L’Encyclopédie/1re édition/VERONA

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VERONA, (Géog. anc.) ville d’Italie, sur l’Adige, dans les terres, aux confins de l’ancienne Rhétie. Elle fut fondée, selon Pline, l. III. c. xix. par les Rhétiens & par les Euganéens en commun ; mais Tite-Live, l. V. c. xxxv. fait entendre qu’elle fut bâtie par une troupe de gaulois, qui après avoir passé les Alpes sous la conduite d’Elitovius, s’établirent, ubi nunc, dit-il, Brixia ac Verona urbes sunt. Tout cela néanmoins peut se concilier, en disant que Verone doit ses commencemens aux Rhétiens & aux Euganéens, & que les Gaulois s’étant emparés du Bressan, se rendirent ensuite maîtres du Véronèse. Martial, l. XIV. epigr. 195, parle de Verone comme d’une ville considérable.

Tantùm magna suo debet Verona Catullo,
Quantùm parva suo Mantua Virgilio.

Tacite qui lui donne le nom de colonie romaine, fait l’eloge de sa beauté & de son opulence. Cn. Pompeius Arabo, pere du grand Pompée, avoit été le conducteur de la colonie, qui fut renouvellée sous Gallien, & honorée du titre de colonia augusta. Un double arc-de-triomphe, qui a été autrefois une des portes de la ville, conserve l’inscription suivante :

Colonia Augusta Verona Nova Gallieniana
Valeriano II. & Lucilio Cons.
Muri Veronensium Fabricati ex die III.
Non. April.
Dedicati Pr. Non. Decembris
Jubente Sanctissimo Galueno. Aug. N.

Les habitans de cette ville sont communément appellés Veronenses par les anciens auteurs ; cependant on a d’anciennes inscriptions où ils sont nommés Verones.

Verone fut heureuse sous les empereurs ; mais elle éprouva de tristes malheurs lors de la chûte de l’empire d’Occident, & elle a souffert depuis plusieurs révolutions qui l’ont dépouillée de toute son ancienne splendeur.

Elle fut pillée par Attila, & possédée successivement par Odoacre, roi des Herules, par Théodoric, roi des Goths, & par ses successeurs jusqu’à Totila, par les Lombards, par Charlemagne & par sa postérité ; mais lorsque ses descendans perdirent l’empire, il s’eleva plusieurs seigneurs qui tâcherent de se rendre souverains dans plusieurs villes d’Italie. Cela dura jusqu’à Othon I. qui réunit à l’empire divers états qui en avoient été détachés. Verone rentra alors dans la masse, mais elle reçut le pouvoir d’élire ses magistrats ; de sorte qu’elle étoit proprement une république libre sous le nom de ville impériale.

Cet état dura jusqu’à ce qu’Actiolin se fût emparé de la puissance souveraine : ce qui ne se fit qu’avec beaucoup d’effusion de sang. Il jouit de la tyrannie trente-trois ans, & mourut l’an 1269. Après cela les Véronois élurent pour général Martin de l’Escale, & se trouverent si bien de sa conduite, qu’ils le creerent dictateur perpétuel.

Ses descendans commanderent dans Verone avec beaucoup de réputation, & en furent créés princes par l’empereur l’an 1310. Ils se rendirent formidables par leurs conquêtes, & furent chassés de Verone l’an 1387, par Jean Galéas, duc de Milan. Ils y rentrerent l’an 1404 ; mais ils ne la garderent guere ; car les Vénitiens s’en emparerent l’an 1409, & la possedent encore.

Cette ville se glorifie d’avoir produit des savans illustres depuis la renaissance des lettres, & sous l’ancienne Rome, Catulle, Cornelius Nepos, Macer, Vitruve & Pline le naturaliste.

