L’Encyclopédie/1re édition/USURE

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USURE, s. f. (Morale.) Usure légale ou intérêt légitime. La question de l’usure, quoique traitée avec beaucoup de subtilité par les Théologiens & par les Jurisconsultes, paroît encore jusqu’ici en quelque sorte indécise ; il paroît même, quand on l’approfondit, qu’on a plus disputé sur les termes que sur les idées, & qu’on a presque toujours manqué le but qu’on se proposoit ; je veux dire la découverte de la vérité. Cependant cette question également intéressante pour le commerce de la vie & pour la paix des consciences, mérite autant ou plus qu’une autre une discussion philosophique, où la raison ait plus de part que l’opinion ou le préjugé. C’est aussi pour remplir cette vue & dans l’espérance de répandre un nouveau jour sur cette matiere importante, que j’ai entrepris cet article.

Plusieurs pratiques dans la Morale sont bonnes ou mauvaises, suivant les différences du plus ou du moins, suivant les lieux, les tems, &c. Qui ne sait, par exemple, que les plaisirs de la table, les tendresses de l’amour, l’usage du glaive, celui des tortures ; qui ne sait, dis-je, que tout cela est bon ou mauvais suivant les lieux, les tems, les personnes, suivant l’usage raisonnable, excessif ou déplacé, qu’on en fait ? Je crois qu’il en est de même du commerce usuraire.

Usura chez les Latins signifioit au sens propre l’usage ou la jouissance d’un bien quelconque. Natura, dit Cicéron, dedit usuram vitæ tanquam pecuniæ, Tusc. lib. I. n°. 39. Usura désignoit encore le loyer, le prix fixé par la loi pour l’usage d’une somme prêtée ; & ce loyer n’avoit rien d’odieux, comme le remarque un savant jurisconsulte, il n’y avoit de honteux en cela que les excès & les abus ; distinction, dit-il, que les commentateurs n’ont pas sentie, ou qu’ils dissimulent mal-à-propos. Certè verbum usura non est fœdum, sed non habere usuræ modum & honestam rationem est turpissimum ; quod commentatores non intelligunt, aut calumniosè dissimulant. Oldendorp. lexic. jurid. Calvini, verbo usuram, p. 691. col. 1. in-fol. Genevæe 1653.

Pour moi, je regarde l’usure comme une souveraine qui régnoit autrefois dans le monde, & qui devint odieuse à tous les peuples, par les vexations que des ministres avides & cruels faisoient sous son nom, bien que sans son aveu ; de sorte que cette princesse malheureuse, par-tout avilie & détestée, se vit enfin chassée d’un trône qu’elle avoit occupé avec beaucoup de gloire, & fut obligée de se cacher sans jamais oser paroître.

D’un autre côté, je regarde les intérêts & les indemnités qui ont succédé à l’usure, comme ces brouillons adroits & entreprenans qui profitent des mécontentemens d’une nation, pour s’élever sur les ruines d’une puissance décriée ; il me semble, dis-je, que ces nouveaux-venus ne valent pas mieux que la reine actuellement proscrite ; & que s’ils sont plus attentifs & plus habiles à cacher les torts qu’ils font à la société, leur domination est, à bien des égards, encore plus gênante & plus dure. Je crois donc que vu l’utilité sensible, vu l’indispensable nécessité d’une usure bien ordonnée, usure aussi naturelle dans le monde moral, que l’est le cours des rivieres dans le monde matériel, il vaut autant reconnoître l’ancienne & légitime souveraine que des usurpateurs qui promettoient des merveilles, & qui n’ont changé que des mots. Je prends la plume pour rétablir, s’il se peut, cette reine détrônée, persuadé qu’elle saura se contenir dans les bornes que l’équité prescrit, & qu’elle évitera les excès qui ont occasionné sa chûte & ses malheurs ; mais parlons sans figure.

L’usure que nous allons examiner est proprement l’intérêt légal & compensatoire d’une somme prêtée à un homme aisé, dans la vue d’une utilité réciproque. L’usure ainsi modifiée & réduite parmi nous depuis un siecle au denier vingt, est ce que j’appelle usure légale ; je prétends qu’elle n’est point contraire au droit naturel, & que la pratique n’en est pas moins utile que tant d’autres négociations usitées & réputées légitimes.

Je prouve encore, ou plutôt je démontre que la même usure sous des noms différens est constamment admise par les lois civiles & par tous les casuistes ; que par conséquent toute la dispute se réduit à une question de mots ; & que tant d’invectives, qui attaquent plutôt le terme que la réalité de l’usure, ne sont le plus souvent que le cri de l’ignorance & de la prévention. Je fais voir d’un autre côté qu’elle n’est prohibée ni dans l’ancien Testament, ni dans le nouveau ; qu’elle y est même expressément autorisée ; & je montre enfin dans toute la suite de cet article que la prohibition vague, inconséquente, déraisonnable que l’on fait de l’usure, est véritablement contraire au bien de la société.

La justice ou la loi naturelle nous prescrit de ne faire tort à personne, & de rendre à chacun ce qui lui est dû, alterum non ladere, suum cuique tribuere. Initio instit. C’est le fondement de cette grande regle que le S. Esprit a consacrée, & que les paiens ont connue : « Ne faites point aux autres ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fit à vous-même ». Quod ab alio oderis fieri tibi, vide ne tu aliquando alteri facias, Tob. 4. 16. ou, si on veut, dans un vers,

Ne facias aiiis quæ tu tibi facta doleres.

Or quand je prête à des gens aisés à la charge de l’intérêt légal, je ne leur fais pas le moindre tort, je leur rends même un bon office ; & pour peu qu’on les suppose équitables, ils reconnoissent que je les oblige. C’est un voisin que je mets à portée d’arranger des affaires qui le ruinoient en procès, ou de profiter d’une conjoncture pour faire une acquisition avantageuse. C’est un autre qui de mes deniers rétablit une maison qu’on n’habitoit point depuis longtems faute de réparations, ou qui vient à bout d’éteindre une rente fonciere & seigneuriale, tandis que je lui donne du tems pour me rembourser à son aise. C’est enfin un troisieme qui n’a guere que l’envie de bien faire, & à qui je fournis le moyen d’entreprendre un bon négoce, ou de donner plus d’étendue à celui qu’il faisoit auparavant. Quand après cela je reçois de ces débiteurs les capitaux & les intérêts, je ne manque en rien à ce que prescrit la justice, alterum non ladere ; puisque, loin de leur nuire par ce commerce, je leur procure au contraire de vrais avantages ; & qu’en tirant des intérêts stipulés avec eux de bonne foi, je ne tire en effet que ce qui m’appartient, soit à titre de compensation du tort que m’a causé l’absence de mon argent, soit à cause des risques inséparables du prêt.

D’ailleurs un contrat fait avec une pleine connoissance, & dont les conditions respectivement utiles sont également agrées des parties, ne peut pas être sensé contrat injuste, suivant une maxime de Droit dont nos adversaires font un principe. Le créancier ; disent-ils, est lui-même la cause du dommage qu’il souffre, quand il le souffre de son bon gré & très-volontairement, de sorte que, comme on ne fait aucun tort à celui qui le veut bien, volenti non fit injuria, le débiteur ne lui doit aucun dédommagement pour tout le tems qu’il veut bien souffrir ce dommage. Confér. ecclés. de Paris sur l’usure, tome I. p. 381. On ne peut rien de plus raisonnable que ces propositions ; mais si elles sont justes quand il s’agit du créancier, elles ne changent pas de nature quand on les applique au débiteur ; c’est aussi en partie sur cette maxime, volenti non fit injuria, que nous appuyons notre prêt lucratif.

Un importun me sollicite de lui prêter une somme considérable ; & il en résulte souvent qu’au-lieu de laisser mes fonds dans les emprunts publics, au-lieu de les y porter, s’ils n’y sont pas encore, ou de faire quelque autre acquisition solide, je cede à ses importunités ; en un mot, je lui donne la préférence, & je livre mon bien entre ses mains à la condition qu’il me propose de l’intérêt ordinaire ; condition du reste que je remplis comme lui toutes les fois que J’emprunte. Peut-on dire qu’il y ait de l’injustice dans mon procédé ? N’est-il point vrai plutôt que je péche contre moi-même en m’exposant à des risques visibles, & que j’ai tort enfin de céder à des sentimens d’humanité dont je deviens souvent la victime, tandis que les dévots armés d’une sévere prudence se contentent de damner les usuriers, laissent crier les importuns, & font de leur argent des emplois plus surs & plus utiles. Mais lequel mérite mieux le nom de juste & de bienfaisant de celui qui hasarde ses fonds pour nous aider au besoin en stipulant l’intérêt légal, ou de celui qui, sous prétexte d’abhorrer l’usure, met son argent dans le commerce ou à des acquisitions solides ; qui en conséquence ne prête à personne, & abandonne ainsi les gens dans leurs détresses, sans leur donner un secours qui leur seroit très-profitable, & qui dépend de lui ?

Quoi qu’il en soit, on le voit par notre définition de l’usure, il n’est ici question ni d’aumône, ni de générosité. Ce n’est point d’ordinaire dans cet esprit que se font les stipulations & les contrats. Est-ce pour se rendre agréable à Dieu ; est-ce pour bien mériter de la patrie qu’un homme de qualité, qu’un bourgeois opulent, qu’un riche bénéficier louent leurs maisons & leurs terres ? est-ce pour gagner le ciel qu’un seigneur ecclésiastique ou laïc exige de ses prétendus vassaux des redevances de toute nature ? Non certainement. Ce n’est point aussi par ce motif qu’on prête ou qu’on loue son argent ; mais tous les jours l’on prête & l’on emprunte dans la vue très louable d’une utilité réciproque. En un mot, l’on prend & l’on donne à louage une somme de mille écus, de dix ou vingt mille francs, comme l’on donne & l’on prend au même titre une terre, une maison, une voiture, un navire, le tout pour profiter & pour vivre de son industrie ou de ses fonds. Et si jamais on prête une grande somme par pure générosité, ce n’est point en vertu de la loi, mais par le mouvement libre d’un cœur bienfaisant. Aussi, comme le dit un illustre moderne, c’est bien une action très-bonne de prêter son argent sans intérêt, mais on sent que ce ne peut être qu’un conseil de religion, & non une loi civile. Esprit des lois, seconde partie, p. 120.

Un homme qui avoit beaucoup bâti, se voyoit encore une somme considérable, & las d’occuper des maçons, résolut d’employer son argent d’une autre maniere. Il mit un écriteau à sa porte, on lisoit en tête : Belle maison à louer, prix quinze cens livres par an. On lisoit au-dessous : Dix mille écus à louer aux mêmes conditions. Un génie vulgaire & borné voyant cet écriteau : à la bonne heure, dit-il, qu’on loue la maison, cela est bien permis ; mais la proposition de louer une somme d’argent est mal-sonnante & digne de repréhension, c’est afficher ouvertement l’usure, & rien de plus scandaleux. Quelqu’un plus sensé lui dit alors : Pour moi, monsieur, je ne vois point là de scandale. Le proposant offre pour cinq cens écus une maison commode, qui lui coute environ trente mille livres, la prendra qui voudra, il ne fait tort à personne, & vous paroissez en convenir. Il offre pareille somme de trente mille livres à tout solvable qui en aura besoin à la même condition de cinq cens écus de loyer, quel tort fait-il à la république ? Avec son argent il pourroit acquérir un fonds, & le louer aussi-tôt sans scrupule. Que notre proposant offre ses dix mille écus en nature, ou qu’il nous les offre sous une autre forme, c’est la même chose pour lui ; mais quelqu’un qui aura plus besoin d’argent que d’un autre bien, sera charmé de trouver cette somme en especes, & il en payera volontiers ce qu’un autre payeroit pour un domaine de pareille valeur. Rien de plus équitable, rien en même tems de plus utile au public ; & de cent personnes qui seront dans le train des emprunts, on n’en trouvera pas deux qui ne soient de mon avis.

S’il est plusieurs genres d’opulence, il est aussi plusieurs genres de communication. Ainsi tel est riche par les domaines qu’il donne à bail, & par l’argent qu’il donne à louage.

Dives agris, dives positis in fenore nummis. Horace, l : I. sat. ij.

Celui ci, comme terrien, se rend utile au public, en ce qu’il loue ses terres, & qu’il procure l’abondance ; il ne se rend pas moins utile comme pécunieux en mettant ses especes à intérêt ou à louage entre les mains des gens qui en usent pour le bien de la société. S’il suivoit au contraire l’avis de certains casuistes, & que pour éviter l’usure il tînt ses especes en réserve, il serviroit le public aussi mal que si, au-lieu de louer ses terres, il les tenoit en bruieres & en landes. Ce qui fait dire à Saumaise dans le savant traité qu’il a fait sur cette matiere, que la pratique de l’usure n’est pas moins nécessaire au commerce que le commerce l’est au labourage, ut agricultura sine mercaturâ vix potest subsistere . . . . . ita nec mercatura sine feneratione stare : de usuris, p. 223.

Par quelle fatalité l’argent ne seroit-il donc plus, comme autrefois, susceptible de louage ? On disoit anciennement locare nummos, louer de l’argent, le placer à profit ; de même, conducere nummos, prendre de l’argent à louage ; il n’y avoit en’cela rien d’illicite ou même d’indécent, si ce n’est lorsque des amis intimes auroient fait ce négoce entre eux, commodare ad amicos pertinet, fenerari ad quoslibet. Salmasius ex Suida, c. vij. de usuris, p. 163.

Un homme en état de faire de la dépense, use de l’argent qu’on lui prête à intérêt, ou, pour mieux dire, qu’on lui loue, comme d’une maison de plaisance qu’on lui prête à la charge de payer les loyers, comme d’un carrosse de remise qu’on lui prête à tant par mois ou par an ; je veux dire qu’il paye également le louage de l’argent, de la maison & du carrosse ; & pour peu qu’il eût d’habileté, le premier lui seroit plus utile que les deux autres. Il est à remarquer en effet au sujet d’un homme riche un peu dissipateur, que l’emprunt de l’argent au taux légal est tout ce qu’il y a pour lui de plus favorable. Car s’il se procure à crédit les marchandises, le service & les autres fournitures qu’exigent ses fantaisies ou ses besoins, au-lieu de cinq pour cent qu’il payeroit pour le prêt des especes, il lui en coutera par l’autre voie au-moins trente ou quarante pour cent ; ce qui joint au renouvellement des billets & aux poursuites presqu’inévitables pour parvenir au payement définitif, lui fera d’ordinaire cent pour cent d’une usure écrasante.

Au surplus, pourquoi l’argent, le plus commode de tous les biens, seroit-il le seul dont on ne pût tirer profit ? & pourquoi son usage seroit-il plus gratuit, par exemple, que la consultation d’un avocat & d’un médecin, que la sentence d’un juge ou le rapport d’un expert, que les opérations d’un chirurgien, ou les vacations d’un procureur ? Tout cela, comme on sait, ne s’obtient qu’avec de l’argent. On ne trouve pas plus de générosité parmi les possesseurs des fonds. Que je demande aux uns quelque portion de terre pour plusieurs années, je suis partout éconduit si je ne m’engage à payer ; que je demande à d’autres un logement à titre de grace, je ne suis pas mieux reçu que chez les premiers. Je suis obligé de payer l’usage d’un meuble au tapissier ; la lecture d’un livre au libraire, & jusqu’à la commodité d’une chaise à l’église.

Envain je représente que Dieu défend d’exiger aucune rétribution, ni pour l’argent prêté, ni pour les denrées, ni pour quelque autre chose que ce puisse être. J’ai beau crier, non senerabis fratri tuo ad usuram pecuniam, nec fruges, nec quamlibet aliam rem. Deut. xxiij. 19. Personne ne m’écoute, je trouve tous les hommes également intéressés, également rebelles au commandement de prêter gratis ; au point que si on ne leur présente quelque avantage, ils ne communiquent d’ordinaire ni argent, ni autre chose ; disposition qui les rend vraiment coupables d’usure, au moins à l’égard des pauvres ; puisque l’on n’est pas moins criminel, soit qu’on refuse de leur prêter, soit qu’on leur prête à intérêt. C’est l’observation judicieuse que faisoit Gregoire de Nisse aux usuriers de son tems, dans un excellent discours qu’il leur adresse, & dont nous aurons occasion de parler dans la suite.

Du reste, sentant l’utilité de l’argent qui devient nécessaire à tous, j’en emprunte dans mon besoin chez un homme pécunieux, & n’ayant trouvé jusqu’ici que des gens attachés qui veulent tirer profit de tous, qui ne veulent prêter gratis ni terres, ni maisons, ni soins, ni talens, je ne suis plus surpris que mon prêteur d’especes en veuille aussi tirer quelque rétribution, & je souffre, sans murmurer, qu’il m’en fasse payer l’usure ou le louage.

C’est ainsi qu’en refléchissant sur l’esprit d’intérêt qui fait agir tous les hommes, & qui est l’heureux, l’immuable mobile de leurs communications, je vois que la pratique de l’usure légale entre gens aisés, n’est ni plus criminelle, ni plus injuste que l’usage respectivement utile de louer des terres, des maisons, &c. je vois que ce commerce vraiment destiné au bien des parties intéressées, est de même nature que tous les autres, & qu’il n’est en soi ni moins honnête, ni moins avantageux à la société.

Pour confirmer cette proposition, & pour démontrer sans réplique la justice de l’intérêt légal, je suppose qu’un pere laisse en mourant à ses deux fils, une terre d’environ 500 livres de rente, outre une somme de 10000 livres comptant. L’aîné choisit la terre, & les 10000 livres passent au cadet. Tous les deux sont incapables de faire valoir eux-mêmes le bien qu’ils ont hérité ; mais il se présente un fermier solvable, qui offre de le prendre pour neuf années, à la charge de payer 500 livres par an pour la terre, & la même somme annuelle pour les 10000 livres : sera-t-il moins permis à l’un de louer son argent, qu’à l’autre de louer son domaine ?

Un fait arrivé, dit-on depuis peu, servira bien encore à éclaircir la question. Un simple ouvrier ayant épargné 3000 francs, par plusieurs années de travail & d’économie, se présenta pour louer une maison qui lui convenoit fort, & qui valoit au moins 50 écus de loyer. Le propriétaire, homme riche & en même tems éclairé, lui dit : « Mon ami, je vous donnerai volontiers ma maison ; mais j’apprens que vous avez 1000 écus qui ne vous servent de rien ; je les prendrai, si vous voulez, à titre d’emprunt, & vous en tirerez l’intérêt qui payera votre loyer : ainsi vous serez bien logé, sans débourser un sou. Pensez-y, & me rendez réponse au plutôt ».

L’ouvrier revenant chez lui, rencontre son curé, & par forme de conversation, lui demande son avis sur le marché qu’on lui proposoit. Le curé, honnête homme au fond, mais qui ne connoissoit que ses cahiers de morale & ses vieux préjugés, lui défend bien de faire un tel contrat, qui renferme, selon lui, l’usure la plus marquée, & il en donne plusieurs raisons que celui-ci va rapporter à notre propriétaire.

Monsieur, dit-il, votre proposition me convenoit fort, & je l’eusse acceptée volontiers ; mais notre curé à qui j’en ai parlé, n’approuve point cet arrangement. Il tient qu’en vous remettant mes mille écus, c’est de ma part un véritable prêt, qui est une affaire bien délicate pour la conscience. Il prétend que l’argent est stérile par lui-même, que dès que nous l’avons prêté, il ne nous appartient plus, & que par conséquent il ne peut nous produire un intérêt légitime. En un mot, dit-il, un prêt quelconque est gratuit de sa nature, & il doit l’être en tout & partout ; & bien d’autres raisons que je n’ai pas retenues. Il m’a cité là-dessus l’ancien & le nouveau Testament, les conciles, les saints peres, les décisions du clergé, les lois du royaume ; en un mot, il m’a réduit à ne pas répondre, & je doute fort que vous y répondiez vous-même.

Tiens mon ami, lui dit notre bourgeois, si tu étois un peu du métier de philosophe & de savant, je te montrerois que ton curé n’a jamais entendu la question de l’usure, & je te ferois toucher au doigt le foible & ridicule de ses prétentions ; mais tu n’as pas le tems d’écouter tout cela : tu t’occupes plus utilement, & tu fais bien. Je te dirai donc en peu de mots, ce qui est le plus à ta portée ; savoir que le commandement du prêt gratuit ne regarde que l’homme aisé vis-à-vis du nécessiteux. Il est aujourd’hui question pour toi de me prêter une somme assez honnête, mais tu n’es pas encore dans une certaine aisance, & il s’en faut beaucoup que je sois dans la nécessité. Ainsi en me prêtant gratuitement, tu ferois une sorte de bonne œuvre qui se trouveroit fort déplacée ; puisque tu prêterois à un homme aisé beaucoup plus riche que toi : & c’est-là, tu peus m’en croire, ce que l’Ecriture ni les saints peres, n’ont jamais commandé ; je me charge de le démontrer à ton curé quand il le voudra.

D’ailleurs nous avons une regle infaillible pour nous diriger dans toutes les affaires d’intérêt : regle de justice & de charité que J. C. nous enseigne, & que tu connois sans doute, c’est de traiter les autres comme nous souhaitons qu’ils nous traitent ; or, c’est ce que nous faisons tous les deux dans cette occasion ainsi nous voilà dans le chemin de la droiture. Nous sentons fort bien que le marché dont il s’agit, nous doit être également profitable, & par conséquent qu’il est juste, car ces deux circonstances ne vont point l’une sans l’autre. Mais que tu me laisses l’usage gratuit d’une somme considérable, & que tu me payes outre cela le loyer de ma maison, c’est faire servir les sueurs du pauvre à l’agrandissement du riche ; c’est rendre enfin ta condition trop dure, & la mienne trop avantageuse. Soyons plus judicieux & plus équitables. Nous convenons de quelques engagemens dont nous sentons l’utilité commune, remplissons les avec fidélité. Je t’offre ma maison, & tu l’acceptes parce qu’elle te convient, rien de plus juste ; tu m’offres une somme équivalente, je l’accepte de même, cela est également bien. Du reste, comme je me réserve le droit de reprendre ma maison, tu conserves le même droit de répéter ton argent. Ainsi nous nous communiquons l’un l’autre un genre de bien que nous ne voulons pas aliéner ; nous consentons seulement de nous en abandonner le service ou l’usage. Tiens, tout soit dit, troc pour troc, nous sommes contens l’un de l’autre, & ton curé n’y a que faire. Ainsi se conclut le marché.

Les emprunteurs éclairés se moquent des scrupules qu’on voudroit donner à ceux qui leur prêtent. Ils sentent & déclarent qu’on ne leur fait point de tort dans le prêt de commerce. Aussi voit on tous les jours des négocians & des gens d’affaires, qui en qualité de voisins, de parens même, se prêtent mutuellement à charge d’intérêt ; en cela fideles observateurs de l’équité, puisqu’ils n’exigent en prêtant, que ce qu’ils donnent sans répugnance toutes les fois qu’ils empruntent. Ils reconnoissent que ces conditions sont également justes des deux côtés ; qu’elles sont même indispensables pour soutenir le commerce. Les prétendus torts qu’on nous fait, disent-ils, ne sont que des torts imaginaires ; si le prêteur nous fait payer l’intérêt légal, nous en sommes bien dédommagés par les gains qu’ils nous procure, & par les négociations que nous faisons avec les sommes empruntées. En un mot, dans le commerce du prêt lucratif, on nous vend un bien qu’il est utile d’acheter, que nous vendons quelquefois nous mêmes, c’est-à-dire l’usage de l’argent, & nous trouvons dans ce négoce actif & passif, les mêmes avantages qu’en toutes les autres négociations.

Ces raisons servent à justifier l’usage où l’on est de vendre les marchandises plus ou moins cher, selon que l’acheteur paye comptant ou en billets. Car si la nécessité des crédits est bien constante, & l’on n’en peut disconvenir, il s’ensuit que le fabriquant qui emprunte, & qui paye en conséquence des intérêts, peut les faire payer à tous ceux qui n’achetent pas au comptant. S’il y manquoit, il courroit risque de ruiner ses créanciers, en se ruinant lui-même. Car le vendeur obligé de payer l’intérêt des sommes qu’il emprunte, ne peut s’empêcher de l’imputer comme frais nécessaires, sur tout ce qui fait l’objet de son négoce, & il ne lui est pas moins permis de se le faire rembourser par ceux qui le payent en papier, que de vendre dix sols plus cher une marchandise qui revient à dix sols de plus.

