L’Ennui (Edgeworth)/11

L’Ennui (1809)
Librairie française et étrangère de Galignani (tome IIp. 95-141).


CHAPITRE XI.


Pour continuer mon histoire, sans fatiguer le lecteur du détail des différens voyages que je fis au château d’Ormsby, je vais rassembler ici toutes les observations que j’eus lieu d’y faire pendant le cours de l’été.

Après l’aventure des deux oiseaux en cage, ma pénétration fut quelque temps en défaut. Je ne remarquai plus aucun signe d’intelligence entre les deux parties ; au contraire, toute communication sembloit avoir brusquement cessé. Comme ma sagacité dans ces sortes d’affaires n’étoit pas très-grande, cette froideur apparente calma tous mes soupçons, et je commençai à croire que je m’étois complètement trompé. M. Devereux passoit ses journées entières enfermé dans son appartement, où il se livroit, je crois, à l’étude de la langue persanne. Il ne me parloit que de l’espoir qu’il avoit d’être placé dans l’Inde par la protection de milord O’Toole. Le temps qu’il ne donnoit pas à l’étude, il l’employoit à parler botanique ou minéralogie avec le chapelain de milord. Je ne pouvois lui envier ce nouveau genre de vie ; lady Géraldine sembloit n’y pas faire attention. Quand ils se rencontroient, ce qui étoit fort rare, elle lui montroit une froideur mêlée de fierté, à laquelle il répondoit par des manières calmes et respectueuses ; elle étoit d’une gaîté vive, mais inégale et quelquefois forcée ; il étoit plus sérieux, mais aussi d’une humeur plus soutenue. Elle se conduisoit à mon égard, sans coquetterie, mais avec une douce prévenance. Par les discours qu’elle m’adressoit, elle me témoignoit qu’elle avoit de moi une idée supérieure à celle que je lui avois d’abord inspirée, et que je m’étois formée de moi-même.

M. Devereux, quoiqu’avec un peu d’effort, me traitoit avec distinction, et témoignoit un grand désir de cultiver mon amitié. Il ne laissoit échapper aucune occasion de m’inspirer l’estime de moi-même, et de faire naître en moi le désir de cultiver mon esprit. Un jour que je soutenois que le naturel est tout, et que jamais on ne parvient par l’étude, à égaler les facultés d’un homme qui nous est supérieur ; sans faire semblant de s’apercevoir que je plaidois la cause de ma paresse, il me répondit en termes généraux :

Il est difficile de bien juger la force des qualités d’un esprit quelconque ; il se montre si différent dans les différentes circonstances ! on ne peut pas plus connoître un homme plongé dans l’ignorance, qu’une plante cachée dans les ténèbres. Un naturaliste de mes amis me dit qu’un jour il avoit cru découvrir une plante nouvelle qui croissoit au fond d’une mine. C’étoit la sauge commune, mais tellement altérée et dégénérée qu’elle en étoit méconnoissable. Il la planta en pleine terre et au soleil, et bientôt elle reprit sa véritable forme et son vrai caractère.

M. Devereux excitoit mon esprit sans le fatiguer, et je n’étois pas assez amoureux pour être jaloux. Je me décidai cependant à le sonder sur le compte de lady Géraldine. J’attendis l’occasion favorable, et je crus un jour l’avoir trouvée. Nous regardions les gravures de l’Éléonore de Burguer et il me cita sur ce poëte une anecdote qu’il tenoit depuis peu d’un baron allemand.

Burguer fut charmé d’un sonnet qu’une beauté inconnue lui avoit adressé en l’honneur de sa poésie. Il répondit sur le même ton ; et après quelques louanges réciproques, ils se persuadèrent qu’ils étoient amoureux l’un de l’autre. Sans s’être vus, ils résolurent de s’épouser ; à la première vue le mariage fut conclu, et ils se séparèrent bientôt après. En d’autres mots le poëte fut terriblement trompé par la belle étrangère, et celle-ci se consola dans les bras d’un autre époux. L’imprudence de ce couple de beaux-esprits nous conduisit à quelques réflexions sur l’amour en général. Évitant de faire aucune allusion à lady Géraldine, je plaisantai M. Devereux sur la belle Clémentine, qui étoit romanesquement éprise de lui.

Qui voudroit, excepté Cupidon, changer sa liberté contre un papillon ? me dit-il : et Cupidon étoit un enfant. Les hommes de nos jours sont trop sages pour s’enchaîner aux genoux des femmes. Celles-ci permettent à l’amour d’occuper une grande place dans leur vie, mais il n’en occupe que fort peu dans celle des hommes. Ils savent qu’ils ont quelque chose de mieux à faire que de chanter des romances dolentes pour attendrir une maîtresse. Quant au mariage, c’est une affaire si terrible, que je le croirois inventé pour nous aider à faire notre salut.

