G. Charpentier (p. 164-181).

XV

PROJETS D’ÉVASION


J’entre en quatrième. Professeur Turfin.

Il a été reçu le second à l’agrégation ; il est le neveu d’un chef de division, il porte de grands faux-cols, des redingotes longues, il a la lèvre d’en bas grosse et humide, des yeux bleus de faïence, des cheveux longs et plats.

Il a du mépris pour les pions, du mépris pour les pauvres, maltraite les boursiers, et se moque des mal vêtus.

Il fait rire les autres à mes dépens ; je crois qu’il veut faire rire de ma mère aussi.

Je le hais…


On m’accorde des faveurs en ma qualité de fils de professeur.

Externe, je suis puni comme un interne. Toujours en retenue. Je ne rentre presque jamais à la maison. On m’apporte du réfectoire un morceau de pain sec.

« De cette façon, on lui donne à déjeuner pour rien ; je sauve encore une ratatouille à la mère Vingtras. »

C’est Turfin qui parle ainsi à quelque collègue qui sourit ; il le dit assez loin de moi à demi-voix, mais il veut, je crois, que je l’entende.

Je me contente d’enfoncer mes mains dans mes poches, et j’ai l’air de rire ! Je pleure. Que de sanglots j’ai étouffés pendant qu’on ne me voyait pas !


Je ne suis plus qu’une bête à pensums !

Des lignes, des lignes ! — des arrêts et des retenues, du cachot !

Je préfère le cachot à la retenue.

Je suis libre entre mes quatre murs, je siffle, je fais des boulettes, je dessine des bonshommes, je joue aux billes tout seul.

Avec des morceaux de bois et des bouts de ficelle je monte des potences auxquelles je pends Turfin, je me remets à la besogne vers le soir et je fais mon pensum.

On me renvoie à neuf heures à la maison.

Le cachot ne m’épouvante pas ; même j’éprouve un petit orgueil à revenir le soir par les cours désertes, en rencontrant au passage quelques élèves qui me regardent comme un révolté !

Nous nous croisons souvent avec Malatestat, qui sort d’un autre cachot. C’est le chef des chahuteurs dans l’étude des grands.

Il va entrer en élémentaire.

C’est lui qui doit être reçu à Saint-Cyr l’an prochain. C’est le champion de Saint-Étienne ; on ne le renverrait pas pour un empire.

Il porte un képi à galons d’or et il prend des leçons d’armes.

Malatestat me fait des signes de tête en passant et me dit : « Salut, Vingtras ! » Salut, comme en latin. « Vingtras », comme à un homme.


C’est la retenue qui m’ennuie le plus.

J’y gobe encore des pensums. — Je suis si maladroit ! — C’est mon encrier que je renverse, c’est mon porte-plume qui tombe, mes papiers qui s’envolent, mon pupitre que je démanche.

« Vingtras, cent lignes ! »

Patatras ! mon paquet de livres qui dégringole et fait un tapage d’enfer !

« Cent lignes de plus.

— M’sieu !

— Vous répliquez ? Cinq pages de grammaire grecque. »

Encore ! Toujours !

Ils veulent me faire mourir sous le pensum, ces gens-là !

C’est à peine si je vois le soleil !

Le dimanche, comme les autres jours, j’arrive pour la grande retenue, de deux à six, dans cette salle vraiment lugubre ce jour-là, à cause du silence écrasant, du bruit mélancolique que fait un soulier qui passe, une porte qui tombe, un fredon solitaire, un cri de marchand bien loin, bien loin !

Nous sommes là une vingtaine.

Une plume grince, quelqu’un tousse, le pion fait deux ou trois tours en regardant le ciel à travers les croisées.

« M’sieu… sortir ! »

Il fait oui de la tête, et sous prétexte d’aller là-bas, je traîne un peu dans les longs corridors, je fourre le nez dans des salles vides, je jette par une fenêtre une bille, j’envoie une boulette de pain à un moineau, je lorgne l’infirmière et je tâche d’aller chiper des fruits au réfectoire, puis je reviens à cloche-pied, dans l’étude.