Il n’y a donc pas ici la plus légere apparence d’injustice. On y trouve au contraire une utilité publique & réelle, en ce que c’est une facilité de plus pour les viremens du commerce ; & là-dessus les négocians n’iront pas consulter Lactance, S. Ambroise ou S. Thomas, pour apprendre ce qui leur est avantageux ou nuisible. Ils savent qu’en fait de négociation, ce qui est réciproquement utile, est nécessairement équitable. Qu’est-ce en effet, que l’équité, si ce n’est l’égalité constante des interêts respectifs, aquitas ab aquo ? Quand le peuple voit une balance dans un parfait équilibre, voilà, dit-il, qui est juste ; expression que lui arrache l’identité sensible de la justice & de l’égalité ;

Scis etenim justum geminâ suspendere lance.
Perse, IV. 10.


Qu’on reconnoisse donc ce grand principe de tout commerce dans la société. L’avantage réciproque des contractans est la commune mesure de ce que l’on doit appeller juste ; car il ne sauroit y avoir d’injustice où il n’y a point de lésion. C’est cette maxime toujours vraie, qui est la pierre de touche de la justice ; & c’est elle qui a distingué le faux nuisible, d’avec celui qui ne préjudicie à personne : nullum falsum nisi nocivum.

Le sublime philosophe que nous avons déjà cité, reconnoît la certitude de cette maxime, quand il dit d’un ancien réglement, publié jadis à Rome sur le même sujet. « Si cette loi étoit nécessaire à la république, si elle étoit utile à tous les particuliers, si elle formoit une communication d’aisance entre le débiteur & le créancier, elle n’étoit pas injuste ». Esprit des lois, II. part. p. 127.

Au reste, pour développer de plus en plus cette importante vérité, remontons aux vûes de la législation. Les puissances ne nous ont pas impose des lois par caprice, ou pour le vain plaisir de nous dominer : Sit pro ratione voluntas. Juv. sat. vj. mais pour garantir les imprudens & les foibles de la surprise & de la violence ; & pour établir dans l’état le regne de la justice : tel est l’objet nécessaire de toute législation. Or, si la loi prohibitive de l’intérêt moderé, légal, se trouve préjudiciable aux sujets, cette loi destinée comme toutes les autres à l’utilité commune, est dès-lors absolument opposée au but du législateur ; par conséquent elle est injuste, & dès-là elle tombe nécessairement en désuétude. Aussi est-ce ce qui arrivera toujours à l’égard des réglemens qui proscriront l’intérêt dont nous parlons ; parce qu’il n’est en effet qu’une indemnité naturelle, indispensable ; indemnité non moins difficile à supprimer que le loyer des terres & des autres fonds. C’est aussi pour cette raison que les législateurs ont moins songé a le proscrire, qu’à le régler à l’avantage du public ; & par conséquent c’est n’avoir aucune connoissance de l’équité civile, que de condamner l’intérêt dont il s’agit. Mais cela est pardonnable à des gens qui ont plus étudié la tradition des mots que l’enchaînement des idées ; & qui n’ayant jamais pénétré les ressorts de nos communications, ignorent en conséquence les vrais principes de la justice, & les vrais intérêts de la société.

Qu’il soit donc permis à tout citoyen d’obtenir pour un prix modique ce que personne ne voudra lui prêter gratis ; il en sera pour lors des vingt-mille francs qu’il emprunte, comme des bâtimens qu’il occupe, & dont il paie le loyer tous les ans, parce qu’on ne voudroit, ou plutôt parce qu’on ne pourroit lui en laisser gratuitement l’usage.

Ce qui induit bien des gens en erreur sur la question présente, c’est que d’un côté les ennemis de l’usure considerent toujours le prêt comme acte de bienveillance, essentiellement institué pour faire plaisir à un confrere & à un ami. D’autre côté, les honnêtes usuriers font trop valoir l’envie qu’ils ont communément d’obliger ; ils gâtent par là leur cause, croyant la rendre meilleure, & donnent ainsi prise sur eux. Car voici le captieux raisonnement que leur fait Domat du pret & de l’usure, tit. vj. sect. j. p. 76. édit. de 1702. « Toute la conséquence, dit-il, que peut tirer de cette bonne volonté de faire plaisir, le créancier qui dit qu’il prête par cette vue, c’est qu’il doit prêter gratuitement ; & si le prêt ne l’accommode pas avec cette condition qui en est inséparable, il n’a qu’à garder son argent ou en faire quelque autre usage … puisque le prêt n’est pas inventé pour le profit de ceux qui prêtent, mais pour l’usage de ceux qui empruntent ».

J’aimerois autant qu’on prescrivît aux loueurs de carrosse, ou de prêter leurs voitures gratis à ceux qui en ont besoin, ou de les garder pour eux-mêmes, si la gratuité ne les accommode, par la prétendue raison que les carrosses ne sont pas inventés pour le profit de ceux qui les équipent, mais pour l’usage de ceux qui se font voiturer : qu’on prescrivît à l’avocat & au médecin de faire leurs fonctions gratuitement, ou de se reposer si la condition ne leur agrée pas ; parce que leurs professions nobles ne sont pas inventées pour le lucre de ceux qui les exercent, mais pour le bien des citoyens qui en ont besoin. Comme si l’on faisoit les frais d’une voiture ou d’un bâtiment, comme si l’on se rendoit capable d’une profession, comme si l’on amassoit de l’argent par d’autre motif & pour d’autre fin que pour ses besoins actuels, ou pour en tirer d’ailleurs quelque profit ou quelque usure. En un mot, il doit y avoir en tout contrat une égalité respective, une utilité commune en faveur des intéressés ; par conséquent il n’est pas juste dans notre espece d’attribuer à l’emprunteur tout l’avantage du prêt, & de ne laisser que le risque pour le créancier : injustice qui rejailliroit bientôt sur le commerce national, à qui elle ôteroit la ressource des empruns.

Domat, au reste, ne touche pas le vrai point de la difficulté. Il ne s’agit pas de savoir quelle est la destination primitive du prêt, ni quelle est la vue actuelle du prêteur ; toutes ces considérations ne sont rien ici : cogitare tuum nil ponit in re. Il s’agit simplement de savoir si le prêt d’abord imaginé pour obliger un ami, peut changer sa premiere destination, & devenir affaire de négoce dans la société ; sur quoi je soutiens qu’il le peut, aussi-bien que l’ont pu les maisons qui n’étoient destinées dans l’origine que pour loger le bâtisseur & sa famille, & qui dans la suite sont devenues un juste objet de location ; aussi-bien que l’ont pu les voitures que l’inventeur n’imagina que pour sa commodité, sans prévoir qu’on dût les donner un jour à loyer & ferme. En un mot, la question est de savoir si le créancier qui ne veut pas faire un prêt gratuit auquel il n’est pas obligé, peut sans blesser la justice accepter les conditions légales que l’emprunteur lui propose, & qu’il remplit lui-même sans répugnance toutes les fois qu’il recourt à l’emprunt. Décidera-t-on qu’il y a de l’inique & du vol dans un marché où le prétendu maltraité n’en voit point lui-même ? Croira-t-on qu’un homme habile soit lésé dans un commerce dont il connoît toutes les suites, & où loin de trouver de la perte, il trouve au contraire du profit ; dans un commerce qu’il fait également comme bailleur & comme preneur, & où il découvre dans les deux cas de véritables avantages ?

Rappellons ici une observation que nous avons déja faite ; c’est que le trafiqueur d’argent ne songe pas plus à faire une bonne œuvre ou à mériter par le prêt les bénédictions du ciel, que celui qui loue sa terre ou sa maison, ses travaux ou ses talens. Ce ne sont guere là les motifs d’un homme qui fait des affaires ; il ne se détermine pas non-plus par de simples motifs d’amitié, & il prête moins à la personne qu’aux hypotheques & aux facultés qu’il connoît ou qu’il suppose à l’emprunteur ; desorte qu’il ne lui prêteroit pas, s’il ne le croyoit en état de rendre ; comme un autre ne livre pas sa marchandise ou sa maison à un homme dont l’insolvabilité lui est connue. Ainsi l’on pourroit presque toujours dire comme Martial,

Quod mihi non credis veteri, Thelesine, sodali,
Credis cauliculis, àrboribusque meis. l. XII. épig. 25.

Notre prêteur, comme l’a bien observé le président Perchambaut, fait moins un prêt qu’un contrat négociatif ; sa vue premiere & principale est de subsister sur la terre, & de faire un négoce utile à lui-même & aux autres ; & il a pour cela le même motif que l’avocat qui plaide, que le médecin qui voit des malades, que le marchand qui trafique, & ainsi des autres citoyens dont le but est de s’occuper avec fruit dans le monde, & de profiter du commerce établi chez les nations policées ; en quoi ils s’appuient les uns & les autres sur ce grand principe d’utilité commune qui rassembla les premiers hommes en corps, & qui leur découvrit tout-à-la-fois les avantages & les devoirs de la société ; avantage par exemple dans notre sujet de disposer utilement d’une somme qu’on emprunte ; devoir d’en compenser la privation à l’égard de celui qui la livre.

Cuius commoda sunt, ejusdem incommoda sunto.

Quant à l’option que nous laisse Domat, ou de garder notre argent, ou de le prêter gratis, il faut pour parler de la sorte, n’avoir jamais lû l’Ecriture, ou avoir oublié l’exprès commandement qu’elle fait de prêter en certains cas, dût-on risquer de perdre sa créance, Deut. xv. 7. 8.

Il faut de même n’avoir aucune expérience du monde & des différentes situations de la vie ; combien de gens, qui sentent l’utilité des emprunts, & qui n’approuveront jamais qu’on nous prescrive de ne faire aucun usage de notre argent, plutôt que de le prêter à charge d’intérêt ; qui trouveront enfin ce propos aussi déraisonnable que si l’on nous conseilloit de laisser nos maisons sans locataires, plutôt que d’en exiger les loyers ; de laisser nos terres sans culture, plutôt que d’en percevoir les revenus !

Tout est mêlé de bien & de mal dans la vie, ou plûtôt nos biens ne sont d’ordinaire que de moindres maux. C’est un mal par exemple d’acheter sa nourriture, mais c’est un moindre mal que de souffrir la faim ; c’est un mal de payer son gîte, mais c’est un moindre mal que de loger dans la rue ; c’est un mal enfin d’être chargé d’intérêts pour une somme qu’on emprunte, mais c’est un moindre mal que de manquer d’argent pour ses affaires ou ses besoins, & c’est justement le mauvais effet qui suivroit l’abolition de toute usure ; nous le sentirons mieux par une comparaison.

Je suppose que les propriétaires des maisons n’eussent que le droit de les occuper par eux-mêmes, ou d’y loger d’autres à leur choix, mais toujours sans rien exiger. Qu’arriveroit-il de cette nouvelle disposition ? c’est que les propriétaires ne se gêneroient pas pour admettre des locataires dont ils n’auroient que l’incommodité. Ils commenceroient donc par se loger fort au large, & pour le surplus, ils préféreroient leurs parens & leurs amis qui ne se gêneroient pas davantage, & il en résulteroit dès-à-présent que bien des gens sans protection coucheroient à la belle étoile. Mais ce seroit bien pis dans la suite : les riches contens de se loger commodément, ne bâtiroient plus pour la simple location, & d’ailleurs les maisons actuellement occupées par les petits & les médiocres seroient entretenues au plus mal. Qui voudroit alors se charger des réparations ? seroit-ce les propriétaires, qui ne tireroient aucun loyer ? seroit-ce les locataires, qui ne seroient pas surs de jouir, & qui souvent ne pourroient faire cette dépense ? On verroit donc bientôt la plus grande partie des édifices dépérir, au point qu’il n’y auroit pas dans quarante ans la moitié des logemens nécessaires. Observons encore que tant d’ouvriers employés aux bâtimens se trouveroient presque désœuvrés. Ainsi la plûpart des hommes sans gîte & même sans travail seroient les beaux fruits des locations gratuites ; voyons ce que la gratuité des prêts nous ameneroit.

On voit au premier coup d’œil, que posé l’abolition de toute usure, peu de gens voudroient s’exposer aux risques inséparables du prêt ; chacun en conséquence garderoit ses especes & voudroit les employer ou les tenir par ses mains ; en un mot, dès que la crainte de perdre ne seroit plus balancée par l’espérance de gagner, on ne livreroit plus son argent, & il ne se seroit plus guere sur cela que des especes d’aumônes, des prêtes-donnés de peu de conséquences & presque jamais des prêts considérables ; combien de fabriques & d’autres sortes d’entreprises, de travaux & de cultures qui se verroient hors d’état de se soutenir, & réduites enfin à l’abandon au grand dommage du public ?

Un chartier avoit imaginé d’entretenir quatre chevaux de trait au bas de Saint-Germain, pour faciliter la montée aux voituriers ; il auroit fourni ce secours à peu de frais, & le public en eût bien profité ; mais quelqu’un donna du scrupule à celui qui fournissoit l’argent pour cette entreprise. On lui fit entendre qu’il ne pouvoit tirer aucun profit d’une somme qu’il n’avoit pas aliénée ; il le crut comme un ignorant, & en conséquence il voulut placer ses deniers d’une maniere plus licite. Les chevaux dont on avoit déja fait emplette, furent vendus aussitôt, & l’établissement n’eût pas lieu.

L’empereur Basile, au neuvieme siecle, tenta le chimérique projet d’abolir l’usure, mais Léon le sage, Léon son fils, fut bientôt obligé de remettre les choses sur l’ancien pié. « Le nouveau réglement, dit celui-ci, ne s’est pas trouvé aussi avantageux qu’on l’avoit espéré, au contraire, les choses vont plus mal que jamais ; ceux qui prêtoient volontiers auparavant à cause du bénéfice qu’ils y trouvoient, ne veulent plus le faire depuis la suppression de l’usure, & ils sont devenus intraitables ». In eos qui pecuniis indigent, difficiles atque immites sunt, novella Leonis 83.

Léon ne manque pas d’accuser à l’ordinaire la corruption du cœur humain, car c’est toujours lui qui a tort, & on lui impute tous les désordres. Accusons à plus juste titre l’immuable nature de nos besoins, ou l’invincible nécessité de nos communications ; nécessité qui renversera toujours tout ce que l’on s’efforcera d’élever contre elle. Il est en général impossible, il est injuste d’engager un homme à livrer sa fortune au hasard des faillites & des pertes, en prêtant sans indemnité à une personne aisée ; c’est pour cette raison que les intérêts sont au moins tolérés parmi nous dans les emprunts du roi & du clergé, dans ceux de la compagnie des Indes, des fermiers généraux, &c. tandis que les mêmes intérêts, par une inconséquence bizarre, sont défendus dans les affaires qui ne regardent que les particuliers : il en faut pourtant excepter le pays de Bugey & ses dépendances, où l’intérêt est publiquement autorisé en toutes sortes d’affaires. Les provinces qui ressortissent aux parlemens de Toulouse & de Grenoble ont un usage presque équivalent, puisque toute obligation sans frais & sans formalité y porte intérêt depuis son échéance.

Réponse aux objections prises du droit naturel. On nous soutient que l’usure est contraire au droit naturel, en ce que la propriété suit, comme l’on croit, l’usage de la somme prêtée. L’argent que nous avons livré, dit-on, ne nous appartient plus ; nous en avons cédé le domaine à un autre, mutuum, idest ex meo tuum. Telle est la raison définitive de nos adversaires. On fait beaucoup valoir ici l’autorité de S. Thomas, de S. Bonaveture, de Gerson, de Scot, &c. Qui mutuat pecuniam, transfert dominium pecuniæ, Thom. XXII. quaest. 8. art. 2. In mutuatione pecuniæ transfertur pecunia in dominium alienum. Bonav. in 3 senten. dist. 37.

De cette proposition considérée comme principe de morale, on infere que c’est une injustice, une espece de vol de tirer quelque profit d’une somme qu’on a prêtée ; une telle somme, dit-on, est au pouvoir, comme elle est aux risques de l’emprunteur. L’usage lucratif qu’il en fait, doit être pour son compte ; un tel gain est le fruit de son travail ou de son industrie ; & il n’est pas juste qu’un autre vienne le partager.

De tous les raisonnemens que l’on oppose contre l’usure légale, au-moins de ceux qu’on prétend appuyer sur l’équité naturelle, voilà celui qui est regardé comme le plus fort ; néanmoins ce n’est au fond qu’une misérable chicane ; & de telles objections méritent à peine qu’on y réponde. En effet est-ce la prétendue formation du mot mutuum qui peut fixer la nature du prêt & les droits qui en dérivent ? Cela marque tout-au-plus l’opinion qu’en ont eu quelques jurisconsultes chez les Romains ; mais cela ne prouve rien au-delà.

Quoi qu’il en soit, distinguons deux sortes de propriétés : l’une individuelle, qui consiste à posséder, par exemple, cent louis dont on peut disposer de la main à la main ; & une propriété civile, qui consiste dans le droit qu’on a sur ces cent louis, lors même qu’on les a prêtés. Il est bien certain que dans ce dernier cas, on ne conserve plus la propriété individuelle des louis dont on a cédé l’usage, & dont le remboursement se peut faire avec d’autres monnoies ; mais on conserve la propriété civile sur la somme remise à l’emprunteur, puisqu’on peut la répéter au terme convenu. En un mot, le prêt que je vous fais, est, à parler exactement, l’usage que je vous cede d’un bien qui m’appartient, & qui lors même que vous en jouissez, ne cesse pas de m’appartenir, puisque je puis le passer en payement à un créancier.

Tout roule donc ici du côté de nos adversaires, sur le défaut d’idées claires & précises par rapport à la nature du prêt ; ils soutiennent que l’emprunteur a réellement la propriété de ce qu’on lui prête, au lieu qu’il n’en a que la jouissance ou l’usage. En effet on peut jouir du bien d’autrui à différens titres ; mais on ne sauroit en être propriétaire sans l’avoir justement acquis. Les justes manieres d’acquérir sont entr’autres l’échange, l’achat, la donation, &c. Le prêt ne fut jamais regardé comme un moyen d’acquérir ou de s’approprier la chose empruntée, parce qu’il ne nous en procure la jouissance que pour un tems déterminé & à certaines conditions ; en conséquence je conserve toujours la propriété de ce que je vous ai prêté, & de cette propriété constante naît le droit que j’ai de réclamer cette chose en justice, si vous ne me la rendez pas de vous-même après le terme du prêt ; mais si vous me la remettez, dès-lors je rentre dans la possession de ma chose, dès-lors j’en ai la pleine propriété, au lieu que je n’en avois auparavant que la propriété nue : c’est l’expression du droit romain, l. XIX. pr. D. de usuris & fructibus… 21-1, §. ult. inst. de usufructu. 2. 4.

L’argent dont vous jouissez à titre d’emprunt, est donc toujours l’argent d’autrui, c’est-à-dire l’argent du prêteur, puisqu’il en reste toujours le propriétaire. C’est d’où vient cette façon de parler si connue, travailler avec l’argent d’autrui ou sur les fonds d’autrui. Tel étoit le sentiment des Romains, lorsqu’ils appelloient argent d’autrui, as alienum, une somme empruntée ou une dette passive. On retrouve la même façon de s’exprimer dans la regle suivante ; notre bien consiste en ce qui nous reste après la déduction de nos dettes passives, ou pour parler comme eux, après la déduction de l’argent d’autrui. Bona intelliguntur cujusque quæ deducto ære alieno supersunt, lib. XXXIX. §. 1. D. de verborum significatione, l. XI. de jure fisci. 49-14.

Mais observons ici une contradiction manifeste de la part de nos adversaires. Après avoir établi de leur mieux que la propriété d’une somme prêtée appartient à l’emprunteur, que par conséquent c’est une injustice au créancier d’en tirer un profit, puisque c’est, disent-ils, profiter sur un bien qui n’est plus à lui ; la force du sentiment & de la vérité leur fait si bien oublier cette premiere assertion, qu’ils admettent ensuite la proposition contradictoire, qu’ils soutiennent en un mot que l’argent n’est pas aliéné par le prêt pur & simple, & que par conséquent il ne sauroit produire un juste intérêt : c’est même ce qui leur a fait imaginer le contrat de constitution, ou comme l’on dit en quelques provinces, le constitut, au moyen duquel le débiteur d’une somme aliénée devenant maître du fond, en paie, comme on l’assure, un intérêt légitime. Mais voyons la contradiction formelle dans les conférences ecclésiastiques du pere Semelier & dans le dictionnaire de Pontas : contradiction du reste qui leur est commune avec tous ceux qui rejettent le prêt de commerce.

Le premier nous assure « que selon Justinien, suivi, dit-il, en cela par S. Thomas, Scot & tous les théologiens, il se fait par le simple prêt une véritable aliénation de la propriété aussi bien que de la chose prêtée, in hoc damus ut accipientium fiant ; ensorte que celui qui la prête, cesse d’en être le maître ». Conf. eccl. tom. I. pag. 6.

« L’argent prêté, dit-il encore, est tout au marchand, c’est-à-dire, à l’emprunteur, dès qu’il en répond ; & s’il est au marchand, c’est pour lui seul qu’il doit profiter .... Res perit domino, resfructificat domino ». Ibid. p. 319. C’est par ce principe, comme nous l’avons dit, qu’ils tâchent de prouver l’iniquité de l’usure. Mais ce qui montre bien que cette doctrine est moins appuyée sur l’évidence & la raison que sur des subtilités scolastiques, c’est que les théologiens l’oublient dès qu’ils n’en ont plus besoin. Le pere Semelier lui-même, ce savant rédacteur des conférences de Paris, en est un bel exemple. Voici comme il se dédit dans le même volume, pag. 237. « Quand je prête, dit-il, mes deniers, le débiteur est tenu de m’en rendre la valeur à l’échéance de son billet ; il n’y a donc pas de véritable aliénation dans les prêts ».

De même parlant d’un créancier qui se fait adjuger des intérêts par sentence, quoiqu’il ne souffre pas de la privation de son argent, il s’explique en ces termes, page 390 : « il n’a, dit-il, en vue que de s’autoriser à percevoir sans titre & sans raison, un gain & un profit de son argent, sans néanmoins l’avoir aliéné ».

Remarquons encore le mot qui suit : « dire qu’il y a une aliénation pour un an dans le prêt qu’on fait pour an, c’est, disent les prélats de France, assemblée de 1700, abuser du mot d’aliénation, c’est aller contre tous les principes du droit ». Ibid. p. 235.

« Il est constant & incontestable, dit Pontas, que celui qui prête son argent, en transfere la propriété à celui qui l’emprunte, & qu’il n’a par conséquent aucun droit au profit que celui-ci en retire, parce qu’il le retire de ses propres deniers ». Ce casuiste s’autorise, comme le premier, des passages de S. Thomas ; mais après avoir assuré, comme nous voyons, la propriété de la somme prêtée à l’emprunteur, page de son dictionnaire 1372, il ne s’en souvient plus à la page suivante. « Il est certain, dit-il, qu’Othon ne peut sans usure, c’est-à-dire ici sans injustice, exiger un intérêt ; car quoiqu’il se soit engagé de ne répéter que dans le terme de trois ans, la somme qu’il a prêtée à Silvain, il ne peut pas être censé l’avoir aliénée. La raison en est qu’il est toujours vrai de dire qu’il la pourra répéter au terme echu, ce qui ne seroit pas en son pouvoir, s’il y avoit une aliénation réelle & véritable ».

Après des contradictions si bien avérées, & dont je trouverois cent examples, peut-on nous opposer encore l’autorité des casuistes ?

Les légistes sont aussi en contradiction avec eux-mêmes sur l’article de l’usure, & je le montrerai dans la suite. Je me contente d’exposer à présent ce qu’ils disent de favorable à ma thèse. Ils reconnoissent qu’on peut léguer une somme à quelqu’un, à condition qu’un autre en aura l’usufruit, & que l’usage par conséquent n’emporte pas la propriété. Si tibi decem millia legata fuerint, mihi eorumdem decem millium ususfructus, fient quidem tua tota decem millia. L. VI. in princip. D. de usufructu earum rerum. 7-5.

« Si vous ayant légué dix mille écus, on m’en laissoit l’usufruit, ces dix mille écus vous appartiendroient en propriété ». On voit donc en effet que la somme qui doit passer pour un tems à l’usufruitier, appartient réellement au légataire, fient quidem tua tota, & il en a si bien le vrai domaine, qu’il peut, comme on l’a dit, le transporter à un autre. C’est donc perdre de vue les principes les plus communs, ou plutôt c’est confondre des objets très différens, que de disputer la propriété à celui qui prête ; car, comme nous l’avons observé, dès qu’on ne peut lui contester le droit de réclamer ce qu’il a prêté, c’est convenir qu’il en a toujours été le propriétaire, qualité que la raison lui conserve, comme la loi positive. Qui actionem habet ad rem recuperandam, ipsam rem habere videtur, l. XV. D. de regulis juris.

