L’Encyclopédie/1re édition/URBANITÉ

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URBANITÉ romaine, (Hist. rom.) ce mot désignoit la politesse de langage, de l’esprit & des manieres, attachée singulierement à la ville de Rome.

Il paroît d’abord étrange que le mot urbanité ait eu tant de peine à s’établir dans notre langue ; car quoique d’excellens écrivains s’en soient servi, & que le dictionnaire de l’académie françoise l’autorise, on ne peut pas dire qu’il soit fort en usage, même aujourd’hui. En examinant quelle en pourroit être la raison, il est vraissemblable que les François qui examinent rarement les choses à fond, n’ont pas jugé ce mot fort nécessaire, ils ont cru que leurs termes politesse & galanterie renfermoient tout ce que l’on entend par urbanité ; en quoi ils se sont fort trompés, le terme d’urbanité désignant non seulement beaucoup plus, mais quelquefois toute autre chose, D’ailleurs urbanitas chez les Romains étoit un mot propre, qui signifioit, comme nous l’avons dit, cette politesse d’esprit, de langage & de manieres, attachée spécialement à la ville de Rome ; & parmi nous, la politesse n’est le privilege d’aucune ville en particulier, pas même de la capitale, mais uniquement de la cour. Enfin l’idée que le mot urbanité présente à l’esprit, n’étant pas bien nette, c’est une raison de son peu d’usage.

Cicéron faisoit consister l’urbanité romaine dans la pureté du langage, jointe à la douceur & à l’agrément de la prononciation ; Domitius Marsus donne à l’urbanité beaucoup plus d’étendue, & lui assigne pour objet non-seulement les mots comme fait Cicéron, mais encore les personnes & les choses. Quintilien & Horace en donnent l’idée juste, lorsqu’ils la définissent un goût délicat pris dans le commerce des gens de lettres, & qui n’a rien dans le geste, dans la prononciation, dans les termes de choquant, d’affecté, de bas & de provincial. Ainsi le mot urbanité qui d’abord n’étoit affecte qu’au langage poli, a passé au caractere de politesse qui se fait remarquer dans l’esprit, dans l’air, & dans toutes les manieres d’une personne, & il a répondu à ce que les Grecs appelloient ἤθη, mores.

Homere, Pindare, Eurypide & Sophocle, ont mis tant de graces & de mœurs dans leurs ouvrages, que l’on peut dire que l’urbanité leur étoit naturelle ; on peut sur-tout donner cette louange au poëte Anacréon. Nous ne la refuserons certainement pas à Isocrate, encore moins à Démosthene, après le témoignage que Quintilien lui rend, Demosthenem urbanum fuisse dicunt, dicacem negant ; mais il faut avouer que cette qualité se fait particulierement remarquer dans Platon. Jamais homme n’a si-bien manié l’ironie, qui n’a rien d’aimable, jusques-là qu’au sentiment de Cicéron, il s’est immortalisé pour avoir transmis à la postérité le caractere de Socrate, qui en cachant la vertu la plus constante sous les apparences d’une vie commune, & un esprit orné de toutes sortes de connoissances sous les dehors de la plus grande simplicité, a joué en effet un rôle singulier & digne d’admiration.

Les auteurs latins étant plus connus, il ne seroit presque pas besoin d’en parler : car qui ne sait, par exemple, que Térence est si rempli d’urbanité, que de son tems ses pieces étoient attribuées à Scipion & à Lelius, les deux plus honnêtes hommes & les plus polis qu’il y eût à Rome ? & qui ne sent que la beauté des poésies de Virgile, la finesse d’esprit & d’expression d’Horace, la tendresse de Tibulle, la merveilleuse éloquence de Cicéron, la douce abondance de Tite-Live, l’heureuse briéveté de Salluste, l’élégante simplicité de Phedre, le prodigieux savoir de Pline le naturaliste, le grand sens de Quintilien, la profonde politique de Tacite : qui ne sent, dis-je, que ces qualités qui sont répandues dans ces différens auteurs, & qui font le caractere particulier de chacun d’eux, sont toutes assaisonnées de l’urbanité romaine ?

Il en est de cette urbanité comme de toutes les autres qualités ; pour être éminentes, elles veulent du naturel & de l’acquis. Cette qualité prise dans le sens de politesse & de mœurs, d’esprit & de manieres, ne peut, de même que celle du langage, être inspirée que par une bonne éducation, & dans le soin qui y succede. Horace la reçut cette éducation ; il la cultiva par l’étude & par les voyages. Enhardi par d’heureux talens, il fréquenta les grands & sut leur plaire. D’un côté, admis à la familiarité de Pollion, de Messala, de Lollius, de Mécénas, d’Auguste même : de l’autre, lié d’amitié avec Virgile, avec Varius, avec Tibulle, avec Plotius, avec Valgius ; en un mot, avec tout ce que Rome avoit d’esprits fins & délicats ; il n’est pas étonnant qu’il eût pris dans le commerce de ces hommes aimables, cette politesse, ce goût fin & délicat qui se fait sentir dans ses écrits. Voilà ce qu’on peut appeller une culture suivie, & telle qu’il la faut pour acquérir le caractere d’urbanité. Quelque bonne éducation que l’on ait eue, pour peu que l’on cesse de cultiver son esprit & ses mœurs par des réflexions & par le commerce des honnêtes gens de la ville & de la cour, on retombe bientôt dans la grossiereté.

Il y a une espece d’urbanité qui est affectée à la raillerie ; elle n’est guere susceptible de préceptes : c’est un talent qui naît avec nous, & il faut y être formé par la nature même. Parmi les romains on ne cite qu’un Crassus, qui avec un talent singulier pour la fine plaisanterie, ait su garder toutes les bienséances qui doivent l’accompagner.

L’urbanité, outre les perfections dont on a parlé, demande encore un fond d’honnêteté qui ne se trouve que dans les personnes heureusement nées. Entre les défauts qui lui sont opposés, le principal est une envie marquée de faire paroître ce caractere d’urbanité, parce que cette affectation même la détruit.

Pour me recueillir en peu de paroles, je crois que la bonne éducation perfectionnée par l’usage du grand monde, un goût fin, une érudition fleurie, le commerce des savans, l’étude des lettres, la pureté du langage, une prononciation délicate, un raisonnement exact, des manieres nobles, un air honnête, & un geste propre, constituoient tous les caracteres de l’urbanité romaine. (D. J.)