Je me replonge la tête dans ce qui me reste de papier, que je barbouille avec ce qui me reste d’encre, je pense à tout autre chose qu’à ce que j’écris — et il se trouve qu’il y a quelquefois dans mes pensums des « Turfin pignouf. Turfin crétin. »


Mardi matin.

C’était composition en version latine.

Je cherchais un mot, dans un dictionnaire tout petit que mon père m’a donné à la place de Quicherat.

Turfin croit que c’est une traduction.

Il s’avance et me demande le livre que je cachais tout à l’heure.

Je lui montre le petit dictionnaire.

« Ce n’est pas celui-là.

— Si, m’sieu !

— Vous copiez votre version.

— Ce n’est pas vrai ! »

Je n’ai pas fini le mot qu’il me soufflète.

Mon père et mère me battent, mais eux seuls dans le monde ont le droit de me frapper. Celui-là me bat parce qu’il déteste les pauvres.

Il me bat pour indiquer qu’il est l’ami du sous-préfet, qu’il a été reçu second à l’agrégation.

Oh ! si mes parents étaient comme d’autres, comme ceux de Destrême qui sont venus se plaindre parce qu’un des maîtres avait donné une petite claque à leur fils !

Mais mon père, au lieu de se fâcher contre Turfin, s’est tourné contre moi, parce que Turfin est son collègue, parce que Turfin est influent dans le lycée, parce qu’il pense avec raison que quelques coups de plus ou de moins ne feront pas grand-chose sur ma caboche. Non, mais ils font marque dans mon cœur.

J’ai eu un mouvement de colère sourd contre mon père.

Je n’y puis plus tenir ; il faut que je m’échappe de la maison et du collège.


Où irai-je ? — À Toulon.

Je m’embarquerai comme mousse sur un navire et je ferai le tour du monde.

Si l’on me donne des coups de pied ou des coups de corde, ce sera un étranger qui me les donnera. Si l’on me bat trop fort, je m’enfuirai à la nage dans quelque île déserte, où l’on n’aura pas de leçon à apprendre ni du grec à traduire.

Il y a encore une consolation, même si l’on est attaché au grand mât ou enchaîné à fond de cale ; il y a l’espérance d’arriver à être officier à son tour, et l’on a le droit de souffleter le capitaine.

Turfin, lui, peut me tourmenter tant qu’il voudra, sans que je puisse me venger.

Mon père peut me faire pleurer et saigner pendant toute ma jeunesse ; je lui dois l’obéissance et le respect.

Les règles de la vie de famille lui donnent droit de vie et de mort sur moi.

Je suis un mauvais sujet, après tout !

On mérite d’avoir la tête cognée et les côtes cassées, quand, au lieu d’apprendre les verbes grecs, on regarde passer les nuages ou voler les mouches.

On est un fainéant et un drôle, quand on veut être cordonnier, vivre dans la poix et la colle, tirer le fil, manier le tranchet, au lieu de rêver une toge de professeur, avec une toque et de l’hermine.

On est un insolent vis-à-vis de son père, quand on pense qu’avec la toge on est pauvre, qu’avec le tablier de cuir on est libre !

C’est moi qui ai tort, il a raison de me battre.

Je le déshonore avec mes goûts vulgaires, mes instincts d’apprenti, mes manies d’ouvrier.

Mes parents m’ont donné de l’éducation et je n’en veux plus !

Je me plais mieux avec les laboureurs et les savetiers qu’avec les agrégés ; et j’ai toujours trouvé mon oncle Joseph moins bête que M. Beliben !…

« Fort comme il est, et si fainéant ! » disent-ils toujours. C’est justement parce que je suis fort que je m’ennuie dans ces classes et ces études où l’on me garde tout le jour. Les jambes me démangent, la nuque me fait mal.

Je suis gai de nature ; j’aime à rire et j’ai la rate qui va en éclater quelquefois ! Quand je peux échapper aux pensums, éviter le séquestre, être loin du pion ou du professeur, je saute comme un gros chien, j’ai des gaietés de nègre.

