L’Encyclopédie/1re édition/TRIOMPHE

TRIOMPHE, (Hist. rom.) cérémonie & honneur extraordinaire accordé par le sénat de Rome & quelquefois par le peuple, pour récompenser un général qui par ses actions & ses victoires avoit bien mérité de la patrie.

Romulus & ses successeurs furent presque toujours en guerre avec leurs voisins, pour avoir des citoyens, des femmes & des terres. Ils revenoient dans la ville avec les dépouilles des peuples vaincus : c’étoient des gerbes de blé & des troupeaux, objets d’une grande joie. Voilà l’origine des triomphes qui furent dans la suite la principale cause des grandeurs où parvint la ville de Rome.

Le mot triomphe tire son origine de θρίαμβος, qui est un des noms de Bacchus conquérant des Indes. Il fut le premier qui dans la Grece, selon l’opinion commune, institua cette réception magnifique qu’on faisoit à ceux qui avoient remporté de grands avantages sur les ennemis. Les acclamations du soldat & du peuple qui crioient après le vainqueur : io triumphe, ont donné naissance au mot triumphus, & étoient imitées du io triambe Bacche, qu’on chantoit au triomphe de Bacchus.

Tant que l’ancienne discipline de la république subsista, aucun général ne pouvoit prétendre au triomphe, qu’il n’eût éloigné les limites de l’empire par ses conquêtes, & qu’il n’eût tué au-moins cinq mille ennemis dans une bataille, sans aucune perte considérable de ses propres soldats ; cela étoit expressément porté par une ancienne loi, en confirmation de laquelle il fut encore établi par une seconde ordonnance qui décernoit une peine contre tout général qui prétendroit au triomphe, de donner une liste fausse du nombre des morts, tant dans l’armée ennemie, que dans la sienne propre.

Cette même loi les obligeoit avant que d’entrer dans Rome, de prêter serment devant les questeurs, que les listes qu’ils avoient envoyées au sénat, étoient véritables. Mais ces lois furent long-tems négligées, & traitées de vieillerie, & comme hors d’usage. Alors l’honneur du triomphe fut accordé à l’intrigue & à la faction de tout général de quelque crédit qui avoit obtenu quelque petit avantage contre des pirates ou des bandits, ou qui avoient repoussé les incursions de quelques barbares sauvages, qui s’étoient jettés sur les provinces éloignées de l’empire.

C’étoit une loi dans la république de Rome qu’un général victorieux & qui demandoit le triomphe, ne devoit point entrer dans la ville avant que de l’avoir obtenu.

Il falloit encore, pour obtenir le triomphe, que le général eût les auspices, c’est-à-dire, qu’il fût revêtu d’une charge qui donnoit droit d’auspices ; & il falloit aussi que la guerre fût légitime & étrangere. On ne triomphoit jamais lorsqu’il s’agissoit d’une guerre civile.

Le général qui avoit battu les ennemis dans un combat naval, avoit les honneurs du triomphe naval. Ce fut C. Duillius qui les eut le premier l’an 449, après avoir défait les Carthaginois : car c’est à-peu-près dans ce tems-là que les Romains mirent une flotte en mer pour la premiere fois L’honneur que l’on fit à Duillius fut d’élever à sa gloire une colonne rostrale, rostrata, parce qu’on y avoit attaché les proues des vaisseaux : on en voit encore aujourd’hui une inscription dans le capitole.

Comme pour triompher, il falloit être général en chef, lorsqu’il n’y eut plus d’autre général ou chef que l’empereur, les triomphes lui devoient être réservés. Cependant, comme le dit très-bien M. l’abbé de la Bletterie, Auguste en habile politique, accoutumé à tout attendre & à tout obtenir du tems, ne se hâta point de tirer cette conséquence. Au contraire il prodigua d’abord le triomphe, & le fit décerner à plus de trente personnes. Mais enfin l’an de Rome 740 Agrippa, soit par modestie, soit pour entrer dans les vues d’Auguste, qu’il seconda toujours d’aussi bonne foi que s’il eût approuvé la nouvelle forme de gouvernement ; Agrippa, dis-je, ayant remis sur le trône Polémon, roi de la Chersonnèse taurique, n’écrivit point au sénat, & refusa le triomphe.