Et quand même pour éviter la dispute, on abandonneroit cette dénomination de propriété à l’égard du prêteur ; il est toujours vrai qu’au moment qu’il a livré, par exemple, ses cent louis, il en étoit constamment le propriétaire, & qu’il ne les a livrés qu’en recevant une obligation de pareille valeur, à la charge de l’usure légale & compensatoire ; condition sincerement agréée par l’emprunteur, & qui par conséquent devient juste, puisque volenti non fit injuria, condition du reste qui ne lui est point onéreuse, d’autant qu’elle est proportionnée aux produits des fonds & du négoce ; d’où j’infere que c’est un commerce d’utilités réciproques, & qui mérite toute la protection des lois.

Sur ce qu’on dit que l’argent est stérile, & qu’il périt au premier usage qu’on en fait, je réponds que ce sont-là de vaines subtilités démenties depuis longtems par les négociations constantes de la société. L’argent n’est pas plus stérile entre les mains d’un emprunteur qui en fait bon usage, qu’entre les mains d’un commis habile qui l’emploie pour le bien de ses commettans. Aussi Justinien a-t-il évité cette erreur inexcusable, lorsque parlant des choses qui se consument par l’usage, il a dit simplement de l’argent comptant, quibus proxima est pecunia numerata, namque ipso usu assiduâ permutatione, quodammodo extinguitur ; sed utilitatis causâ senatus censuit posse etiam earum rerum usumfructum constitui. §. 2. inst. de usufructu. 2-4.

Il est donc certain que l’argent n’est point détruit par les échanges, qu’il est représenté par les fonds ou par les effets qu’on acquiert, en un mot, qu’il ne se consume dans la société que comme les grains se consument dans une terre qui les reproduit avec avantage.

Quant à la stérilité de l’argent, ce n’est qu’un conte puérile. Cette prétendue stérilité disparoit en plusieurs cas, de l’aveu de nos adversaires. Qu’un gendre, par exemple, à qui l’on donne vingt mille francs pour la dot de sa femme, mais qui n’a pas occasion de les employer, les laisse peur un tems entre les mains le son beau-pere, personne ne conteste au premier le droit d’en toucher l’intérêt, quoique le capital n’en soit pas aliéné. Ces vingt mille francs deviennent-ils féconds, parce qu’on les appelle deniers dotaux ? Et si le beau-pere avoit eu d’ailleurs une pareille somme, pourroit-on croire sérieusement qu’elle fut en soi moins fructueuse, moins susceptible d’intérêt ? Qu’une somme inaliénée vienne d’un gendre ou d’un étranger, elle ne change pas de nature par ces circonstances accidentelles ; & si l’excellente raison d’un ménage à soutenir autorise ici le gendre à recevoir l’intérêt de la dot, cette raison aura la même force à l’égard de tout autre citoyen. De même une sentence qui adjuge des intérêts, n’a pas la vertu magique de rendre une somme d’argent plus féconde ; cette somme demeure physiquement telle qu’elle étoit auparavant.

A l’égard des risques du preneur, rien de plus équitable, puisqu’il emprunte à cette condition. Celui qui loue des meubles & à qui on les vole, celui qui prend une ferme & qui s’y ruine, celui qui loue une maison pour une entreprise où il échoue, tous ces gens-là ne supportent-ils pas les risques, sans que leurs malheurs ou leur imprudence les déchargent de leurs engagemens. D’ailleurs on fait souvent de ce qu’on emprunte un emploi fructueux qui ne suppose proprement ni risque ni travail. Quand j’achete, par exemple, au moyen d’un emprunt, tel papier commerçable, telle charge sans exercice, &c. je me fais sans peine un revenu, un état avantageux avec l’argent d’autrui, ære alieno. Quoi l’on ne trouve pas mauvais que j’use du produit d’une somme qui ne m’appartient pas, & l’on trouve mauvais que le propriétaire en tire un modique avantage ! Que devient donc l’équité ? Qui est-ce qui dédommagera le créancier de la privation de son argent, & des risques de l’insolvabilté ? Car si l’on y fait attention, l’on verra que c’est principalement sur lui que tombent les faillites & les pertes ; de sorte que le res perit domino n’est encore ici que trop véritable à son égard.

D’un autre côté, que l’emprunteur ne fasse valoir l’argent d’autrui qu’à l’aide de son industrie, il est également juste que le bailleur ait part au bénéfice ; & l’on ne voit encore ici que de l’égalité, puisque l’emprunteur profite lui-même des cinquante années de travail & d’épargne qui ont enfanté les sommes qu’on lui a livrées, & qui ont rendu fructueuse une industrie, toute seule insuffisante pour les grandes entreprises. Réflexion qui découvre le peu de fondement du reproche que S. Grégoire de Nazianze fait à l’usurier, en lui objectant qu’il recueille où il n’a point semé, colligens ubi non seminarat. Orat. 15.

En effet celui-ci peut répondre avec beaucoup de justesse & de vérité, qu’il seme dans le commerce usuraire & son industrie & celle de ses ancêtres, en livrant des sommes considérables, qui en sont le fruit tardif & pénible.

On nous oppose encore l’autorité d’Aristote, & l’on nous dit avec cet ancien philosophe, que l’argent n’est pas destiné à procurer des gains ; qu’il n’est établi dans le commerce que pour en faciliter les opérations ; & que c’est intervertir l’ordre & la destination des choses, que de lui faire produire des intérêts.

Sur quoi, je dis qu’il n’y a point de mal à étendre la destination primitive des especes ; elles ont été inventées, il est vrai, pour la facilité des échanges, usage qui est encore le plus ordinaire aujourd’hui ; mais on y a joint au grand bien de la société, celui de produire des intérêts, à-peu-près comme on a donné de l’extension à l’usage des maisons & des voitures qui n’étoient pas destinées d’abord à devenir des moyens de lucre. C’est ainsi que le premier qui inventa les chaises pour s’asseoir, n’imaginoit pas qu’elles dussent être un objet de location dans nos églises. Toutes ces pratiques se sont introduites dans le monde, à-mesure que les circonstances & les besoins ont étendu le commerce entre les hommes, & que ces extensions se sont trouvées respectivement avantageuses.

On objecte enfin qu’il est aisé de faire valoir son argent au moyen des rentes constituées ; sans recourir à des pratiques réputées criminelles. A quoi je répons que cette forme de contrat n’est qu’un palliatif de l’usure. Si l’intérêt qu’on tire par cette voie devient onéreux au pauvre, une tournure différente ne le rendra pas légitime. C’est aussi le sentiment du pere Semelier. Conf. eccl. p. 21. Un telle pratique, dispendieuse pour l’emprunteur n’est bonne en effet que pour éluder l’obligation de secourir le malheureux ; mais le précepte reste le même, & il n’est point de subtilité capable d’altérer une loi divine si bien entée sur la loi naturelle.

Les rentes constituées sur les riches sont à la vérité des plus licites ; mais on sait que ce contrat est insuffisant. Les gens pécunieux ne veulent pas d’ordinaire livrer leur argent sans pouvoir le répeter dans la suite, parce qu’ayant des vues ou des projets pour l’avenir, ils craignent d’aliéner des fonds dont ils veulent se réserver l’usage ; aussi est-il constant qu’on ne trouve guere d’argent par cette voie, & que c’est une foible ressource pour les besoins de la société.

Les trois contrats. En discutant la question de l’usure, suivant les principes du droit naturel, je ne puis guere me dispenser de dire un mot sur ce qu’on appelle communément les trois contrats.

C’est proprement une négociation ou plutôt une fiction subtilement imaginée pour assurer le profit ordinaire de l’argent prêté, sans encourir le blâme d’injustice ou d’usure : car ces deux termes sont synonymes dans la bouche de nos adversaires. Voici le cas.

Paul confie, par exemple, dix mille livres à un négociant, à titre d’association dans telle entreprise ou tel commerce ; voilà un premier contrat qui n’a rien d’illicite, tant qu’on y suit les regles. Paul quelque tems après inquiet sur sa mise, cherche quelqu’un qui veuille la lui assurer ; le même négociant qui a reçu les fonds, ou quelqu’autre si l’on veut, instruit que les dix mille francs sont employés dans une bonne affaire, assure à Paul son capital, posons à un pour cent par année, & chacun paroît content. Voilà un deuxieme contrat, qui n’est pas moins licite que le premier.

Cependant quelqu’espérance que l’on fasse concevoir à Paul de son association, qui lui vaudra, dit-on, plus de douze pour cent, année commune, il considere toujours l’incertitude des événemens ; & se rappellant les pertes qu’il a souvent essuyées nonobstant les plus belles apparences, il propose de céder les profits futurs à des conditions raisonnables, posons à six pour cent par année ; ce qui lui feroit, l’assurance du fonds payée, cinq pour cent de bénéfice moralement certain. Le négociant qui assure déjà le capital, accepte de même ce nouvel arrangement ; & c’est ce qui fait le troisieme contrat, lequel est encore permis, pourvu, dit-on, que tout cela se fasse de bonne foi & sans intention d’usure ; car on veut toujours diriger nos pensées.

Dans la suite le même négociant ou autre particulier quelconque dit à notre prêteur pécunieux ; sans tant de cérémonies, si vous voulez, je vous assurerai dès le premier jour votre principal & tout ensemble un profit honnête de cinq pour cent par année ; le créancier goûte cette proposition & l’accepte ; & c’est ce qu’on nomme la pratique des trois contrats ; parce qu’il en résulte le même effet, que si après avoir passé un contrat de société, on en faisoit ensuite deux autres, l’un pour assurer le fonds, & l’autre pour assurer les bénéfices.

Les casuistes conviennent que ces trois contrats, s’ils sont séparément pris & faits en divers tems sont d’eux mêmes très-licites, & qu’ils se font tous les jours en toute légalité. Mais, dit-on, si on les fait en même tems ; c’est dès-lors une usure palliée ; & dès-là ces stipulations deviennent injustes & criminelles. Toute la preuve qu’on en donne, c’est qu’elles se réduisent au prêt de commerce dont elles ne different que par la forme. Il est visible que c’est-là une pétition de principe, puisqu’on emploie pour preuve ce qui fait le sujet de la question, je veux dire l’iniquité prétendue de tout négoce usuraire. On devroit considérer plutôt que l’interposition des tems qu’on exige entre ces actes, n’y met aucune perfection de plus ; & qu’enfin ils doivent être censés légitimes, dès-là, que toutes les parties y trouvent leur avantage. Ainsi, au-lieu de fonder l’injustice de ces contrats, sur ce que l’usage qu’on en fait conduit à l’usure, ou pour mieux dire, s’identifie avec elle, il faudroit au-contraire prouver la justice de l’usure légale par l’équité reconnue des trois contrats, dont la légitimité n’est pas dûe à quelques jours ou quelques mois que l’on peut mettre entre eux, mais à l’utilité qui en résulte pour les contractans.

Au surplus, comme nous admettons sans détour l’usure ou l’intérêt légal, & que nous en avons démontré la conformité avec le droit naturel, nous n’avons aucun besoin de recourir à ces fictions futiles.

Arrêtons-nous ici un moment, & rassemblons sous un point de vue les principes qui démontrent l’équité de l’usure légale entre gens aisés ; & les avantages de cette pratique pour les sociétés policées.

Rien de plus juste que les conventions faites de part & d’autre, librement & de bonne foi ; & rien de plus équitable que l’accomplissement de promesses où chaque partie trouve son avantage. C’est-là, comme nous l’avons observé, la pierre de touche de la justice.

Nul homme n’a droit à la jouissance du bien d’un autre, s’il n’a fait agréer auparavant quelque sorte de compensation : un homme aisé n’a pas plus de droit à l’argent de son voisin, qu’à son bœuf ou son âne, sa femme ou sa servante ; ainsi rien de plus juste que d’exiger quelqu’indemnité, en cédant pour un tems le produit de son industrie ou de ses épargnes, à un homme à l’aise qui augmente par-là son aisance.

Rien de plus fructueux dans l’état que cette équitable communication entre gens aisés, pourvu que le prêt qui en est le moyen, offre des avantages à toutes les parties. De-là naît la circulation qui met en œuvre l’industrie ; & l’industrie employant à son tour l’indigence, ses œuvres raniment tant de membres engourdis, qui sans cela, devenoient inutiles.

Le délire de la plûpart des gouvernemens, dit un célebre moderne, fut de se croire préposés à tout faire, & d’agir en conséquence. C’est par une suite de cette persuasion si ordinaire aux législateurs, qu’au-lieu de laisser une entiere liberté sur le commerce usuraire, comme sur le commerce de la laine, du beure & du fromage, au-lieu de se reposer à cet égard sur l’équilibre moral, déjà bien capable de maintenir l’égalité entre les contractans ; ils ont cru devoir faire un prix annuel pour la jouissance de l’argent d’autrui. Cette fixation est devenue une loi dans chaque état, & c’est ce prix connu & déterminé, que nous appellons usure légale ; fruit civil ou légitime acquis au créancier, comme une indemnité raisonnable de l’usage qu’il donne de son argent à un emprunteur qui en use à son profit.

C’est ainsi que les hommes en cherchant leurs propres avantages avec la modération prescrite par la loi, & qui seroit peut-être assez balancée par un conflit d’intérêts, entretiennent sans y penser, une réciprocation de services & d’utilités qui fait le vrai soutien du corps politique.

Montrons à présent que nous n’avons rien avancé jusqu’ici qui ne soit conforme à la doctrine des casuistes.

C’est une maxime constante dans la morale chrétienne, qu’on peut recevoir l’intérêt d’une somme, toutes les fois que le prêt qu’on en fait entraîne un profit cessant ou un dommage naissant, lucrum cessans aut damnum emergens. Par exemple, Pierre expose à Paul qu’il a besoin de mille écus pour terminer une affaire importante. Paul répond que son argent est placé dans les fonds publics, ou que s’il ne l’est pas actuellement, il est en parole pour en faire un emploi très-avantageux ; ou qu’enfin il en a besoin lui-même pour réparer des bâtimens qui ne se loueroient pas sans cela. Pierre alors fait de nouvelles instances pour montrer le cas pressant où il se trouve, & détermine Paul à lui laisser son argent pendant quelques années, à la charge, comme de raison, d’en payer l’intérêt légal.

Dans ces circonstances les casuistes reconnoissent unanimement le lucre cessant ou le dommage naissant ; & conviennent que Paul est en droit d’exiger de Pierre l’intérêt légal ; & cet intérêt, disent-ils, n’est pas usuraire ; ou, comme ils l’entendent, n’est pas injuste. Consultez entr’autres le pere Sémelier dont l’ouvrage surchargé d’approbations, est proprement le résultat des conférences ecclésiastiques tenues à Paris sous le cardinal de Noailles, c’est à-dire, pendant le regne de la saine & savante morale.

« Si les intérêts, dit-il, sont prohibés, les dédommagemens bien loin d’être défendus, sont ordonnés par la loi naturelle, qui veut qu’on dédommage ceux qui souffrent pour nous avoir prêté. Conf. ecclés. p. 254. Les saints peres… saint Augustin entre autres, dans sa lettre à Macédonius, ont expliqué les regles de la justice que les hommes se doivent rendre mutuellement. N’ont-ils pas enseigné après Jesus-Christ qu’ils doivent se traiter les uns les autres, comme ils souhaitent qu’on les traite eux-mêmes, & qu’ils ne doivent ni refuser, ni faire à leurs freres ce qu’ils ne voudroient pas qu’on leur refusât ni qu’on leur fit. Or cette regle si juste n’est-elle pas violée, si je n’indemnise pas celui qui en me prétant, sans y être obligé, se prive d’un gain moralement certain, &c. » Ibid. p. 280.

On lit encore au même volume, « que quand pour avoir prêté on manque un gain probable & prochain, le lucre cessant est un titre légitime ; vérité, dit le conférencier, reconnue par les plus anciens canonistes Ancaranus, Panorme, Gabriel, Adrien VI. &c. qui tous forment une chaîne de tradition depuis plusieurs siecles, & autorisent le titre du lucre cessant …… Ces canonistes si éclairés ont été suivis, dit-il, dans cette décision par les évêques de Cahors & de Châlons … par les théologiens de Grenoble, de Périgueux, de Poitiers, &c. » Ibid. p. 285.

S. Thomas reconnoît aussi que celui qui prête peut stipuler un intérêt de compensation à cause de la perte qu’il fait en prêtant, lorsque par-là il se prive d’un gain qu’il devoit faire ; car dit-il, ce n’est pas là vendre l’usage de son argent, ce n’est qu’éviter un dommage. Ille qui mutuum dat, potest absque peccato in pactum deducere cum eo qui mutuum accipit, recompensationem damni, per quod substrahitur sibi aliquid quod debet habere ; hoc enim non est vendere usum pecuniæ, sed damnum vitare, II. ij. quæst. lxxxviij. art. 2. Ou comme dit saint Antonin, parlant de celui qui paie avant terme, & qui retient l’escompte, tunc non est usura, quia nullum ex hoc lucrum consequitur, sed solum conservant se indemnem. Secunda parte summoe theol. tit. 1. cap. viij.

Je conclus de ces propositions que tous ceux qui prêtent à des gens aisés sont dans le cas du lucre cessant ou du dommage naissant. En effet, à qui peut-on dire le mot de S. Ambroise, profit alii pecunia quæ tibi otiosa est ? Où est l’homme qui ne cherche à profiter de son bien, & qui n’ait pour cela des moyens moralement surs ? S’il étoit cependant possible qu’un homme se trouvât dans l’étrange hypothèse que fait ce pere, nous conviendrions volontiers que s’il prêtoit, il devroit le faire sans intérêt ; mais en général tout prêteur peut dire à celui qui emprunte, en vous remettant mon argent, je vous donne la préférence sur les fonds publics, sur l’hôtel-de-ville, les pays d’états, la compagnie des Indes, &c. sur le commerce que je pourrois faire, je néglige enfin pour vous obliger des gains dont j’ai une certitude morale ; en un mot je suis dans le cas du lucre cessant, puisque, selon l’expression de S. Thomas, vous m’ôtez un profit que j’avois déjà, ou que vous empêchez celui que j’allois faire, mihi ausers quod actu habebam aut impedis ne adipisear quod eram in via habendi. II. ij. quæst. 64. art. 4. Il est donc juste que vous m’accorcordiez l’intérêt honnête que je trouverois ailleurs.

Cette vérité est à la portée des moindres esprits ; aussi s’est-elle fait jour au-travers des préjugés contraires, & c’est pour cela qu’on admet l’intérêt dans les emprunts publics, de même que dans les négociations de banque & d’escompte ; ensorte qu’il n’est pas concevable qu’on ose encore attaquer notre proposition. Mais il est bien moins concevable que S. Thomas se mette là-dessus en contradiction avec lui-même ; c’est pourtant ce qu’il fait d’une maniere bien sensible, sur-tout dans une réponse à Jacques de Viterbe qui l’avoit consulté sur cette matiere ; car oubliant ce qu’il établit si-bien en faveur de l’intérêt compensatoire qu’il appelle recompensationem damni, il déclare expressément que le dommage qui naît d’un payement fait avant terme n’autorise point à retenir l’escompte ou l’intérêt, par la raison, dit-il, qu’il n’y a pas d’usure qu’on ne pût excuser sur ce prétexte ; nec excusatur per hoc quod solvendo ante terminum gravatur … quia eâdem ratione possent usurarii excusari omnes. Mais laissons ce grand docteur s’accorder avec lui-même & avec S. Antonin ; & voyons enfin à quoi se réduit la gratuité du prêt telle qu’elle est prescrite en général par les théologiens.

Quelqu’un, je le suppose, vous demande vingt mille francs à titre d’emprunt ; on avoue que vous n’êtes pas tenu de les prêter ; mais suivant la doctrine de l’école, suppose que vous acceptiez la proposition, vous devez prêter la somme sans en exiger d’intérêts ; car si vous vendiez, dit-on, l’usage d’une somme que vous livrez pour un tems, ce seroit de votre part un profit illicite & honteux, une usure, un vol, un brigandage, un meurtre, un parricide ; expressions de nos adversaires que je copie fidelement : en un mot, vous ne pouvez recevoir aucun intérêt quoique vous prêtiez pour un tems considérable, quand vous ne demanderiez qu’un pour cent par année. L’usure est, disent-ils, tout ce qui augmente le principal, usura est omnis accessio ad sortem. Cependant il vous reste une ressource consolante : comme vos vingt mille francs font une grande partie de votre fortune & qu’ils vous sont nécessaires pour les besoins de votre famille ; que d’un autre côté vous ne manquez pas d’occasion d’en tirer un profit légitime, & qu’enfin vous êtes toujours comme parle S. Thomas in viâ habendi, vous pouvez sans difficulté recevoir l’intérêt légal, non pas, encore un coup, à titre de lucre, non pas en vertu du prêt qui doit être gratuit, dit-on, pour qu’il ne soit pas injuste ; conf p. 383. En le prenant ainsi tout seroit perdu ; Dieu seroit griévement offensé, l’emprunteur seroit lésé, volé, massacré. Mais rappellez-vous seulement le cas où vous êtes du lucre cessant ; & au lieu d’exiger un profit en vertu du prêt, ne l’exigez qu’à titre d’indemnité, titulo lucri cessantis : dès-lors tout rentre dans l’ordre, toute justice s’accomplit, & les théologiens sont satisfaits. Tant il est vrai qu’il n’y a qu’à s’entendre pour être bientôt d’accord. En effet il faudroit être bien dépravé pour se rendre coupable d’usure en imputant le bénéfice du prêt au prêt même, tandis qu’il est aisé par un retour d’intention, de rendre tout cela bien légitime.

Le dirai-je, sans faire tort à nos adversaires ? Je les trouve en général plus ardens pour soutenir leurs opinions, que zélés pour découvrir la vérité. Je les vois d’ailleurs toujours circonscrits dans un petit cercle d’idées & de mots ; si bien aveuglés enfin par les préjugés de l’éducation, qu’ils ne connoissent ni la nature du juste & de l’injuste, ni la destination primitive des lois, ni l’art de raisonner conséquemment. Qu’il me soit permis de leur demander si les plus grands ennemis de l’usure sont dans l’usage de prêter gratis la moitié ou les trois quarts de leur bien ; s’il est une famille dans le monde, une église, corps ou communauté, qui prête habituellement de grandes sommes, sans se ménager aucun profit ? Il n’en est point ou il n’en est guere ; alligant onera gravia & importabilia & imponunt in humeros hominum, digito autem suo nolunt ea movere. Matt. xxiij. 4. Le désintéressement n’est que pour le discours ; dès qu’il est question de la pratique, les plus zélés veulent profiter de leurs avantages. Tout le monde crie contre l’usure, & tout le monde est usurier : je l’ai prouvé ci-devant, & je vais le prouver encore.

On est, dit-on, coupable d’usure dès qu’on reçoit plus qu’on ne donne ; ce qui ne s’entend d’ordinaire que de l’argent prêté. Cependant la gratuité du prêt ne se borne pas là. Moïse dit de la part de Dieu : vous ne tirerez aucun intérêt de votre frere, soit que vous lui prêtiez de l’argent, du grain ou quelque autre chose que ce puisse être. Non fœnerabis fratri tuo ad usuram pecuniam, nec fiuges nec quamlibet aliam rem. Deut. xxiij. 19. Il s’explique encore plus positivement au même endroit, en disant : vous prêterez à votre frere ce dont il aura besoin, & cela sans exiger d’intérêt. Fratri tuo absque usurâ id quod indiget commodabis. Donnez, dit le Sauveur, à celui qui vous demande, & ne rejettez point la priere de celui qui veut emprunter ; qui petit à te da ei, & volenti mutuari ne à te avertaris. Matt. 5. 42.

Mais si ces maximes sont autant de préceptes, comme le prétendent nos adversaires, qui d’eux & de nous n’aura pas quelque usure à se reprocher ? qui d’entre eux n’exige pas les dîmes, les cens & rentes que leur paient des malheureux hors d’état souvent d’y satisfaire ? Qui d’entre eux ne loue pas quelque portion de terre, quelque logement ou dépendances à de pauvres gens embarrassés pour le payement du loyer ? Qui d’entre eux ne congédie pas un locataire insolvable ? Est-ce la être fidele à ces grandes regles, fratri tuo absque usurâ id quo indiget commodabis ; qui petit à te da ei, & volenti mutuari, à te ne avertaris.