Catulle (Caïus Valerius Catulus) naquit l’an 666 de Rome ; & quoique S. Jérôme le fasse mourir l’an 696, à l’âge de trente ans, il poussa sa carriere au moins dix ans de plus. Il ne fut pas gratifié des biens de la fortune ; cependant son esprit fin & délicat le fit rechercher de tous les grands de Rome. Ses poésies plaisent par une simplicité élégante, & par des graces naïves que la seule nature donne à ses favoris. Il imagina le vers hendécasyllabe, qui est si propre à traiter les petits sujets ; mais il en abusa pour y semer des obscénités qui révoltent la pudeur. Il devoit d’autant mieux s’en abstenir, que c’est dans la peinture des sentimens honnêtes que sa muse excelle. Il a l’art de nous attendrir, & il est parvenu à nous faire partager la vive douleur qu’il témoigne de la mort de son frere que nous n’avons jamais connu (épigr. 67, 69, 102.). Admirateur de Sapho, il transporta ou imita dans ses poésies plusieurs morceaux de celles de l’amante de Phaon.

Il savoit bien aussi, quand il le vouloit, aiguiser des vers satyriques ; témoin son épigramme des deux adulteres, César & Mamurta. Cette épigramme a passé jusqu’à nous, & elle est fort bonne, parce qu’elle peint les mœurs de son siecle :

Consule Pompeio primùm duo, Cinna, solebant
Mæchi. Illi ah ! facto consule nunc iterùm
Manserunt duo, sed creverunt millia in unum
Singula ; foecundum semen adulterio.

« Cinna, sous le premier consulat de Pompée on ne voyoit à Rome que deux adulteres : ces deux-là même furent encore seuls sous le second consulat ; mais depuis lors chacun d’eux en a produit des mille ; leur adultere a été fecond ».

Cette piece ayant paru dans une conjoncture critique pour César, il ne déguisa point qu’il en recevoit un grand tort ; mais il se contenta d’obliger le poëte à lui faire satisfaction, & le soir même il l’invita à souper.

Nous n’avons pas toutes les œuvres de Catulle, & entr’autres son poëme dont parle Pline, l. XXVIII. c. ij. sur les enchantemens pour se faire aimer, sujet que Théocrite avoit traité avant lui. La premiere édition des œuvres de Catulle parut à Venise en 1488 avec les commentaires d’Antoine Parthenius. Scaliger en donna une nouvelle dans laquelle il corrigea plusieurs passages avec autant de sagacité que d’érudition. Enfin les deux meilleures éditions sont celles de Grævius à Utrecth en 1680, & d’Isaac Vossius à Leyde en 1684.

Macer (Emilius) vivoit vers l’an de Rome 738, & mourut en Asie, selon S. Jérôme. Il écrivit sur les serpens, les plantes & les oiseaux, au rapport de Quintilien. Il fit encore un poëme de la ruine de Troie pour servir de supplément à l’iliade d’Homere. Ovide parle souvent des ouvrages de ce poëte ; ils sont tous perdus ; car le poëme des plantes que nous avons sous le nom de Macer, n’est pas de celui qui vivoit du tems d’Auguste, & c’est d’ailleurs un livre fort médiocre.

Si cornelius Nepos n’est pas de Verone, il étoit du-moins du territoire de cette ville, puisqu’il naquit à Hostilie, selon Catulle, qui pouvoit en être bien informé. Cet historien latin florissoit du tems de Jules-César, étoit des amis de Cicéron & d’Atticus, & vécut jusqu’à la sixieme année de l’empire d’Auguste. Il avoit composé les vies des historiens grecs ; car il en fait mention dans celle de Dion, en parlant de Philistus. Ce qu’il dit dans la vie de Caton & d’Annibal, prouve aussi qu’il avoit écrit les vies des capitaines & des historiens latins ; enfin il avoit laissé d’autres ouvrages qui sont perdus. Nous n’avons plus de lui que les vies des plus illustres généraux d’armée de la Grece & de Rome, dont il n’a pas tenu à Æmilius Probus de s’attribuer la gloire. On prétend qu’ayant trouvé cet ouvrage de Nepos, il s’avisa de le donner sous son nom, pour s’insinuer dans les bonnes graces de Théodose ; mais la suite des tems a dévoilé cette supercherie.