Être nègre !

Oh ! comme j’ai désiré longtemps être nègre !

D’abord, les négresses aiment leurs petits. — J’aurais eu une mère aimante.

Puis quand la journée est finie, ils font des paniers pour s’amuser, ils tressent des lianes, cisèlent du coco, et ils dansent en rond !

Zizi, bamboula ! Dansez Canada !

Ah ! oui ! j’aurais bien voulu être nègre. Je ne le suis pas, je n’ai pas de veine !

Faute de cela je me ferai matelot.

Tout le monde s’en trouvera bien.

« Je les fais périr de chagrin ? » ils me l’ont assez dit, n’est-ce pas ?

Ils vont revivre, ressusciter.

Je leur laisse ma part de haricots, ma tranche de pain ; mais ils devront finir le gigot !

Finir le gigot ?

Je suis une triste nature décidément ! Je ne songe pas seulement au plaisir d’échapper à ce gigot, mais dévoré d’une idée de vengeance, je me dis comme un petit jésuite, que c’est eux qui auront à le manger, rôti, revenu, en vinaigrette, à la sauce noire, en émincés et en boulettes, — comme je faisais.


Je vais plus loin, hypocrite que je suis !

Je me dis qu’il faut m’exercer, me tâter, m’endurcir, et je cherche tous les prétextes possibles pour qu’on me rosse.

J’en verrai de dures sur le navire. Il faut que je me rompe d’avance, ou plutôt qu’on me rompe au métier ; et me voilà pendant des semaines, disant que j’ai cassé des écuelles, perdu des bouteilles d’encre, mangé tout le papier ! — Il faut dire que je mange toujours du papier et que je bois toujours de l’encre, je ne peux pas m’en empêcher.

Mon père ne se doute de rien et se laisse prendre au piège, le malheureux !…

Je lui use trois règles et une paire de bottes en quinze jours, il me casse les règles sur les doigts, et m’enfonce ses bottes dans les reins.

Je lui coûte les yeux de la tête, je le ruine, cet homme !

Je pense qu’il me pardonnera plus tard en faveur de l’intention ; et d’ailleurs il me semble que cela ne l’ennuie pas trop.

Un peu fatigué seulement quand il m’a rossé trop longtemps, — il a chaud !

Je me traîne alors jusqu’à la fenêtre, et je la ferme pour qu’il n’attrape pas de courants d’air.

La nuit, je me couche dans une malle, — en chemise.


Je me couche en chemise !
Dieu puissant ! favorise
Cette sainte entreprise !


Partirai-je seul ?

C’est bien ennuyeux ! Et puis à plusieurs on peut s’emparer d’un navire, faire le corsaire, au besoin mener les révoltes, et quand on est fatigué, fonder une colonie.

Qui entraînerai-je dans cette expédition ?

Malatestat est justement parti d’hier.

Sa mère est tout d’un coup tombée malade, et il est allé la voir.

Il adore sa mère, une mauvaise mère, cependant !

Elle lui envoie toujours des pastèques, des dattes et des oranges ; elle lui fait passer de l’argent en cachette du proviseur.

« Elle est donc bien riche, ta mère ? lui demandai-je un jour.

— Non, mais elle est si bonne !

— Tu l’aimes bien !

— Si je l’aime ! »

Il me dit cela avec une petite larme dans les yeux.

Lui qui doit être soldat !

Avoir une si mauvaise mère et l’aimer tant ! Une mère qui le console quand il est puni, qui mange peut-être moins de pain pour que son enfant ait plus d’oranges !

« Que fait-elle, ta mère ?

— Elle est charcutière à Modène. »

Et il n’a pas l’air de rougir !

Charcutière ! Tout s’explique. C’est une femme du commun.

Ma mère n’aurait jamais été charcutière. Jamais !


Ah ! elle est fière, ma mère, il faut lui donner cela.