Qu’on ne dise pas que je confonds ici la location avec le simple prêt. En effet, l’intention de Dieu qui nous est manifestée dans l’Ecriture, est que nous traitions notre prochain, sur-tout s’il est dans la détresse, comme notre frere & notre ami, comme nous demanderions en pareil cas d’être traités nous-mêmes ; qu’ainsi nous lui prêtions gratis dans son besoin de l’argent, du grain, des habits & toute autre chose, quamlibet aliam rem, dit le texte sacré, par conséquent un gîte quand il sera nécessaire. Il est dit au Lévitique, xxv. 35. craignez votre Dieu, & que votre frere trouve un asyle auprès de vous, time Deum tuum ut vivere possit frater tuus apud te. Tout cela ne comprend-il que le prêt d’argent ? & de telles regles d’une bienfaisance générale n’embrassent-elles point la location gratuite ? L’homme de bien pénétré de ces maximes, exigera-il le loyer d’un frere qui a d’ailleurs de la peine à vivre ? Il est dit encore au Deutéronome, xv. 7. Dabis ei, nec ages quidquam callidè in ejus necessitatibus sublevandis ; point de raisons ou de prétextes à opposer de la part de l’homme riche pour esquiver l’obligation de secourir le malheureux ; que ce soit par un prêt, par une location ou par un don pur & simple, c’est tout un : dabis ei, necages quidpiam callidè in ejus necessitatibus sublevandis.

Votre frere a besoin de ce morceau de terre, de ce petit jardin ; il a besoin de cette chaumiere ou de cette chambre que vous n’occupez pas au quatrieme ; il vous demande cela gratis, parce qu’il est dans la détresse & dans l’affliction, & quand vous lui en accorderez pour un tems l’usage ou le prêt gratuit, cette petite générosité ne vous empêchera pas de vivre à l’aise au moyen des ressources que vous avez ailleurs. Cependant vous ne lui accordez pas cet usage absque usurâ ; vous en demandez le prix ou le loyer, le cens ou la rente ; vous l’exigez même à la rigueur, & vous congédiez le malheureux, s’il manque de satisfaire ; peut-être vendez-vous ses meubles, ou vous ou vos ayans cause, car tout cela revient au même. Est-ce là traiter votre prochain comme votre frere, ou plutôt fut-il jamais d’usure plus criante ? Ne trouveriez-vous pas bien dur, si vous étiez vous-même dans la misere, qu’un frere dans l’aisance & dans l’élévation oubliât pour vous les maximes de l’Ecriture & les sentimens de l’humanité ? & ne sentez-vous pas enfin que celui qui tire des intérêts modiques du négociant & de l’homme aisé, est infiniment moins blamable, moins dur, & moins usurier que vous ?

Quoi qu’il en soit, nous l’avons dit ci-devant des princes législateurs, nous dirons encore mieux de l’être suprème, qu’il n’a pas donné des lois aux hommes pour le plaisir de leur commander ; il l’a fait pour les rendre plus justes ou, pour mieux dire, plus heureux. C’est ainsi qu’en défendant l’usure aux Israëlites dans les cas exprimés au texte sacré, il visoit sans doute au bien de ce peuple unique qu’il protégeoit particulierement, & auquel il donna des réglemens favorables qui ne se sont pas perpétués jusqu’à nous. Cependant si pour faire le bien de tant de peuples moins favorisés, Dieu leur avoit interdit l’usure en général, même, comme on prétend, vis-à-vis des riches, il auroit pris une mauvaise voie pour arriver à son but ; il l’auroit manqué comme l’empereur Basile, en ce qu’il auroit rendu les prêts si difficiles & si rares, que loin de diminuer nos maux, il auroit augmenté nos miseres.

Heureusement la nécessité de nos communications a maintenu l’ordre naturel & indispensable ; ensorte que malgré l’opinion & le préjugé, malgré tant de barrieres opposées en divers tems au prêt lucratif, la juste balance du commerce, ou la loi constante de l’équilibre moral, s’est toujours rendue la plus forte & a toujours fait le vrai bien de la société. Elle a trouvé enfin l’heureux moyen d’éviter le blâme d’une usure odieuse ; & dès-là contente de l’essentiel qu’on lui accorde, je veux dire l’intérêt compensatoire, le recompensationem damni de S. Thomas, elle abandonne le reste aux discussions de l’école, & laisse les esprits inconséquens disputer sur des mots.

Monts de piété. Les monts de piété sont des établissemens fort communs en Italie, & qui sont faits avec l’approbation des papes, qui paroissent même autorisés par le concile de Trente, sess. XXII. Du reste, ce sont des caisses publiques où les pauvres & autres gens embarrassés, vont emprunter à intérêt & sur gages.

Ces monts de piété ne sont pas usuraires, dit le p. Semelier ; notez bien les raisons qu’il en donne. « Ces monts de piété, dit-il, ne sont pas usuraires, si l’on veut faire attention à toutes les conditions qui s’observent dans ces sortes de prêts.

» La premiere, qu’on n’y prête que de certaines sommes, & que pour un tems qui ne passe jamais un an, afin qu’il y ait toujours des fonds dans la caisse. La seconde, qu’on n’y prête que sur gages, parce que comme on n’y prête qu’à des pauvres, le fonds de ces monts de piété seroit bientôt épuisé, si l’on ne prenoit pas cette précaution… La troisieme, que quand le tems prescrit pour le payement de ce qu’on a emprunté est arrivé, si celui qui a emprunté ne paie pas, on vend les gages ; & de la somme qui en revient on en prend ce qui est dû au mont de piété, & le reste se rend à qui le gage appartient. La quatrieme condition est, qu’outre la somme principale qu’on rend au mont de piété, on avoue qu’on y paie encore une certaine somme. » Conf. p. 299.

Toutes ces dispositions, comme l’on voit, portent le caractere d’une usure odieuse ; on ne prête, dit-on, qu’à des pauvres ; on leur prête sur gages, par conséquent sans risques. On leur prête pour un terme assez court ; & faute de payement à l’échéance, on vend sans pitié, mais non sans perte, le gage de ces misérables : enfin l’on tire des intérêts plus ou moins forts d’une somme inaliénée. Si, comme on nous l’assure, ces pratiques sont utiles & légitimes, & peut-être le sont-elles à bien des égards, l’intérêt légal que nous soutenons l’est infiniment davantage ; il l’est même d’autant plus, que la cause du pauvre y est absolument étrangere.

Notre auteur avoue qu’il se peut glisser « des abus dans les monts de piété ; mais cela n’empêche pas, dit-il, que ces monts, si on les considere dans le but de leur établissement, ne soient très-justes & exemts d’usure. »

Si l’on considere aussi les prêts lucratifs, dans le but d’utilité que s’y proposent tant les bailleurs que les preneurs, quelques abus qui peuvent s’y glisser n’empecheront pas que la pratique n’en soit juste & exempte d’usure.

Du reste, voici le principal abus qu’on appréhende pour les monts de piété, qu’on appelle aussi Lombars. On craint beaucoup que les usuriers n’y placent des sommes sans les aliéner ; & c’est ce que l’on empêche autant que l’ont peut, en n’y recevant guere que des sommes à constitution de rente ; ce qui éloigne, dit le P. Semelier, tous les soupçons que l’on forme contre cet établissement, de donner lieu aux usuriers de prêter à intérêt.

Mais qu’importe au pauvre qui emprunte au mont de piété, que l’argent qu’il en tire, vienne d’un constituant, plutôt que d’un prêteur à terme. Sa condition en est-elle moins dure ? Sera-t-il moins tenu de payer un intérêt souvent plus que légal, à gens impitoyables, qui ne donneront point de repit ; qui faute de payement vendront le gage sans quartier, & causeront tout-à-coup trente pour cent de perte à l’emprunteur ? combien d’usuriers qui sont plus traitables ! L’avantage du pauvre qui a recours au Lombar, étant d’y trouver de l’argent au moindre prix que faire se peut, au-lieu d’insister dans un tel établissement pour avoir de l’argent de constitution, il seroit plus utile pour le pauvre de n’y admettre s’il étoit possible, que des sommes prêtées à terme, par la raison qu’un tel argent est moins cher & plus facile à trouver. Mais, dit-on, c’est que l’un est bon & que l’autre est mauvais, c’est que l’un est permis, & que l’autre est défendu. Comme si le bien & le mal en matiere de négoce, ne dépendoit que de nos opinions ; comme si en ce genre, le plus & le moins de nuisance ou d’utilité, n’étoient pas la raison constituante, & la mesure invariable du juste & de l’injuste.

Enfin on nous dit d’après Leon X. que si dans les monts de piété « on reçoit quelque chose au-delà du principal, ce n’est pas en vertu du prêt, c’est pour l’entretien des officiers qui y sont employés, & pour les dépenses qu’on est obligé de faire…… Ce qui n’a, dit-on, aucune apparence de mal, & ne donne aucune occasion de peché. » Ibid. p. 300. D’honnêtes usuriers diront, comme Leon X. qu’ils ne prennent rien en vertu du prêt, mais seulement pour faire subsister leur famille au moyen d’un négoce où ils mettent leurs soins & leurs fonds ; négoce d’ailleurs utile au public, autant ou plus que celui des monts de piété, puisque nos usuriers le font à des conditions moins dures.

Mais n’allons pas plus loin sans remarquer un cercle vicieux, où tombent nos adversaires, quand ils veulent prouver le prétendu vice de l’usure légale.

Les canonistes prétendent, « avec St. Thomas, que les lois positives ne défendent si fortement l’usure, que parce qu’elle est un péché de sa nature, & par elle-même. » Conf. eccl. p. 477. Dare pecuniam mutuo ad usuram non ideò est peccatum quia est prohibitum, sed potiùs ideò est prohibitum, quia est secundum se peccatum ; est enim contra justitiam naturalem. Thom. quest. 13. de malo. art. iv. Sur cela voici la refléxion qui se présente naturellement.

L’usure n’étant prohibée, comme ils le disent, que sur la supposition qu’elle est un peché de sa nature, quia est secundùm se peccatum, sur la supposition qu’elle est un péché de sa nature, quia est secundum se peccatum ; sur la supposition qu’elle est contraire au droit naturel, quia est contra justitiam naturalem ; s’il est une fois bien prouvé que cette supposition est gratuite, qu’elle n’a pas le moindre fondement ; en un mot s’il est démontré que l’usure n’est pas injuste de sa nature, que devient une prohibition qui ne porte que sur une injustice imaginaire ? c’est ce que nous allons examiner.

Le contrat usuraire, ou le prêt lucratif, n’attaque point la divinité ; les hommes l’ont imaginé pour le bien de leurs affaires, & cette négociation n’a de rapport qu’à eux dans l’ordre de l’équité civile. Dieu ne s’y intéresse que pour y maintenir cette équité précieuse, cette égalité si nécessaire d’un mutuel avantage ; or je l’ai prouvé ci-devant, & je le repete ; on trouve cette heureuse propriété dans le prêt lucratif, en ce que d’une part le créancier ne fait à l’emprunteur que ce qu’il accepte pour lui-même ; raison à laquelle je n’ai point encore vû de reponse, & que de l’autre, chacun y profite également de sa mise.

La mise de l’emprunteur est son industrie, cela n’est pas contesté ; mais une autre vérité non moins certaine, c’est que la mise du prêteur est une industrie encore plus grande. On ne considere pas que le sac de mille louis qu’il a livré, renferme peut-être plus de cinquante années d’une économie industrieuse, dont cette somme est le rare & le précieux fruit ; somme qui fait un ensemble, une espece d’individu dont l’emprunteur profite à son aise & tout à la fois ; ainsi l’avantage est visiblement de son côté, puisqu’il ne constitue que quelques mois, ou si l’on veut quelques années, de son travail ; tandis que le créancier met de sa part tout le travail d’un demi siecle. Voila donc de son côté une véritable mise qui légitime l’intérêt qu’on lui accorde : aussi les parties actives & passives, les bailleurs & les preneurs publient hautement cette légitimité ; ils avouent de bonne foi qu’ils ne sont point lésés dans le prêt lucratif, que par conséquent cette négociation n’est pas inique, vu, comme on l’a dit, qu’il n’y a pas d’injustice où il n’y a pas de lésion, & qu’il n’y a pas de lésion dans un commerce où l’on fait aux autres le traitement qu’on agrée pour soi-même, dans un commerce enfin qui opere le bien des particuliers & celui du public.

Ces raisons prises dans les grands principes de l’équité naturelle, font impression sur nos adversaires ; & ils en paroissent tellement ébranlés, qu’ils n’osent pas les combattre de front ; cependant comme l’autorité entraîne, que le préjugé aveugle, & qu’enfin il ne faut pas se rendre, voici comme ils tâchent d’échapper : ils prétendent donc que la bonté du prêt lucratif ne dépend pas de l’utilité qu’en peuvent tirer les parties intéressées, parce que, disent-ils, dès qu’il est mauvais de sa nature, & opposé à l’équité naturelle.... il ne peut jamais devenir licite. Conf. eccl. p. 161. conclusion qui ne seroit pas mauvaise, si elle n’étoit pas fondée sur une pétition de principe, sur une supposition dont nous démontrons la fausseté. Enfin la raison ultérieure qu’ils emploient contre l’équité de l’usure, raison qui complette le cercle vicieux que nous avons annoncé ; c’est qu’elle est, disent-ils, condamnée par la loi de Dieu. ibid. p. 163.

Ainsi l’usure n’est condamnée, dit-on d’abord, que parce qu’elle est injuste, quia est contra justitiam naturalem : & quand nous renversons cette injustice prétendue par des raisonnemens invincibles, on nous dit alors que l’usure est injuste parce qu’elle est condamnée. En bonne foi, qui se laisse diriger par de tels raisonneurs, se laisse conduire par des aveugles.

Après avoir prouvé aux théologiens qu’ils sont en contradiction avec eux-mêmes, attachons-nous à prouver la même chose aux ministres de nos lois. On peut avancer en général que le droit civil a toujours été favorable au prêt de lucre. A l’égard de l’antiquité cela n’est pas douteux : nous voyons que chez les Grecs & chez les Romains, l’usure étoit permise comme tout autre négoce, & qu’elle y étoit exercée par tous les ordres de l’état : on sait encore que l’usure qui n’excédoit pas les bornes prescrites, n’avoit rien de plus repréhensible que le profit qui revenoit des terres ou des esclaves ; & cela non seulement pendant les ténebres de l’idolatrie, mais encore dans les beaux jours du christianisme ; ensorte que les empereurs les plus sages & les plus religieux l’autoriserent durant plusieurs siecles, sans que personne réclamât contre leurs ordonnances. Justinien se contenta de modérer les intérêts, & de douze pour cent, qui étoit le taux ordinaire, il les fixa pour les entrepreneurs des fabriques, & autres gens de commerce, à huit pour cent par année ; jubemus illes qui ergasteriis præsunt, vel aliquam licitam negociationem gerunt, usque ad bessem centesimæ usurarum nomine in quocumque contractu suam stipulationem modetari. lib. XXVI. §. 1. vers. 1 Cod. de usuris, 4-22.

Nous sommes bien moins conséquens que les anciens sur l’article des intérêts, & notre jurisprudence a sur cela des bisarreries qui ne font guere d’honneur à un siecle de lumiere. Le droit françois, quant à l’expression, quant à la forme, semble fort contraire à l’usure ; quant au fond, quant à l’esprit, il lui est très-favorable. En effet, ce qui montre au mieux qu’ici la loi combat la justice ou l’utilité publique, c’est que la même autorité qui proscrit l’usure, est forcée ensuite de souffrir des opérations qui la font revivre. Chacun sait que les parties, au cas d’emprunt, conviennent de joindre dans un billet les intérêts & le principal, & d’en faire un total payable à telle échéance, ce qui se pratique également dans les actes privés & dans ceux qui se passent devant notaires. Tout le monde connoit un autre détour qui n’est guere plus difficile : on fait une obligation payable à volonté ; on obtient ensuite de concert, une sentence qui adjuge des intérêts au créancier, in pænam mora. Ecoutons sur cela l’auteur des conférences.

« Le profit qu’on tire du prêt est une usure, dit-il, parce que c’est un gain qui en provient ; & cela est défendu, parce que le prêt doit être gratuit, pour qu’il ne soit pas injuste. L’intérêt au-contraire est une indemnité légitime, c’est-à-dire un dédommagement ou une compensation due au créancier, à cause du préjudice qu’il souffre par la privation de ses deniers. Tous les théologiens conviennent que les intérêts qui sont adjugés par la sentence du juge, ne sont ni des gains ni des profits usuraires, mais des intérêts qui sont présumés très-justes & très-équitables. Legitima usura, dit le droit ». Conf. eccl. p. 383.

Cette distinction assez subtile, & encore plus frivole entre les profits & l’indemnité d’un prêt, est appuyée sur une décision du Droit, qui nous apprend que les intérêts ne sont pas ordonnés pour le profit des créanciers, mais uniquement pour les indemniser du retardement & de la négligence des débiteurs. Usuræ non propter lucrum petentium, sed propter moram solventium infliguntur, l. XVII. §. iij. ff. de usuris & fructibus, I. 22. Voilà, si je ne me trompe, plutôt des mots que des observations intéressantes ; que m’importe en effet, par quel motif on m’attribue des intérêts, pourvu que je les reçoive ?

Quoi qu’il en soit, tout l’avantage que trouve le débiteur dans la prohibition vague de l’usure, c’est qu’il la paye sous le beau titre d’intérêt légitime ; mais en faisant les frais nécessaires pour parvenir à la sentence qui donne à l’usure un nom plus honnête. Momerie qui fait dire à tant de gens enclins à la malignité, que notre judicature n’est en cela contraire à elle-même, que parce qu’elle se croit intéressée à multiplier les embarras & les frais dans le commerce des citoyens.

Nous l’avons déjà dit, le profit usuraire est pleinement autorisé dans plusieurs emprunts du roi, surtout dans ceux qui se font sous la forme de loteries & d’annuités ; dans plusieurs emprunts de la compagnie des Indes, & dans les escomptes qu’elle fait à présent sur le pié de cinq pour cent par année ; enfin, dans les emprunts des fermiers généraux, & dans la pratique ordinaire de la banque & du commerce. Avec de telles ressources pour l’usure légale, peut-on dire sérieusement qu’elle soit illicite ? je laisse aux bons esprits à décider.

Au reste, une loi générale qui autoriseroit parmi nous l’intérêt courant, seroit le vrai moyen de diriger tant de gens peu instruits, qui ne distinguent le juste & l’injuste que par les yeux du préjugé. Cette loi les guériroit de ces mauvais scrupules qui troublent les consciences, & qui empêchent d’utiles communications entre les citoyens. J’ajoute que ce seroit le meilleur moyen d’arrêter les usures excessives à présent inévitables. En effet, comme il n’y auroit plus de risque à prêter au taux légal, tant sur gages que sur hypotheques, l’argent circuleroit infiniment davantage. Que de bras maintenant inutiles, & qui seroient pour lors employés avec fruit ? que de gens aujourd’hui dans la détresse, & à qui plus de circulation procureroit des ressources ? En un mot, on trouveroit de l’argent pour un prix modique en mille circonstances, où l’on n’en trouve qu’à des conditions onéreuses ; parce que, comme dit de Montesquieu, le prêteur s’indemnise du péril de la contravention. Esprit des lois, deuxieme partie, page 121.

On nous épargneroit les frais qui se font en actes de notaires, contrôle, assignations, & autres procédures usitées pour obtenir des intérêts ; & des-là nos communications moins gênées deviendroient plus vives & plus fructueuses, parce qu’il s’ensuivroit plus de travaux utiles. Aussi nos voisins moins capables que nous de prendre des mots pour des idées, admettent-ils l’usure sans difficulté, quand elle se borne au taux de la loi. La circulation des especes rendue par-là plus facile, tient l’intérêt chez eux beaucoup au-dessous du nôtre ; circonstance que l’on regarde à bon droit comme l’une des vraies causes de la supériorité qu’ils ont dans le commerce. C’est aussi l’une des sources de ces prodigieuses richesses dont le récit nous étonne, & que nous croyons à peine quand nous les voyons de nos yeux.

Ajoutons un mot ici contre une espece d’usure qui paroit intolérable : je veux parler du sou pour livre que la poste exige pour faire passer de l’argent d’un lieu dans un autre. Cette facilité qui seroit si utile aux citoyens, qui feroit une circulation si rapide dans le royaume, devient presque de nul usage par le prix énorme de la remise, laquelle au reste peut s’opérer sans frais par la poste. Ses correspondances partout établies & payées pour une autre fin, ne lui sont pas onéreuses pour le service dont il s’agit. Cependant si je veux remettre cent écus, il m’en coûte quinze francs ; si je veux remettre deux mille livres, on me demande dix pistoles. En bonne foi, cela est-il proposable dans une régie qui ne coûte presque rien aux entrepreneurs ? Il seroit donc bien à desirer que le ministere attentif à l’immense utilité qui reviendroit au commerce d’une correspondance si générale & si commode, obligeât les régisseurs ou les fermiers des postes, à faire toutes remises d’argent à des conditions favorables au public ; en un mot, qu’on fixât pour eux le droit de transport ou de banque à trois deniers par livre pour toutes les provinces de France. Il en résulteroit des avantages infinis pour les sujets, & des gains prodigieux pour la ferme.

Après avoir prouvé que l’intérêt légal est conforme à l’équité naturelle, & qu’il facilite le commerce entre les citoyens, il s’agit de montrer qu’il n’est point défendu dans l’Ecriture : voyons ce que dit sur cela Moïse.

Réponse à ce qu’on allegue de l’ancien-Testament. « Si votre frere se trouve dans la détresse & dans la misere ; s’il est infirme au point de ne pouvoir travailler, & que vous l’ayez reçu comme un étranger qui n’a point d’asyle, faites ensorte qu’il trouve en vous un bienfaiteur, & qu’il puisse vivre auprès de vous. Ne le tyrannisez point, sous prétexte qu’il vous doit ; craignez d’irriter le ciel en exigeant de lui plus que vous ne lui avez donné. Soit donc que vous lui prêtiez de l’argent, des grains, ou quelque autre chose que ce puisse être, vous ne lui demanderez point d’intéret ; & quoique vous en puissiez exiger des étrangers, vous prêterez gratuitement à votre frere ce dont il aura besoin ; le tout afin que Dieu bénisse vos entreprises & vos travaux ». Exod. xxij. 25. Levit. xxv. 35. Deut. xxiij. 19.

Voici comme il parle encore dans un autre en droit, Deuter. xv. 7. « Si l’un de vos freres habitant le même lieu que vous dans la terre que Dieu vous destine, vient à tomber dans l’indigence, vous n’endurcirez point votre cœur sur sa misere, mais vous lui tendrez une main secourable, & vous lui prêterez selon que vous verrez qu’il aura besoin. Eloignez de vous toutes réflexions intéressées, & que l’approche de l’année favorable qui doit remettre les dettes ne vous empêche point de secourir votre frere & de lui prêter ce qu’il vous demande, de peur qu’il ne réclame le Seigneur contre vous, & que votre dureté ne devienne criminelle. Vous ne vous dispenserez donc point de le soulager sur de mauvais prétextes ; mais vous répandrez sur lui vos bienfaits, pour attirer sur vous les bénédictions du ciel ».

Il est évident que ces passages nous présentent une suite de préceptes très-propres à maintenir le commerce d’union & de bienfaisance qui doit régner dans une grande famille, telle qu’étoit le peuple hébreu. Rien de plus raisonnable & de plus juste, surtout dans les circonstances où Dieu les donna. Il venoit de signaler sa puissance pour tirer d’oppression les descendans de Jacob ; il leur destinoit une contrée délicieuse, & il vouloit qu’ils y vécussent comme de véritables freres, partageant entre eux ce beau patrimoine sans pouvoir l’aliéner, se remettant tous les sept ans leurs dettes respectives ; enfin, s’aidant les uns les autres au point qu’il n’y eût jamais de misérables parmi eux. C’est à ce but sublime que tend toute la législation divine ; & c’est dans la même vue que Dieu leur prescrivit le prêt de bienveillance & de générosité.

Dans cette heureuse théocratie, qui n’eût vu avec indignation des citoyens exiger l’intérêt de quelques mesures de blé, ou de quelque argent prêté au besoin à un parent, à un voisin, à un ami ? car tels étoient les liaisons intimes qui unissoient tous les Hébreux. Ils ne formoient dans le sens propre qu’une grande famille ; & ce sont les rapports sous lesquels l’Ecriture nous les présente, amico, proximo, fratre. Mais que penser des hébreux aisés, si dans ces conjonctures touchantes que nous décrit Moise, ils se fussent attachés à dévorer la substance des malheureux, en exprimant de leur misere sous le voile du prêt un intérêt alors détestable ?