Mon cher Devereux, lui dis-je, en vérité vous parlez là comme un cynique ou comme un vieux garçon, et vous n’êtes ni l’un ni l’autre ; c’est vraiment ridicule.

— Il faut savoir quelquefois être ridicule, et souffrir qu’on vous regarde comme tel. Un homme qui ne sait pas se mettre au-dessus de la raillerie ne sera jamais un homme distingué.

M. Devereux sortit en chantant :

Ambition sois ma folie,
Et guéris-moi de mon amour.

Je ne savois que penser de tout ceci. Je fus tenté de croire que l’ambition étoit sa passion dominante, malgré la description de l’enfer qu’il m’avoit montrée dans Spenser. Cependant, à en juger par sa conduite à l’égard du lord qui le protégeoit, il étoit difficile de le prendre pour un homme qui fût très-occupé de sa fortune.

Je me souviens que lord O’Toole accusa un jour vivement un des amis de monsieur Devereux, en lui donnant avec humeur l’épithète de philosophe. Monsieur Devereux répondit qu’il ne voyoit pas que ce terme fût un terme de reproche ; que lorsqu’on vouloit parler d’un faux ou prétendu philosophe, il falloit employer une autre expression telle que le mot italien filosofastro usité en pareil cas.

Lord O’Toole ne voulut point absolument admettre ce mot italien, ni faire aucune distinction. Il soutint que les philosophes étoient tous dangereux et les ennemis déclarés de l’état.

Dites des hommes d’état, répartit monsieur Devereux qui persista dans la défense de son ami. Mais milord O’Toole se fâcha, milord Craiglethorpe sourit avec une supériorité marquée, de cette bévue politique, et lady Géraldine rougit d’une généreuse indignation.

M. Devereux en parlant de milord O’Toole, me dit : Sa classification des hommes est aussi bornée que celle que les sauvages font des animaux. Il divise les hommes en deux classes : les sots et les fripons ; et quand il rencontre un honnête homme, il ne sait plus dans quelle classe le faire entrer.

Plus j’observois monsieur Devereux, et plus il m’inspiroit d’estime. Sa conduite à l’égard de Géraldine étoit particulièrement honorable. Plus elle lui témoignoit d’estime, de prévenance, plus il se renfermoit dans les bornes étroites de respect et de politesse dont il s’étoit promis de ne point sortir. Je crus enfin l’avoir parfaitement deviné. Il étoit clair qu’il aimoit lady Géraldine ; mais il se défendoit d’aspirer à une possession qu’il ne pouvoit raisonnablement espérer. Il s’apercevoit des dispositions de cette jeune personne pour lui, mais loin d’en tirer vanité, il se refusoit même de jouir des charmes de sa conversation, pour ne pas mettre d’obstacle aux prétentions plus hautes qu’elle avoit droit de former. Il me parla souvent d’elle dans les termes de la plus vive admiration. « Tout le monde, dit-il, vante sa beauté, ses talens ; mais j’ai eu l’occasion de la connoître de plus près et dans les détails de la vie domestique ; avec toute sa vivacité, elle a un cœur formé pour la tendresse ; une haute idée de ses devoirs, ce qui est le garant le plus sûr de la conduite d’une femme, et un caractère plein de noblesse et de magnanimité. Je ne connois personne qui lui soit supérieur ; et je ne vis jamais une femme plus faite pour rendre heureux un homme raisonnable. »

Je ne pus m’empêcher de sourire et de demander à monsieur Devereux comment ce langage s’accordoit avec l’aversion qu’il professoit pour le mariage.

— « Cette aversion est bien sincère. Ce seroit un malheur pour moi de m’unir à une femme de la classe inférieure, et ma fortune ne me permet pas de me marier selon mon désir. Je ne puis penser à lady Géraldine sans un abus de confiance dont vous me croyez sans doute incapable. Sa mère qui me traite avec toutes sortes d’égards, me regarde non-seulement comme un parent, mais comme un ami de sa famille. Je ne suis pas amoureux de lady Géraldine, je l’admire, je l’estime, et je désire qu’elle s’unisse à l’homme, s’il en existe, qui sera digne d’elle. Vous me comprenez maintenant, milord, je vous prie de ne plus traiter ce sujet. » Il me parla avec chaleur, mais avec dignité, et me laissa pénétré de sentimens qui étoient tout nouveaux pour moi.