Si ce n’avait pas été pour elle, c’eût été pour son fils qu’elle n’eût pas voulu vendre du jambon.

Elle préférait crever la misère, conseiller à mon père d’être lâche !…

Elle préférait vivre d’une vie sourde, bête et vile ; mais elle était la femme d’un fonctionnaire, une dame, et son enfant dirait un jour :

« Mon père était dans l’Université. »

Ah ! cela me fera une belle jambe, et on a l’air de les estimer drôlement ces messieurs de l’Université !

Si elle entendait ce que j’entends, moi, non pas seulement ce que les élèves marmottent — ce n’est rien — mais ce que les parents disent, elle verrait ce qu’on pense des professeurs ! si elle savait comme ils sont méprisés par les chefs même : le proviseur, l’inspecteur, le censeur, qui, quand une mère riche se plaint, répondent :

« N’ayez peur : je lui laverai la tête ! »

Du petit cabinet où l’on m’enferme d’habitude avant de me mener au cachot, je puis saisir ce qu’on dit dans le salon du proviseur, et je n’ai pas manqué d’appliquer mes oreilles contre le mur, chaque fois que j’ai pu.

Un jour, un des maîtres est venu se plaindre qu’un domestique l’avait insulté. Le proviseur n’a fait ni une ni deux : il appelle le pion Souillard, qui lui sert de secrétaire : « M. Souillard, il y a M. Pichon qui se plaint de ce que Jean lui ait parlé insolemment devant les élèves ; — il faut que l’un des deux file. Je tiens à Jean ; il nettoie bien les lieux. M. Pichon est un imbécile qui n’a pas de protections, qui achète cent francs de bouquins pour faire son livre d’étymologie et qui porte des habits qui nous déshonorent.

« Écrivez en marge à son dossier :

« Pichon. Se commet avec les domestiques — a des habitudes de saleté — sait ses classiques. Rendrait de grands services dans une autre localité. »


Ah ! vivent les charcutiers, nom d’une pipe !

Et les cordonniers aussi ! vivent les épiciers et les bouviers !

Vivent les nègres !…

Moi, plutôt que d’être professeur, je ferai tout, tout, tout !…


Il n’y a donc pas à compter sur Malatestat qui est à la charcuterie de Modène et il a même laissé intacte dans son pupitre une boîte de fruits confits qu’on se partage en retenue.

Je cherche de tous côtés d’autres complices ; je jette sur la foule des camarades le regard creux du capitaine. Je fais des ouvertures à plusieurs : ils hésitent. Les uns disent qu’ils ne s’ennuient pas à la maison, qu’ils s’y amusent beaucoup, au contraire, que leur père rigole avec eux, que leur mère a les mêmes défauts que celle de Malatestat.

« On ne te bat donc pas ?

— Si, quelquefois, mais je suis content ces jours-là ; je suis sûr que le soir on me mènera au spectacle ou bien qu’on me donnera une pièce de dix sous. Mon père en est tout embêté, et ils se cherchent des raisons avec ma mère. — C’est toi qui en es cause. — Je te dis que c’est toi. — Tu ne lui as pas fait de mal au moins ! — J’ai bien tapé un peu fort, quel brutal je suis ! »

« Tu lui as fait du mal au moins, » demande ma mère à mon père, à l’envers de ces parents imbéciles. « J’espère qu’il l’a senti cette fois ! »

Et il faut bien avouer que ma mère est logique. Si on bat les enfants, c’est pour leur bien, pour qu’ils se souviennent, au moment de faire une faute, qu’ils auront les cheveux tirés, les oreilles en sang, qu’ils souffriront, quoi !… Elle a un système, elle l’applique.

Elle est plus raisonnable que les parents de ce petit à qui on donne dix sous quand on lui a envoyé une taloche ; qui tapent sans savoir pourquoi, et qui regrettent d’avoir fait mal.

Je ne comprends pas comment mon camarade aime tant ses parents qui sont si bêtes, et ont si peu d’énergie.

Je suis tombé sur une mère qui a du bon sens, de la méthode.


