A. Dragon (p. 31-43).



Lorsque l’enfant viendra ce sera dans un jour
De lumière, au milieu de l’été… La Provence
Des monts jusqu’à la mer brûlera tout autour
De la maison sacrée…


De la maison sacrée… Ô mon fils, je m’avance
Vers ta chair, ton cœur juste et ta pleine raison
Depuis les siècles d’or où mon sang prit naissance.
C’est pour toi que mon père a bâti ma maison :
Qu’il voit germer enfin la fleur de nos ancêtres.
Les rudes ouvriers, les laboureurs, les prêtres,
Tous, battront dans ton cœur, sauront par ton cerveau.
S’ils dormaient, oubliés au coin d’un cimetière,
S’ils nourrissaient la terre ou coulaient avec l’eau.
Secoués, réunis dans un espoir nouveau,
Ils te sentent venir du fond de leur poussière.
Ils t’attendent, leurs os te crient : « Ta race entière
Doit peupler, comme Dieu peupla les nations,
La cité de ton corps de gloire et d’actions.
Ô notre fils, ô ciel de nos âmes unies. »


Ô mon fils, tu viendras, dit mon âme à son tour,
Apportant à ton père, entre tes mains bénies,
La forte certitude et le tranquille amour.



Un fleuve de soleil coule devant la porte.
La nappe est d’or, la table et les vins diaprés
Luisent dans les parfums que la fenêtre apporte.
Sur le coteau, là-bas, un bouquet de cyprès
Se consume, à leurs pieds ruisselle un tas de pierres,
Des torrents de clarté bouillonnent sur les prés
Et tout un vol de paons s’abat sur les bruyères.


Assieds-toi, pour nourrir notre enfant de beauté
Laisse, en mangeant, tes yeux flotter dans la clarté,
Donne, en le contemplant, une âme au paysage.
L’enfant boit lentement ton sang extasié.
Avec ces fruits, ce pain, ce vin, sous ton corsage,
Les mains d’un dieu caché sculptent son frais visage.
Ô femme, couche-toi sur la chaise d’osier,
Et dans l’ardent silence et l’odeur du rosier,
Ton front entre mes mains, au bord de la fenêtre,
Écoutons l’univers créer un nouvel être.


À l’infini, le ciel de la campagne est bleu,
Sous ce ciel et vers nous toute une race forte
Est en marche, elle vient parmi les champs en feu,
Ô maison, toute grande ouvre au soleil ta porte.



Comme tu le voulais, nous avons vu la mer.

 
Ô soir unique… après cette chaude journée,
Nous regardions, penchés au vieux balcon de fer,
Au pied de la terrasse à moitié ruinée
La ténébreuse mer à travers les pins noirs,
Luire parfois… Aïeule, ô Méditerranée,
Comme on comprend ta voix dans la paix des longs soirs !
Durant toute une nuit nos âmes t’entendirent.

 
La lune vint, la mer, les gouffres resplendirent.
Un navire passa dans la pleine clarté.
Nous crûmes un moment qu’au bord flottant des îles
Diane, cœur épars de cette nuit d’été,
Couchait sur les flots blancs son corps ressuscité.
Les rossignols, perdus dans les noires charmilles,
Mettaient parfois au cœur des grands arbres tranquilles
Comme au fond de nos cœurs un amoureux frisson.
Les astres lentement enchaînaient ta raison
À la beauté du ciel, de la nuit et des vagues.
Large et pleine, la lune éblouissait l’éther
Et dans l’ombre faisait étinceler tes bagues…

 
Notre enfant sera doux et fort comme la mer.



Ô corps de l’homme, en toi le monde se modèle,
Tu portes sous ton front les lois de l’univers,
La nature revit dans ton esprit fidèle,
La beauté de la terre emplit tes sens ouverts.
L’instinct au fond de toi traîne son crépuscule,
Mais constamment, ainsi que l’aube sur les mers,
Afin qu’un sang plus sûr dans tes veines circule,
Aux sommets de ton être éclate la raison,
Et Dieu passe avec toi le seuil de ta maison.