On a deux traductions françoises des vies des capitaines illustres de Cornelius Nepos : l’une du sieur de Claveret, publiée en 1663, l’autre toute moderne de M. le Gras, alors de la congrégation de l’oratoire, imprimée à Paris en 1729, in-12 ; mais nous aurions besoin d’une nouvelle traduction plus élégante, plus travaillée, & qui fût embellie de savantes notes historiques & critiques, afin que l’historien latin devînt un ouvrage répandu dans toutes les bibliotheques des gens de goût, qui aiment à s’instruire de la vie des hommes célebres de l’antiquité.

Vitruve (Marcus Vitruvius Pollio) vivoit sous le regne d’Auguste, vers le commencement de l’ere chrétienne. Savant dans la science des proportions, il mit au jour un excellent ouvrage d’architecture divisé en dix livres, & les dédia au même empereur. Cet ouvrage est d’autant plus précieux, que c’est le seul en ce genre qui nous soit venu des anciens. Nous en avons une belle traduction françoise enrichie de notes par M. Claude Perrault, dont la premiere édition parut à Paris en 1673, fol. & la seconde en 1684, chez Coignard.

Pline (Caïus Plinius secundus) vit le jour sous l’empire de Tibere, l’an 774 de Rome, qui est le 20° de l’ere chrétienne, & mourut sous Titus, âgé de 56 ans. Ce grand homme est de tous les écrivains du monde celui que l’Encyclopédie a cité le plus. Il intéresse singulierement l’humanité par sa fin tragique, & les savans de l’univers par ses écrits, qui sont dans les arts & dans les sciences les monumens les plus précieux de toute l’antiquité. Pline le jeune nous a donné dans une de ses lettres (lettre 5, l. III.) l’histoire des ouvrages de son oncle, & dans une autre lettre (lettre 16, l. VI.) la relation de sa mort. Je lis ces deux lettres pour la vingtieme fois, & je crois devoir les transcrire ici toutes entieres ; les gens de goût verront bien qu’il n’en falloit rien retrancher.

A Marcus. Vous me faites un grand plaisir de lire avec tant de passion les ouvrages de mon oncle, & de vouloir les connoître tous, & les avoir tous. Je ne me contenterai pas de vous les indiquer, je vous marquerai encore dans quel ordre ils ont été faits. C’est une connoissance qui n’est pas sans agrémens pour les gens de lettres.

Lorsqu’il commandoit une brigade de cavalerie, il a composé un livre de l’art de lancer un javelot à cheval ; & dans ce livre l’esprit & l’exactitude se font également remarquer ; il en a fait deux autres de la vie de Pomponius Secundus, dont il avoit été singulierement aimé, & il crut devoir cette marque de reconnoissance à la mémoire de son ami. Il nous en a laissé vingt autres des guerres d’Allemagne, où il a renfermé toutes celles que nous avons eu avec les peuples de ces pays. Un songe lui fit entreprendre cet ouvrage. Lorsqu’il servoit dans cette province, il crut voir en songe Drusus Néron, qui après avoir fait de grandes conquêtes, y étoit mort. Ce prince le conjuroit de ne le pas laisser enseveli dans l’oubli.

Nous avons encore de lui trois livres intitulés l’homme de lettres, que leur grosseur obligea mon oncle de partager en six volumes. Il prend l’orateur au berceau, & ne le quitte point, qu’il ne l’ait conduit à la plus haute perfection. Huit livres sur les façons de parler douteuses. Il fit cet ouvrage pendant les dernieres années de l’empire de Néron, où la tyrannie rendoit dangereux tout genre d’étude plus libre & plus élevé. Trente & un pour servir de suite à l’histoire qu’Aufidius Bassus a écrite. Trente-sept de l’histoire naturelle. Cet ouvrage est d’une étendue, d’une érudition infinie, & presque aussi varié que la nature elle-même.