Je ne trouverai donc personne qui veuille s’enfuir avec moi !

Ricard ?

Ils sont neuf enfants.

On les fouette à outrance. — Quel bonheur !

Je tâte Ricard ; — quand je dis je tâte, je parle au figuré : il me défend de le tâter (il a trop mal aux côtes) — il est sale comme un peigne ; il m’explique que c’est parce qu’ils sont sales que leur mère les bat ; mais elle est diablement sale aussi ; elle !

Elle les rosse encore parce qu’ils disent des gros mots ; ils jurent comme des charretiers ; il y a le petit de cinq ans qui crie toujours : « Crotte pour toi ! »

Il n’y en a qu’un dans la famille qui est bien sage et qui ne jure pas. C’est celui qui est en classe avec moi.

On le bat tout de même. Pourquoi donc ?

Parce qu’il ne faut pas faire de préférences dans les familles, c’est toujours d’un mauvais effet. Les autres pourraient s’en plaindre.

Puis, « il est là comme une oie. »

Il est là comme une oie. — Voilà pourquoi on le bat.

On fouette les autres parce qu’ils font du bruit et qu’ils jurent et sont grossiers : on le fouette, lui, parce qu’il ne dit rien et se tient tranquille.

« Il est là comme une oie… »

Il a encore une faiblesse, — (qui n’a pas les siennes !) — il pisse au lit.

Voilà le secret de sa misère, pourquoi il est triste, pourquoi sa mère crie toujours qu’elle va lui enlever la peau de ceci, la peau de cela !

Et ses parents ont l’air de croire que c’est pour s’amuser, parce qu’il y trouve du plaisir, que c’est par coquetterie ou défi, un jeu ou une menace, une fantaisie de talon rouge, un mouvement de désœuvré… Le malheureux fait pourtant ce qu’il peut, — ce qu’il fait ne sert à rien. — Il se réveille dans le crime, et on est obligé de mettre ses draps à la fenêtre, tous les matins.

On lui procure cette honte. — Tout le monde sait sa faute ; comme on sait que le roi est aux Tuileries, quand le drapeau flotte au-dessus du château !…

Il en pleure de douleur, le pauvre mâtin, il se prive de tout, exprès, quand il soupe le soir, et boit avec une paille.

C’est en vain qu’il prie Dieu, la sainte Vierge et cherche s’il y a un saint spécialement affecté à ce genre de péché ; il retombe désespéré sous le coup de torchon de sa mère, qui a une drôle d’expression pour annoncer que la danse commence. Elle dit de sa grosse voix, et en levant le fouet :

« Ah ! nous allons faire pleurer le lapin ! »

Allusion, sans doute (ironique et cruelle), à la faiblesse de son enfant et à l’opération que le chasseur fait subir au lapin atteint par son plomb meurtrier.

Je le décide. Il fera son hamac lui-même à bord du navire, et personne ne saura que le lapin a pleuré !


Si je parlais aussi à Vidaljan ?

C’est le fils d’un rat-de-cave ; il reçoit, comme moi, des roulées à tout casser.

Encore un qui voudrait être ce que son père ne voudrait pas qu’il fût : il voudrait être escamoteur.

Il est venu un escamoteur au collège. Les élèves payaient vingt sous. Vidaljan a eu le malheur d’être choisi pour monter sur l’estrade et tenir le paquet de cartes ; il a vu couper le cou à la tourterelle, brûler le mouchoir ; il a frôlé Domingo, le compère.

« Pardon, mon ami, qu’avez-vous là dans votre poche ? »

Et l’on a retiré de sa poche une perruque.

« Vous portez donc vos économies dans vos cheveux ? »

Et on rafle sur sa tête une pièce de cinq francs.

« Maintenant, mon ami, je vous remercie. »

Il est descendu à sa place devant tout le collège, entouré, questionné, envié ; sa classe crève de jalousie.

Pourquoi est-ce lui qu’on a pris ? Qui l’a fait choisir ?