Tout en admirant sa conduite, je ne savois comment régler la mienne : mon dégoût pour un second mariage n’avoit pas encore cessé ; j’étois enchanté, captivé même par lady Géraldine, mais je ne pouvois me résoudre à lui faire une proposition formelle. Milord Craiglethorpe n’avoit pas habituellement plus peur de se compromettre, que je ne le craignois moi-même dans cette occasion. Pour gagner du temps, je crus que je devois vérifier tous les éloges que M. Devereux avoit prodigués à cette beauté. Le mot de magnanimité me paroissoit nouveau, surtout appliqué à une femme. Cependant en observant celle-ci de plus près, je crus découvrir ce que M. Devereux avoit voulu dire. Lady Géraldine dédaignoit tous les petits moyens, toutes les manœuvres qu’on employe si souvent pour attirer l’attention. Elle ne savoit pas dissimuler même pour vaincre. Elle prétendoit aux hommages des hommes comme à une attention due à sa personne et surtout à son sexe ; elle ne s’abaissoit jamais à les demander ou à en remercier comme d’une faveur ; s’ils lui étoient refusés elle ne voyoit dans cet oubli qu’une impolitesse, et non point un outrage. Sans jamais se choquer des préférences accordées à d’autres femmes, elle se permettoit quelquefois de rire du mauvais goût de certains hommes, et voyoit avec une indifférence mêlée de pitié, les vœux qu’ils adressoient à des êtres qui n’en étoient pas dignes. Indulgente envers ses compagnes, elle suportoit leurs petites prétentions sans les partager ou les combattre, et ne montroit jamais sa supériorité, que lorsqu’il étoit question de tonner contre le vice ou la bassesse. C’étoit une jouissance flatteuse pour mon amour-propre de me voir distingué par une femme de ce mérite et dont la fierté étoit justifiée par de si honorables raisons. Elle ne me donna jamais aucun encouragement direct ; mais aussi je ne m’avançai jamais assez pour mériter d’être encouragé, bien moins encore de me voir repoussé. Quelquefois j’observois ou je croyois voir qu’elle me traitoit avec un peu plus de faveur quand M. Devereux étoit présent, peut-être pour aiguillonner sa froideur ; et puis elle n’étoit pas un ange, elle étoit femme sur ce point. Il supportoit tout avec une constance admirable ; cependant la langueur s’emparoit de son ame, et sa santé déclinoit visiblement.

Lady Géraldine lui dit un soir de la manière la plus aimable : M. Devereux, ne seroit-ce pas abuser trop de votre précieux temps que de vous prier de nous lire quelqu’un de ces beaux poëmes de sir William Jones ?

Il y avoit une place à côté d’elle sur le sofa. Le livre fut présenté par la plus belle main du monde.

Allons, dit-elle, ne prenez pas un air si malheureux ; si vous avez quelque chose à faire, convenez-en ; et si vous ne pouvez pas parler, inclinez-vous. Vous savez qu’une révérence est une réponse universelle. Voici milord Glenthorn qui pourra vous remplacer. Ne devenez pas mon prisonnier une seconde fois, pour dire encore : je ne puis pas sortir.

M. Devereux ne fit pas d’autre effort pour s’échapper ; il s’arma du livre, et s’assit malgré le danger du voisinage. Il passa, contre son ordinaire, la soirée entière avec nous. Ensuite comme s’il eût senti le besoin de s’excuser du plaisir qu’il s’étoit permis, Il me dit :

Peut-être, Milord, tout autre à ma place et avec ma manière de voir, penseroit à assurer sa retraite et ne trouveroit d’autre moyen pour cela que la fuite, mais la fuite est indigne de qui peut combattre et vaincre. L’homme qui est sûr de lui-même ne doit pas tourner le dos au péril, mais, armé de son honnêteté, il ne doit pas craindre d’aller à sa rencontre.