L’exemple d’Agrippa, gendre d’Auguste, & son collegue dans la puissance tribunitienne, eut force de loi : on sentit que l’on faisoit sa cour au prince en s’excluant soi-même de cet honneur ; & les bonnes graces d’Auguste valoient mieux que les triomphes. Ceux qui commandoient les troupes, quelques victoires qu’ils eussent remportées, n’adresserent plus de lettres au sénat, & par-là sans exclusion formelle, le triomphe devint un privilege des empereurs & des princes de la maison impériale.

En privant les particuliers de la pompe du triomphe, on continua de leur accorder les distinctions qui de tout tems en avoient été la suite ; c’est-à-dire, le droit de porter la robe triomphale à certains jours & dans certaines cérémonies, une statue qui les représentoit avec cet habillement, & couronnés de lauriers, enfin quelques autres prérogatives moins connues qui sont renfermées dans ces paroles de Tacite : Et quidquid pro triumpho datur.

Auguste, pour faire valoir & pour ennoblir cette espece de dédommagement dont il étoit inventeur, voulut que Tibere, quoique devenu son gendre après la mort d’Agrippa, se contentât des ornemens triomphaux, au-lieu du triomphe que le sénat lui avoit décerné : ce ne fut que long-tems depuis, & pour d’autres victoires, qu’il lui permit de triompher.

Le dernier des citoyens qui soit entré dans Rome en triomphe, est Cornelius Balbus, proconsul d’Afrique, neveu de ce Cornelius Balbus connu dans l’histoire par ses liaisons avec Pompée, Cicéron & Jules-César. Balbus, le neveu, triompha l’an de Rome 735, pour avoir vaincu les Garamantes, chez qui les armes romaines n’avoient point encore pénétré. Deux singularités carctérisent son triomphe : 1°. Balbus est le seul, qui, n’étant citoyen romain que par grace, & n’ayant pas même l’avantage d’être né dans l’Italie, ait obtenu le plus grand honneur auquel un romain ait pu aspirer. 2°. Nul particulier n’eut cet honneur depuis le jeune Balbus. On ne sauroit alléguer sérieusement contre cette proposition l’exemple de Bélisaire qui triompha six cens ans après à Constantinople sous le regne de Justinien.

Il arrivoit quelquefois, que, si le sénat refusoit d’accorder le triomphe, à cause du défaut de quelque condition nécessaire, alors le général triomphoit sur le mont Albain. Papirius Massa fut le premier qui triompha de cette maniere l’an 522 de Rome.

Lorsque les avantages qu’on avoit remportés sur l’ennemi ne méritoient pas le grand triomphe, on accordoit au général le petit triomphe, nommé ovation : celui qui triomphoit ainsi, marchoit à pié ou à cheval, étoit couronné de myrthe, & immoloit une brebis. Il n’étoit pas même nécessaire d’être général d’armée, & d’avoir remporté quelque victoire pour obtenir ce triomphe ; on le décernoit quelquefois à ceux qui n’étant chargés d’aucune magistrature ni d’aucun commandement en chef, rendoient à l’état des services signalés.

Aussi trouvons-nous qu’un particulier obtint cet honneur l’an de Rome 800, quarante-septieme de Jesus-Christ, plus de cinquante ans depuis l’établissement de la monarchie ; je parle d’Aulus Plantius qui sous les auspices de Claude, avoit réduit en province la partie méridionale de la grande-Bretagne. L’empereur lui fit décerner le petit triomphe, alla même au-devant de lui le jour qu’il entra dans Rome, l’accompagna pendant la cérémonie, & lui donna toujours la main. Aulo Plantio etiam orationem decrevit, ingressoque urbem obviam progressus, & in capitolium eunti, & indè rursùs revertenti latus texit, dit Suétone. L’histoire ne fait mention d’aucune ovation qui soit postérieure à celle de Plantius.

Au reste, peu de personnes étoient curieuses d’obtenir ce triomphe, tandis que le grand triomphe étoit l’objet le plus flatteur de l’ambition de tous les Romains. Comme on jugeoit de la gloire d’un général par la quantité de l’or & de l’argent qu’on portoit à son triomphe il ne laissoit rien à l’ennemi vaincu. Rome s’enrichissoit perpétuellement, & chaque guerre la mettoit en état d’en entreprendre une autre.