L’intérêt que nous admettons est bien différent ; il suppose un prêt considérable fait à des gens à l’aise, moins par des vues de bienfaisance, que pour se procurer des avantages réciproques ; au lieu que les passages allégués nous annoncent des parens, des voisins, des amis, réduits à des extrémités où tout homme est obligé de secourir son semblable ; extrémités au reste qui n’exigent pas qu’on leur livre de grandes sommes. Tout ceci est étranger aux contrats ordinaires de la société, où il ne s’agit ni de ces secours modiques & passagers dont on gratifie quelques misérables, ni de ces traits de générosité qu’on doit toujours, & qu’on n’accorde que trop rarement à ses amis. Il s’agit seulement d’un négoce national entre gens aisés qui subsistent les uns & les autres soit de leur industrie, soit de leurs fonds ; gens enfin dont il est juste que les négociations soient utiles à toutes les parties ; sans quoi tous les ressorts de la société resteroient sans action.

De plus, il faut observer ici une différence essentielle entre les Juifs & nous ; ce peuple d’agriculteurs sans faste & sans mollesse, presque sans commerce & sans procès, n’étoit pas comme nous dans l’usage indispensable des emprunts. A quoi les Hébreux auroient-ils employé de grandes sommes ? à l’acquisition des seigneuries & des fiefs ? cela n’étoit pas possible. Toutes leurs terres exemtes de vassalité, toutes en quelque sorte inaliénables, ne se pouvoient acquérir qu’à la charge de les rendre aux anciens propriétaires dans l’année de réjouissance ou de jubilé, qui revenoit tous les cinquante ans. Ils ne pouvoient pas acquérir non plus des offices ou des charges, à peine les connoissoit-on parmi eux ; & le peu qu’ils en avoient n’étoit pas dans le cas de la vénalité. Ils ne connoissoient de même ni les parties de la finance, ni la fourniture des colonies, ni tant d’autres entreprises qui sont ordinaires parmi nous. On n’armoit chez eux ni pour la course, ni pour le commerce. J’ajoute qu’on pouvoit être libertin & petit-maître à peu de frais ; il n’y avoit là ni jeu ni spectacles ; ils se procuroient sans peine de jolies esclaves, plûtôt servantes que maîtresses ; & ils en usoient librement sans éclat & sans scandale. Il ne falloit pour cela ni déranger sa fortune, ni s’abîmer par les emprunts.

D’ailleurs, excepté leur capitale que la magnificence de son temple & les pélérinages prescrits par la loi, rendirent très-célebre & très-peuplée, on ne voyoit chez eux aucune ville considérable, aucune place renommée par ses manufactures ; en un mot, excepté Jérusalem, ils n’avoient guere que des bourgades. Il faut donc considérer les anciens Juifs comme de médiocres bourgeois, qui tous, ou presque tous, cultivoient un bien de campagne substitué de droit en chaque famille, qui fixés par-là dans une heureuse & constante médiocrité, se trouvoient également éloignés de l’opulence & de la misere, & qui n’avoient par conséquent ni l’occasion m le besoin de solliciter des emprunts considérables.

Une autre observation du même genre, c’est que vû l’égalité qui régnoit entre les Israélites, ils n’avoient proprement ni rang ni dignité à soutenir ; ils n’avoient ni éducation frivole & dispendieuse à donner à leurs enfans, ni emplois civils ou militaires à leur procurer ; outre qu’avec des mœurs plus simples, ils avoient moins de serviteurs inutiles, & qu’employant leurs esclaves aux travaux pénibles, ils se chargeoient le plus souvent des soins du ménage. Sans parler de Sara qui, avec des centaines de serviteurs, cuisoit elle-même des pains sous la cendre, Gen. xviij. 6. Sans parler de Rébecca qui, bien que fille de riche maison, & d’ailleurs pleine d’agrément, alloit néanmoins à l’eau elle-même assez loin de la ville, ibid. xxiv. 16. Nous voyons dans des tems postérieurs, Absalon, fils d’un grand roi, veiller lui-même aux tondailles de ses brebis, l. II. Rois xiij. 24. Nous voyons Thamar, sa sœur, soigner son frere Amnon qui se disoit malade, & lui faire à manger, ibid. Nous voyons encore Marthe, au tems de Jesus-Christ, s’occuper des soins de la cuisine, Luc. x. 40.

Cette simplicité de mœurs, si opposée à notre faste, rendoit constamment les emprunts fort peu nécessaires aux israélites : cependant l’usage des prêts n’étoit pas inconnu chez eux : un pere dont les ancêtres s’étoient beaucoup multipliés, & qui n’avoit dès-lors qu’un domaine à peine suffisant pour nourrir sa famille, se trouvoit obligé, soit dans une mauvaise année, soit après des maladies & des pertes, de recourir à des voisins plus à l’aise, & de leur demander quelque avance d’argent ou de grains, & pour lors ces foibles emprunts, commandés par la nécessité, devenoient indispensables entre gens égaux, le plus souvent parens & amis. Au-lieu que nous qui connoissons à peine l’amitié, nous, infiniment éloignés de cette égalité précieuse qui rend les devoirs de l’humanité si chers & si pressans, nous, esclaves de la coutume & de l’opinion, sujets par conséquent à mille nécessités arbitraires, nous empruntons communément de grandes sommes, & d’ordinaire par des motifs de cupidité encore plus que pour de vrais besoins.

Il suit de ces différences, que la pratique du prêt gratuit étoit d’une obligation plus étroite pour les Hébreux que pour nous ; & l’on peut ajoûter que vû l’influence de la législation sur les mœurs, cette pratique leur étoit aussi plus naturelle & plus facile, d’autant que leurs lois & leur police entretenoient parmi eux certain esprit d’union & de fraternité qu’on n’a point vû chez les autres peuples. Ces lois en effet, respiroient plus la douceur & l’égalité qui doivent régner dans une grande famille, que l’air de domination & de supériorité qui paroît nécessaire dans un grand état.

Nous l’avons déja vû, les acquéreurs des fonds étoient tenus à chaque jubilé, de les remettre aux anciens possesseurs. Anno jubilæi redient omnes ad possessiones suas, Lev. xxv. 13. De même tous les sept ans un débiteur, en vertu de la loi, se trouvoit liberé de ses dettes ; septimo anno facies remissionem.... cui debetur aliquid ab amico vel proximo ac fratre suo repetere non poterit, quia annus remissionis est domini : Deut. xv. 2. D’un autre côté lorsqu’un Israélite avoit été vendu à un compatriote, dès qu’il avoit servi six années plutôt comme mercénaire que comme esclave, il sortoit à la septieme & devenoit libre comme auparavant : on ne devoit pas même le renvoyer les mains vuides, & sans lui accorder quelque secours & quelque protection pour l’avenir : si paupertate compulsus vendiderit se tibi frater tuus, non eum opprimes servitute famulorum, sed quasi mercenarius & colonus erit : Lev. xxv. 39. Cum tibi venditus suerit frater tuus hebræus, aut hebræa, & sex annis servierit tibi, in septimo anno dimittes eum liberum, & quem libertate donaveris, nequaquam vacuum abire patieris, sed dabis viaticum, &c. Deut. xv. 12. 13. 14.

Ces pratiques & autres de même nature que la loi prescrivoit aux Israélites, montrent bien l’esprit de fraternité que Dieu, par une sorte de prédilection, vouloit entretenir parmi eux ; je dis une sorte de prédilection, car enfin ces dispositions si pleines d’humanité, si dignes du gouvernement théocratique, ne furent jamais d’usage parmi les Chrétiens ; le Sauveur ne vint pas sur la terre pour changer les lois civiles, ou pour nous procurer des avantages temporels, il déclara au-contraire que son regne n’étoit pas de ce monde, il se défendit même de régler les affairés d’intérêt, quis me constituit judicem aut divisorem super vos. Luc xx. 14. Aussi en qualité de chrétiens nous ne sommes quittes de nos dettes qu’après y avoir satisfait. Le bénéfice du tems ne nous rend point les fonds que nous avons aliénés ; nous naissons presque tous vassaux, sans avoir pour la plûpart où reposer la tête en naissant ; & les esclaves enfin qu’on voit à l’Amérique, bien que nos freres en Jesus-Christ, ne sont pas traités de nos jours sur le pié de simples mercénaires.

Ces prodigieuses différences entre les Juifs & les autres peuples, suffisent pour répondre à la difficulté que fait S. Thomas, lorsqu’il oppose que l’usure ayant été prohibée entre les Hébreux, considerés comme freres, elle doit pour la même raison l’être également parmi nous. En effet, les circonstances sont si différentes, que ce qui étoit chez eux facile & raisonnable, n’est moralement parlant ni juste ni possible parmi les nations modernes. Joignez à cela que le précepte du prêt gratuit subsiste pour les Chrétiens comme pour les Israélites, dès qu’il s’agit de soulager les malheureux.

Quoi qu’il en soit, tandis que Dieu condamnoit l’usure à l’égard des membres nécessiteux de son peuple, nous voyons qu’il l’autorisoit avec les étrangers, par la permission expresse de la loi, fenerabis alieno, Deut. xxiij. 19. fenerabis gentibus multis, xv. 6. ib. Or peut-on dire sans blasphème que le souverain législateur eût permis une pratique qui eût été condamnée par la loi de nature : n’a-t-il pas toujours reprouvé l’adultere, la calomnie, &c. ? Concluons que dès-là l’usure ne peut être regardée comme proscrite par le droit naturel.

Allons plus loin, & disons que cette usure recommandée aux Hébreux, étoit un précepte d’économie nationale, une équitable compensation que Dieu leur indiquoit pour prévenir les pertes qu’ils auroient essuyées en commerçant avec des peuples qui vivoient au milieu d’eux : advena qui tecum versatur in terra ; mais qui élevés dans la pratique de l’usure, & attentifs à l’exiger, auroient rendu leur commerce trop désavantageux aux Juifs, s’ils n’avoient eu droit de leur côté d’exiger les mêmes intérêts de ces peuples. En un mot les Israélites tiroient des profits usuraires de tous les étrangers, par la même raison qu’ils les poursuivoient en tout tems pour les sommes que ceux-ci leur devoient ; faculté que l’année sabatique restraignoit à l’égard de leurs concitoyens : cui debetur aliquid ab amico vel proximo ac fratre suo, repetere non poterit, quia annus remissionis est domini, a peregrino & adverso exiges. Deut. xv. 2. 3.

La liberté qu’avoient les Israélites d’exiger l’usure de l’étranger, étoit donc de la même nature que la liberté de le poursuivre en justice toutes les fois qu’il manquoit à payer ; l’une n’étoit pas plus criminelle que l’autre, & bien qu’en plusieurs cas ces deux procedés leur fussent défendus entre eux, par une disposition de fraternité qui n’a point eu lieu pour les Chrétiens, non plus que le partage des terres, & autres bons reglemens qui nous manquent ; il demeure toujours constant que le prêt de lucre étoit permis aux Juifs à l’égard des étrangers, comme pratique équitable & nécessaire au soutien de leur commerce.

J’ajoute enfin qu’on ne sauroit admettre le sentiment de nos adversaires, sans donner un sens absurde à plusieurs passages de l’Ecriture. Prenons celui-ci entre autres : non fenerabis fratri tuo.... sed alieno. Ces paroles signifieront exactement, vous ne prêterez point à usure aux Israélites vos concitoyens & vos freres, ce seroit un procedé inique & barbare que je vous défens ; néanmoins ce procedé tout inique & tout barbare qu’il est, je vous le permets vis-à-vis des étrangers, de qui vous pouvez exiger des intérêts odieux & injustes. Il est bien constant que ce n’étoit point là l’intention du Dieu d’Israël. En permettant l’usure à l’égard des étrangers, il la considéroit tout au plus comme une pratique moins favorable que le prêt d’amitié qu’il établit entre les Hébreux ; mais non comme une pratique injuste & barbare. C’est ainsi que Dieu ordonnant l’abolition des dettes parmi son peuple, sans étendre la même faveur aux étrangers, ne fit pour ces derniers en cela rien d’inique ou de ruineux ; il les laissa simplement dans l’ordre de la police ordinaire.

Du reste on ne sauroit l’entendre d’une autre maniere sans mettre Dieu en contradiction avec lui-même. Le Seigneur, dit le texte sacré, chérit les étrangers, il leur fournit la nourriture & le vêtement, il ordonne même à son peuple de les aimer & de ne leur causer aucun chagrin : amat peregrinum & dat ei victum atque vestitum, & vos ergo amate peregrinos, quia & ipsi fuistis advenæ : Deut. x. 18. advenam non contristabis : Exod xxij. 21. peregrino molestus non eris : Exod. xxiij. 9. Cela posé, s’il faut regarder avec nos adversaires les usures que la loi permettoit vis-à-vis des étrangers, comme des pratiques odieuses, injustes, barbares, meurtrieres, il faudra convenir en même tems qu’en cela Dieu servoit bien mal ses protégés : mais ne s’apperçoit-on pas enfin que toutes ces injustices, ces prétendues barbaries, ne sont que des imaginations & des fantômes de gens livrés dès l’enfance à des traditions reçues sans examen, & qui en conséquence de leurs préjugés voient seuls ensuite dans l’usure légale, des horreurs & des iniquités que n’y voient point une infinité de gens pleins d’honneur & de lumieres, qui prêtent & qui empruntent au grand bien de la société ; que ne voient pas davantage ceux qui sont à la tête du gouvernement, & qui l’admettent tous les jours dans des opérations publiques & connues ; horreurs & iniquités enfin que Dieu ne voit pas lui-même dans le contrat usuraire, puisqu’il l’autorise à l’égard des peuples étrangers, peuples néanmoins qu’il aime, & auxquels il ne veut pas qu’on fasse la moindre peine : ama peregrinum.... peregrino molestus non eris, advenam non contristabis.

Quelques-uns ont prétendu que le fenerabis gentibus multis. Dext. xxviij. 12. n’annonçoit pas un commerce usuraire, & qu’il falloit l’entendre des prêts d’amitié que les Juifs pouvoient faire à des étrangers. Mais c’est une prétention formée au hasard, sans preuve & sans fondement. Nous prouvons au-contraire qu’il est ici question des prêts lucratifs, puisque Dieu les annonce à son peuple comme des recompenses de sa fidélité, puisqu’ils se devoient faire à des nations qui étoient constamment les mêmes que celles du fenerabis alieno, nations d’ailleurs qui comme étrangeres aux Israélites, leur étoient toujours odieuses.

Si vous êtes dociles à la voix du Seigneur votre Dieu, & que vous observiez ses commandemens, dit Moise, il vous élevera au-dessus de tous les peuples qui sont au milieu de vous ; il vous comblera de ses bénédictions, il vous mettra dans l’abondance au point que vous prêterez aux étrangers avec beaucoup d’avantage, sans que vous soyez réduits à rien emprunter d’eux. Si au-contraire vous êtes sourds à la voix du Seigneur, toutes les malédictions du ciel tomberont sur vos têtes ; les étrangers habitués dans le pays que Dieu vous a donné, s’éleveront au-dessus de vous, & devenus plus riches & plus puissans, bien loin de vous emprunter, ils vous prêteront eux-mêmes, & profiteront de votre abaissement & de vos pertes. Deut. xxviij. 1. 11. 12. 15. 43. 44.

De bonne foi tous ces prêts & emprunts que Moise annonçoit d’avance, pouvoient-ils être autre chose que des opérations de commerce, où l’on devoit stipuler des intérêts au profit du créancier ; sur-tout entre des peuples qui différoient d’origine, de mœurs, & de religion ? peuples jaloux & ennemis secrets les uns des autres ; & cela dans un tems où l’usure étoit universellement autorisée, ou elle étoit exigée avec une extrême rigueur, jusqu’à vendre les citoyens pour y satisfaire, comme nous le verrons dans la suite. En un mot, des peuples si discordans ne se faisoient-ils que des prêts d’amitié ? D’ailleurs supposé ces prêts absolument gratuits, les auroit-on présentés à ceux qui devoient les faire comme des avantages & des recompenses ? les auroit-on présentés à ceux qui devoient les recevoir comme des punitions & des désastres ? Peut-on s’imaginer enfin que pour rendre des hommes charnels & toujours intéressés, vraiment dociles à la voix du Seigneur, Moise leur eût proposé comme une recompense, l’avantage risible de pouvoir prêter sans intérêt, à des étrangers odieux & détestés.

Je conclus donc que le fenerabis gentibus multis, de même que le fenerabis alieno, établissent la justice de l’usure légale, quand elle se pratique entre gens accommodés, & que cette usure enfin loin d’être mauvaise de sa nature, loin de soulever des débiteurs contre leurs créanciers, paroîtra toujours aux gens instruits, non-moins juste qu’avantageuse au public, & sur-tout aux emprunteurs, dont plusieurs languiroient sans cette ressource, dans une inaction également stérile & dangereuse.

Réponse à ce qu’on allegue du nouveau Testament. Nous examinerons bien-tôt les passages des prophetes & des saints peres, mais voyons auparavant ceux de l’Evangile ; & pour mieux juger, considérons les rapports qu’ils ont avec ce qui précede & ce qui suit.

« Bénissez ceux qui vous donnent des malédictions, & priez pour ceux qui vous calomnient. Si l’on vous frappe sur une joue, présentez encore l’autre, & si quelqu’un vous enleve votre manteau, laissez-lui prendre aussi votre robe. Donnez à tous ceux qui vous demandent, & ne redemandez point votre bien à celui qui vous l’enleve ; traitez les hommes comme vous souhaitez qu’ils vous traitent. Si vous n’aimez que ceux qui vous aiment ; si vous ne faites du bien qu’à ceux qui vous en font, quelle récompense en pouvez-vous attendre ? les publicains, les pécheurs en font autant. Si vous ne prêtez qu’à ceux de qui vous espérez le même service, il n’y a pas à cela grand mérite ; les pécheurs même prêtent à leurs amis dans l’espérance du retour. Pour moi je vous dis, aimez vos ennemis au point de leur faire du bien, & de leur prêter, quoique vous ne puissiez pas compter sur leur gratitude ; vous deviendrez par-là les imitateurs & les enfans du très-haut qui n’exclut de ses faveurs ni les méchans ni les ingrats. Soyez donc ainsi que votre pere céleste, compatissans pour les malheureux. Luc, vj. 28. &c. Et travaillez à devenir parfaits comme lui ». Matt. v. 48.

Qui ne voit dans tout cela un encouragement à la perfection évangélique, à la douceur, à la patience, à une bienfaisance générale semblable à celle du pere céleste, estote ergo vos perfecti, mais perfection à laquelle le commun des hommes ne sauroit atteindre ? Ce que nous dit ici Jesus-Christ sur le prêt désintéressé, ne differe point des autres maximes qu’il annonce au même endroit, lorsqu’il nous recommande de ne point répéter le bien qu’on nous enleve, de laisser prendre également la robe & le manteau, de donner à tous ceux qui nous demandent, de présenter la joue à celui qui nous donne un soufflet, &c. toutes propositions qui tendent à la perfection chrétienne, & qui s’accordent parfaitement avec celle qui nous crie, aimez vos ennemis au point de les obliger & de leur prêter, quoique vous ne puissiez pas compter sur leur gratitude.

Observons au-reste sur cette derniere proposition qu’elle renferme plusieurs idées qu’il faut bien distinguer. Je dis donc qu’on doit regarder comme précepte l’amour des ennemis restraint à une bienveillance affectueuse & sincere ; mais que cette heureuse disposition pour des ennemis, n’oblige pas un chrétien à leur donner ou leur prêter de grandes sommes sans discernement, & sans égard à la justice qu’il doit à soi-même & aux siens. En un mot ce sont ici des propositions qui ne sont que de conseil, & nullement obligatoires ; autrement, si c’est un devoir d’imiter le pere céleste, en répandant nos bienfaits sur tout le monde, sans exclure les méchans ni les ingrats, en prêtant à quiconque se présente, même à des libertins & à des fourbes, comme on peut l’induire d’un passage de saint Jérôme, præcipiente domino, feneramini his à quibus non speratis recipere ; in caput xviij. Ezech. S’il faut donner à tous ceux qui nous demandent, s’il ne faut pas répéter le bien qu’on nous enleve, omni potenti retribue, & qui aufert quæ tua sunt ne repetas, Luc, vj. 30. Il s’ensuit qu’on ne peut rien refuser à personne, qu’on ne doit pas même poursuivre en justice le loyer de sa terre ou de sa maison ; que le titulaire d’un bénéfice n’en peut retenir que la portion congrue, & que sauf l’étroit nécessaire, chacun doit remplir gratis les fonctions de son état. Mais on sent que c’est trop exiger de la foiblesse humaine, que ce seroit livrer les bons à la dureté des méchans ; & ces conséquences le plus souvent impraticables, montrent bien que ces maximes ne doivent pas être mises au rang des préceptes.

Aussi, loin de commander dans ces passages, notre divin législateur se borne-t-il à nous exhorter au détachement le plus entier, à une bienfaisance illimitée ; & c’est dans ce sens que répondant au jeune homme qui vouloit s’instruire des voies du salut, voulez-vous, lui dit-il, obtenir la vie éternelle ? soyez fidele à garder les commandemens. Mais pesons bien ce qui suit ; si vous voulez être parfait, vendez le bien que vous avez, distribuez-le aux pauvres, & vous aurez un trésor dans le ciel. Si vis ad vitam ingredi, serva mandata… Si vis perfectus esse, vade, vende quæ habes & da pauperibus, &c. Matt. xjx. 17. Paroles qui démontrent qu’il n’y a point ici de précepte, mais seulement un conseil pour celui qui tend à la perfection, si vis perfectus esse ; conseil même dont la pratique ne pourroit s’étendre, sans abolir l’intérêt particulier, & sans ruiner les ressorts de la société : car enfin, s’il étoit possible que chacun se dépouillât de son bien, quel seroit le dernier cessionnaire ; & ce qui est encore plus embarrassant, qui voudroit se charger des travaux pénibles ? De tels conseils ne sont bons que pour quelques personnes isolées qui peuvent édifier le monde par de grands exemples ; mais ils sont impraticables pour le commun des hommes, parce que souvent leur état ne leur permet pas d’aspirer à ce genre de perfection. Si, par exemple, un pere sacrifioit ainsi les intérêts de sa famille, il seroit blâmé par tous les gens sages, & peut-être même repris par le magistrat.

Quand Jesus-Christ fit l’énumération des préceptes au jeune homme dont nous venons de parler, il ne lui dit pas un mot de l’usure. Il n’en dit rien non plus dans une autre occasion où il étoit naturel de en s’en expliquer, s’il l’avoit jugée criminelle ; c’est lorsqu’il exposa l’excellence de sa morale, & qu’il en dévelopa toute l’étendue en ces termes ; Matt. v. 33. &c. Il a été dit aux anciens, vous ne ferez point de faux serment ; & moi je vous dis de ne point jurer du tout. Il a été dit, vous pourrez exiger œil pour œil, dent pour dent ; & moi je vous dis de présenter la joue à celui qui vous donne un soufflet. Il a été dit, vous aimerez votre prochain, mais vous pourrez haïr votre ennemi, odio habebis inimicum, ibid. 43. & moi je vous dis, aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent. C’étoit ici le lieu d’ajouter : Il a été dit, vous pourrez prêter à usure aux étrangers, fenerabis alieno ; & moi je vous dis de leur prêter sans intérêt ; mais il n’a rien prescrit de semblable.

Au-surplus rappellons les passages qu’on nous oppose, & comparons-les ensemble pour en mieux saisir les rapports. Voici sur cela une observation intéressante.

Les actes de bienveillance & d’amitié dont parle Jesus-Christ en S. Matthieu, & qui consistent à aimer ceux qui nous aiment, à traiter nos freres avec honêteté, si diligitis eos qui vos diligunt, si salutaveritis fratres, v. 46. 47. De même les repas que se donnent les gens aisés, cum facis prandium aut caenam. Luc, xjv. 12. Nous pouvons ajouter d’après Jesus-Christ, les prêts usités entre les pécheurs, peccatores peccatoribus fenerantur. Luc, vj. 34. Tous ces actes opérés par le motif du plaisir ou de l’intérêt sont inutiles pour le salut ; on le sait, quam mercedem habebitis. Cependant quoique stériles, quoique éloignés de la perfection, ils ne sont pas pour cela répréhensibles. En effet seroit-ce un mal d’aimer & d’obliger ceux qui nous aiment, de les recevoir à notre table, de les traiter avec les égards de la politesse & de l’amitié, de leur prêter aux conditions honnêtes auxquelles ils nous prêtent eux-mêmes ; l’Evangile nous déclare seulement qu’il n’y a rien là de méritoire, puisque les publicains & les pécheurs en font autant.

