dès le premier jour ils entreront en querelle avec vous, parceque comme capitaine, vous ne voudrez pas vous laisser conduire, ils vous tueront d’un coup de pique ou d’un coup de fusil, ils donneront le château à Joe Kelly, et mettront tout le reste au pillage. C’est comme cela que tout est arrêté ; demain soir ils s’assembleront dans la caverne, ils feront semblant de conduire un enterrement à l’Abbaye. Maintenant que vous connoissez toute la vérité, que Dieu vous protège ? Mais qu’allez-vous faire ? Ma pauvre tête n’est pas plus en état de penser à cela que celle d’un enfant, et je tremble à chaque moment qu’on ne puisse deviner sur ma figure ce que je sais. Oh ! qu’allez-vous devenir maintenant, il est bien sûr qu’ils vous assassineront, quelque chose que vous fassiez ?

Quant Ellinor eut cessé de parler, elle fut encore long-temps dans une agitation extrême ; elle sanglottoit et s’écrioit : « Que faut-il faire ? que faut-il faire ? De quelque manière qu’on s’y prenne, vous serez certainement tué. » Quant à moi, l’imminence du péril à la fin m’éveilla. Je me levai à l’instant ; j’écrivis à M. M’Léod un billet, par lequel je le priois de me venir voir sur le champ pour affaire particulière. Craignant que mon billet ne fût intercepté ou décacheté, je n’y employai que les termes les plus vagues ; j’y disois même à M. M’Léod d’apporter l’état de ses derniers comptes ; de sorte qu’on eût supposé que je n’avois à l’entretenir que d’intérêts pécuniaires. Ma tranquillité extérieure calma peu à peu la pauvre Ellinor : je lui assurai que nous allions prendre les mesures nécessaires pour prévenir tout malheur ; je la remerciai de l’avertissement opportun qu’elle m’avoit donné, et, en la priant de retourner chez elle avant qu’elle pût être observée, je lui recommandai fortement de ne pas dire un mot, dans la journée, de tout ce qui s’étoit passé. Nous convînmes qu’aussitôt qu’elle verroit arriver M. M’Léod elle enverroit Christy, se faire payer son mémoire. Par ce moyen je pouvois, sans exciter de soupçons, lui parler en particulier et apprendre de lui-même ce qu’il avoit vu et entendu dans la caverne.

Ellinor retourna chez elle, après m’avoir promis d’obéir ponctuellement à mes recommandations, particulièrement pour ce qui regardoit le secret. Afin d’être plus sûre d’elle-même, elle me dit qu’elle alloit se mettre au lit tout le jour, comme si elle avoit le rhumatisme, et qu’ainsi elle ne parleroit à personne. Un de mes domestiques porta ma lettre à M. M’Léod, et rien ne m’empêcha plus de faire mon somme du matin.

Joe Kelly entra dans ma chambre à l’heure ordinaire. Je détournai la tête et je lui dis d’un ton fort calme : j’ai passé une mauvaise nuit ; c’est dans mon appartement que je déjeûnerai.

Quelque temps après arriva M. M’Léod. D’un air fier il me présenta ses comptes, et je l’en laissai parler jusqu’à ce que le domestique qui étoit près de nous fût sorti ; alors je lui expliquai la raison pour laquelle je l’avois mandé si précipitamment. La tranquillité qu’il conserva, nonobstant mon étrange narration, me piqua un peu, je l’avoue. Il me répondit du ton le plus calme :

« Nous sommes heureux d’avoir du temps devant nous ; notre premier soin doit être de nous assurer du silence d’Ellinor. »

— Je vous le garantis, lui dis-je.

— Eh bien ! en second lieu, c’est à moi, qui suis magistrat, d’interroger son fils et de lui faire confirmer ses dépositions par serment.

Christy fut appelé devant nous. Il vint avec son mémoire de forgeron à la main ; de sorte que les domestiques ne purent en deviner davantage. Il fut examiné dans quelques minutes. Son rapport étoit si direct et si clair, qu’il n’y avoit pas moyen de douter. La seule différence entre le compte qu’il nous rendit, et celui qui avoit été rendu par sa mère, étoit relative au nombre des conjurés. Des treize qui avoient été vus dans la caverne, Ellinor en avoit fait trois-cents.

Christy nous assura qu’en effet il ne s’en étoit trouvé que treize à l’assemblée, mais que trois-cents autres devoient se joindre à eux.

Vous êtes un brave homme, dis-je à Christy, d’avoir osé vous enfermer dans la caverne avec ces brigands ; s’ils vous avoient découvert, certainement ils n’eussent pas épargné vos jours.

Cela est vrai, répondit Christy ; mais ne faut-il pas mourir tôt ou tard, et pouvois-je mourir d’une manière plus honorable ? Puis-je oublier votre conduite envers moi lorsque je fus blessé ? Que n’avez-vous pas souffert alors ? Quelle honte pour moi si je fusse resté en repos et qu’on vous eût assassiné. Non, non, Christy O’Donoghoe en est incapable. J’espère, Milord, que si l’occasion se présente où il faille se battre, vous voudrez bien m’armer, et que j’aurai l’honneur d’exposer mes jours pour vous.