Lorsque le jour destiné pour le triomphe étoit arrivé, le général revêtu d’une robe triomphale, ayant une couronne de laurier sur la tête, monté sur un char magnifique attelé de quatre chevaux blancs, étoit conduit en pompe au capitole, à-travers la ville. Il étoit précédé d’une foule immense de citoyens tous habillés de blanc. On portoit devant lui les dépouilles des ennemis, & des tableaux des villes qu’il avoit prises & des provinces qu’il avoit subjuguées. Devant son char marchoient les rois & les chefs ennemis qu’il avoit vaincus & faits prisonniers.

Le triomphateur montoit au capitole par la rue sacrée. Lorsqu’il étoit arrivé, il ordonnoit qu’on renfermât ses prisonniers, & quelquefois qu’on en fît mourir plusieurs. A la suite de ces prisonniers, étoient les victimes qu’on devoit immoler. Ceux qui suivoient le triomphateur de plus près, étoient ses parens & ses alliés. Ensuite marchoit l’armée avec toutes les marques d’honneur que chaque militaire avoit obtenues du général. Les soldats couronnés de lauriers, crioient, io triumphe, qui étoit un cri de joie ; ils chantoient aussi des vers libres, & souvent fort satyriques contre le général même.

On trouve dans les anciennes bacchanales quelques traces de cette licence. Elle regnoit dans les saturnales, dans les fêtes appellées matronales, & presque dans tous les jeux. Ceux du cirque en particulier avoient leurs plaisans dans la marche solemnelle qui se faisoit depuis le capitole. Denis d’Halicarnasse dit que cette coutume bisarre ne venoit ni des Ombriens ni des Lucaniens ni des anciens peuples d’Italie, & que c’étoit une pure invention des Grecs qu’il compare à l’ancienne comédie d’Athènes.

Quelle que soit l’origine de cet usage, il est certain qu’il avoit lieu dans les triomphes, comme on le voit par le récit des l’historiens. Tite-Live, l. XXXIX. parlant du triomphe de Cn. Manlius Volso, qui avoit dompté les Gaulois d’Asie, dit que les soldats firent comprendre par leurs chansons, que ce général n’en étoit point aimé. Pline, liv. XIX. c. viij. observe que les soldats reprocherent à Jules-César son avarice pendant la pompe d’un de ses triomphes, disant hautement qu’il ne les avoit nourris que de légumes sauvages, & lorsque ce même dictateur eut réduit les Gaules, parmi toutes les chansons qui se firent contre lui, pendant la marche du triomphe, il n’y en eut point de plus piquante que celle où on lui reprochoit son commerce avec Nicomede, roi de Bithynie. Gallias Cæsar subegit, Nicomedes Cæsarem. Ecce Cæsar nunc triumphat qui subegit Gallias. Nicomedes non triumphat, qui subegit Cæsarem. On ne l’épargna pas non plus sur toutes ses autres galanteries, & c’étoit tout dire, que de crier devant lui ; Urbani, servate uxores, mæchum calvum adducimus. Suétone & Didon Cassius, liv. XLIII. nous rapportent tous ces détails.

Lorsqu’il n’y avoit point de prise du côté des vertus, on se rabattoit sur la naissance, ou sur quelqu’autre défaut. Nous en avons un exemple remarquable dans le triomphe de Ventidius Bassus, homme de basse extraction, mais que César avoit élevé à la dignité de pontife & de consul. Ce général triomphant des Parthes, selon le rapport d’Aulu-Gelle, l. I. c. iv. on chanta pendant la marche cette chanson : concurrite omnes augures, aruspices, Portentum inusitatum, conflatum est recens : mulos qui fricabat, consul factus est.

Velleius Paterculus, raconte que Lépide ayant proscrit son frere Paulus, ceux qui suivoient le char de triomphe, mêlerent parmi leurs satyres ce bon mot ; qui tombe sur une équivoque de la langue latine : de Germanis, non de Gallis triumphant duo consules. Martial, l. I. épigr. 4. après avoir prié Domitien de se dépouiller, pour lire ses ouvrages, de cette gravité qui séyoit à un empereur, ajoute que les triomphes même souffrent les jeux, & que le vainqueur ne rougit pas de servir de matiere aux railleries :

Consuevere jocos vestri quoque ferre triumphi,
Materiam dictis nec pudet esse ducem.