C’est donc uniquement comme acte indifférent au salut, que Jesus-Christ nous annonce le prêt des pécheurs, lorsqu’il nous assure que ce n’est pas un grand mérite de prêter à gens avec qui nous espérons trouver quelque avantage ; si mutuum dederitis his à quibus speratis recipere, quæ gratia est vobis ? nam peccatores peccatoribus fenerantur ut recipiant æqualia. Luc, vj. 34. Mais je le répete, cet acte n’est pas criminel, non plus que les bons offices rendus à des amis, à des proches, ou les repas auxquels nous les invitons. Tous ces actes ne sont point condamnés par le Sauveur ; il les déclare seulement infructueux pour la vie éternelle, quæ gratia est vobis ?

Et qu’on ne dise pas comme quelques-uns, entre autres le sorboniste Gaitte que le prêt des pécheurs non-réprouvés de Jesus-Christ, étoit un prêt de bienveillance où le créancier ne retiroit que sa mise. Il se fonde mal-à-propos sur ces paroles du texte, peccatores peccatoribus fenerantur ut recipiant æqualia ; fenerantur, dit le sorboniste, id est, mutuum dant, non vero fenori dant ; qui enim fenori dat, non æqualia dat is, sed inæqualia recipit, quia plus recipit quam dederit. De usurâ, pag. 345. Il est visible que notre docteur a fort mal pris le sens de ces trois mots, ut recipiant æqualia. En effet, s’il falloit les entendre au sens que les pécheurs ne visoient en prêtant qu’à retirer leurs fonds ou une somme égale à celle qu’ils avoient livrée, ut recipiant æqualia ; que faisoient donc en pareil cas les gens vertueux ?

Ne voit-on pas que les pécheurs & les publicains ne pouvoient se borner ici à tirer simplement leur capital, & qu’il falloit quelque chose de plus pour leur cupidité ? Sans cela, quel avantage y avoit-il pour de telles gens, & sur quoi pouvoit être fondé le speratis recipere de l’Evangile ? Plaisante raison de prêter pour des gens intéressés & accoutumés au gain, que la simple espérance de ne pas perdre le fonds ! Ou l’on prête dans la vue de profiter, ou dans la vue de rendre service, & souvent on a tout-à-la fois ce double objet, comme l’avoient sans doute les pécheurs dont nous parlons ; mais on n’a jamais prêté uniquement pour retirer son capital ; seroit-ce la peine de courir des risques ? Il faut supposer pour-le-moins aux pécheurs de l’évangile l’envie d’obliger des amis, & de se ménager des ressources à eux-mêmes ; aussi est-ce le vrai, l’unique sens d’ut recipiant æqualia ; expression du-reste qui n’annonce ni le lucre, ni la gratuité du prêt, n’étant ici question que du bien-fait qui lui est inhérent, quand il s’effectue à des conditions raisonnables.

Ces paroles du texte sacré, peccatores peccatoribus fenerantur ut recipiant æqualia, signifient donc que les gens les plus intéressés prêtent à leurs semblables, parce qu’ils en attendent le même service dans l’occasion. Mais cette vue de se préparer des ressources pour l’avenir n’exclut point de modiques intérêts qu’on peut envisager en prêtant, même à ce qu’on appelle des connoissances ou des amis. C’est ainsi que nos négocians & nos publicains modernes savent maintenir leurs liaisons de commerce & d’amitié, sans renoncer entr’eux à la pratique de l’intérêt légal. Il faut donc admettre du lucre dans les prêts dont parle Jesus-Christ, & qu’il dit inutiles pour le salut, mais qu’il ne réprouve en aucune maniere, comme il n’a point réprouvé tant de contrats civils qui n’ont pas de motifs plus relevés que les bons offices, les repas & les prêts usités entre les pécheurs. Il faut conclure que ce sont ici de ces actes qui ne sont ni méritoires, ni punissables dans l’autre vie ; tels que sont encore les prieres, les jeûnes & les aumônes des hypocrites, qui ne cherchant dans le bien qu’ils operent que l’estime & l’approbation des hommes, ne méritent à cet égard auprès de Dieu ni punition, ni récompense, receperunt mercedem suam, Matth. vj. 1. 2. 5. 16.

Une autre raison qui prouve également que le prêt des pécheurs étoit lucratif pour le créancier ; c’est que s’il avoit été purement gratuit, dès-là il auroit mérité des éloges. Cette gratuité une fois supposée auroit mis Jesus-Christ en contradiction avec lui-même, & il n’auroit pû dire d’un tel prêt, quæ gratia est vobis ? Elle l’auroit mis aussi en contradiction avec Moïse, puisque ces prêteurs supposés si bienfaisans auroient pû lui dire : « Seigneur, nous prêtons gratuitement à nos compatriotes, & par-là nous renonçons à des profits que nous pourrions faire avec les étrangers ». Moïse, en nous prescrivant cette générosité pour nos freres, nous en promet la récompense de la part de Dieu, fratti tuo absque usura . . . . . commodabis ut benedicat tibi Dominus. Cependant, Seigneur, vous nous déclarez qu’en cela nous n’avons point de mérite, quæ gratia est vobis. Comment sauver ces contrariétés ?

Il est donc certain que les pécheurs de l’Evangile visoient tout-à-la-fois en prêtant, à obliger leurs amis & à profiter eux-mêmes ; que par conséquent ils percevoient l’usure de tout tems admise entre les gens d’affaires, sauf à la payer également quand ils avoient recours à l’emprunt. Or le Sauveur déclarant cette négociation simplement stérile pour le ciel, sans cependant la condamner ; le même négoce, usité aujourd’hui comme alors entre commerçans & autres gens à l’aise, doit être sensé infructueux pour le salut, mais néanmoins exempt de toute iniquité.

Expliquons à présent ces paroles de Jesus-Christ, Luc, vj. 35. diligite inimicos vestros, benefacite & mutuum date nihil inde sperantes. Passage qu’on nous oppose & qu’on entend mal ; passage, au reste, qui se trouve altéré dans la vulgate, & qui est fort différent dans les trois versions persane, arabe & syriaque, suivant lesquelles on doit lire : Diligite inimicos vestros, benefacite & mutuum date, nullum desperantes, nullum desperare facientes.

Le traducteur de la vulgate ayant travaillé sur le grec qui porte, δανείζετε μηδὲν ἀπελπίζοντες, a été induit en erreur ; en voici l’occasion. Anciennement μηδέν’ s’écrivoit avec apostrophe pour l’accusatif masculin, μηδένα, nullum, afin d’éviter la rencontre des deux a, qui auroient choqué l’oreille dans μηδένα ἀπελπίζοντες, nullum desperantes. Ce traducteur, qui apparemment n’avoit pas l’apostrophe dans son exemplaire, ou qui peut-être n’y a pas fait attention, a pris μηδὲν au neutre, & l’a rendu par nihil, de sorte que pour s’ajuster & faire un sens, il a traduit non pas nihil desperantes comme il auroit dû en rigueur, mais nihil inde sperantes. En quoi il a changé l’acception constante du verbe ἀπελπίζω, qui, dans tous les auteurs, tant sacrés que profanes, signifie désespérer, mettre au désespoir. Cette observation se voit plus au-long dans le traité des prêts de commerce, p. 106. Mais tout cela est beaucoup mieux développé dans une savante dissertation qui m’est tombée entre les mains, & où l’auteur anonyme démontre l’altération dont il s’agit avec la derniere évidence.

Cette ancienne leçon, si conforme à ce que Jesus-Christ dit en S. Matthieu, v. 42. « Donnez à celui qui vous demande, & n’éconduisez point celui qui veut emprunter de vous ». Qui petit à te, da ei, & volenti mutuari à te ne avertaris. Cette leçon, dis-je, une fois admise, leve toute la difficulté ; car dès-là il ne s’agit plus pour nous que d’imiter le Pere céleste, qui répand ses dons jusque sur les méchans ; il ne s’agit plus, dis-je, que d’aimer tous les hommes, que de faire du bien, & de prêter même à nos ennemis, sans refuser nos bons offices à personne, nullum desperantes. Mais cela ne dit rien contre le prêt de commerce que l’on feroit à des riches ; cela ne prouve point qu’on doive s’incommoder pour accroître leur opulence, parce que l’on peut aimer jusqu’à ses ennemis, & leur faire du bien sans aller jusqu’à la gratuité du prêt. En effet, c’est encore obliger beaucoup un homme aisé, sur-tout s’il est notre ennemi, que de lui prêter à charge d’intérêt ; & on ne livre pas ses especes à tout le monde, même à cette condition. Pollion, dit Juvenal, cherche par-tout de l’argent à quelque denier que ce puisse être, & il ne trouve personne qui veuille être sa dupe, qui triplicem usuram præstare paratus circuit, & fatuos non invenit, sat. ix. vers. 4. On peut donc assûrer que le prêt de commerce conservant toujours le caractere de bienfait, supposant toujours un fonds de confiance & d’amitié, il doit être sensé aussi légitime entre des chrétiens que les contrats ordinaires, d’échange, de louage, &c.

Mais, sans rien entreprendre sur le texte sacré, nous allons montrer que le passage tel qu’il est dans la vulgate, n’a rien qui ne se concilie avec notre opinion. Pour cela je compare le passage entier avec ce qui précede & ce qui suit, & je vois que les termes nihil inde sperantes sont indistinctement relatifs à diligite inimicos vestros, benesacite & mutuum date. Ces trois mots nous présentent un contraste parfait avec ce qui est marqué aux versets précédens, sans toucher du reste ni le lucre, ni la gratuité du prêt. Voici le contraste.

Il ne suffit pas pour la perfection que le Sauveur desire, que vous marquiez de la bienveillance ; que vous fassiez du bien ; que vous prêtiez à vos amis, à ceux qui vous ont obligé, ou de qui vous attendez des services, à quibus speratis recipere. La morale évangélique est infiniment plus pure. Si diligitis eos qui vos diligunt . . . . . Si benefeceritis his qui vobis benefaciunt, quæ vobis est gratia ? si quidem & peccatores hoc faciunt. Si mutuum dederitis his à quibus speratis recipere, quæ gratia est vobis ? nam & peccatores peccatoribus fenerantur ut recipiant æqualia : verumtamen diligite inimicos vestros, benefacite & mutuum date, nihil inde sperantes, (nullum desperantes), & erit merces vestra multa, & eritis filii altissimi, quia ipse benignus est super ingratos & malos. Estote ergo misericordes, &c.

Faites, dit J. C. plus que les pécheurs, que les publicains ; ils aiment leurs amis, ils les obligent, ils leur prêtent, parce qu’ils trouvent en eux les mêmes dispositions, & qu’ils en attendent les mêmes services. Pour vous, dit-il, imitez le Pere céleste, qui fait du bien aux méchans & aux ingrats ; aimez jusqu’à vos ennemis, aimez-les sincerement au point de les obliger & de leur prêter, nihil inde sperantes, quoique vous n’en puissiez pas attendre des retours de bienveillance ou de générosité.

Maxime plus qu’humaine, bien digne de son auteur, mais qui ne peut obliger un chrétien à ne pas réclamer la justice d’un emprunteur aisé, ou à lui remettre ce qu’on lui a prêté pour le bien de ses affaires ; puisqu’enfin l’on n’est pas tenu de se dépouiller en faveur des riches. Il y a plus, Jesus-Christ ne nous commande pas à leur égard la gratuité du prêt ; il n’annonce que le devoir d’aimer tous les hommes, sans distinction d’amis ou d’ennemis ; que le devoir de les obliger de leur prêter même autant qu’il est possible, sans manquer à ce que l’on doit à soi & à sa famille ; car il faut être juste pour les siens avant que d’être généreux pour les étrangers.

D’ailleurs par quel motif ce divin maître nous porte-t-il à une bienfaisance qui s’étend jusqu’à nos ennemis ? c’est principalement par des vues de commisération, estote ergo misericordes, ibid. 36. Il ne sollicite donc notre générosité que pour le soulagement des malheureux, & non pour l’agrandissement des riches qui ne sont pas des objets de compassion, qui souvent passent leurs créanciers en opulence. Ainsi la loi du prêt gratuit n’a point été faite pour augmenter leur bien-être. Il est visible qu’en nous recommandant la commisération, estote misericordes, le Sauveur ne parle que pour les nécessiteux. Aussi, je le répete, c’est pour eux seuls qu’il s’intéresse ; vendez, dit-il ailleurs, ce que vous avez, donnez-le aux pauvres, & vous aurez un trésor dans le ciel, Matth. xix. 17. Il n’a ni commandé, ni conseillé de donner aux riches ; il n’a point promis de récompense pour le bien qu’on leur feroit, au contraire il semble les exclure de nos bienfaits, en même-tems qu’il nous exhorte à les répandre sur les indigens. Au-lieu, dit-il, de recevoir à votre table des gens aisés, prêts à vous rendre la pareille, recevez-y plutôt des pauvres & des infirmes hors d’état de vous inviter, Luc, xiv. 12. 13.

Je demande après cela, quel intérêt Dieu peut prendre à ce que Pierre aisé prête gratis à Paul, également à son aise ? Autant qu’il en prend à ce que l’un invite l’autre à dîner.

Je dis donc, suivant la morale de Jesus-Christ, qu’il faut autant que l’on peut faire du bien & prêter gratuitement à ceux qui sont dans la peine & dans le besoin, même à des ennemis de qui l’on n’attend pas de reconnoissance, & cela pour imiter le Pere céleste qui répand ses dons & sa rosée sur les justes & sur les injustes. Cependant on n’est tenu de prêter gratis que dans les circonstances où l’on est obligé de faire des aumônes, dont le prêt gratuit est une espece, au-moins vis-à-vis du pauvre. D’où il suit qu’on ne manque pas au devoir de la charité en prêtant à profit à tous ceux qui ne sont pas dans la détresse, & qui n’empruntent que par des vues d’enrichissement ou d’élévation.

J’ajoute que, d’aller beaucoup plus loin, en prêtant comme quelques-uns l’entendent, & prêtant de grandes sommes avec une entiere indifférence, quasi non recepturus, dit S. Ambroise, epist. ad vigil. c’est se livrer à la rapacité des libertins & des aventuriers ; ce n’est plus prêter, en un mot, c’est donner ; ou plutôt c’est jetter & dissiper une fortune, dont on n’est que l’économe, & que l’on doit par préférence à soi-même & aux siens.

Concluons que le prêt gratuit nous est recommandé en général comme une aumône, & dès-là comme un acte de perfection assûré d’une récompense dans le ciel ; que cependant le prêt de commerce entre gens aisés n’est pas condamné par le Sauveur ; qu’il le considere précisément comme les bons offices, de ce qu’on appelle honnêtes gens, ou les repas que se donnent les gens du monde ; actes stériles pour le salut, mais qui ne sont pas condamnables. Or il n’en faut pas davantage pour des hommes qui, en faisant le bien de la société, ne peuvent négliger leurs propres intérêts, & qui prétendent louer leur argent avec autant de raison que leurs terres ou leurs travaux. D’autant plus qu’ils suivent la regle que Jesus-Christ nous a tracée, je veux dire qu’ils ne font aux autres dans ce négoce que ce qu’ils acceptent volontiers pour eux-mêmes. Ce qui n’empêche pas que la charité ne s’exerce suivant les circonstances.

Un hôtelier charitable donne le gîte gratis à un voyageur indigent, & il le fait payer à un homme aisé. Un médecin chrétien visite les pauvres par charité, tandis qu’il voit les riches par intérêt. De même l’homme pécunieux qui a de la religion, livre généreusement une somme pour aider un petit particulier dans sa détresse, le plus souvent sans sûreté pour le fonds ; & en tout cela il n’ambitionne que la récompense qui lui est assûrée dans le ciel : mais est-il question de prêter de grandes sommes à des gens aisés, il songe pour-lors qu’il habite sur la terre ; qu’il y est sujet à mille besoins ; qu’il est d’ailleurs entouré de malheureux qui réclament ses aumônes ; il croit donc pouvoir tirer quelque avantage de son argent, & pour sa propre subsistance & pour celle des pauvres ? Conséquemment il ne se fait pas plus de scrupule de prendre sur les riches le loyer de son argent, que de recevoir les rentes de sa terre ; & il a d’autant plus de raison d’en agir ainsi, qu’il est ordinairement plus facile à l’emprunteur de payer un intérêt modéré, qu’il n’est facile au créancier d’en faire l’entier abandon.

Toute cette doctrine est bien confirmée par la pratique des prêts de lucre publiquement autorisée chez les Juifs au tems de Jesus-Christ. On le voit par le reproche que le pere de famille fait à son serviteur, de n’avoir pas mis son argent chez les banquiers pour en tirer du-moins l’intérêt, puisqu’il n’avoit pas eu l’habileté de l’employer dans le commerce : oportuit ergo te committere pecuniam meam nummulariis, & veniens ergo recepissem utique quod meum est cum usurâ ; σὺν τάχῳ, cum fenore, Matth. xxv. 27.

Ce passage suffiroit tout seul pour établir la légitimité de l’usure légale : Sicut enim homo peregrè proficiscens vocavit servos suos, & tradidit illis bona sua, ibid. 14. Ce pere de famille qui confie son argent à ses serviteurs pour le faire valoir pendant son absence, c’est Dieu lui-même figuré dans notre parabole, qui prend cette voie pour nous instruire, simile est regnum cælorum, ibid. Et si le passage nous offre un sens spirituel propre à nous édifier, nous y trouvons aussi un sens naturel très-favorable à notre usure. En effet, Dieu nous parle ici de l’argent qu’on porte à la banque, & des intérêts qu’on en tire comme d’une négociation très-légitime, & qu’il croit lui-même des plus utiles, puisqu’il se plaint qu’on n’en ait pas usé dans l’occasion. Du reste, ce n’est pas ici une simple similitude, c’est un ordre exprès de placer une somme à profit. Il est inutile de dire que Jesus-Christ fait entrer quelquefois dans ses comparaisons des procédés qui ne sont pas à imiter, comme celui de l’économe infidele & celui du juge inique, &c. Dans le premier cas, Jesus-Christ oppose l’attention des hommes pour leurs intérêts temporels à leur indifférence pour les biens célestes ; & dans le second, il nous exhorte à la persevérance dans la priere, par la raison qu’elle devient efficace à la fin, même auprès des méchans, & à plus forte raison auprès de Dieu. On sent bien que Jesus-Christ n’approuve pas pour cela les infidélités d’un économe, & encore moins l’iniquité d’un juge.

La parabole des talens est d’une espece toute différente ; ce ne sont pas seulement des rapports de similitude qu’on y découvre, c’est une regle de conduite pratique sur laquelle il ne reste point d’embarras. Le pere de famille s’y donne lui-même pour un homme attentif à ses intérêts, pour un usurier vigilant qui ne connoît point ces grands principes de nos adversaires, que l’argent est stérile de sa nature, & ne peut rien produire, qu’on ne doit tirer d’une affaire que ce qu’on y met, &c. Il prétend au contraire que l’argent est très-fécond, & qu’il doit fructifier ou par le commerce ou par l’usure ; & non-seulement il veut tirer plus qu’il n’a mis, il veut encore moissonner où il n’a rien semé, meto ubi non semino, & congrego ubi non sparsi. Ibid.

Après cela il admet sans difficulté une pratique usuraire qu’il trouve autorisée par la police, & sur laquelle il ne répand aucun nuage de blâme ou de mépris ; pratique enfin qu’il indique positivement pour tirer parti d’un fonds qu’on n’a pas eu l’industrie d’employer avec plus d’avantage. Que peut-on souhaiter de plus fort & de plus décisif pour appuyer notre usure ?

Réponse aux passages des prophetes & des saints peres. Il nous reste à voir les passages des prophetes & des peres. A l’égard des premiers, on nous oppose Ezéchiel & David, qui tous deux nous parlent de l’usure comme une œuvre d’iniquité incompatible avec le caractere d’un homme juste. Pseaume 14 & 54. Ezech. ch. xviij.

J’observe d’abord là-dessus qu’il ne faut pas considérer les prophetes comme des législateurs. La loi étoit publiée avant qu’ils parussent, & ils n’avoient pas droit d’y ajouter. On ne doit donc les regarder quant à la correction des mœurs, que comme des missionnaires zélés qui s’appuyoient des lois préétablies pour attaquer des désordres plus communs de leur tems que du nôtre : ce qui est vrai sur-tout du brigandage des usuriers. Chez les Athéniens, l’usure ne connut de bornes que celles de la cupidité qui l’exerçoit. On exigeoit douze, quinze & vingt pour cent par année. Elle n’étoit guere moins excessive à Rome où elle souleva plus d’une fois les pauvres contre les riches. Elle y étoit fixée communément par mois au centieme du capital : ce qui fait douze pour cent par année ; encore alloit-elle souvent au-delà ; de sorte que cette centésime ruineuse qui portoit chaque mois intérêt d’intérêt, nova usurarum auctio per menses singulos, dit S. Ambroise de Tobia, c. viij. cette centésime dévorante engloutissoit bientôt toute la fortune de l’emprunteur. Ce n’est pas tout, les créanciers faute de payement, après avoir discuté les biens d’un insolvable, devenoient maîtres de sa personne, & avoient droit de le vendre pour en partager le prix, parteis secanto, dit la loi des douze tables. S’il n’y avoit qu’un créancier, il vendoit de même le débiteur, ou il l’employoit pour son compte à divers travaux, & le maltraitoit à son gré. Tite-Live rapporte là-dessus un trait qu’on ne sera pas fâché de retrouver ici. liv. II. n°. 23, l’an de Rome 260.

« La ville se trouvoit, dit-il, partagée en deux factions. La dureté des grands à l’égard des peuples, & sur tout les rigueurs de l’esclavage auxquelles on soumettoit les débiteurs insolvables, avoient allumé le feu de la discorde entre les nobles & les plébéiens. Ceux-ci frémissoient de rage, & marquoient publiquement leur indignation, en considérant qu’ils passoient leur vie à combattre au-dehors pour assurer l’indépendance de la république & pour étendre ses conquêtes, & que de retour dans leur patrie, ils se voyoient opprimés & mis aux fers par leurs concitoyens, tyrans plus redoutables pour eux que leurs ennemis mêmes. L’animosité du peuple se nourrit quelque tems de ces plaintes ; un événement singulier la fit éclater enfin par un soulevement général.

« On vit un jour un vieillard couvert de haillons qui paroissoit fuir vers la place ; un visage pâle, un corps exténué, une longue barbe, des cheveux hérissés lui donnoient un air hagar & sauvage, & annonçoient en lui le comble de la misere. Quoiqu’il fût ainsi défiguré, on le reconnut bientôt ; on apprit qu’il avoit eu autrefois du commandement dans l’armée, & qu’il avoit servi avec honneur ; il en donnoit des preuves en montrant les blessures dont il étoit couvert. Le peuple que la singularité du spectacle avoit rassemblé autour de lui, parut d’avance fort sensible à ses malheurs ; chacun s’empresse de lui en demander la cause. Il dit que pendant qu’il portoit les armes contre les Sabins, sa maison avoit été pillée & brûlée par les ennemis, qui avoient en même tems pris ses bestiaux & ruiné sa récolte : qu’après cela les besoins de la république ayant exigé de fortes contributions, il avoit été obligé d’emprunter pour y satisfaire, & que les usures ayant beaucoup augmenté sa dette, il avoit vendu d’abord son patrimoine, & ensuite ses autres effets ; mais que cela ne suffisant pas encore pour l’acquitter, il s’étoit vu réduit par la rigueur de la loi à devenir l’esclave de son créancier, qui en conséquence non-seulement l’avoit accablé de travaux, mais l’avoit encore excédé par des traitemens honteux & cruels, dont il montroit les marques récentes sur son corps meurtri de coups. A cette vue il s’éleve un cri qui porte le trouble dans toute la ville. Les plébéiens mutinés se répandent dans tous les quartiers, & mettent en liberté tous les citoyens detenus pour dettes. Ceux-ci se joignant aux premiers, & implorant la protection du nom romain, augmentent la sédition ; à chaque pas il se présente de nouveaux compagnons de révolte, &c. »

Nous trouvons dans l’histoire sainte des traits également intéressans sur le même sujet. Nous y apprenons que l’usure étoit si ruineuse parmi les Juifs, & qu’on en exigeoit le payement avec tant de rigueur, que les emprunteurs étoient quelquefois réduits pour y satisfaire, à livrer leurs maisons, leurs terres & jusqu’à leurs enfans. Néhémie, au tems d’Esdras, vers l’an 300 de Rome, envoyé par Artaxerces Longuemain pour commander en Judée, & pour rebâtir Jérusalem, nous en parle comme témoin oculaire, & nous en fait un récit des plus touchans. Esdras, l. II. ch. v.