Cette confiance trop grande dans la force et la pureté de son caractère, étoit la seule faute de M. Devereux ; il ne formoit point de vœux pour éloigner de lui la tentation, tant il se croyoit assuré de la victoire. Sans connoître combien sa situation étoit critique, chaque jour il en bravoit les inconvéniens. Il croyoit ne jamais franchir les bornes de la pure amitié ; il se l’étoit persuadé, et cela lui suffisoit. Il alla même jusqu’à me dire qu’il verroit de sang-froid et même avec plaisir lady Géraldine devenir mon épouse. Plein de l’idée que la fuite pour lui seroit une honte, il ne redoutoit pas de s’exposer à toutes les séductions de l’amour. Il passoit ses journées presqu’entières avec nous ; et lady Géraldine étoit plus aimable que jamais. Elle alloit partir dans une semaine, et j’étois toujours indécis. Elle devoit passer l’hiver suivant à Dublin, et je ne doutois pas qu’elle n’y rencontrât de nouveaux adorateurs parmi lesquels un heureux pourroit se trouver, si M. Devereux ne réussissoit pas. Cette pensée étoit allarmante : j’allois me décider à la fatale déclaration, quand une réflexion m’arrêta. Je puis, me dis-je, aller aussi passer l’hiver à Dublin, et si l’automne n’a point amorti ma passion, il sera temps encore de la faire connoître. Ce fut à ce dernier parti que je m’arrêtai. Délivré des tourmens de l’incertitude, j’attendis avec tranquillité ce jour si redouté des amans, le jour de la séparation. Je sentois que l’habitude de vivre avec cette femme aimable avoit presqu’identifié ma manière de penser et la sienne, et je trouvois la force de mon intelligence accrue et fortifiée. Je craignois bien moins le départ de lady Géraldine que le retour de l’ennui.

Dans cette disposition d’esprit, je parcourois un matin les bosquets du château avec lady Géraldine, lorsqu’un léger incident, me fit agir d’une manière toute contraire à mes résolutions, aussi bien qu’à mon caractère. Mais l’homme est ainsi fait, et j’étois destiné à me conduire comme un fou dans le temple même de Minerve. Parmi les fabriques qui ornoient le parc d’Ormsby, il y avoit un édifice consacré à cette déesse ; une foule de jeunes demoiselles folâtres, conduites par madame O’Connor et Lady Kilrush nous y appelèrent, comme pour nous montrer une charmante découverte qu’elles venoient d’y faire. Nous entrons donc, suivis de cette troupe joyeuse. Tout ce que nous voyons dans le temple, c’est une inscription en vers, de la façon de lady Kilrush, qu’on avoit pompeusement gravée sur une table du plus fin marbre. Nous lûmes ces vers, avec toute l’attention qu’on a coutume de donner aux ouvrages d’une dame en présence de leur auteur. Lady Géraldine et moi nous nous tournions vers la poëtesse, pour lui adresser notre compliment, lorsque nous nous aperçûmes qu’elle, et toute la compagnie s’en étoient allées.

Ils sont tous partis, s’écria lady Géraldine, et les voilà qui se dirigent vers le temple de la folie. Lady Kilrush, comme vous le savez, est trop modeste pour rester exposée à nos éloges. Mais j’aime à rire de l’affectation. Milord, rappelez-la, et vous verrez la timide personne, au milieu de tous les embarras de sa feinte modestie, se laisser dire qu’elle est une dixième Muse. Mais courez vîte, Milord, ou vous ne pourrez plus les atteindre.

Dans aucune circonstance, je crois qu’on ne m’avoit vu courir ; mais pour obéir à lady Géraldine, j’allai le plus vîte que je le pus vers la porte, et à mon grand étonnement, je la trouvai fermée.

Elle est bien réellement fermée, dis-je, c’est un trait d’esprit de madame O’Connor, ou un tour de l’espiègle miss Callwells.

Que je hais ces mauvaises plaisanteries, s’écria ma compagne de prison ! Mais patience, peut-être elles vont revenir. Puisque les mistifications sont à la mode, et que ces demoiselles veulent la suivre, elles devroient bien inventer quelque chose de neuf. Cette manière d’enfermer son monde, est si usée ! Je sais que des gens du bon ton, se sont quelquefois amusés de la sorte, et avec succès ; mais la tourbe des imitateurs ne sait jamais distinguer les occasions. Soyons donc tranquilles, et prenons patience.

Elle s’assit pour relire l’inscription ; je ne l’avois jamais trouvée si belle. La dignité de son maintien me charma ; elle ressembloit si peu à ces femmes dont l’affectation m’avoit tant fatigué ; je me rappelai l’exemple auquel elle venoit de faire allusion. Une plaisanterie semblable à celle dont nous étions l’objet, avoit fini par un mariage. J’étois frappé de cette idée ; et lady Géraldine dut trouver que je répondois avec beaucoup de distraction, à ses observations sur les vers que nous venions de lire.