Enfin ; pour que le triomphateur ne s’enorgueillît pas de la pompe de son triomphe, on faisoit monter sur le même char un esclave préposé pour le faire souvenir de la condition humaine, si sujette aux caprices de la fortune. Il avoit ordre de lui répeter de tems-en-tems ces paroles, respice post te ; hominem memento te ; cet esclave est nommé ingénieusement par Pline, carnifex gloriæ, le bourreau de la gloire. Derriere le char pendoient un fouet & une sonnette.

Ce qu’il y a de plus étrange, c’est que dans ce même jour où le triomphateur étoit revêtu de l’autorité souveraine, il y avoit tel cas où les tribuns du peuple pouvoient le renverser de son char, & le faire conduire en prison.

Valere Maxime nous rapporte que la faction de ces magistrats plébéiens ayant formé cette entreprise violente contre Claudius, dans la marche de son triomphe, sa fille Claudia, qui étoit une des vestales, voyant qu’un des tribuns avoit déjà la main sur son pere, se jetta avec précipitation dans le char, & se mit entre le tribun & son pere, qu’elle accompagna jusqu’au capitole.

Cette action arrêta la violence du magistrat, par cet extrême respect qui étoit dû aux vestales, & qui à leur égard ne laissoit qu’au pontife seul, la liberté des remontrances & des voies de fait.

Le général après avoir parcouru la ville jonchée de fleurs & remplie de parfums, arrivoit au capitole, où il sacrifioit deux taureaux blancs ; & mettoit une couronne de laurier sur la tête de Jupiter, ce qui s’observa dans la suite, quoiqu’on ne triomphât point. On faisoit après cela un festin auquel on invitoit les consuls, mais seulement pour la forme, car on les prioit de n’y pas venir, de peur que le jour même que le général avoit triomphé, il n’y eût dans le même repas quelqu’un au-dessus de lui.

Telle étoit la cérémonie du triomphe ; mais pour mettre sous les yeux du lecteur la description de quelque triomphe superbe, nous choisirons celle qu’ont fait les historiens du triomphe de César après la prise d’Utique, & d’Auguste après la victoire d’Actium. César brilla par quatre triomphes réunis, qui durerent quatre jours.

Le premier destiné au triomphe des Gaules, fit voir aux Romains dans plusieurs tableaux, les noms de trois cens nations, & de huit cens villes, conquises par la mort d’un million d’ennemis qu’il avoit défaits en plusieurs batailles. Entre les prisonniers paroissoit Vercingentorix, qui avoit soulevé toutes les Gaules contre la république.

Tous les soldats romains suivoient leur général couronné de laurier, & en cet équipage il alla au capitole, dont il monta les degrés à genoux ; quarante élephans rangés de côté & d’autre, portant des chandeliers magnifiques garnis de flambeaux. Ce spectacle dura jusqu’à la nuit, à cause que l’essieu du char de triomphe rompit, ce qui pensa faire tomber le vainqueur, lorsqu’il se croyoit au plus haut point de sa gloire.

Le second triomphe fut de l’Egypte, où parurent les portraits de Ptolomée, de Photin & d’Achillas, qui réjouirent fort le peuple. Le troisieme représentoit la défaite de Pharnace, & la fuite de ce roi, qui excita parmi le peuple de grands cris de joie, & plusieurs railleries contre le vaincu ; c’est-là que fut employée l’inscription veni, vidi, vici ; mais au quatrieme triomphe, la vue des tableaux de Scipion, de Pétréïus, & de Caton qui étoit peint déchirant ses entrailles, fit soupirer les Romains. Le fils de Juba, encore fort jeune, étoit du nombre des prisonniers ; Auguste lui rendit dans la suite une partie du royaume de son pere, & lui fit épouser la jeune Cléopatre, fille de Marc-Antoine.