« Il a de la chance, » a dit Ricard aîné, qui pense que, la nuit prochaine…


Depuis cette soirée où il a eu son rôle, éclairé par toutes les bougies du sorcier, objet de l’attention de la foule, dévoré par les regards des grands et des moyens, depuis ce jour-là, la résolution de Vidaljan est prise, sa vocation est décidée : il va se mettre au travail tout de suite. Il a toujours eu un penchant pour l’escamotage !

C’est le plus grand chippeur du collège ; il aimait déjà à fouiller dans les pupitres, et il savait retirer un crayon de dessus l’oreille d’un camarade, sans que le camarade s’en doutât. Il savait couper une orange en huit et cacher une pièce dans le coin d’un mouchoir.

Il escamotait déjà la toupie, l’agate et la plume à tête de mort. Il avait une collection de petits dessins cueillie à l’aide de fausses clefs dans les boîtes des copains.

Non qu’il aimât les arts, mais il se plaisait à faire de la serrurerie sournoise et à passer sa main entre les fentes. Il volait les cahiers de punition et les listes de places dans la poche des maîtres. Il avait une fois subtilisé le portefeuille d’un professeur, et les secrets de M. Boquin avaient été à la merci des moutards pendant huit jours.

Le pauvre Boquin en avait manqué un mariage et failli perdre sa place.

Vidaljan avait apporté aussi des améliorations dans la plume à pensums : il était parvenu à ficeler quatre becs ensemble, ce qui ne s’était jamais vu encore, de l’aveu même de Gravier, qui avait été trois mois en pension à Paris, et il écrivait quatre vers de Virgile à la fois.

Déjà porté à l’escamotage, il eut la tête tournée par la magie blanche.

Il acheta les Secrets du petit Albert. Nous le vîmes avec des gobelets et des muscades, avec des crapauds séchés et des coquilles d’œufs vides.

Il fabriquait de la poudre.

C’est ce qui me décida à m’adresser à lui, — malgré l’espèce de défiance que m’inspiraient ses habitudes.

Il avait, deux jours auparavant, failli être assommé par l’auteur de ses jours, qui avait appris qu’au lieu de faire ses devoirs son fils se livrait à la mécanique ; et, en retournant le lit de son enfant, la mère avait trouvé des peaux de serpents et des punaises de cuivre mêlées aux punaises de famille.

Je lui offris d’être mon lieutenant.

Il accepta. — Ricard aussi.


Mais, au jour fixé, le drapeau flotte à la fenêtre de Ricard, et il me jette par cette fenêtre un papier, un peu humide, qui me donne de douloureux détails. Il a été criminel plus que de coutume et on l’a battu plus que jamais ; il ne peut pas se traîner.

Et Vidaljan ? — Il n’est pas au rendez-vous. Les élèves arrivent l’un après l’autre, la cloche sonne, on entre, il n’est pas là. Que s’est-il passé ?

Je vais du côté de sa maison en me cachant, je rencontre des commères qui racontent que le quartier a failli sauter, et le fils Vidaljan avec. « Il a laissé tomber une allumette sur une écuelle où il faisait de la poudre. C’est un petit vaurien qui lui avait mis ça dans la tête, le petit de cette dame qui marchande toujours, vous savez, et qui a son châle collé sur le dos comme une limande : Vingtrou, Vingtras… On doit être en train de le chercher. J’espère qu’on le fichera en prison.

— Mais le voilà, je le reconnais, » crie une commère, qui m’aperçoit tout d’un coup dans le coin où j’étais courbé, et d’où j’essayais de filer.

On s’empare de moi. — On me ramène à la maison.

Ma mère m’en donna une volée !

Elle ne s’arrêta que quand j’eus promis sur tous les saints du paradis de ne plus m’échapper.

Et Vidaljan ? — Il guérit et ne fit plus de poudre.

Et Ricard aîné ? — La peur qu’il eut en apprenant l’accident de Vidaljan lui fit une révolution et il ne pissa plus au lit.

C’est toujours ça.