Ô mon fils, tu seras pareil à moi. De sages,
De tranquilles besoins façonneront ton cœur.
J’ai longtemps contemplé les mêmes paysages,
J’ai conformé ma vie à d’antiques usages,
Mais je suis l’artisan de mon propre bonheur.


Comme un fruit, comme moi, mûris avec lenteur.
D’un sang robuste et pur tu fais ta nourriture,
Tu tournes vers le jour déjà ta chair obscure,
Ta mère, ivre de toi, te sent vivre, et parfois
J’écoute s’éveiller et chanter au fond d’elle
Tout le chœur immortel de tes futures lois,


Déjà selon ton front l’univers se modèle.



« Ah ! le monde est semblable à l’homme, m’as-tu dit. »
Et je t’ai répondu : « L’amour est le seul maître.
Pour te bénir le ciel se penche, il resplendit
Immense, tout entier courbé vers la fenêtre,
Chaque matin, quand lasse encore, à ton réveil.
Tu laisses, tout pesant de ce dieu qui va naître,
Mûrir ton ventre heureux aux baisers du soleil. »


« La terre, m’as-tu dit, est pareille à ma joie.
Mon sang est plein du fils que le ciel nous envoie.
Au devant de ce fils tout mon cœur s’est jeté.
Ô sol sacré, je sais pour quel dieu tu travailles,
Je sais par quel amour le monde est emporté.
Rien ne meurt, tout retourne à l’unique clarté.
Un nouvel univers naît de nos funérailles.
Ô terre, qu’il est beau le fruit de nos entrailles,
Parfume de tes dons tout mon corps plein de toi
Comme les pins fleuris embaument notre toit. »


J’ai répondu : « La race attend. Ta chair est prête.
Le ciel devant tes yeux chaque jour s’agrandit,
Tu sens peser le monde au-dessus de ta tête, »

 
« Un enfant est plus lourd que le ciel, m’as-tu dit. »



Aix s’endort chaque soir aux pieds de la Victoire,
Le ciel avec lenteur sur la ville descend
Et dans l’air flotte alors un peu de cette histoire
Qu’au front des vieux hôtels un blason qui se fend
Révèle aux amoureux des gloires disparues.
De la vulgarité ta douceur te défend,
Ô ville ! l’herbe pousse aux pavés de tes rues.
Dante, sur ces pavés, et des rois ont marché.

 
Et moi, de ce coteau, dans les herbes couché,
Sous un bouquet de pins, quand l’air en feu brasille,
Comme une urne brisée au pied d’un large autel,
Je regarde au soleil fumer la vieille ville.
Aix m’apparaît avec son visage immortel,
Sous ses pierres je sens battre son cœur réel.
Ô cité, ton présent sans splendeur t’abandonne
Et de ses mains de feu le soleil te couronna.
Et comme je te veux, ô ville, tu deviens.


Mais, les flancs alourdis du poids de notre gloire,
Vers moi, dans les rochers, parmi les buis, tu viens,
Femme, et j’embrasse en toi la ville et la Victoire.



Emplis tes yeux du jour sacré de ce pays,
Regarde… plénitude heureuse, calme immense,
Les champs, pleins de lauriers, les ruisseaux, pleins de lys,
S’étendent à tes pieds dans un divin silence
Qu’écoutent avec nous les ancêtres défunts.
Ils sont heureux… en toi leur race recommence.
La plaine dans tes bras jette un flot de parfums,
Ô mère, dans tes yeux la lumière commence,
Et je suis là, j’attends, tout mon cœur fait silence
Pour écouter le cri que va pousser ton cœur.


Tu jetteras le cri douloureux de la bête,
Souffrant de ta souffrance, heureux de ton bonheur.
Tu laisseras mes mains étancher ta sueur.
Ô Résurrection ! Éveil ! Le monde en fête
Tournera devant toi, roulera dans ta tête,
Ton ventre s’ouvrira, tu verras Dieu grandir,
Tu verras dans mes mains notre enfant resplendir,
Et la vie à grands flots battra ta chair meurtrie.


Ruisseaux, rochers, lauriers, arbres épanouis,
Ô maison du bonheur, terre de la patrie,
Emplis tes yeux de la beauté de ce pays.