Dans tous ces triomphes, on porta tant en argent qu’en vases & statues d’orfévrerie pour soixante & cinq mille talens, qui font 12 millions 650 mille liv. sterlings, à 210 livres sterling le talent ; il y avoit mille huit cens vingt-deux couronnes d’or, qui pesoient vingt mille quatorze livres, & qui étoient des présens qu’il avoit arrachés des princes & des villes après ses victoires.

C’est de cette somme immense qu’il paya à chaque soldat, suivant ses promesses, cinq mille drachmes, environ cinq cens livres ; le double au centurion ; & le quadruple aux tribuns des soldats, ainsi qu’aux commandans de la cavalerie ; & pour leur retraite après la guerre, il leur donna des héritages dans plusieurs endroits séparés de l’Italie.

Le peuple se ressentit aussi de sa prodigalité ; il lui fit distribuer par tête quatre cens deniers, dix boisseaux de blé, & dix livres d’huile ; ensuite il traita tout le peuple romain à vingt-deux mille tables.

Afin que rien ne manquât à la pompe de ces fêtes, il fit combattre jusqu’à deux mille gladiateurs, sous prétexte de célebrer les funérailles de sa fille Julie. Il fit représenter les jours suivans, toute sorte de pieces de théatre, où les enfans des princes de l’Asie danserent armés. Le cirque fut agrandi par son ordre, & environné d’un fossé plein d’eau. Dans cet espace, toute la jeune noblesse de Rome représenta les jeux troyens, tant à cheval que sur des chars à deux & à quatre chevaux de front.

A ces divertissemens succéderent ceux de la chasse des bêtes qui dura cinq jours. On fit paroître ensuite deux armées campées dans le cirque, chacune de cinq cens soldats, vingt éléphans, & trois cens cavaliers, qui représenterent un combat. Les athletes à la lutte & au pugilat remplirent deux jours entiers.

Enfin pour dernier spectacle, sur un lac creusé exprès dans le champ de Mars, deux flottes de galeres équipées de mille hommes, donnerent au peuple le plaisir d’un combat naval. Ces fêtes attirerent tant de monde à Rome, que la plûpart furent obligés de camper dans les places publiques ; plusieurs personnes, & entr’autres deux sénateurs, furent étouffés dans la presse.

Le triomphe d’Auguste, après ses victoires d’Actium & d’Alexandrie, ne fut guere moins superbe, quoique par une feinte modération, il crût devoir retrancher une partie des honneurs que le decret du sénat lui accordoit, n’ayant point voulu, par exemple, que les vestales abandonnassent le soin de leur religion, pour honorer son triomphe, & laissant au peuple la liberté de sortir au-devant de lui, ou de se tenir dans leurs maisons, sans contraindre personne. Au milieu de cette modération affectée, il fit son entrée triomphante, l’an 725 de la fondation de Rome, s’étant fait donner le consulat pour la quatrieme fois. Il borna son triomphe à trois jours de suite.

Le premier jour, il triompha des Pannoniens, des Dalmates, des Japides, & des peuples de la Gaule & de l’Allemagne, voisins de ceux-là ; le second, de la guerre d’Actium, & le troisieme, de celle d’Alexandrie.

Ce dernier triomphe surpassa les deux autres en magnificence. On y admiroit un tableau, qui représentoit d’après nature la reine Cléopatre couchée sur son lit, où elle se faisoit piquer le bras par un aspic. On voyoit à ses côtés le jeune Alexandre & la jeune Cléopatre ses enfans, vêtus d’habits magnifiques. Le char de triomphe éclatant d’or & de pierreries, suivoit celui du tableau ; Auguste y étoit assis, paré de sa robe triomphale, toute de pourpre en broderie d’or, tel qu’on avoit vu autrefois le grand Pompée triomphant de l’Asie, de l’Afrique & de l’Europe, c’est-à-dire, de toute la terre connue, faisant porter devant lui plus de quatorze cens millions en argent, & menant trois cens princes & rois captifs qui précédoient son char. Auguste n’apportoit guere moins de richesses à l’état que Pompée en avoit apporté, si l’on en croit Dion, Plutarque & Suétone.

