L’Enfer de la Bibliothèque nationale/Préface

Bibliothèque des curieux (bibliographie méthodique et critique de tous les ouvrages composant cette célèbre collectionp. T-8).

L’ENFER


DE LA

Bibliothèque Nationale



BIBLIOGRAPHIE MÉTHODIQUE ET CRITIQUE
DE TOUS LES OUVRAGES COMPOSANT CETTE CÉLÈBRE COLLECTION
AVEC UNE PRÉFACE, UN INDEX DES TITRES
ET UNE TABLE DES AUTEURS


par

GUILLAUME APOLLINAIRE, FERNAND FLEURET, LOUIS PERCEAU


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NOUVELLE ÉDITION

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PARIS


PRÉFACE DE LA NOUVELLE ÉDITION





L’Enfer de la Bibliothèque nationale, créé par ordre du Premier Consul, et sur le modèle de l’Enfer de la Bibliothèque vaticane, n’est pas, comme on l’imagine communément, une salle spéciale où de rares privilégiés sont admis à consulter des ouvrages défendus, tant pour les soustraire à la curiosité des voisins que pour éviter eux-mêmes la réprobation des esprits chastes. C’est une petite bibliothèque contenant environ neuf cents volumes, desquels une douzaine passent les bornes de l’extrême licence, et dont le reste est assez bizarrement composé de recueils gaillards, de romans légers, de pamphlets débraillés, de poèmes où Cypris est adorée sans voiles, Priape couronné de verveine, et de quelques reproductions gravées, soit du Musée de Naples, soit des camées de d’Hancarville, soit des dessins de Jules Romain : toutes choses, enfin, qu’un honnête homme peut posséder parmi ses collections, au su de son entourage, sans être taré d’infamie. De ces ouvrages, qui ne se communiquent qu’à la table de la Réserve, plusieurs ont des doubles dans le Service, c’est-à-dire que tout lecteur peut les demander sous une autre cote et sans autorisation. Ce n’est pas qu’ils soient tous anodins, mais les uns ont bénéficié d’un oubli, les autres de la mansuétude des bibliothécaires, ou simplement de leur indifférence. De même, la Société la plus rigoureuse, de son ban à son arrière-ban, est-elle en partie composée de coquins qui sont au bagne, de coquins qui n’y sont pas, et d’honnêtes gens qui se trouvent à leur place.

On a souvent prétendu, pour justifier cette appellation d’Enfer, que les livres qui l’enrichissent avaient été primitivement destinés au feu, et que l’on ne les rangea sur des rayons que dans l’attente d’un autodafé à longue échéance, attente qui eût permis d’en détruire à la fois un nombre considérable. Il est plus juste de dire que sur les ouvrages jadis condamnés au feu, et naguère à la destruction pure et simple, il fut prélevé des exemplaires, en témoignage justificatif du jugement, et, comme l’écrivait l’abbé Grégoire, le 18 août 1794, aux Administrateurs du district de Saint-Dizier, « en considération d’un mérite qui les rend précieux, celui de servir à l’histoire. »

« Citoyens, vous nous mandez que votre commissaire, par respect pour les mœurs, n’a point inventorié un grand nombre d’ouvrages licencieux. Cette délicatesse annonce un ami de la vertu, et le Comité d’Instruction publique ne peut qu’applaudir à la conduite de cet estimable citoyen. Cependant… c’est sur les productions de cette espèce que l’observateur éclairé juge souvent le siècle qui les a vus naître. Quand Tacite voulut peindre les mœurs des Romains sous le règne de Néron, il lut la satire de Pétrone. Il ne serait pas impossible qu’on finît par donner à ces ouvrages, dans les bibliothèques, la même place qu’aux poisons, aux monstruosités, aux productions bizarres et singulières dans les cabinets d’histoire naturelle. Qui sait encore si le philosophe n’y trouverait pas des résultats utiles ? »

Ainsi, l’abbé Grégoire, évêque de Blois, membre de la Convention et commissaire délégué à l’Instruction publique, ne s’embarrassait point que ces collection fussent ou ne fussent pas immorales : il les jugeait plus indispensables même que nécessaires, au risque de compromettre sa double dignité épiscopale et conventionnelle.

Sa déclaration officielle, la Bibliothèque nationale ne la ratifia pas par l’organe de son avocat, Me Cléry, lors du fameux procès Bégis ; toutefois, animée du même esprit, elle se réserva les ouvrages que le procureur impérial avait fait saisir aux fins de destruction, pour outrages à la morale publique. Mais cette affaire, qui dota la Bibliothèque d’un lot important de livres infernaux, que l’on eût pu nommer le fonds Bégis sans une ruse qui permit de le conserver, cette affaire mérite mieux qu’une courte mention.