Vous êtes surpris, comme un homme, dont le tems étoit si rempli, a pu écrire tant de volumes, & y traiter tant de différens sujets, la plûpart si épineux, & si difficiles. Vous serez bien plus étonné, quand vous saurez qu’il a plaidé pendant quelque-tems, & qu’il n’avoit que cinquante-six ans quand il est mort. On sait qu’il en a passé la moitié dans les embarras, que les plus importans emplois, & la bienveillance des princes lui ont attirés. Mais c’étoit une pénétration, une application, une vigilance incroyable. Il commençoit ses veilles aux fêtes de Vulcain, qui se célébroient ordinairement au mois d’Août, non pas pour chercher dans le ciel des présages, mais pour étudier. Il se mettoit à l’étude en été dès que la nuit étoit tout-à-fait venue ; en hiver, à une heure du matin, au plûtard à deux, souvent à minuit. Il n’étoit pas possible de moins donner au sommeil, qui quelquefois le prenoit & le quittoit sur les livres.

Avant le jour il se rendoit chez l’empereur Vespasien, qui faisoit aussi un bon usage des nuits. De-là, il alloit s’acquitter de ce qui lui avoit été ordonné. Ses affaires faites, il retournoit chez lui ; & ce qui lui restoit de tems, c’étoit encore pour l’étude. Après le diner (toujours très-simple & très-léger, suivant la coutume de nos peres), s’il se trouvoit quelques momens de loisir, en été il se couchoit au soleil. On lui lisoit quelque livre, il en faisoit ses remarques & ses extraits ; car jamais il n’a rien lu sans extrait. Aussi avoit-il coutume de dire, qu’il n’y a si mauvais livres, où l’on ne puisse apprendre quelque chose.

Après s’être retiré du soleil, il se mettoit le plus souvent dans le bain d’eau froide. Il mangeoit un morceau, & dormoit très-peu de tems. Ensuite, & comme si un nouveau jour eût recommencé, il reprenoit l’étude jusqu’au tems de souper. Pendant qu’il soupoit, nouvelle lecture, nouveaux extraits, mais en courant.

Je me souviens qu’un jour le lecteur ayant mal prononcé quelques mots, un de ceux qui étoient à table l’obligea de recommencer. Quoi ! ne l’avez-vous pas entendu ? (dit mon oncle). Pardonnez-moi (répondit son ami). Et pourquoi dont (reprit-il) le faire répeter ? Votre interruption nous coûte plus de dix lignes. Voyez si ce n’étoit pas être bon ménager du tems.

L’été il sortoit de table avant que le jour nous eût quitté, en hiver, entre sept & huit : & tout cela, il le faisoit au milieu du tumulte de Rome, malgré toutes les occupations que l’on y trouve, & le faisoit, comme si quelque loi l’y eût forcé. A la campagne le seul tems du bain étoit exempt d’étude : je veux dire le tems qu’il étoit dans l’eau : car pendant qu’il en sortoit, & qu’il se faisoit essuyer, il ne manquoit point de lire ou de dicter.

Dans ses voyages, c’étoit la seule application : comme si alors il eût été plus dégagé de tous les autres soins, il avoit toujours à ses côtes son livre, ses tablettes & son copiste. Il lui faisoit prendre ses gants en hiver, afin que la rigueur même de la saison ne pût dérober un moment à l’étude. C’étoit par cette raison, qu’à Rome il n’alloit jamais qu’en chaise.