« Les pauvres, dit-il, accablés par leurs freres, c’est à-dire leurs concitoyens, parurent disposes à un soulevement ; on vit sortir en foule hommes & femmes remplissant Jérusalem de plaintes & de clameurs. Nous avons plus d’enfans que nous n’en pouvons nourrir, disoient les uns ; il ne nous reste plus d’autre ressource que de les vendre pour avoir de quoi vivre. Nous sommes forcés, disoient les autres, d’emprunter à usure & d’engager notre patrimoine, tant pour fournir à nos besoins que pour payer les tributs au roi, sommes-nous de pire condition nous & nos enfans que les riches qui nous oppriment, & qui sont nos freres ? Cependant nos enfans sont dans l’esclavage, & nous sommes hors d’état de les racheter, puisque nous voyons déja nos champs & nos vignes en des mains étrangeres ».

Néhémie attendri parla vivement aux magistrats & aux riches, de l’usure qu’ils exigeoient de leurs freres. « Vous savez, leur dit il, que j’ai racheté, autant qu’il m’a été possible, ceux de nos freres qui avoient été vendus aux étrangers ; vous au contraire, vous les remettez dans l’esclavage, pour que je les en retire une seconde fois. Votre conduite est inexcusable ; elle prouve que la crainte du Seigneur ne vous touche pas ; & vous vous exposez au mépris de nos ennemis. » Ils ne surent que répondre à ce juste reproche. Il leur dit donc alors : « Nous avons prêté à plusieurs, mes freres, mes gens & moi, nous leur avons fourni sans intérêt de l’argent & du grain ; faisons tous ensemble un acte de générosité ; remettons à nos freres ce qu’ils nous doivent, & en conséquence qu’on leur rende sur le champ leurs maisons & leurs terres, & qu’il ne soit plus question de cette centesime que vous avez coutume d’exiger tant pour l’argent que pour les grains, l’huile & le vin que vous leur prêtez. Sur cela chacun promit de tout rendre : ce qui fut aussi-tôt exécuté ».Ibid.

Mais dans quel siecle voyoit-on chez les Juifs une usure si générale ? usure que les prêtres mêmes exerçoient puisque Néhémie leur en parla, & leur fit promettre d’y renoncer à l’avenir. Vocavi sacerdotes & adjuravi eos us facerent, &c. Ibid. v. 12. Tout cela se pratiquoit au siecle même d’Ezéchiel, au retour de la captivité, c’est-à-dire dans un tems ou ces peuples paroissoient rentrer en eux-mêmes, & travailler de concert à réparer les désastres qu’une longue absence & de longues guerres avoient attirés sur leur patrie.

L’usure n’étoit pas moins onéreuse aux pauvres sous le regne de David, puisqu’annonçant en prophete la prospérité future de Salomon, son successeur & son fils, il prédit que cet heureux monarque délivreroit le pauvre de l’oppression des riches, & qu’il le garantiroit des violences de l’usure. Ps. 71. 12. 13. 14.

Voilà donc l’usure établie parmi le peuple de Dieu ; mais remarquons que le roi prophete parle d’une usure qui attaque jusqu’à la vie des nécessiteux, animas pauperum salvas faciet, ex usuris & iniquitate redimet animas eorum. Ibid.

Ezéchiel suppose aussi l’usure exercée par un brigand, qui désole principalement les pauvres & les indéfendus. Latronem . . . egenum & pauperem contristantem, ad usuram dantem. xviij. 12. 13. Rappellons ici que l’usure légale étoit la centésime pour l’argent, c’est-à-dire douze pour cent par année ; mais c’étoit bien pis pour les grains : c’étoit cinquante pour cent d’une récolte à l’autre. Si summa crediti in duobus modiis fuerit, tertium modium ampliùs consequantur . . . quæ lex ad solas pertinet fruges, nam pro pecuniâ ultra singulas centesimas creditor vetatur accipere. Cod. theod. tit. de usuris. C’étoit véritablement exercer l’usure contre les pauvres ; car on ne voit que de tels gens emprunter quelques mesures de grain ; mais c’étoit exercer une usure exorbitante, & qui paroît telle aujourd’hui aux hommes les plus intéressés.

Après cela faut-il s’étonner que des prophetes aient confondu le commerce usuraire avec l’injustice, avec la fraude & le brigandage ? Combien ne devoient-ils pas être touchés en voyant ces horreurs dans une nation, dont les membres issus d’une souche commune & connue étoient proprement tous freres &c tous égaux ; dans une nation à laquelle Dieu avoit donné les lois les plus douces & les plus favorables, & où il ne vouloit pas enfin qu’il y eût personne dans la misere. Omninò indigens & mendicus non erit inter vos. Deut. xv. 4.

Dans ces circonstances, l’usure ne fournissoit aux prophetes que trop de sujets de plaintes & de larmes. Ces saints personnages voyoient avec douleur que de pauvres familles ne trouvoient dans l’emprunt qu’un secours funeste qui aggravoit leur misere, & qui souvent les conduisoit à se voir dépouillés de leurs héritages, à livrer jusqu’à leurs enfans pour appaiser leurs créanciers. Nous l’avons vu dans le récit de Néhémie. Ecce nos subjugamus filios nostros & filias nostras in servitutem, &c. Esdr. ij. 55. On le voit encore dans les plaintes de cette veuve pour qui Elisée fit un miracle, dans le tems qu’on alloit lui enlever ses deux fils Ecce creditor venit ut tollat duos filios meos ad serviendum sibi. IV. Reg. iv. 1.

Nous avons deja dit que la médiocrité qui faisoit l’état des Hébreux, dispensoit les riches de recourir aux emprunts, & qu’ainsi l’on ne prêtoit guere qu’à des pauvres qui pouvoient seuls se trouver dans le besoin. Du reste s’il se faisoit quelques prêts entre les gens aisés, comme l’usure modérée étoit permise par le droit naturel, Moïse, de l’aveu du p. Semelier, la toléra dans les Juifs ad duritiam cordis . . . . à l’égard des riches & des étrangers. Conf. eccl. p. 130. Mais le sanhedrin ou le conseil de la nation étoit au-moins dans les dispositions de cette prétendue tolérance, puisque les magistrats eux-mêmes exerçoient l’usare au tems de Néhémie. Increpavi, dit-il, optimates & magistratus, loco cit. v. 7, puisqu’au tems de Jesus-Christ, la police permettoit le commerce usuraire qui se faisoit avec les banquiers, comme on l’a vu par le passage de S. Matthieu ; & comme on le voit dans S. Luc, quare non dedisti pecuniam meum ad mensam, ut ego veniens cum usuris utique exegissem illam. xix 23.

Au surplus, on ne trouve nulle part que les prophetes se soient élevés contre la pratique respective d’un intérêt modique, ni à l’égard des étrangers, ni même entre leurs concitoyens aisés. Ces hommes divins parlant d’après Moïse, n’ont condamné comme lui que cette usure barbare qui dévoroit la misérable substance du nécessiteux, & qui le réduisoit lui & sa famille aux extrémités cruelles de la servitude ou de la mendicité. Tels étoient les abus qui faisoient gémir les prophetes, & c’est en conséquence de ces désordres, qu’ils mettoient l’usure au rang des crimes, & qu’ils la regardoient comme l’infraction la plus odieuse de cette charité fraternelle dont Dieu avoit fait une loi en faveur des pauvres, populo meo pauperi, Exod. xxij. 23.

Une observation qui confirme ce qu’on vient de dire, c’est que Néhémie ne se plaint de l’usure qu’il trouva établie en Judée, que parce qu’elle s’exerçoit sur des pauvres citoyens, & qu’elle les avoit réduits à de grandes extrémités. On voit même que bien qu’il eût le pouvoir en main, il ne s’étoit pas mis en devoir d’arrêter ce désordre, jusqu’à ce que les plaintes & les clameurs d’un peuple désespéré lui eurent fait appréhender un soulevement. Du reste, on peut dire en général que l’obligation de prêter aux indigens étoit bien mal remplie chez les Hébreux ; en effet, si les plus accommodés avoient été fideles à cet article de la loi, on n’auroit pas vû si souvent les pauvres se livrer comme esclaves à quelque riche compatriote : ce n’étoit à la vérité que pour six années, après quoi la faveur de la loi les rétablissoit comme auparavant, & les déchargeoit de toute dette antérieure ; ce qui étoit toujours moins dur que l’esclavage perpétuel ailleurs usité en pareilles circonstances.

Qu’on me permette sur cela une réflexion nouvelle & qui me paroît intéressante. Qu’est-ce proprement qu’acheter un esclave ? c’est à parler en chrétien avancer une somme pour délivrer un infortuné que l’injustice & la violence ont mis aux fers. A parler selon l’usage des anciens & des modernes, c’est se l’assujettir de façon, qu’au lieu de lui rendre la liberté suivant les vues d’une bienfaisance religieuse, au lieu de lui marquer un terme pour acquitter par son travail ce qu’on a déboursé pour lui, on opprime un frere sans défense, & on le réduit pour la vie à l’état le plus désolant & le plus misérable. Peut-on pécher plus griévement contre la charité fraternelle & contre la loi du prêt gratuit ? loi constamment obligatoire vis-à-vis des pauvres & des opprimés. Cette observation, pour peu qu’on la presse, démontre qu’il n’est pas permis d’asservir pour toujours tant de malheureux qu’on trafique aujourd’hui comme une espece de bétail, mais à qui suivant la morale évangélique, l’on doit prêter sans intérêt de quoi se libérer de la servitude, & par conséquent à qui l’on doit fixer un nombre d’années pour recouvrer leur liberté naturelle, après avoir indemnisé des maîtres bienfaisans qui les ont rachetés. Voilà un sujet bien plus digne d’allarmer les ames timorées, que les prêts & les emprunts qui s’opperent entre gens aisés, dans la vue d’une utilité réciproque.

Quoi qu’il en soit, l’usure étoit défendue aux Israélites à l’égard de leurs compatriotes malheureux ; mais on ne voit pas qu’elle le fût à l’égard des citoyens aisés, & c’est surquoi les prophetes n’ont rien dit : du reste, si l’on veut qualifier cette prohibition de loi générale qui devoit embrasser également les indigens & les riches, il faut la regarder alors comme tant d’autres pratiques de fraternité que Dieu, par une prédilection singuliere, avoit établie chez les Hébreux ; mais cette loi supposée n’obligera pas plus les chrétiens, que le partage des terres, que la remise des dettes & les autres institutions semblables qui ne sont pas venues jusqu’à nous, & qui paroitroient incompatibles avec l’état actuel de la société civile.

Il résulte de ces observations, que les passages d’Ezéchiel & de David ne prouvent rien contre nos prêts de commerce : prêts qui ne se font qu’à des gens aisés qui veulent augmenter leur fortune. Il ne s’agit pas ici, comme dans les faits que nous offre l’histoire sacrée, de la commisération dûe aux nécessiteux ; ces gens-ci sont fort étrangers dans la question de l’intérêt moderne, & je ne sçais pourquoi on les y produit si souvent. Ils s’offroient autrefois tout naturellement dans la question de l’usure, par la raison entr’autres, que les créanciers avoient sur les debiteurs ces droits exorbitans déja rapportés ; mais aujourd’hui que cette loi barbare n’existe plus, & qu’un insolvable se libere par une simple cession, on n’a proprement aucune prise sur les pauvres. Aussi ne leur livre-t-on pour l’ordinaire que des bagatelles qu’on veut bien risquer ; ou si on leur prête une somme notable, on ne les tourmente pas pour les intérêts, on est très-content quand on retire son capital.

Quant aux peres de l’église que l’on nous oppose encore, ils avoient les mêmes raisons que les prophetes ; ils plaidoient comme eux la cause des infortunés. Ils représentent avec force à ceux qui exerçoient l’usure, qu’ils profitent de la misere des pauvres pour s’enrichir eux-mêmes ; qu’au lieu de les soulager comme ils le doivent, ils les écrasent & les asservissent de plus en plus. Usuras solvit qui victu indiget …… panem implorat, gladium porrigitis ; libertatem obsecrat, servitutem irrogatis. Ambr. de Tobia, c. iij.

S. Grégoire de Nazianze dit que l’usurier ne tire son aisance d’aucun labour qu’il denne à la terre, mais de la détresse, du besoin des pauvres travailleurs ; non ex terræ cultu, sed ex pauperum inopia & penuriâ commoda sua comparans. Orat. 15.

S. Augustin considere aussi le prêt lucratif par le tort qu’il fait aux nécessiteux, & il l’assimile à un vol effectif. Le voleur, dit-il, qui enleve quelque chose à un homme riche, est-il plus cruel que le créancier qui fait périr le pauvre par l’usure ? An crudelior est qui substrahit aliquid vel eripit diviti, quam qui trucidat pauperem fenore. Epit. 54. ad Maced.

C’est encore la misere du pauvre qui paroît affecter S. Jérôme sur le fait de l’usure. Il y a, dit-il, des gens qui prêtent des grains, de l’huile & d’autres denrées aux pauvres villageois, à condition de retirer à la récolte tout ce qu’ils ont avancé, avec la moitié en sus, amplius mediam partem. Ceux qui se piquent d’équité, continue-t-il, n’exigent que le quart au-dessus de leur avance, qui justissimum se putaverit, quartam plus accipiet. In cap. xvij. Ezech. Cette derniere condition, qui étoit celle des scrupuleux, faisoit pourtant vingt-cinq pour cent pour huit ou dix mois au plus : usure vraiment excessive, & réellement exercée contre le foible & l’indéfendu.

On le voit, ces dignes pasteurs ne s’intéressent que pour la veuve & l’orphelin ; pour les pauvres laboureurs & autres indigens, sur le sort desquels ils gémissent, & qui par les excès de l’usure ancienne, par la rigueur des poursuites jadis en usage, ne méritoient que trop toute leur commisération. Mais tant de beaux traits qui marquent si bien la sensibilité des peres sur le malheur des pauvres, n’ont aucun rapport avec les prêts de commerce usités entre les riches. En effet, l’aggrandissement de ceux-ci ne touchoit pas assez nos saints docteurs pour qu’ils songeassent à leur assurer la gratuité de l’emprunt. C’est dans cet esprit que S. Jérôme écrivant à Pammaque qui vouloit embrasser la pauvreté évangélique, l’exhorte à donner son bien aux indigens, & non à des riches, déja trop enflés de leur opulence ; à procurer le nécessaire aux malheureux, plutôt qu’à augmenter le bien-être de ceux qui vivoient dans le faste. Da pauperibus, non locupletibus, non superbis ; da quo necessitas sustentetur, non quo augeantur opes. Epist. 54. ad Pammaq.

Le soulagement des pauvres étoit donc le grand objet des saints peres, & non l’avantage temporel des riches ; avantage qui dans les vues de la piété, leur étoit fort indifférent. Il l’étoit en effet au point, qu’ils ne discutent pas même les prêts qu’on peut faire aux gens aisés ; ou s’ils en disent un mot par occasion, ce qui est rare, ils donnent tout lieu de croire qu’ils sont légitimes, quand ils se font sans fraude & aux conditions légales ; en voici des exemples.

Saint Grégoire de Nice ayant prêché vivement contre la pratique de l’usure, toujours alors excessive & souvent accompagnée de barbarie, les gens pécunieux dirent publiquement qu’ils ne prêteroient plus aux pauvres. Minantur se pauperibus non daturos mutuum ; ce qui marque assez qu’ils ne renonçoient pas aux prêts qu’ils faisoient aux personnes aisées ; aussi ne les leur interdisoit-on pas. Cependant si S. Grégoire avoit été dans le sentiment de nos casuistes, il n’auroit pas manqué d’exposer à ses auditeurs que la prohibition de l’usure étoit égale pour tous les cas d’aisance ou de pauvreté ; qu’en un mot, les prêts de lucre étoient injustes de leur nature, tant à l’égard du riche qu’à l’égard du nécessiteux ; mais il ne dit rien de semblable ; & sans chicaner ses ouailles sur les prêts à faire aux gens aisés, il ne s’intéresse que pour les malheureux. Il déclare donc qu’il faut faire des aumônes pures & simples ; & quart aux prêts qui en sont, dit-il, une espece, il assure de même qu’on est tenu d’en faire ; ensorte, ajoute-t-il, qu’on se rend également coupable, soit qu’en prête à intérêt, soit qu’on refuse de prêter ; & cette derniere alternative ne pouvoit être vraie qu’en la rapportant aux seuls pauvres, autrement sa proposition étoit évidemment insoutenable. Æquè obnoxius est panæ qui non dat mutuum, & qui dat suo conditione usuræ. Contra usurarios.

Mais écoutons S. Jéan Chrysostome, nous verrons que les intérêts qu’on tire des gens aisés, n’étoient pas illicites, & qu’il ne les condamnoit pas lui-même. « Si vous avez, dit-il, placé une somme à charge d’intérêts entre les mains d’un homme solvable, sans doute que vous aimeriez mieux laisser à votre fils une bonne rente ainsi bien assurée, que de lui laisser l’argent dans un coffre, avec l’embarras de le placer par lui-même ». Si argentum haberes sub fenore collocatum & debitor probus esset ; malles certè syngrapham quam aurum filio relinquere ut inde proventus ipsi esset magnus, nec cogeretur alios quærere ubi posset collocare. Joan. Chrysost. in Matt. homil. lxvj. & lxvij. p. 660. lit. b. tom. VII. édit. D. Bern. de Montfaucon.

Il s’agit, comme l’on voit, d’un pret de lucre & de l’interêt que produit un capital inaliéné, puisqu’on suppose que le pere eût pû le retirer pour le laisser à ses enfans, & que d’ailleurs les contrats de constitution n’étoient pas alors en usage entre particuliers. Cons. de Paris, tom. II. l. II. p. 318. Du reste, notre saint évêque parle de cette maniere de placer son argent, comme d’une pratique journaliere & licite ; il ne répand lui-même aucun nuage sur cet emploi, & il n’improuve aucunement l’attention du pere à placer ses fonds à intérêts & d’une façon sûre, afin d’épargner cette sollicitude aux siens. Ces deux passages ne sont pas les seuls que je pusse rapporter, mais je les crois suffisans pour montrer aux ennemis de l’usure légale qu’ils n’entendent pas la doctrine des peres à cet égard.

Au reste, si les docteurs de l’église ont approuvé les prêts de commerce entre personnes aisées, il est d’autres prêts absolument iniques contre lesquels ils se sont justement élevés avec les lois civiles ; ce sont ces prêts si funestes à la jeunesse dont ils prolongent les égaremens, en la conduisant à la mendicité & aux horreurs qui en sont la suite. S. Ambroise nous décrit les artifices infâmes de ces ennemis de la société, qui ne s’occupent qu’à tendre leurs filets sous les pas des jeunes gens, dans la vue de les surprendre & de les dépouiller. Adolescentulos divites explorant per suos… aiunt nobile pradium esse venale… prætendunt alienos fundos adolescenti ut eum suis spolient, tendunt retia, &c.

Voilà des mysteres d’iniquité que les avocats de l’intérêt légal sont bien éloignés d’autoriser, mais à ces procédés odieux, joignons les barbaries que S. Ambroise dit avoir vues, & que l’on croit à peine sur son témoignage. L’usure de son tems étoit toujours excessive, toujours la centesime qui s’exigeoit tous les mois, & qui non-payée accroissoit le capital usuræ applicantur ad sortem, ibid. c. vij. nova usurarum auctio per menses singulos, cap. viij. Si à la fin du mois l’intérêt n’étoit pas payé, il grossissoit le principal au point qu’il faisoit au bout de l’an plus que le denier huit, & qui en voudra faire le calcul, trouvera qu’un capital se doubloit en moins de six ans. Pour peu donc qu’un emprunteur fût malheureux, pour peu qu’il fût négligent ou dissipateur, il étoit bientôt écrasé. Les suites ordinaires d’une vie licencieuse étoient encore plus terribles qu’à présent : malheur à qui se livroit à la mollesse & aux mauvais conseils. On obsédoit les jeunes gens qui pouvoient faire de la dépense, & comme dit S. Ambroise, les marchands de toute espece, les artisans du luxe & des plaisirs, les parasites & les flatteurs conspiroient à les jetter dans le précipice ; je veux dire, dans les emprunts & dans la prodigalité. Bientôt ils essuyoient les plus violentes poursuites de la part de leurs créanciers, exactorum circum latrantum barbaram instantiam, dit Sidoine lib. IV. epist. 24. On faisoit vendre leurs meubles, & on leur arrachoit jusqu’à la vie civile, en les précipitant dans l’esclavage. Alios proscriptioni addicit, alios servituti, Ambr. de Tob. c. xj. Aussi voyoit-on plusieurs de ces malheureux se pendre ou se noyer de désespoir. Quanti se propter fenus strangulaverunt ! Ibid. cap. viij. Quam multi ob usuras laqueo sese interemerunt vel præcipites in fluvios dejecerunt ! Greg. Niss. contra usurarios.

Quelquefois les usuriers mettoient le fils en vente pour acquitter la dette du pere. Vidi ego miserabile spectaculum liberos pro paterno debito in auctionem deduci. Ambr. ibid. c. viij. Les peres vendoient eux-mêmes leurs enfans pour se racheter de l’esclavage. S. Ambroise l’atteste encore comme un fait ordinaire ; il est difficile de lire cet endroit sans verser des larmes ; vendit plerumque & pater liberos autoritate generationis, sed non voce pietatis. Ad auctionem pudibundo vultu miseros trahit dicens… vestre pretio redimitis patrem, vestra servitute paternam emitis libertatem. Ibid. cap. viij.

Après cela peut-on trouver étrange que nos saints docteurs aient invectivé contre le commerce usuraire, & qu’ils y aient attaché une idée d’injustice & d’infamie, que des circonstances toutes différentes n’ont encore pu effacer ? Ne voit-on pas qu’ils n’ont été portés à condamner l’usure qu’à cause des cruautés qui l’accompagnoient de leur tems ? Aussi l’attaquent-ils sans cesse, comme contraire à la charité chrétienne, & à la commisération que l’on doit à ses semblables dans l’infortune. Ils parlent toujours du prêt gratuit comme d’un devoir que la nature & la religion nous imposent ; & par conséquent, je le répete, ils n’ont eu en vue que les pauvres ; car encore un coup, il est constant que personne n’est tenu de prêter gratis aux gens aisés. Ces saints docteurs n’exigent donc pas qu’un homme prête à son desavantage pour augmenter l’aisance de son prochain. En un mot, ils n’ont jamais trouvé à redire que l’homme pécunieux cherchât des emprunteurs solvables pour tirer de ses especes un profit honnête, ou comme dit saint Chrysostome, ut inde proventus ipsi esset magnus. Mais du reste nous ne soutenons que l’intérêt de la loi, intérêt qu’elle n’autorise que parce qu’il est équitable, nécessaire, & dès-là sans danger pour la société. Voyons à présent s’il a toujours été approuvé par la législation, & si elle a prétendu le proscrire, quand elle a sévi contre les usuriers.

Nous dirons donc sur cet objet, que c’est uniquement pour arrêter le brigandage de l’usure, que les législateurs ont si souvent prohibé le commerce usuraire ; mais dans ce cas, il faut toujours entendre un négoce inique, préjudiciable au public & aux particuliers, tel que l’ont fait autrefois en France les Italiens & les Juifs.

Saint Louis qui regna dans ces tems malheureux voyant que l’usure étoit portée à l’excès, & ruinoit ses sujets, la proscrivit tout-à-fait par son ordonnance de 1254. Mais ce n’étoit ni un mot que l’on condamnoit alors, ni ce modique intérêt qu’exige le bien public, & que les puissances de la terre n’empêcheront pas plus que le cours des rivieres. C’étoit une usure intolérable, c’étoit en un mot l’usure des Juifs & des Lombards, qui s’engraissoient dans ce tems-là des miseres de la France. La loi leur accordoit l’intérêt annuel de 4 sols pour livre, quatuor denarios in mense, quatuor solidos in anno pro librâ. Cela faisoit vingt pour cent par année, que l’on réduisoit à quinze pour les foires de Champagne. C’est ce que l’on voit par une ordonnance de 1311, publiée sous Philippe le Bel, qui monta sur le trône quinze ans après la mort de saint Louis. Ce taux excessif ne satisfaisoit pas encore l’avidité des usuriers. Le cardinal Hugue, contemporain de notre saint roi, nous les représente comme des enchanteurs, qui, sans battre monnoie, faisoient d’un tournois un parisis, sine percussione mallei faciunt de turonensi parisiense, Hug. card. in psal. 14. c’est-à-dire, que pour vingt sols ils en tiroient vingt-cinq ; ce qui fait le quart en sus, ou 25 pour cent ; usure vraiment exorbitante, & qui meritoit bien la censure des casuistes & la sévérité des lois.