Après avoir fait distribuer quatre cens sesterces par tête au peuple, ce qui montoit à plus de dix millions d’or, en comptant cinq cens mille hommes ; il donna plus de cinquante millions à son armée, & cependant il remit tant d’argent dans l’égargne, que l’intérêt fut reduit de 6 à 2 pour cent, & que le prix des fonds haussa à proportion.

Il remplit les temples de Jupiter & de Minerve, ainsi que les grandes places de Rome, des plus riches monumens de l’Egypte & de l’Asie, & fit mettre dans le temple de Vénus une statue de Cléopatre qui étoit d’or massif ; de sorte que cette reine après sa mort, se trouva tellement honorée par ses propres vainqueurs, qu’il placerent ses statues jusques dans leurs temples.

Il y avoit dans celui-ci une chapelle dédiée à Jules-César, où étoit la statue de la Victoire ; c’est autour de cette statue, qu’Octave fit attacher les plus riches dépouilles d’Alexandrie.

En politique habile, il demanda que son collegue au consulat, Apuleïus, fût assis auprès de lui, & qu’il n’y eût point de distinction dans la marche entre les sénateurs & les autres magistrats de la république. Aux deux portieres de son char, marchoient à cheval Marcellus & Tibere, le premier à la droite, & Tibere à la gauche. Ils entroient l’un & l’autre dans leur quatorzieme année ; mais Marcellus attiroit les regards de tout le monde par la noblesse de sa figure, telle que Virgile la dépeint dans son Enéïde.

Egregium formâ juvenem fulgentibus armis !
Qui strepitus circà comitum ! quantum instar in ipso est !

D’ailleurs les Romains qui vénéroient sa famille, & qui honoroient la vertu d’Octavie, le regardoient avec plaisir, comme devant un jour succéder à l’empire.

Cette fête fut suivie des jeux troyens, où le jeune Marcellus surpassa tous les autres, par son adresse & par sa bonne mine. Auguste donna ensuite des combats de gladiateurs qu’il tira d’entre les prisonniers faits par ses généraux sur les peuples barbares qui habitoient vers l’embouchure du Danube. Il est inutile de parler des spectacles, des jeux & des festins qui furent prodigués dans Rome tant que dura la fête. Le peuple la termina en allant fermer le temple de Janus pour marque d’une paix universelle ; chose si rare, que Rome ne l’avoit vu que deux fois depuis sa fondation.

Depuis Auguste, l’honneur du triomphe devint un apanage de la souveraineté. Ceux qui eurent quelque commandement, craignirent d’entreprendre de trop grandes choses. Il fallut, dit M. de Montesquieu, modérer sa gloire, de façon qu’elle ne reveillât que l’attention, & non pas la jalousie du prince. Il fallut ne point paroître devant lui avec un éclat, que ses yeux ne pouvoient souffrir.

Quoi qu’il en soit, on peut juger par les deux exemples que nous venons de citer, quelle étoit la pompe du triomphe chez les Romains. Il semble que les guerres d’à-présent soient faites dans l’obscurité, en comparaison de toute cette gloire ancienne, & de tout cet honneur qui réjaillisioit autrefois sur les gens de guerre.

Nous n’avons pour exciter le courage que quelques ordres militaires, & qu’on a encore rendu communs à la robe & à l’épée, quelques marques sur les armes, & quelques hôpitaux pour les soldats hors d’état de servir par leur âge ou par leurs blessures. Mais anciennement les trophées dressés sur les champs de bataille, les oraisons funebres à la louange de ceux qui avoient été tués, les tombeaux magnifiques qu’on leur élevoit, les largesses publiques, le nom d’empereur que les plus grands rois ont pris dans la suite, les triomphes des généraux victorieux, les libéralités que l’on faisoit aux armées, avant que de les congédier ; toutes ces choses enfin étoient si grandes, en si grand nombre, & si brillantes, qu’elles suffisoient pour donner du courage, & porter à la guerre les cœurs les plus timides. Pourquoi tous ces avantages n’ont-ils point été transmis jusqu’à nous ? Pourquoi cet appareil de gloire n’est-il plus que dans l’histoire ? C’est que les honneurs du triomphe ne conviennent qu’aux républiques qui vivent de la guerre, & que cette ostentation seroit dangereuse dans une monarchie, où les rayons de la couronne royale absorbent tous les regards. (Le Chevalier de Jaucourt.)