Je me souviens qu’un jour il me censura de m’être promené. Vous pouviez, dit-il, mettre ces heures à profit. Car il comptoit pour perdu, tout le tems que l’on n’employoit pas aux sciences. C’est par cette prodigieuse assiduité, qu’il a su achever tant de volumes, & qu’il m’a laissé cent soixante tomes remplis de ses remarques, écrites sur la page & sur le revers en très-petits caracteres ; ce qui les multiplie beaucoup. Il me contoit, qu’il n’avoit tenu qu’à lui, pendant qu’il étoit procureur de César en Espagne, de les vendre à Larcius Licinius, quatre cens mille sesterces, environ quatre-vingt mille livres de notre monnoie ; & alors ces mémoires n’étoient pas tout-à-fait en si grand nombre.

Quand vous songez à cette immense lecture, à ces ouvrages infinis qu’il a composés ; ne croiriez vous pas, qu’il n’a jamais été ni dans les charges, ni dans la faveur des princes ? Mais quand on vous dit tout le tems qu’il a ménagé pour les belles-lettres ; ne commencez-vous pas à croire, qu’il n’a pas encore assez lu & assez écrit ? Car d’un côté, quels obstacles les charges & la cour ne forment-elles point aux études ? Et de l’autre que ne peut point une si constante application ? C’est donc avec raison que je me mocque de ceux qui m’appellent studieux, moi qui en comparaison de lui, suis un franc fainéant. Cependant je donne à l’étude tout ce que les devoirs & publics & particuliers me laissent de tems. Eh ! qui, parmi ceux-mêmes qui consacrent toute leur vie aux belles-lettres, pourra soutenir cette comparaison ; & ne pas rougir, comme si le sommeil & la mollesse partageoient ses jours ?

Je m’apperçois que mon sujet m’a emporté plus loin que je ne m’étois proposé. Je voulois seulement vous apprendre ce que vous désiriez savoir, quels ouvrage mon oncle a composés. Je m’assure pourtant, que ce que je vous ai mandé ne vous fera guere moins de plaisir que leur lecture. Non-seulement cela peut piquer encore davantage votre curiosité ; mais vous piquer vous-même d’une noble envie de faire quelque chose de semblable. Adieu.

A Tacite.

Vous me priez de vous apprendre au vrai, comment mon oncle est mort, afin que vous en puissiez instruire la postérité. Je vous en remercie ; car je conçois que sa mort sera suivie d’une gloire immortelle, si vous lui donnez place dans vos écrits. Quoi qu’il ait péri par une fatalité, qui a désolé de très beaux pays, & que sa perte, causée par un accident mémorable, & qui lui a été commun avec des villes & des peuples entiers, doive éterniser sa mémoire : quoiqu’il ait fait bien des ouvrages qui dureront toujours, je compte pourtant que l’immortalité des vôtres contribuera beaucoup à celle qu’il doit attendre. Pour moi, j’estime heureux ceux à qui les dieux ont accordé le don, ou de faire des choses dignes d’être écrites, ou d’en écrire de dignes d’être lues : & plus heureux encore ceux qu’ils ont favorisés de ce double avantage. Mon oncle tiendra son rang entre les derniers, & par vos écrits, & par les siens ; & c’est ce qui m’engage à exécuter plus volontiers des ordres que je vous aurois demandés.

Il étoit à Misene, où il commandoit la flotte. Le 23 d’Août, environ une heure après midi, ma mere l’avertit qu’il paroissoit un nuage d’une grandeur & d’une figure extraordinaire. Après avoir été couché quelque tems au soleil, selon sa coutume, & avoir bu de l’eau froide, il s’étoit jetté sur un lit où il étudioit. Il se leve & monte en un lieu d’où il pouvoit aisément observer ce prodige. Il étoit difficile de discerner de loin de quelle montagne ce nuage sortoit. L’événement a découvert depuis que c’étoit du mont Vésuve. Sa figure approchoit de celle d’un arbre, & d’un pin plus que d’aucun autre ; car après s’être élevé fort haut en forme de tronc, il étendoit une espece de branches. Je m’imagine qu’un vent souterrain le poussoit d’abord avec impétuosité, & le soutenoit. Mais soit que l’impression diminuât peu-à-peu, soit que ce nuage fût affaissé par son propre poids, on le voyoit se dilater & se répandre. Il paroissoit tantôt blanc, tantôt noirâtre, & tantôt de diverses couleurs, selon qu’il étoit plus chargé ou de cendre, ou de terre.