Nous n’en sommes pas encore là, lui répond le méthodique M. M’Léod. Si vous allez si vite en besogne, mon ami, vous perdrez tout. Retournez à votre forge, travaillez-y comme de coutume, et reposez-vous du reste sur nous ; s’il y a quelque bataille, je vous promets que vous en prendrez votre part.

Christy n’obéit qu’avec peine. Alors M. M’Léod rédigea sagement notre plan de campagne. J’avois, à quelque distance, une petite maison de pêche avec un bateau. M. M’Léod devoit s’y rendre comme pour s’amuser à pêcher avec son neveu, jeune homme qui aimoit beaucoup ce genre de divertissement. Ils meneroient avec eux quelques miliciens, comme pour les aider, et d’autres encore viendroient les rejoindre, sous le prétexte d’y dîner. Dans le pavillon de la pêche il y avoit une pièce de quatre qu’on avoit tirée fréquemment dans les réjouissances publiques. Une victoire navale que venoient d’annoncer les gazettes, offroit un prétexte pour la mettre en évidence. Nous savions que les rebelles seroient sur leurs gardes et nous évitâmes avec le plus grand soin de leur laisser entrevoir que nous eussions deviné quelque chose. Nos pêcheurs devoient laisser passer tranquillement leurs feintes funérailles, faire quelques questions insignifiantes, et donner aux rebelles quelques pièces de monnoie pour avoir des pipes et du tabac. Vers le soir le bateau, armé du petit canon, devoit s’approcher du rivage et, à un signal donné par moi, se mettre en station vis-à-vis de l’entrée de la caverne.

Au même signal, un homme sûr avertiroit une troupe cachée dans l’abbaye, de fermer la trape qui s’ouvroit vers le haut. C’étoit le moment où je présenterois le pistolet au chef des rebelles qui vouloit se saisir de moi à mon retour de la promenade du soir. D’abord M. M’Léod s’opposoit à ce que je me rencontrasse avec cet homme ; mais je persistai dans ce projet ; j’étois bien aise de donner une preuve publique de ma loyauté et de mon courage personnel. Quant à Joe Kelly, je me chargeai du soin de son individu.

M. M’Léod me quitta pour aller s’occuper de sa partie de pêche ; aussitôt je fis dire à Joe Kelly de venir me jouer de la flûte. Je surveillai mes paroles et mes regards de manière à ce qu’il ne se crût pas découvert ; cela me fut aisé, il étoit si occupé de son projet ! pour le déguiser mieux, il affecta une grande gaieté, et m’amusa beaucoup par les airs de sa flûte et par ses plaisantes histoires. Je ne lui permis pas de me quitter de toute la journée. Vers le soir, je parlai de mon départ pour l’Angleterre ; je proposai de le fixer au lendemain matin, et j’envoyai Kelly chercher quelque chose dans un cabinet, dont la porte étoit très-solide, et dont les fenêtres étoient garnies de barreaux de fer ; c’étoit une prison dont on ne pouvoit s’échapper. Tandis qu’il étoit penché devant un tiroir, je fermai la porte sur lui, et je mis la clef dans ma poche. En sortant du château, je dis à ceux de mes domestiques que je rencontrai : je viens d’enfermer Joe Kelly dans le cabinet ; s’il appelle, que personne ne lui réponde, il ne sortira qu’à mon retour ; c’est une plaisanterie que je lui dois. Les domestiques crurent en effet que j’avois voulu m’amuser, et je sortis avec mes pistolets chargés. Je me promenai quelque temps sur le bord de la mer sans apercevoir personne. Enfin je découvris le bateau pêcheur qui s’approchoit du rivage. Je craignois que mes gens ne s’impatientant, ne vinssent trop tôt à l’embouchure de la caverne, et par là ne se fissent voir ; s’ils n’avoient pas eu M. M’Léod à leur tête, cela fût infailliblement arrivé, comme je l’ai su depuis ; mais il étoit si calme, si ponctuel, qu’il contint leur impatience, en déclarant que, dût-il attendre même passé minuit, il resteroit jusqu’à ce que le signal convenu fût donné. Enfin je vis sortir un homme de la caverne ; je m’assis à ma place accoutumée, et je me mis à bâiller le plus naturellement que je pus. Selon mon usage, je traçai des figures sur le sable avec le bout de ma canne, observant du coin de l’œil l’ombre de l’homme, qui se dessinoit sur l’eau à mesure qu’il avançoit. Il étoit enveloppé d’une grande redingotte de laine, il passa derrière moi et alla jusqu’au détour de la route, regardant comme un homme qui cherche quelqu’un ! je savois parfaitement bien quel étoit celui qu’il cherchoit. Ne rencontrant point Joe Kelly, il revint à moi quelques minutes après, j’avois la main dans ma poche sur un de mes pistolets.

Vous êtes sûrement le comte de Glenthorn ? me dit-il.

— C’est moi-même.

— En ce cas-là, vous allez avoir la bonté de me suivre.