« Milord, pourquoi êtes-vous si sérieux ; d’où vient cet air rêveur ? Je vous assure que je ne vous soupçonne point d’avoir trempé dans cette sotte plaisanterie. Après avoir été acquitté si honorablement, ne conservez pas plus long-temps l’apparence d’un criminel. »

Je ne puis pas dire positivement ce qui me décida dans cette conjoncture ; je ne sais si ce fut la singularité de ma position, ou le charme extraordinaire des manières de cette femme, mais toutes mes incertitudes se dissipèrent, toute ma prudence s’évanouit. Sans réfléchir à ce que je disois, je répondis : « Vous me rendez justice, en m’acquittant de la sorte ; mais si je n’ai point eu de part au complot, j’éprouve le besoin irrésistible de profiter de cette circonstance, pour vous déclarer mes véritables sentimens ». J’étois aux pieds de lady Géraldine, lui parlant de mon amour, sans penser à ce que je faisois. Je ne saurois me rappeler la diffuse déclaration que je débitai dans ce moment ; mais je me souviens parfaitement qu’on me répliqua :

Milord, je puis vous certifier que vous ne savez, ni ce que vous dites, ni ce que vous faites. Tout ceci n’est qu’une méprise, et vous-même en serez convaincu dans une demi-heure. Je ne serai, ni assez vaine, ni assez cruelle, pour supposer que vous ayez parlé sérieusement.

— Comment ! personne ne fut jamais plus sérieux, que je ne le suis actuellement.

— Non, non, cela n’est pas.

Je fis de nouvelles protestations.

— Levez-vous, Milord, je vous en prie ; et quittez cet air héroïque, bien que votre démarche soit vraiment celle d’un héros. Je ne puis deviner comment vous y avez été entraîné, mais rassurez-vous ; vous voilà en sûreté, vous en êtes quitte pour la peur. Que cela ne vous encourage pas, cependant, à vous conduire encore une fois si follement. Je connois très-peu de jeunes femmes, à qui le comte de Glenthorn puisse s’offrir avec quelqu’espoir de se voir refuser. Ainsi, tenez-vous sur vos gardes, et craignez de ne pas rencontrer une autre fois quelqu’un de si déraisonnable.

— Non, jamais je ne rencontrerai d’être aussi séduisant que vous. Ceci fut un nouveau texte pour un nouveau discours. Il seroit inutile, et fort peu amusant, de le rapporter, quand même il me seroit resté dans la mémoire.

Lady Géraldine m’écouta et me répondit avec beaucoup de sang-froid :

« En supposant, milord, que vous pensiez dans ce moment tout ce que vous dites ; et dans cette supposition il entre autant d’amour-propre que de reconnoissance, permettez-moi de vous dire que ce n’est point là de l’amour, c’est de l’imagination pure. Vous n’êtes pas aussi malade que vous le croyez. Cette fois-ci vous n’en mourrez pas ; je garantis votre vie. Sautez donc par la fenêtre, et allez ouvrir la porte. Sautez ; ne craignez pas de vous faire du mal ; je vous l’ai dit votre vie est assurée. Allons faites le saut de Leucade et délivrez-vous de votre passion. »

La tristesse se peignit sur tous mes traits.

Ce n’est qu’un léger nuage, me dit-elle, il va se dissiper.

Je devins plus passionné que jamais. Pour connoître la nature de mes sentimens, il falloit qu’ils fussent contrariés ; alors ils acqueroient un degré de force extraordinaire.

Lady Géraldine poursuivit avec un ton de plaisanterie qui me désoloit. « Vous ne savez pas de quel délicieux plaisir vous me privez, milord ; du vif plaisir de la coquetterie, qui dans certaines circonstances, est très-légitime, comme je l’apprends dans un grave auteur moral. Ce grave auteur nous enseigne donc qu’il est une occasion où une femme peut en sûreté de conscience jouir du charme de la coquetterie dans toute sa latitude ; c’est lorsqu’un homme, de propos délibéré, diffère de présenter ses hommages jusqu’au moment où il se croit sûr, en les présentant, de les voir acceptés. Si vous en aviez agi de la sorte, milord, avec quel empressement je me serois livrée au plaisir que vous m’auriez si naturellement présenté. Mais hélas ! il faut y renoncer, vous avez été si franc avec moi, que je me vois obligée à vous payer de la même sincérité, sous peine de perdre ma propre estime à laquelle je tiens bien plus qu’à l’admiration même que je pourrois inspirer. »

Elle se tut quelque temps, et changeant tout-à-coup de manières, elle poursuivit avec un accent très-énergique.