Ce prodige surprit mon oncle, qui étoit très-savant ; & il le crut digne d’être examiné de plus près. Il commande que l’on appareille sa frégate légere ; & me laisse la liberté de le suivre. Je lui répondis que j’aimois mieux étudier ; & par hazard il m’avoit lui-même donné quelque chose à écrire. Il sortoit de chez lui ses tablettes à la main, lorsque les troupes de la flotte qui étoient à Rétine, effrayées par la grandeur du danger (car ce bourg est précisement sur Misene, & on ne s’en pouvoit sauver que par la mer), vinrent le conjurer de vouloir bien les garantir d’un si affreux péril. Il ne changea pas de dessein, & poursuivit avec un courage héroïque, ce qu’il n’avoit d’abord entrepris que par simple curiosité. Il fait venir des galeres, monte lui-même dessus, & part, dans le dessein de voir quel secours on pouvoit donner non seulement à Rétine, mais à tous les autres bourgs de cette côte, qui sont en grand nombre, à cause de sa beauté. Il se presse d’arriver au lieu d’où tout le monde fuit, & où le péril paroissoit plus grand ; mais avec une telle liberté d’esprit, qu’à mesure qu’il appercevoit quelque mouvement, ou quelque figure extraordinaire dans ce prodige, il faisoit ses observations, & les dictoit.

Déja sur ces vaisseaux voloit la cendre plus épaisse & plus chaude, à mesure qu’ils approchoient. Déja tomboient autour d’eux des pierres calcinées & des cailloux tout noirs, tout brûlés, tout pulvérisés par la violence du feu. Déja la mer sembloit refluer, & le rivage devenir inaccessible par des morceaux entiers de montagnes dont il étoit couvert ; lorsqu’après s’être arrêté quelques momens, incertain s’il retourneroit, il dit à son pilote, qui lui conseilloit de gagner la plaine mer ; la fortune favorise le courage. Tournez du côté de Pomponianus.

Pomponianus étoit à Stabie, en un endroit séparé par un petit golfe, que forme insensiblement la mer sur ces rivages qui se courbent. Là, à la vue du péril qui étoit encore éloigné, mais qui sembloit s’approcher toujours, il avoit retiré tous ses meubles dans ses vaisseaux, & n’attendoit, pour s’éloigner, qu’un vent moins contraire. Mon oncle, à qui ce même vent avoit été très-favorable, l’aborde, le trouve tout tremblant, l’embrasse, le rassure, l’encourage ; & pour dissiper par sa sécurité la crainte de son ami, il se fait porter au bain.

Après s’être baigné, il se met à table, & soupe avec toute sa gaieté, ou (ce qui n’est pas moins grand) avec toutes les apparences de sa gaieté ordinaire. Cependant on voyoit luire de plusieurs endroits du mont Vésuve de grandes flammes & des embrasemens, dont les ténebres augmentoient l’éclat.

Mon oncle, pour rassurer ceux qui l’accompagnoient, leur disoit, que ce qu’ils voyoient brûler, c’étoit des villages que les paysans allarmés avoient abandonnés, & qui étoient demeurés sans secours. Ensuite il se coucha, & dormit d’un profond sommeil ; car comme il étoit puissant, on l’entendoit ronfler de l’antichambre.