Alors le saisissant d’une main par le collet, et de l’autre lui présentant le pistolet ; « ne résiste pas ou je te tue. » L’indignation me donnoit de la force ; je l’entraîne à l’endroit convenu pour le signal. Le bateau se plaça vis-à-vis de l’ouverture de la caverne ; tout répondit à mon attente.

« Vois, dis-je à mon prisonnier en lui montrant le bateau, vois là bas mes amis sous les armes ; ils ont une pièce de canon ; la mêche est allumée et votre complot est découvert. Va rejoindre tes complices dans la caverne, et dis-leur que nous sommes maîtres de la trape, ils ne peuvent échapper ; qu’ils se rendent ; s’ils essaient de s’enfuir, nous tirons sur eux, et ils sont morts.

Mon capitaine rebelle ne montra pas autant de courage que je l’aurois désiré pour l’honneur de ma victoire. La surprise le déconcerta : je le sentis trembler sous ma main. Il obéit à mes ordres, et alla dans la caverne engager ses camarades à se rendre. Son entrevue ne produisit pas cependant un effet subit. Je suppose qu’il y avoit dans la troupe quelque homme déterminé qui conseilloit la guerre ouverte. En même temps nos braves débarquèrent et entourèrent si bien la caverne qu’il n’y eut plus de possibilité d’en échapper. Enfin les conjurés se rendirent prisonniers. Je suis fâché de n’avoir pas à raconter une bataille bien sanglante pour ceux de mes lecteurs qui les aiment ; mais il n’y eut pas une goutte de sang répandue, pas une amorce brûlée. Nous les fîmes sortir de leur retraite un à un, en nous assurant qu’ils n’avoient pas sur eux d’armes cachées. Quand ils nous eurent remis toutes celles qu’ils avoient amassées dans la grotte, la question fut de savoir ce qu’on feroit d’eux. Comme il étoit trop tard pour les examiner et les confier légalement à la prison du comté, M. M’Léod opina pour qu’on leur fît passer la nuit dans l’endroit qu’ils avoient choisi eux-mêmes. En conséquence nous les replaçâmes dans leur souterrain, après avoir apposé des gardes à chaque issue. Nous retournâmes au château, et je m’arrêtai pour dire à Christy et à Ellinor que j’étois sain et sauf. Ils veilloient tous deux en attendant de nos nouvelles. Dès qu’Ellinor m’aperçut, elle leva les mains au ciel sans pouvoir proférer une parole. Christy m’accabloit de félicitations, mais au milieu de sa joie, il me reprocha de ne pas lui avoir donné un fusil pour qu’il eût le plaisir de se battre un peu. Sur ma parole, lui dis-je, il n’y a pas eu de bataille, ou bien vous en auriez été.

Oh ! ne le fatiguez pas davantage ; ne le faites pas parler plus long-temps, dit Ellinor ; voyez comme il est las ! Il a chaud. Il faut qu’il aille se mettre au lit : c’est moi-même qui le bassinerai ; je ne veux pas m’en reposer sur un autre.

Elle ne voulut pas croire que je ne désirois pas qu’on bassinât mon lit ; mais, par un chemin plus court, elle alla devant nous. En entrant dans le château je la trouvai la bassinoire à la main, entourée des domestiques qui l’accabloient de questions et qui écoutoient ses rapports, qui n’étoient pas fort intelligibles.

Je demandai du pain et de l’eau pour mon prisonnier, et j’entendis que l’on disoit autour de moi :

« Cela est-il bien vrai ? N’est-ce pas un conte ? Comment, Joe étoit dans le complot !

— Je n’ai jamais aimé ce Kelly ; j’ai toujours dit que c’étoit un mauvais sujet.

— Et moi aussi ; et moi aussi.

— La semaine dernière je le disois encore ; et moi pas plus tard qu’hier. »

Je passai au milieu de tous ces discoureurs, portant de l’eau et du pain au détenu. M. M’Léod me vit et me suivit.

Milord, je veux vous escorter ; un rat enfermé est un animal dangereux.

Je le remerciai et j’y consentis. Mais la précaution étoit inutile. Quand nous ouvrîmes la porte, nous vîmes le coupable abîmé dans les remords ; il se précipita sur ses genoux et nous demanda grâce de la manière la plus abjecte. De la fenêtre de sa prison, qui donnoit sur la cour, il en avoit assez entendu pour deviner ce qui étoit arrivé. Son aspect me causa du dégoût. Quand je lui eus remis sa nourriture, il m’embrassa les genoux en poussant des hurlemens lamentables, M. M’Léod indigné m’en débarrassa en le repoussant, et ferma la porte sur lui.

La perfidie et la lâcheté, dit-il, marchent communément ensemble.

Ainsi que le courage et la franchise, lui répondis-je à mon tour. Mais maintenant, mes chers amis, allons souper ; je présume que vous ayez aussi faim que moi.

Jamais je ne mangeai d’aussi bon apétit.

C’est dommage, Milord, me dit M. M’Léod, qu’il n’y ait pas chaque jour une conspiration tramée contre vous ; je crois que cela vous feroit grand bien.