« Oui, je dois être sincère et je le serai quoiqu’il doive m’en coûter. Je vous le dis donc franchement, milord, je ne serai jamais à vous. L’effort que cet aveu me coûte, vous forcera d’y croire. » Sa voix chancela et la rougeur couvrit son visage. « Mon cœur ne m’appartient plus ; j’en aime un autre. J’ignore si jamais les circonstances me permettront de m’unir à l’homme de mon choix. Cela est plus que douteux. Mais ce qui ne l’est pas, c’est qu’avec le sentiment dont je suis occupée, il ne m’est plus possible d’entendre parler de propositions de mariage de quelque part qu’elles me soient adressées. »

Je lui objectai que malgré le mérite de celui qui lui avoit inspiré une si vive affection, puisque son union avec lui étoit encore fort douteuse, d’après ses propres aveux, peut-être la constance et le profond dévouement d’un homme qui s’efforceroit de se rendre digne d’elle, pourroient avec le temps…

« Non, non, s’écria-t-elle, ne vous trompez pas vous-même. De mon côté je ne ferai rien pour entretenir votre erreur. Je connois mon cœur, il est incapable de changer. Mon amour a pour base une estime réfléchie ; l’homme auquel je suis attachée ne doit mes sentimens qu’à la parfaite connoissance que j’ai de sa conduite et de ses principes. Aucun autre, quelles que soient d’ailleurs ses qualités, n’aura cet avantage à mes yeux. Et quand je dis que je n’ai que peu d’espoir de me voir unie à lui, je ne prétends pas assurer que tout changement qui pourroit rendre mon penchant et mon devoir compatibles, soit absolument hors de probabilité. Je sais que sans espérance l’amour ne peut pas long-temps durer. Le langage que je vous parle n’a rien de romanesque. Tout ce que vous dites de l’effet du temps et des assiduités d’un autre prétendant me seroit parfaitement applicable, si mon attachement étoit le fruit d’un caprice passager, ou la première inclination d’une enfant irréfléchie. Mais je ne suis plus une enfant, et quoique j’aime pour la première fois, croyez que mon goût n’a rien de léger ni de frivole. Je ne vous dirai pas que l’être que j’adore est un ange ; qu’on ne vit jamais ici bas rien d’aussi parfait ; je me fais au contraire un plaisir de rendre justice à vos éminentes qualités. Quoique bien persuadée que vous êtes susceptible d’un attachement réel, et que l’amour, s’il s’emparoit de votre ame, pourroit développer en vous de nombreuses vertus qui y restent comme ensevelies ; je croirois vous tromper d’une manière impardonnable et qui seroit funeste à jamais à mon repos et peut-être au vôtre, si je vous laissois espérer que votre affection pour moi puisse obtenir quelque retour. Je vous en ai trop dit pour vous cacher rien désormais. J’aime… monsieur Devereux et c’est pour toute la vie.

Certainement il en est digne, m’écriai-je, d’une voix étouffée ; c’est plus que vous n’en pouviez attendre d’un rival.

— Mais non pas plus que je n’en attendois d’un homme tel que vous.

— Ne disiez-vous pas qu’il vous seroit difficile d’accorder votre inclination et votre devoir ? Obtiendrez-vous jamais le consentement de lady Kildangan ?

Elle parut extrêmement troublée.

« Non certainement, à moins que… Milord O’Toole a promis… Je ne me fie pas trop à la parole des courtisans ; mais milord O’Toole est notre parent, et il a promis d’obtenir une place dans l’Inde pour monsieur Devereux. Celui-ci dès-lors jouiroit dans le monde d’un peu plus de considération, et ma mère deviendroit peut-être plus favorable. Milord, la franchise avec laquelle je vous parle est la plus forte preuve, que je vous puisse donner de mon estime. Il n’y a que peu de mois que j’ai eu l’honneur de faire votre connoissance, mais sans me glorifier de mon propre discernement, j’ai pu m’en rapporter à celui de M. Devereux, et son exemple m’a appris à mettre en vous ma confiance tout entière. Je suis sûre que vous justifierez la haute estime que vous m’avez inspirée, en respectant mon secret, et que vous deviendrez digne de toute ma reconnoissance, en vous désistant d’une poursuite que vous devez regarder comme inutile ; je m’en repose entièrement sur vous.

J’étois si touché, que je ne pus répondre.

— Milord, M. Devereux a raison ; je vois que vous avez une ame sensible.

« On se baise les mains, » se mit à crier une voix aiguë. Nous nous tournons du côté de la fenêtre, et nous y apercevons madame O’Connor, et un groupe de curieuses, qui regardent en riant. « Comment ! se baiser les mains, après un tête-à-tête d’une heure. » Venez vîte, madame Kildangan, venez vîte, dit madame O’Connor, avant que lady Géraldine soit remise de son embarras.