Triomphe, arc de, de Constantin, (Hist. anc. & mod.) je renvoie d’abord le lecteur au mot Arc de triomphe : & j’ajoute ensuite avec l’abbé du Bos au sujet de l’arc de triomphe de Constantin, que ce n’est autre chose que le monument de Trajan déguisé.

Quand le sénat & le peuple romain voulurent ériger à l’honneur de Constantin cet arc de triomphe, il ne se trouva point apparemment dans la capitale de l’empire un sculpteur capable d’entreprendre l’ouvrage. Malgré le respect qu’on avoit à Rome pour la mémoire de Trajan, on dépouilla l’arc élevé autrefois à son honneur de ses ornemens ; & sans égard à la convenance, on les employa dans la fabrique de l’arc qu’on élevoit à Constantin.

Les arcs triomphaux des Romains n’étoient pas, comme les nôtres, des monumens imaginés à plaisir, ni leurs ornemens des embellissemens arbitraires, qui n’eussent pour regles que les idées de l’architecte. Comme nous ne faisons pas de triomphes réels, & qu’après nos victoires, on ne conduit pas en pompe le triomphateur sur un char précédé de captif ; les sculpteurs modernes peuvent se servir, pour embellir leurs arcs allégoriques, des trophées & des armes qu’ils inventent à leur gré. Les ornemens d’un de nos arcs triomphaux peuvent ainsi convenir la plûpart à un autre arc ; mais comme les arcs triomphaux des Romains ne se dressoient que pour éterniser la mémoire d’un triomphe réel, les ornemens tirés des dépouilles qui avoient paru dans un triomphe, & qui étoient propres pour orner l’arc qu’on dressoit, afin d’en perpétuer la mémoire, n’étoient point propres pour embellir l’arc qu’on élevoit en mémoire d’un autre triomphe, principalement si la victoire avoit été remportée sur un autre peuple, que celui sur qui avoit été remportée la victoire, laquelle avoit donné lieu au premier triomphe, comme au premier arc.

Chaque nation avoit alors ses armes & des vétemens particuliers très-connus dans Rome. Tout le monde y savoit distinguer le Dace, le Parthe, & le Germain, ainsi qu’on savoit distinguer les François des Espagnols il y a cent cinquante ans ; & quand ces deux nations portoient encore des habits faits à la mode de leur pays. Les arcs triomphaux des anciens étoient donc des monumens historiques ; ce qui exigeoit une vérité historique, à laquelle il étoit contre la bienséance de manquer.

Néanmoins on embellit l’arc de Constantin de captifs parthes, & des trophées composées de leurs armes & de leurs dépouilles ; mais Constantin n’avoit encore rien à démêler avec cette nation. Enfin on orna l’arc avec des bas-reliefs, où tout le monde reconnoissoit encore la tête de Trajan.

Comme on ne pouvoit pas le composer entierement de morceaux rapportés, il fallut qu’un sculpteur de ce tems-là fît quelques bas reliefs qui servissent à remplir les vuides. Tels sont les bas-reliefs qui se voyent sous l’arcade principale : les divinités qui sont en-dehors de l’arc, posées sur les moulures du ceintre des deux petites arcades, ainsi que les bas-reliefs écrasés, placés sur les clés de voûte de ces arcades : toute cette sculpture, qu’on distingue d’avec l’autre en approchant de l’arc, est fort au-dessous du bon gothique ; quoique suivant les apparences, le sculpteur le plus habile de la capitale de l’empire y ait mis la main. (D. J.)

Triomphe, char de, (Antiq. rom.) le char de triomphe des Romains étoit rond comme une tour ; c’est ce qui paroît par les médailles, & par l’arc de Titus à Rome. Ce char étoit ordinairement d’ivoire, portabit niveis currus eburneus equis ; vous serez sur un char d’ivoire traîné par des chevaux blancs, dit Tibulle ; mais le haut du char étoit tout doré. Eutrope en parlant du char de triomphe de Paul Emile, dit qu’il triompha sur un char tiré par quatre chevaux, aurato curru, quatuor equis triumphatur. (D. J.)