Le 22 juin 1866, le service de l’imprimerie et de la librairie au Ministère de l’Intérieur apprit que deux colis suspects venaient d’arriver chez le libraire Rouquette, 25, rue de Choiseul. À cette époque, la police impériale recherchait les publications politique qui paraissaient à l’étranger sur le premier et le second Empire. Il était, comme on sait, fort difficile d’échapper aux mouchards, et les derniers lecteurs de la Lanterne de Rochefort se souviennent de ne l’avoir lue que grâce, le plus souvent, à des ruses aussi amusantes qu’ingénieuses. Bref, le 23 juin, un commissaire spécial, ayant reçu l’ordre de saisir les colis, apprit du libraire que leur contenu devait être proposé à M. Alfred Bégis, qui l’achèterait probablement. Alfred Bégis était syndic des faillites et quelque peu historien ; il a laissé, notamment, un Louis XVII, un Billaud-Varenne et un Registre d’écrou de la Bastille, de 1782 à 1789 ; mais son dernier titre et Les idées politiques qu’il affichait, loin de solliciter la clémence, lui nuisirent fort au contraire. Un Juge d’instruction, M. de Gonnet, est nommé : le 5 juillet, il donne commission rogatoire à M. Berillon, commissaire de police, « à l’effet de se transporter sans délai au domicile du sieur Bégis, 29, boulevard Sébastopol, dans le but de rechercher, et, le cas échéant, de saisir tout livre obscène ou suspect, etc… »

Le commissaire, dit le mémoire, bouleverse pendant douze heures une bibliothèque de 10,000 numéros de tous genres, et finit par choisir quelques centaines de volumes, dont un grand nombre politiques, et quelques-uns galants ou licencieux. La plupart de ceux-ci étaient du XVIIIe siècle, ornés de reliures précieuses et enrichies de dessins ; le tout représentait une valeur de 30,000 francs, somme importante pour des livres, à une époque où l’on ne payait que les danseuses. M. Bégis comparaît devant le juge d’instruction, qui lui fait connaître la décision prise en haut lieu : ou se démettre de ses fonctions de syndic, ou consentir à l’anéantissement des ouvrages saisis. M. Bégis, qui n’était pas un bibliophile héroïque — sans doute parce qu’il n’en est point parlé dans Plutarque — se résout à signer la destruction de ses volumes. Il fait toutefois une réserve en faveur de l’album de Jules Romain et d’une collection de calques exécutés sur ces gravures. On y consent : le syndic des faillites

Emporte ses raisons de survivre à son deuil…

Le directeur de la bibliothèque impériale apprend aussitôt, et comme par hasard, que le pilon allait réduire en pâte pour 30,000 francs de livres, et quels livres ! Il obtient par de pressantes démarches, dit-on, que la Bibliothèque fit son choix, et, le 17 octobre, M. Bégis et convoqué par M. Moignon, procureur impérial et bibliophile distingué, politesse exquise du gouvernement envers M. Bégis, à qui l’on montre deux caisses, l’une pour lui, l’autre pour la Bibliothèque Impériale. M. Moignon, bibliophile, demande alors à M. Bégis, martyr bibliolâtre, de consentir à signer comme donateur sur les registres de la Bibliothèque, moyennant quoi il aurait ses entrées permanentes à l’Enfer. M. Bégis refusa, insensible à l’honneur qui ne fut offert qu’à Michelet et, de nos Jours, à M. Georges Vicaire. Enfin, M. Bégis emporta sa malle qu’on lui avait si généreusement abandonnée et qui ne contenait qu’une collection du Journal officiel…

Trois jours après, le 16 novembre, le parquet de la Seine adressait à la Bibliothèque les livres qu’elle avait choisis, c’est-à-dire 154 numéros d’imprimés et 23 numéros d’estampes, qui furent inscrits sur les registres avec leurs numéros d’ordre et la mention de leur provenance. La mention de leur provenance !… Voilà sur quoi comptait M. le syndic, autant que sur la chute de l’Empire, pour rentrer dans son bien. Il attend donc un lustre que l’Empire tombe, que la paix se signe ; puis, par un redoublement d’astucieuse prudence, il attend encore d’avoir démissionné, soit jusqu’en 1882 ! Alors commencent ses réclamations amiables au Ministre de l’Instruction publique, qui se montre favorable en principe à la restitution du don forcé. Cependant, le 6 décembre 1882, le ministre, qui avait consulté la Bibliothèque — nationale, cette fois — montre à M. Bégis un front si rembruni que l’ancien syndic décide de plaider. Après cassation d’un Jugement de 1885, le tribunal civil émet, le 13 décembre 1892, un jugement qui rend la jeunesse au bibliophile vieilli dans l’espérance. Mais la Bibliothèque nationale, ou plutôt l’Enfer, ne rend pas sa proie… Au lieu du vers dantesque, on cite à notre plaideur l’article 2279 : possession vaut titre, et comme le matois lance l’argument qu’il gardait en réserve, le bon, le meilleur, l’argument de provenance, Me Cléry le fait s’effondrer : Il n’y eut pas don, puisque le plaignant refusa de signer ; il reste donc la liste des ouvrages provenant de saisies Judiciaires…

— Eh bien ! rétorqua l’avocat de M. Bégis, le tribunal n’a-t-il pas annulé la saisie ?…

— D’accord, répondit Me Cléry, mais saisies judiciaires est au pluriel, au pluriel !… Pouvez-vous donner une liste détaillée, minutieuse, de vos ouvrages, ouvrages de provenance anonyme confondus sur les registres d’entrée sous la rubrique de saisies judiciaires…, au pluriel ? Si oui, la Bibliothèque vous accordera satisfaction.