Madame O’Connor, lui dis-je, vous surprend-on souvent à être embarrassée ? Il me semble que c’est un crime, auquel vous n’êtes pas sujette.

— Jamais, répond-elle, on ne m’a trouvée enfermée avec un si beau cavalier.

Lady Géraldine un peu remise : La seule chose qui blesseroit votre conscience en pareil cas, ce seroit d’être surprise ; on voit que vous tenez à la famille des Surfaces[1].

« Enfermée ! surprise ! Que signifie tout cela ? s’écrie lady Kildangan, qui arrive tout essoufflée : quelle honte ! quel scandale ! Puis cachant la satisfaction que lui procuroit le spectacle qu’elle venoit de découvrir : « Allons, ouvre la porte, ne te fâche pas, ma chère Géraldine ; madame O’Connor, pourquoi faire aussi de mauvaises plaisanteries ? Mais il ne faut pas se piquer, nous devons rester tous bons amis. »

La porte s’ouvrit, et quand nous fûmes sortis, lady Géraldine me dit tout bas :

Au nom de Dieu, Milord, ne déchirez pas le cœur de ma pauvre mère ! que jamais elle ne sache que j’ai eu à ma disposition le titre de comtesse ; et que je l’ai laissé échapper.

Lady Kildangan étoit si agréablement émue de l’espérance d’accomplir ses desseins, qu’il me fut impossible de la détromper pour le moment. Lorsque j’annonçai à sir Harry Ormsby qu’une affaire particulière m’obligeoit à retourner chez moi, certainement elle pensa que c’étoit pour aller faire les dispositions nécessaires à mon mariage. Lorsque j’étois sur le point de monter à cheval, M. Devereux perça la foule qui étoit rassemblée dans la salle basse du château, et me présenta la main, en me regardant d’un air qui sembloit dire : êtes-vous assez généreux pour me continuer votre amitié ? Je connois, lui dis-je, le prix d’un ami tel que vous, et chaque jour de ma vie, j’espère en devenir plus digne.

Je fus récompensé de l’effort que j’avois fait sur moi-même ; lady Géraldine qui, dans ce moment étoit retirée derrière ses compagnes, s’approcha de moi, et me témoigna sa reconnoissance, par un souris rempli de grace et de dignité. Ce fut le dernier regard que j’obtins de cette charmante femme ; je ne l’ai pas revue depuis ce moment.

Arrivé chez moi, je restai deux jours sans me faire la barbe, et presque sans parler. J’aurois volontiers gardé le lit, mais je savois qu’en me disant malade, il me seroit impossible d’empêcher ma nourrice Ellinor de venir se lamenter auprès de moi ; je n’étois pas disposé à entendre de nouveau les histoires de Barbe-Noire, ou du Spectre du roi O’Donoghoe, et jamais je n’aurois eu le courage de repousser les marques ingénues de son affection, quelqu’importunes qu’elles eussent pu être pour moi. Au lieu de me mettre au lit, je restai constamment étendu sur un sofa, et je me livrai à la douceur et à l’amertume de mes pensées, après avoir défendu qu’on me dérangeât pour quelque sujet que ce fût. Tandis que j’étois plongé dans mes rêveries, un de mes domestiques, Irlandais à moitié fou, et qui pour cela, s’arrogeoit plus de liberté que ses camarades, se présente brusquement à moi, et me dit :

« Milord, ne vous en déplaise, mais malgré tous les gens qui sont là-bas, j’ai cru qu’il était de mon devoir de vous avertir des nouvelles qui courent le pays. Tout est sens-dessus-dessous dans le château d’Ormsby ; ils ne s’entendent plus l’un l’autre, c’est une confusion. Ils disent que c’est à l’occasion d’une parole qui a été rapportée par miss Clemmy Ormsby, et qui a mis en fureur milord O’Toole, que lady Géraldine a traité de patte de velours. Lord O’Toole en présence de lady kildangan, de lady Géraldine et de milord Craiglethorpe, a dit quelque chose qui a fâché lady Géraldine et M. Devereux. Celui-ci a dit des choses qui ont fâché lord O’Toole, qui a disgracié M. Devereux, et qui ne veut plus lui procurer la place dans l’Inde, qu’il lui avoit promise. Lady Géraldine en est furieuse, et il se trouve qu’elle aime M. Devereux, ce qui a rendu sa mère plus furieuse encore, et ce qui la fait crier nuit et jour. Elle ne peut pas concevoir comment sa fille a refusé la main du premier comte du royaume, de vous, Milord, pour lui préférer un homme de rien, qui est aussi pauvre qu’un habitant de Connaught, c’est M. Cécil Devereux ; et elle lui a défendu de voir sa fille, et elle a défendu à sa fille, de jamais penser à lui sous peine d’être mise au pain et à l’eau. Aussi l’on a commandé les chevaux, et tout le monde est parti à la pointe du jour pour Dublin, et c’est la vérité pure, Milord, et il n’y a pas un mot de mensonge. »