Triomphe, jeu de la, s. f. ce jeu a diverses manieres de se jouer qui se ressemblent toutes en quelque chose, & different cependant par plusieurs points essentiels ; nous parlerons de chacune de ces manieres, voyez celle dont on le joue à Paris.

On prend un jeu de piquet ordinaire, dont les cartes conservent leur rang & leur valeur, à la reserve de l’as qui n’est supérieur qu’au dix & aux autres cartes au-dessous : ce jeu se joue un contre un, deux contre deux, trois contre trois, ou même plus. Ceux qui sont ensemble se mettent d’un côté de la table, & leurs antagonistes occupent l’autre. Ceux du même parti se communiquent leur jeu de la vue seulement, quoiqu’assez communément l’un désigne à l’autre la carte qu’il doit jouer, mais les bons joueurs ne le font pas. Quelquefois aussi les joueurs qui sont ensemble sont placés vis-à-vis l’un de l’autre à chaque coin de la table, & ne peuvent en aucune façon se découvrir leur jeu ni s’avertir de paroles ou de gestes. Mais soit que l’on joue de la sorte, à communiquer, ou un contre un, l’on bat d’abord les cartes, & l’on tire à la plus haute, ou à la plus basse, au gré des joueurs, pour voir à qui fera. Un parti ordonnant toujours à son adversaire de faire, s’il a droit, parce qu’il y a du désavantage. Après avoir battu & fait couper les cartes à l’adversaire, on les distribue jusqu’au nombre de cinq, de la maniere qu’il plaît à celui qui les donne, à deux d’abord, & trois ensuite ; ou à trois d’abord & deux ensuite, ou même encore autrement. Quand les joueurs & lui ont leurs cartes, il tourne la premiere du talon s’il en reste, & la derniere de celles qu’il se donne à lui-même, soit qu’il reste un talon ou non. Ensuite le premier jette telle ou telle carte de son jeu, dont les autres joueurs fournissent s’ils en ont de plus hautes, ou coupent avec de la triomphe faute de carte de la couleur de celle qu’on leur a joué, & celui des deux partis qui a fait trois levées marque un jeu, & deux s’il a les fait toutes. Voyez Vole.

Il est permis à un parti qui ne croit pas faire trois levées, & qu’il craigne que son adversaire ne fasse la vole, de lui offrir ou lui donner le jeu qu’il perd double s’il ne fait pas la vole qu’il a entreprise.

Lorsque le jeu est trouvé faux, on refait, mais les coups précédens sont bons. Celui qui donne mal démarque un jeu de ceux qu’il a, s’il n’en a point il ne compte point le premier qu’il fait, ou bien le parti contraire le marque. Celui qui ne leve pas quand il le peut perd un jeu ; de même que celui qui ne coupe pas quand il a de la triomphe, à moins qu’on n’en ait jetté une plus haute que la sienne. Celui qui renonce perd deux jeux. Celui qui change ses cartes avec son compagnon, ou en prend des levées dejà faites perd la partie : il en est de même de ceux qui quittent la partie avant qu’elle soit finie.

Autre maniere de jouer à la triomphe. Dans cette maniere de jouer à la triomphe, chaque joueur joue pour soi, mais les as sont les premieres cartes du jeu & enlevent les rois, ceux-ci les dames, & ainsi des autres ; celui qui fait a le privilege de prendre l’as s’il est triomphe en y mettant telle autre carte de son jeu à la place, & toutes les autres de la même couleur qui seroient au-dessous de cet as, pourvu qu’il y remit autant de cartes de son jeu. Les autres joueurs ont le même privilege à l’égard des autres triomphes qu’ils peuvent prendre avec l’as qu’ils ont dans la main, aux mêmes conditions & aux mêmes charges.

Autre maniere de jouer la triomphe. Ce jeu de la triomphe est plus connu dans les provinces que le précédent, il a les mêmes regles ; on le joue avec le même nombre de cartes ; ce qui le rend différent du premier, c’est qu’on y peut jouer cinq comme quatre, & trois comme deux, chacun jouant pour soi ; & lorsque deux des joueurs font deux mains, c’est celui qui les a fait le premier qui compte le jeu, au préjudice de l’autre : ceux qui font des fautes les payent, comme dans le jeu précédent.