Mais enfin la cour par où l’on entroit dans son appartement, commençoit à se remplir si fort de cendres, que pour peu qu’il eût resté plus long-tems, il ne lui auroit plus été libre de sortir. On l’éveille. Il sort & va se joindre à Pomponianus, & les autres qui avoient veillé. Ils tiennent conseil, & déliberent s’ils se renfermeront dans la maison, ou s’ils tiendront la campagne : car les maisons étoient tellement ébranlées par les fréquens tremblemens de terre, que l’on auroit dit qu’elles étoient arrachées de leurs fondemens, & jettées tantôt d’un côté, tantôt de l’autre, & puis remises à leurs places. Hors de la ville la chute des pierres, quoique légeres & desséchées par le feu, étoit à craindre.

Entre ces périls on choisit la rase campagne. Chez ceux de sa suite, une crainte surmonta l’autre ; chez lui, la raison la plus forte l’emporta sur la plus foible. Ils sortent donc, & se couvrent la tête d’oreillers attachés avec des mouchoirs : ce fut toute la précaution qu’ils prirent contre ce qui tomboit d’en-haut.

Le jour recommençoit ailleurs : mais dans le lieu où ils étoient, continuoit une nuit la plus sombre & la plus affreuse de toutes les nuits, & qui n’étoit un peu dissipée que par la lueur d’un grand nombre de flambeaux, & d’autres lumieres. On trouva bon de s’approcher du rivage, & d’examiner de près ce que la mer permettoit de tenter ; mais on la trouva fort grosse & fort agitée d’un vent contraire. Là, mon oncle ayant demandé de l’eau, & bû deux fois, se coucha sur un drap qu’il fit étendre. Ensuite des flammes qui parurent plus grandes, & une odeur de souffre, qui annonçoit leur approche, mirent tout le monde en fuite. Il se leve appuyé sur deux valets, & dans le moment tombe mort. Je m’imagine qu’une fumée trop épaisse le suffoqua d’autant plus aisément qu’il avoit la poitrine foible, & souvent la respiration embarrassée.

Lorsque l’on commença à revoir la lumiere (ce qui n’arriva que trois jours après) on retrouva au même endroit son corps entier, couvert de la même robe qu’il portoit, quand il mourut, & dans la posture plutôt d’un homme qui repose, que d’un homme qui est mort. Pendant ce tems ma mere & moi nous étions à Misene : mais cela ne regarde plus votre histoire. Vous ne voulez être informé que de la mort de mon oncle. Je finis donc, & je n’ajoute plus qu’un mot. C’est que je ne vous ai rien dit, ou que je n’aye vû, ou que je n’aye appris dans ces momens, où la vérité de l’action qui vient de se passer n’a pu encore être altérée. C’est à vous de choisir ce qui vous paroîtra plus important.

Il y a bien de la différence entre écrire une lettre, ou une histoire ; entre écrire pour un ami, ou pour la postérité. Adieu.

De tous les écrits de Pline l’ancien, il ne nous reste que son histoire naturelle, ouvrage immense par son objet, & par son exécution ; mais l’auteur est encore plus estimable par la beauté de son esprit, par sa maniere de penser grande & forte, & par les traits lumineux qui brillent dans cet ouvrage. Le coloris de son pinceau ne passera jamais dans aucune traduction.

Cependant la destinée de ce grand écrivain, est que tout le monde l’admire, & que personne n’ajoute foi à ses récits ; mais pour le justifier en deux mots, il n’a eu aucun intérêt à s’abuser lui-même, & à tromper son siecle, ni les siecles suivans. J’ajoute qu’on découvre tous les jours des faits que l’on regardoit dans ses écrits comme d’agréables imaginations qu’il avoit rapportées tout-au-plus sur la foi de gens auxquels il avoit trop déféré.

L’édition que le p. Hardouin a donnée de ce bel ouvrage, est le fruit d’un grand travail, d’un don de conjectures souvent heureux, d’une lecture prodigieuse, & d’une fidélité de mémoire surprenante. (Le chevalier de Jaucourt.)