D’abord je ne voulus pas croire une histoire si burlesquement racontée ; mais après des informations, je la trouvai vraie dans tous ses points. J’avois encore présens les derniers mots de monsieur Devereux et les derniers regards de lady Géraldine ; je résolus de les étonner par la promptitude de mon obligeance et de mériter à jamais leur estime et leur gratitude. Le poste qu’espéroit monsieur Devereux n’étoit pas encore donné ; la flotte alloit partir dans peu de jours. Je me lève de mon sofa, je demande ma voiture, je me rase, j’envoye au courier retenir des chevaux à chaque poste, je pars pour Dublin, et je trouve milord O’Toole qui venoit d’y arriver. Quoique peu accoutumé au langage et aux formes diplomatiques, j’en connoissois à-peu-près la marche et les ressorts. J’abordai franchement la question et je prouvai à ma partie qu’il étoit de son intérêt d’appointer ma requête. En témoignant le désir que les bourgs sur lesquels j’avois de l’influence, prêtassent la main au gouvernement sur une question où la majorité étoit souhaitée, j’obtins pour mon ami la faveur qu’il méritoit. Avant que je quittasse milord O’Toole, le capitaine Andrews son aide-de-camp avoit reçu l’ordre d’annoncer à monsieur Devereux sa nomination. J’ai sous les yeux une copie de la première lettre de refus, elle étoit écrite dans toute la pureté du style diplomatique.

CONFIDENTIELLE.

Milord O’Toole est bien fâché d’apprendre à monsieur Devereux que, dans les circonstances actuelles, il lui est absolument impossible de l’engager à donner aucune suite à la dernière conversation que lui milord a eu l’honneur d’avoir avec monsieur Devereux.

À Cécil Devereux, écuyer.

Jeudi —.

La lettre que j’obtins et dont j’ai également copie, est ainsi conçue.

CONFIDENTIELLE.

Milord O’Toole est charmé de pouvoir apprendre à monsieur Devereux que les représentations qu’il a faites relativement à leur dernière conversation, ont été jugées suffisantes, et que monsieur Devereux recevra sa nomination officielle à l’emploi qu’il désiroit dans l’Inde.

Le capitaine Andrews a l’honneur de présenter ses félicitations.

À Cécil Devereux, écuyer.

Jeudi —.

Ayant terminé mes démarches avec une rapidité qui surprit ceux qu’elles concernoient beaucoup moins que moi-même, j’allai chez monsieur Devereux, je remis la lettre à son domestique et je quittai la ville. Je ne pus me décider à voir ni monsieur Devereux, ni lady Géraldine. J’eus le plaisir d’apprendre que le service que je leur avois rendu venoit de décider lady Kildangan à consentir à leur mariage. Arrivé au château de Glenthorn, je reçus une lettre de remercîmens de la part de monsieur Devereux ; à cette lettre étoit joint un post-scriptum de lady Géraldine qui me témoignoit le plaisir qu’elle ressentoit à voir justifier l’opinion qu’elle avoit toujours eue de moi. Elle n’en éprouvoit, disoit-elle, aucune surprise ; car elle et son ami étoient depuis long-temps persuadés qu’il ne manquoit que l’occasion et un motif au lord Glenthorn, pour lui faire révéler ses grandes qualités au monde, et ce qui étoit plus difficile, à lui-même. Quelques jours après, ils quittèrent l’Irlande et partirent pour l’Inde.

Je me sentis plus digne de ma propre estime ; je me complaisois dans l’opinion satisfaisante que j’avois de moi-même ; mais quand je n’eus plus rien de nouveau à faire ou à dire ; quand la première chaleur de l’action, le premier élan de la générosité furent apaisés ; quand mon enthousiasme fut refroidi, je sentis que si d’importans motifs avoient pu inspirer une vigueur passagère à mon esprit, je n’en allois pas moins redevenir la proie de l’indolence, et que j’étois près de retomber dans mon apathie accoutumée.


  1. Tous les amateurs de littérature anglaise savent que dans la comédie de M. Sheridan, intitulée School for Scandal, un jeune hypocrite porte le nom de Joseph Surface. Cette pièce a été transportée sur le Théâtre-Français, avec le titre de Tartuffe de mœurs.