M. Bégis rendit les armes après une description embarrassée de la Vie de Marie-Antoinette et du Portier des Chartreux, sa mémoire se refusant aux cent soixante-quinze descriptions demandées, il ne lui restait plus qu’à se venger en bibliophile, pacifiquement, ou, pour mieux dire, de publier ses infortunes[1], dues à l’abus du pouvoir d’un procureur impérial, et, d’autre part, à l’immortel Article 2279 !

Que le rôle de la Bibliothèque ait été indélicat, ou qu’il se justifie, il n’en est pas moins vrai qu’elle n’a cherché qu’à enrichir la propriété collective d’ouvrages qu’elle jugeait précieux aux titres énoncés par l’abbé Grégoire, et qu’elle n’eût pas songé à s’approprier de force des documents sans utilité. Cependant, tout l’Enfer ne provient pas de saisies judiciaires, de manœuvres subtiles comme celle dont nous venons de retracer l’histoire, voire du dépôt légal de deux exemplaires, lequel, devant une loi sans sanction, demeure facultatif : la Bibliothèque prélève sur ses crédits de quoi acquérir à des prix souvent élevés ces livres réputés méprisables « qui servent à l’histoire de l’humanité, des mœurs, des coutumes et des arts » et qui comptent quelques chefs-d’œuvre… Car, si l’Antiquité a ses Lucien, ses Martial, ses Catulle, ses Pétrone, ses Priapées grecques et latines, la littérature érotique moderne, en majeure partie représentée, a les Ragionamenti de Pierre Arétin, qui ont eu une si profonde influence sur nos conteurs et nos poètes satyriques ; l’Hecatelegium, où Passifico Massimi dépasse Juvénal en véhémence magnifique, si du moins il en méprise l’austère morale ; les Poésies de Baffo, dont la licence frappe la Lyre d’un plectre éperdu ; le Meursius de Nicolas Chorier, d’une latinité élégante et d’une sensualité si gracieuse en ses audaces ; le Tableau des Mœurs du Temps de Crébillon le fils et les romans de Nerciat, qui nous renseignent mieux sur les mœurs du XVIIIe siècle et les causes secrètes de la Révolution que les compilations des Goncourt et des antiquaires. Quels que soient le parti que l’on soutienne, la faction politique à laquelle on se rallie, les pamphlets révolutionnaires contre la Cour, Marie-Antoinette et le Clergé, passionnent plus directement les historiens ou les curieux que les biographies les plus célèbres, les études les plus précises, toujours tenues à quelque réserve de bonne compagnie. Pour les uns, ce sont témoignages accablants, proférés par la bouche populaire, véridique en ses fureurs comme celle de l’ivrogne en ses propos ; pour les autres, infâmes perfidies, où l’on retrouve l’esprit et la main d’un prince ambitieux, éconduit et débauché, ou bien encore d’un auteur sans vergogne, dont une tirade sur la Calomnie est célèbre ; pour les sages, enfin, ce sont nouveaux prétextes à méditer sur la folie humaine, l’impitoyable férocité des partis, et l’indécente vanité qui les pousse à perpétuer par le livre leurs imaginations saugrenues. On connaîtrait mal, d’autre part, la vie galante du Directoire, de l’Empire et de la Restauration sans les Bamboches d’un gentleman, alias Mylord l’Arsouille, les facéties dévergondées de Mayeux, ou les nombreux livrets sur le Palais-Royal. Au surplus, quelle idée se pourrait-on faire, sans l’Anti-Justine, d’un Restif de la Bretonne moraliste, cuistre barbouillé des larmes de Rousseau et du sang du Divin marquis ; et quel meilleur antidote du sadisme, sinon la lecture soporifique du trop célèbre imbécile ?…

Mais le lecteur n’a qu’à tourner ces pages ; tout discours est superflu ! Qu’il nous laisse, cependant, terminer par ces lignes d’un érudit et d’un honnête homme, le charmant Charles Nodier. Ce sera le meilleur résumé de cette longue défense de l’Enfer, qui ne veut être son éloge.

« Les moines du moyen âge, ces judicieux bibliothécaires de la postérité, ne vous ont pas fait tort des turpitudes latines qu’il leur était si facile d’anéantir. Ils ont eu le bon esprit de pressentir l’utilité relative des plus mauvais livres du monde. Ces objets ne conviennent nullement à l’éducation des jeunes personnes, mais on serait fâché, avec raison, de ne pas les trouver dans les musées. Je dis ceci dans la sincérité d’un profond désintéressement personnel, car je n’ai jamais lu un mauvais livre, mais j’avoue franchement que j’en ai souvent consulté avec profit ».

Mars 1919.                                                            F. F. et L. P.
  1. l’Enfer de la Bibliothèque nationale, Revendication de M. Alfred Bégis, Débats judiciaires. Paris. Couquet, Société des Amis des Livres, 1889.