Ce fut dans ces circonstances que saint Louis, témoin des excès de l’usure, & des vexations qui s’ensuivoient contre les peuples, la défendit tout-à-fait dans le royaume. Mais par-là ce prince manqua le but qu’il se proposoit ; & dans un siecle d’impolitie & de ténebres cui souffroit les guerres particulieres, qui sanctifioit les croisades, dans un siecle de superstition qui admettoit le duel & l’épreuve du feu pour la conviction des criminels, dans un siecle, en un mot où les vrais intérêts de la religion & de la patrie étoient presque inconnus, saint Louis en proscrivant toute usure, donna dans un autre excès qui n’opéra pas encore le bien de la nation. Il arriva bientôt, comme sous l’empereur Basile, que l’invincible nécessité d’une usure compensatoire fit tomber en désuétude une loi qui contrarioit les vues d’une sage police, & qui anéantissoit les communications indispensables de la société. C’est ce qui parut évidamment en ce que l’on fut obligé plusieurs fois de rappeller les usuriers étrangers, à qui l’on accordoit quinze & vingt pour cent d’un intérêt que la loi rendoit licite ; & qui par mille artifices en tiroient encore davantage.

Il résulte de tous ces faits, que si les puissances ont frappé l’usure, leurs coups n’ont porté en général que sur celle qui attaquant la subsistance du pauvre, & le patrimoine d’une jeunesse imprudente, mine par-là peu-à-peu & ronge insensiblement un état. Mais cette usure détestable ne ressemble que par le nom à celle qui suit les prêts de commerce ; prêts qui ne portent aujourd’hui qu’un intérêt des plus modiques, prêts en conséquence recherchés par les meilleurs économes, & qui par l’utile emploi qu’on en peut faire, sont presque toujours avantageux à l’homme actif & intelligent.

Ces réflexions au reste sont autant de vérités solemnellement annoncées par une déclaration que Louis XIV. donna en 1643, pour établir des monts de piété dans le royaume. Ce prince dit, que les rois ses prédécesseurs … ont, par plusieurs édits & ordonnances, impose des peines à ceux qui faisoient le trafic illicite de prêter argent à excessif intérêt … nous voulons, dit ce monarque, employer tous les efforts de notre autorité royale pour renverser tout-à-la-fois & les fondemens, & les ministres de cette pernicieuse pratique d’usure qui s’exerce dans les principales villes de notre royaume. Et d’autant que le trafic de l’emprunt & du prêt d’argene est très-utile & nécessaire dans nos états … nous avons voulu établir des monts de piété, abolissant de cette sorte & le pernicieux trafic des usuriers, & le criminel usage des usures qu’on y rend arbitraires, à la ruine des familles. Conf. eccl. p. 298.

On voit que ce prince veut empêcher simplement les excès d’une usure arbitraire & ruineuse pour les sujets, & non pas, pesez bien les termes, le trafic de l’emprunt & du prêt d’argent, qu’il déclare très-utile, nécessaire même, quoique l’intérêt dont il s’agissoit alors fût bien au-dessus du denier vingt. On devoit payer par mois trois deniers pour livre au mont de piété ; ce qui fait trente-six deniers ou trois sols par an, triplicam usuram. Conf. eccl. p. 300.

Au surplus, Louis XIV. ne fait ici que suivre des principes invariables de leur nature, & absolument nécessaires en toute société policée. Philippe le Bel, dans l’ordonnance de 1311, ci-dessus alléguée, avoit déjà senti cette vérité. Il avoit reconnu plusieurs siecles avant Louis XIV. qu’il est un intérêt juste & raisonnable, que l’on ne doit pas confondre avec une usure arbitraire & préjudiciable à tout un peuple, graviores usuras, ce sont les termes, substantias populi gravius devorantes prosequimur attentius atque punimus. Mais il ne manque pas d’ajoûter expressément qu’il ne prétend pas empêcher qu’un créancier n’exige, outre le principal qui lui est dû, un intérêt légitime du prêt, ou de quelqu’autre contrat licite, dont il peut tirer de justes intérêts. Verum per hoc non tollimus quominus impunè creditor quilibet interesse legitimum præter sortem sibi debitum possit exigere ex mutuo, vel alio contractu quocumque licito ex quo interesse rationabiliter & licite peti possit vel recipi. Guenois, confér. des ordon. t. I. l. IV. tit. j. p. 621 & 623, édit. de Paris, 1678.

Il y avoit donc des prêts alors, qui sans autre formalité, produisoient par la convention même un intérêt légitime, comme aujourd’hui dans le Bugey, interesse legitimum ex mutuo, ou comme on trouve encore au même endroit, lucrum quod de mutuo recipitur, & par conséquent cet intérêt, ce profit s’exigeoit licitement ; sans doute parce qu’il étoit juste & raisonnable ; rationabiliter & licite peti possit. Il n’est rien de tel en effet que la justice & la raison, c’est-à-dire, dans notre sujet, l’intérêt mutuel des contractans ; & nos adversaires sont obligés de s’y rendre eux-mêmes. Voici donc ce que dit le pere Sémelier sur l’ordonnance de 1311. Il est vrai que Philippe le Bel ne prétend pas empêcher qu’un créancier ne puisse exiger au-delà du principal qui lui est dû un intérêt légitime du prêt.... mais l’on n’est pas en droit d’inférer que ce prince ait par-là autorisé le prêt de commerce, [il a pourtant autorisé le lucrum quod de mutuo recipitur].... il en faut seulement conclure qu’il permet que le créancier, par le titre du lucre cessant, ou du dommage naissant, reçoive des intérêts légitimes ; nous le dirons dans le livre sixieme qui suit ; mais alors, ajoute notre conférencier, ce n’est plus une usure. Confér. ecclésiast. p. 136.

Puisque cet intérêt si juste que l’on tire du prêt, cet interesse legitimum ex mutuo, ce lucrum quod de mutuo recipitur, n’est pas un profit illicite, ou ce que l’école appelle une usure, nous sommes enfin d’accord, & nous voila heureusement réconciliés avec nos adversaires ; car c’est-là tout ce que nous prétendons. Etoit-ce la peine de tant batailler pour en venir à un dénoument si facile ?

J’avois bien raison de dire en commençant que tout ceci n’étoit qu’une question de mots. On nous accorde en plein tous ce que nous demandons ; desorte qu’il n’y a plus de dispute entre nous, si ce n’est peut-être sur l’odieuse dénomination d’usure, que l’on peut abandonner, si l’on veut, à l’exécration publique, en lui substituant le terme plus doux d’intérêt légal.

Qu’on vienne à présent nous objecter les prophètes & les peres, les constitutions des papes & les ordonnances des rois. On les lit sans principe, on n’en voit que des lambeaux, & on les cite tous les jours sans les entendre & sans en pénétrer ni l’objet, ni les motifs ; ils n’envisagent tous que l’accomplissement de la loi, ou, ce qui est ici la même chose, que le vrai bien de l’humanité ; or, que dit la loi sur ce sujet, & que demande le bien de l’humanité ? Que nous secourions les nécessiteux & par l’aumône, & par le prêt gratuit, ce qui est d’autant plus facile, qu’il ne leur faut que des secours modiques. Voilà dans notre espece à quoi se reduisent nos devoirs indispensables, & la loi ne dit rien qui nous oblige au-delà. Dieu connoît trop le néant de ce qu’on nomme commodités, fortune & grandeur temporelle pour nous faire un devoir de les procurer à personne, soit en faisant des dons à ceux qui sont dans l’aisance, ou, ce qui n’est pas moins difficile, en prêtant des grandes sommes sans profit pour nous. En effet, qu’un homme s’incommode & nuise à sa famille pour prêter gratis à un homme aisé, où est-là l’intérêt de la religion & celui de l’humanité ?

Revenons donc enfin à la diversité des tems, à la diversité des usages & des lois. Autrefois l’usure étoit exorbitante, on l’exigeoit des plus pauvres, & avec une dureté capable de troubler la paix des états ; ce qui la rendoit justement odieuse. Les choses ont bien changé ; les intérêts sont devenus modiques & nullement ruineux. D’ailleurs, grace à notre heureuse législation, comme on n’a guere de prise aujourd’hui sur la personne ; les barbaries qui accompagnoient jadis l’usure, sont inconnues de nos jours. Aussi ne prête-t-on plus qu’à des gens réputés solvables ; &, comme nous l’avons déjà remarqué, les pauvres sont presque toujours de trop dans la question présente. Si l’on est donc de bonne foi, on reconnoîtra que les prêts de lucre ne regardent que les gens aisés, ou ceux qui ont des ressources & des talens. On avouera que ces prêts ne leur sont point onéreux, & que bien différens de ceux qui avoient cours dans l’antiquité, jamais ils n’ont excité les clameurs du peuple contre les créanciers. On reconnoîtra même que ces prêts sont très-utiles au corps politique, en ce que les riches fuyant presque toujours le travail & la peine, & par malheur les hommes entreprenans étant rarement pécunieux, les talens de ces derniers sont le plus souvent perdus pour la société, si le prêt de lucre ne les met en œuvre. Conséquemment on sentira que si la législation prenoit là-dessus un parti conséquent, & qu’elle approuvât nettement le prêt de lucre au taux légal, elle feroit, comme on l’a dit, le vrai bien, le bien général de la société, elle nous épargneroit des formalités obliques & ruineuses ; & nous délivreroit tout d’un coup de ces vaines perplexités qui ralentissent nécessairement le commerce national.

C’est affoiblir des raisons triomphantes que de les confirmer par des autorités dont elles n’ont pas besoin. Je cede néanmoins à la tentation de rappeller ici l’anonyme, qui, sur la fin du dernier siecle, nous donna la pratique des billets ; un autre qui a publié dans ces derniers tems un in-4°. sur les prêts de commerce ; ouvrage qui l’emporte beaucoup sur le premier, & qui fut imprimé à Lille en 1738. Je cite encore avec Bayle le célebre de Launoy, docteur de Paris, le pere Séguenot, de l’oratoire, M. Pascal, M. le premier président de Lamoignon, &c. Je cite de même M. Perchambaut, président du parlement de Bretagne ; & pour dire encore plus, Dumoulin, Grotius, Puffendorf, Saumaise & Montesquieu. Tous ces grands hommes ont regardé comme légitimes de modiques intérêts pris sur les gens aisés, & ils n’ont rien apperçu dans ce commerce qui fût contraire à la justice ou à la charité. Voyez Nouvelles de la république des lettres, Mai 1685, p. 571, F. de V.

Victricem meditor justo de senore causam
Annus hic undecies dum mihi quintus adest.

Article de M. Faiguet. (1758.)

Usure, s. f. (Jurisprud.) il ne faut pas confondre l’usure avec le profit que l’on tire du louage, ce profit étant toujours permis, lorsqu’on le perçoit pour une chose susceptible de location, & qu’il est réglé équitablement.

On n’entend par usure que le profit que l’on tire du prêt ; encore faut-il distinguer deux sortes de prêts, appellés par les Latins commodatum & mutuum.

Le premier que nous appellerons commodat, ou prêt à usage, faute d’expression propre dans notre langue pour le distinguer de l’autre sorte de prêt appellé mutuum, est celui par lequel on donne gratuitement une chose à quelqu’un, pour en user pendant un certain tems, sous condition de la rendre en nature après le tems convenu. Ce prêt doit être gratuit, autrement ce seroit un louage.

L’autre prêt appellé mutuum, quasi mutuatio, est celui par lequel une chose fungible, c’est-à-dire qui peut être remplacée par une autre, comme de l’or ou de l’argent, monnoyé ou non, du grain, des liqueurs, &c. est donnée à quelqu’un pour en jouir pendant un certain tems, à condition de rendre, non pas la même chose identiquement, mais la même quantité & qualité.

Ce prêt appellé mutuum, devoit aussi être gratuit ; & lorsqu’il ne l’étoit pas, ce qui étoit contre la nature de ce contrat, on l’appelloit fœnus, quasi fœtus, seu partus ; & le profit que l’on tiroit de l’argent, ou autre chose fungible ainsi prêtée, fut ce que l’on appella usura, usure.

On voit dans l’Exode, ch. xxij. que le prêt gratuit appellé mutuum, étoit usité ; mais il n’y est pas parlé du prêt à usure.

Le ch. xxiij. du Deutéronome le défend expressément : Non fœnerabis fratri tuo ad usuram pecuniam, nec fruges, nec quamlibet aliam rem, sed alieno. Fratri tuo absque usura, id quod indiget commodabis, ut benedicat tibi Dominus, &c.

Il étoit donc défendu de prêter à usure à son frere, c’est-à-dire à toute personne de même nation ou alliée. Il n’y avoit d’exception que pour les étrangers, qui étoient tous regardés comme ennemis. Aussi S. Ambroise regarde-t-il comme deux actions égales, de sévir contre les ennemis par le fer, ou tirer de quelqu’un l’usure du prêt ; & il pense qu’on ne peut l’exiger que contre ceux qu’il est permis de tuer.

Mais la loi de l’Evangile, beaucoup plus parfaite que celle de Moïse, défend de prêter à usure, même à ses ennemis : diligite inimicos vestros, benefacite, & mutuum dare, nihil inde sperantes, & erit merces vestra multa. Luc, vj.

Les conciles & les papes se sont aussi élevés fortement contre les prêts à usure. Ils prononcent la suspension des bénéfices contre les clercs, & l’excommunication contre les laïcs qui ont le malheur d’y tomber. On peut voir là-dessus le tit. de usuris, aux decrétales ; le canon episcopis, dist. 47. & plusieurs autres.

Cependant l’usure punitoire ou conventionnelle, est permise en certains cas par le droit canon.

Chez les Romains, comme parmi nous, toute usure n’étoit pas défendue ; mais seulement l’usure lucratoire, lorsqu’elle étoit excessive. Elle ne devoit pas excéder un certain taux dont on étoit convenu, autrement le prêteur étoit déclaré infâme, & puni de la peine du quadruple ; en quoi l’usurier étoit traité plus rigoureusement que les voleurs ordinaires, dont la peine n’étoit que du double.

Aussi les choses étoient-elles portées à un tel excès, que l’on ne rougissoit point de tirer cent pour cent d’intérêt, qui est ce que l’on appelloit usure centésime. Cet abus s’étoit perpétué jusqu’au tems de Justinien, malgré les défenses réitérées de ses prédécesseurs, que cet empereur renouvella en prescrivant la maniere dont il êtoit permis de percevoir les intérêts.

En France, les ordonnances de nos rois ont toujours réprouvé le commerce d’usure, en quoi l’on s’est conformé à la doctrine de l’Eglise & au droit canon.

On a seulement distingué l’intérêt licite, de celui qui ne l’est pas, auquel on applique plus volontiers le terme d’usure.

Non-seulement on admet parmi nous les usures compensatoires, légales, & celles qu’on appelle punitoires ou conventionnelles, mais même l’usure lucratoire, pourvû qu’elle n’excede pas le taux permis par l’ordonnance : toutes ces usures sont reputées légitimes.

Mais l’usure lucratoire n’a lieu parmi nous qu’en quatre cas ; savoir, 1°. dans le contrat de constitution de rente ; 2°. pour les intérêts qui viennent ex morâ & officio judicis ; 3°. dans les actes à titre onéreux, autres que le prét, tels que transactions pour intérêts civils ou pour rentes, de droits incorporels, ou de choses mobiliaires en gros ; 4°. pour deniers pupillaires, ce qui n’a lieu que contre le tuteur, tant que les deniers sont entre ses mains.

Il y a cependant quelques pays où il est permis de stipuler l’intérêt de l’argent prêté, comme en Bretagne & en Bresse, & à Lion entre marchands, ou pour billets payables en payement. Voyez aux décrétales, au digeste & au code, les tit. de usuris ; & les traités de usuris, de Salmasius, & autres auteurs indiqués par Brillon au mot usure, Gregorius Tolosanus, Dumolin, Donat, tractatus contractuum & usurarum, Bouchel, & les mots Contrat de constitution, Intérêt, Prêt, Obligation, Usurier. (A)

Usure bessale, chez les Romains étoit l’intérêt à huit pour cent par an. Elle étoit ainsi appellée du mot bes, qui signifioit huit parties de l’as, ou somme entiere.

Usure centésime n’étoit pas, comme quelques interpretes Pont pensé, un intérêt de cent pour cent par an ; car jamais une usure si énorme ne fut permise. L’usure centésime la plus forte qui ait eu lieu chez les Romains, étoit celle qui dans le cours de cent mois égaloit le sort principal, au moyen de ce que de cent deniers on en payoit un par mois ; car les anciens avoient coutume de compter avec leurs débiteurs tous les mois, & de se faire payer l’intérêt chaque mois. Un denier par mois faisoit douze deniers par an, ou le denier douze. Ainsi pour appliquer cela à nos valeurs numéraires, cent liv. tournois, chacune de vingt sols, & le sol de douze deniers, l’usure centésime auroit été de une livre tournois par mois, & douze livres tournois par an ; ce qui en huit ans & quatre mois égaleroit le sort principal.

Cette usure considérable s’étoit perpétuée chez les Romains jusqu’au tems de Justinien, malgré les défenses réitérées de ses prédécesseurs qu’il renouvella. Voyez Budaeus de asse, Hermolaus Barbarus, Ægidius Dosanus, Alciatus Molinaeus de usuris, Gregorius Tolosanus, & les mots Intérêt, Usure unciale. (A)

Usure civile, Pline donne ce nom aux usures semisses, parce que c’étoient les plus fortes des usures communes. Voyez Gregorius Tolosanus, liv. II. ch. iij.

Usure compensatoire est celle par laquelle on se dédommage du tort que l’on a reçu, ou du profit dont on a été privé, propter damnum emergens, vel lucrum cessans.

Cette usure n’a rien de vicieux, ni de repréhensible suivant les lois & les canons, parce que hors le cas d’une nécessité absolue, l’on n’est pas obligé de faire le profit d’un autre à son préjudice.

C’est sur ce principe qu’il est permis au vendeur de retirer les intérêts du prix d’un fonds dont il n’est pas payé, & ce en compensation des fruits que l’acquéreur perçoit.

Il en est de même des intérêts de la dot, exigible & non payée, de ceux de la légitime ou portion héréditaire, d’une soute de partage, ou d’un reliquat de compte de tutelle.

Cette usure compensatoire est aussi appellée légale, parce qu’elle est dûe de plein droit & sans convention.

Usure conventionelle est l’intérêt qui est dû en vertu de la stipulation seulement, à la différence des intérêts qui sont dûs de plein droit en certains cas, & que l’on appelle par cette raison usures légales.

L’usure punitoire est du nombre des usures conventionnelles. Voyez Usure légale & Usure punitoire.

Usure deunce étoit l’intérêt à onze pour cent par an ; le terme deurce signifiant onze parties de l’as ou somme entiere.

Usure dextante étoit l’intérêt à dix pour cent par an, dextans signifiant dix parties de l’as ou principal. Voyez Usure unciale.

Usure dodrante étoit l’intérêt à neuf pour cent par an, car dodrans signifioit neuf parties de l’as. Voyez Usure unciale, Usure sextante, &c.

Usure légale c’est l’intérêt qui est dû de plein droit, en vertu de la loi & sans qu’il soit besoin de convention, comme cela a lieu en certains cas, par exemple pour les intérêts du prix de la vente d’un fonds, pour les intérêts d’une dot non payée, d’une part héréditaire, légitime, soute de partage, &c. Voyez Usure compensatoire.

Usure légitime, on appelloit ainsi chez les Romains, le taux d’intérêt qui étoit autorisé & le plus usité, comme l’usure trientale, c’est-à-dire à 4 pour 100, ou l’usure quinquunce, c’est-à-dire à 5 pour 100 par an ; on donna cependant aussi quelquefois ce nom à l’usure centesime ou à 12 pour 100 par an ; qui étoit la plus forte de toutes, parce qu’elle étoit alors autorisée par la loi, ou du-moins qu’elle l’avoit été anciennement, & qu’elle s’étoit perpétuée par un usage qui avoit acquis force de loi. Voyez l’histoire de la jurisp. rom. de M. Terrasson.

Usure lucrative ou lucratoire, est celle qui est perçue sans autre cause, que pour tirer un profit de l’argent ou autre chose prêtée ; cette sorte d’usure est absolument approuvée par le Droit canonique & civil, si ce n’est lorsqu’il y a lucrum cessans ou damnum emergens, comme dans le cas du contrat de constitution. Voyez Contrat de constitution & Intérêt.

Usure maritime, nauticum fœnus, est l’intérêt que l’on stipule dans un contrat à la grosse ou à la grosse avanture ; cet intérêt peut excéder le taux de l’ordonnance, à cause du risque notable que court le prêteur de perdre son fonds. Voyez au digeste le titre de nautico fœnore. L’ordonnance de la marine, l. III. tit. 5. le commentaire de M. Valin sur cette ordonnance, & le mot Grosse avanture.

Usure mentale, est celle qui se commet sans avoir été expressément stipulée par le préteur, lorsqu’il donne son argent, dans l’espérance d’en retirer quelque chose au-delà du sort principal. Cette usure est défendue aussi-bien que l’usure réelle, mutuum date nihil inde sperantes. Luc. vj.

Usure nautique, voyez Usure maritime.

Usure punitoire ou conventionnelle, est le profit qui est stipulé en certains cas par forme de peine, contre celui qui est en demeure de satisfaire à ce qu’il doit.

Cette sorte d’usure, quoique moins favorable que la compensation, est cependant autorisée en certains cas, même par le Droit canon ; par exemple, en fait d’emphytéose, où le preneur est privé de son droit, lorsqu’il laisse passer deux ans sans payer le canon emphytéotique ; 2°. en matiere de compromis, ou celui qui refuse de l’exécuter dans le tems convenu, est tenu de payer la somme fixée par le compromis ; 3°. en matiere de testament, dont l’héritier est tenu de remplir les conditions ou de subir la peine qui lui est imposée par le testament. Voyez le traité des crimes, par M. de Vouglans, tit. 5. ch. vij.

Usure quadrante, étoit l’intérêt à 3 pour 100 par an, car le terme de quadrans signifioit la troisieme partie de l’as ou somme entiere.

Usure quinquunce, étoit l’intérêt à 5 pour 100 par an, quinquunce étant la cinquieme partie de l’as ou somme entiere.

Usure réelle, est celle que l’on commet réellement & de fait, en exigeant des intérêts illicites d’une chose prêtée ; on l’appelle aussi réelle pour la distinguer de l’usure mentale, qui est lorsque le prêt a été fait dans l’intention d’en tirer un profit illicite, quoique cela n’ait pas été stipulé ni exécuté. Voyez Usure mentale.

Usure semice, étoit l’intérêt à 6 pour 100 par an ; semi étoit la moitié de l’as ou six parties du total qui se divisoit en 12 onces.

Usure septunce, étoit l’intérêt à 7 pour 100 par an, ainsi appellé, parce que septunx signifioit sept partie de l’as.

Usure sextante, c’étoit lorsque l’on tiroit l’intérêt à 2 pour 100 par an, car sextans étoit la cinquieme parties de l’as ou 2 onces.

Usure semi unciale, étoit celle qui ne produisoit que la moitié d’une once par an, ou un demi denier par mois. Voyez Usure centésime & Usure unciale.

Usure trientale ou triente, étoit chez les Romains l’intérêt à 4 pour 100 par an ; en effet, triens étoit la quatrieme partie de l’as, il en est parlé au code de usuris.

Usure unciale, on appelloit ainsi chez les Romains l’intérêt que l’on tiroit au denier 12 d’un principal, parce que l’as qui se prenoit pour la somme entiere étoit divisé en 12 onces ou parties ; de sorte que l’usure unciale étoit une once d’intérêt, non pas par mois, comme quelques-uns l’ont crû, mais seulement par an, ce qui ne faisoit qu’un denier par mois ; autrement on auroit tiré 100 pour 100 par an, ce qui ne fut jamais toleré ; ainsi l’usure unciale ou centésime étoit la même chose, voyez ci-devant Usure centésime. Voyez aussi Cornelius Tacitus, annal. lib. XV. Gregorius Tolosanus. (A)